Reproches adressés aux partisans de l'état de siège et de la dictature. — Examen de ces reproches. — Les impitoyables changent de système. — Adresse de président Sénard à la garde nationale. — Mauvais effet de cette adresse. — Adresse du pouvoir exécutif à la garde nationale, à l'armée et aux insurgés. — L'homme du sabre donne une leçon d'humanité aux impitoyables. — Cette leçon porte ses fruits. — Nouvelle et tardive exhortation aux insurgés par le président de l'assemblée. — Seconde journée militante. — On retrouve, partout les insurgés maîtres de leurs positions de la veille. — Animation que présentent les quartiers occupés par les insurgés. — Ce sont les chefs qui manquent. — Aspect de, la partie de la ville soumise à l'état de siège, — Grandes mesures prises par le général en chef. — Renforts qui lui arrivent de toutes parts. — Le combat recommence du côté de la Cité. — Attaque et prise de la barricadé du Petit-Pont. — Barricades de la place Saint-Michel et de la rue des Mathurins. — Droit barbare que s'arrogent les vainqueurs. — Manœuvres du général Damesme autour du Panthéon. — Prise de plusieurs barricades. — Affaire du Panthéon. — Insuccès de la première attaque. — Arrivée des missionnaires de l'assemblée nationale. — Nouvelle attaque du Panthéon, — Effets du canon, — Les insurgés évacuent ce temple, — La lutte continue derrière le Panthéon. — Blessure reçue par le général Damesme. — Plan que l'on a attribué aux insurgés. — Prise de la place des Vosges. — Attaque sur les derrières de l'Hôtel-de-Ville. — Combat long et sanglant de l'église Saint-Gervais. — Le général Duvivier mortellement blessé. — Situation morale des 5e, 6e et 7e arrondissements. — Mauvais effet des barbaries exercées sur les prisonniers. — Résolutions désespérées des insurgés. — Provocations faites par les journalistes réactionnaires. — Faux récits des atrocités commises par les insurgés. — Déplorables bulletins qu'ils publient dans le but de déshonorer les démocrates. — Eternels ennemis du peuple, vous l'avez une fois de plus lâchement calomnié !On a reproché, avec quelque raison, aux partisans de l'état de siège et de la dictature, aux amis personnels du général Cavaignac, d'avoir combattu les bonnes idées émises par les représentants démocrates, telles que les proclamations aux insurgés, l'envoi vers eux de missionnaires de paix et autres moyens conciliants, tant que la commission exécutive fut debout. On a dit encore que le général-dictateur n'avait lui-même tiré qu'un bien faible parti des forces dont il disposait, pendant qu'il avait eu au-dessus de lui un gouvernement dont l'action supérieure semblait le gêner. Enfin, quelques journaux ont cherché à démontrer qu'il y avait eu un coupable concert entre tous ceux qui voulaient renverser le gouvernement, concert ayant eu pour objet de laisser grandir l'émeute et d'exagérer le danger, afin de faire considérer la dictature comme la planche de salut de la république, et l'on a même accusé le général Cavaignac de s'être prêté à ces indignes manœuvres, dans l'intérêt de son ambition personnelle. Ces reproches ayant eu du retentissement, il est du devoir de l'historien de les examiner. Il résulte des discussions haineuses auxquelles l'assemblée nous a fait assister, qu'une majorité formée à la fois et des amis du général, et des ennemis personnels de la commission exécutive, et encore de tous les contre-révolutionnaires que cette assemblée renfermait dans son sein, quelle se refusa constamment à l'adoption des moyens qui auraient pu faciliter la tâche difficile et pénible échue au gouvernement, c' est-à-dire à la commission exécutive et aux ministres de son choix. Tous ceux qui voulaient faire tomber la commission, et ils étaient nombreux, ne cessèrent de lui refuser un concours franc et loyal, qui aurait pu la mettre à même de sortir honorablement de la crise. D'un autre côté, les hommes qui se rattachaient au général Cavaignac avec l'espoir d'en faire le président de la république, et peut-être de gouverner en son nom[1], avaient dû nécessairement lui réserver un rôle brillant, au détriment de celui qu'ils laissaient à la commission. De là ces attaques incessantes contre elle ; de là les reproches d'inaction qu'on lui jetait à chaque instant à la tête, alors même qu'elle prenait et exécutait seule les mesures les plus énergiques. S'il y eut donc malveillance évidente chez les premiers, s'il y eut chez ceux-là intention manifeste de contrecarrer toutes les mesures que le gouvernement jugea propres pour dompter la révolte avec la moindre effusion de sang possible, on peut affirmer aussi qu'il y eut chez les autres défaut de concours et diversité de vues. Cependant la commission exécutive s'était révélée, dès le premier moment, par une grande vigueur de mesures et par une activité qui n'eût laissé rien à désirer à des hommes moins prévenus. Tous les ordres nécessaires avaient été transmis par elle soit aux gardes nationales, soit aux troupes des départements : plusieurs de ses membres avaient aussi payé de leur personne à l'attaque des barricades. On ne pouvait donc équitablement lui reprocher sa conduite dans la lutte, et encore moins l'accuser d'avoir amené ce malheureux conflit, puisque le gouvernement n'avait jamais voulu le brusque licenciement des ateliers nationaux. Encore un jour, et peut-être la commission du gouvernement eût pu mettre fin à l'immense malentendu qui venait d'armer des républicains contre des républicains, des frères contre des frères, à cette déplorable guerre civile si caractérisée. Cette solution, qui eût donné une grande vitalité à la commission exécutive, ne pouvait donc convenir ni aux contrerévolutionnaires, ni aux amis du général Cavaignac, ni enfin à ceux qui visaient à des portefeuilles : aussi, brusquèrent-ils l'attaque contre le gouvernement ; et tandis que les royalistes demandaient la dictature concentrée dans une seule main, les amis du général appuyaient tout ce qui pouvait déconsidérer la commission. Le vote du matin venait de la punir d'avoir déployé une grande énergie, et récompensait le général d'une inaction qu'on lui a reprochée, avec quelque apparence de raison, comme calculée. Mais à peine la commission fut-elle tombée sous ce vote rancuneux, que la majorité de l'assemblée nationale, contrairement à sa décision de la veille, résolut d'envoyer sur les lieux où ils pourraient exercer une autorité morale, de nombreux représentants du peuple[2]. Ce n'était pas là précisément l'adoption de la mesure sollicitée si vivement par Caussidière et d'autres républicains ; car la mission officielle des délégués de l'assemblée se bornait à la proclamation des décrets rendus par elle, et à encourager les combattants de l'ordre. Mais comme une certaine latitude leur était laissée dans leur mission, ces représentants pouvaient encore prendre le rôle de pacificateurs[3] ; ce qu'ils firent pour la plupart. Avant la chute de la commission, une majorité composée des royalistes, dès réactionnaires et des républicains de la nuance du National s'était opposée, avec la plus aveugle obstination, à toute proclamation ayant pour objet d'éclairer ceux des insurgés qu'on considérait comme trompés sur le compte de l'assemblée nationale et du gouvernement[4]. Mais dès que les impitoyables de cette assemblée eurent atteint leur but, ils changèrent aussitôt de système, et les proclamations se succédèrent avec une grande rapidité. Et d'abord ce fut le président, M. Sénard, qui, en vertu de l'espèce d'omnipotence parlementaire qu'on lui avait concédée, crut devoir annoncer à la garde nationale, par une proclamation émanée de lui, la mission des représentants. Malheureusement cette proclamation ne fut autre chose que la répétition de la malencontreuse circulaire du maire de Paris ; elle ne pouvait avoir d'autre résultat que d'irriter encore davantage et les gardes nationaux et les insurgés. Si l'on a pu se demander un moment quelle est la cause de l'émeute qui ensanglante nos rues, y disait le président Sénard, après avoir remercié les gardes nationaux de leur dévouement, la cause de cette émeute qui, tant de fois depuis huit jours a changé de prétexte et de drapeau, aucun doute ne peut plus rester aujourd'hui, quand déjà l'incendie désole la cité, quand les formules du communisme et les excitations au pillage se produisent audacieusement sur les barricades..... Que veulent-ils donc ? On le sait maintenant : ils veulent l'anarchie, l'incendie, le pillage. Gardes nationaux : unissons-nous
tous pour défendre et sauver notre admirable capitale !... De nombreux représentants revêtent leurs insignes pour
aller se mêler dans vos rangs et combattre avec vous.... Il y avait bien loin de l'esprit de cette adresse à la pensée généreuse exprimée dans la proclamation que le représentant Considérant et plusieurs autres de ses amis politiques avaient vainement voulu faire adopter la veille ! Que voulaient les républicains ? Faire cesser la lutte fratricide qui désolait la patrie, en ramenant au calme les hommes à qui la faim, le manque de travail, et par-dessus tout le déni de justice et les progrès de la réaction, avaient mis les armes à la main. La proclamation du président de l'assemblée nationale ne disait pas un mot qui pût atteindre le même but. Que dis-je ? son allocution aux gardes nationaux ne pouvait avoir d'autre résultat que celui de les exciter à combattre à outrance, à exterminer les communistes, les fauteurs d'anarchie, les incendiaires, les pillards. C'était, ainsi que l'avaient voulu les impitoyables de la majorité, pousser le cri de guerre, ce cri qui venait de retentir si douloureusement sur le cœur de Lagrange et de tous les républicains attristés. Que vos consciences vous soient légères ! s'était écrié le côté gauche par l'organe de ce même représentant Lagrange, après le vote de l'étal de siège : Que votre conscience vous soit légère, citoyen président, vous qui avez assumé, seul, la responsabilité d'une pareille proclamation ! sans le vouloir, vous avez alimenté la guerre civile et mérité les applaudissements des impitoyables ! Le nouveau pouvoir exécutif, c'est-à-dire le général Cavaignac, fait aussi, ce jour-là et successivement, son adresse à la garde nationale, à l'armée et même aux insurgés ; mais il use de la plus grande réserve envers ces hommes, car il tient encore à les rappeler dans les bras de la patrie : il ne les traite pas, lui, de pillards, d'incendiaires, de communistes, d'anarchistes, il les traite de frères égarés. Votre sang n'aura pas été versé en vain, dit-il à la garde nationale ; ce n'est pas seulement lé présent, c'est l'avenir de la France et de la république que votre héroïque conduite va assurer. Rien ne se fonde, rien ne s'établit sans douleurs et sans sacrifices... La force, unie à la raison, à la sagesse, au bon sens, à l'amour de la patrie, triomphera des ennemis de la république... — C'est une lutte terrible, une cruelle guerre que celle que vous faites aujourd'hui, annonce-t-il aux soldats. Rassurez-vous, vous n'êtes point agresseurs : cette fois, du moins, vous n'aurez pas été les tristes instruments de despotisme et de trahison. Soyez fidèles aux lois de l'honneur et de l'humanité ; soyez fidèles à la république. Peut-être aujourd'hui il nous sera donné de mourir pour elle. Que ce soit, à l'instant même si nous devons survivre a la république ! Pourquoi l'homme qui s'annonçait ainsi n'était-il pas au de la des Alpes ou du Rhin, en face des véritables ennemis de la liberté, eh face des oppresseurs du peuple ! quelles grandes destinées lui eussent été réservées ! Il sait bien, lui, que les hommes qu'il est appelé à combattre ne sont pas les ennemis de la république, qu'ils ne sont pas des pillards, des incendiaires ! aussi ne les traite-t-il qu'en citoyens trompés par leurs ressentiments : Citoyens, leur dit-il, vous croyez vous battre dans l'intérêt des ouvriers, c'est contre, eux que vous combattez ; c'est sur eux seuls que retombera tant de sang versé ! Si une pareille lutte pouvait se prolonger, il faudrait désespérer de l'avenir de la république, dont vous voulez tous assurer le triomphe irrévocable. Au nom de la patrie ensanglantée, Au nom de la république que vous allez perdre, Au nom du travail que vous demandez et qu'on ne vous a jamais refusé, trompez les espérances de vos ennemis communs, mettez bas vos armes fratricides, et comptez que le gouvernement, s'il n'ignore pas que dans vos rangs il y a des instigateurs criminels, sait aussi qu'il s'y trouve des frères qui ne sont qu'égarés, et qu'il rappelle dans les bras de la patrie. Paris, 24 juin 1848. Général CAVAIGNAC. C'était là le langage que les représentants du côté gauche auraient voulu qu'on tînt aux insurgés la veille ; c'était là la pensée que Considérant et ses amis avaient vainement voulu que l'assemblée manifestât au premier moment ; mais les réactionnaires, les impitoyables ne voulurent pas qu'on portât des paroles de conciliation et de paix aux ouvriers, qui, à leurs yeux, n'étaient que des anarchistes, des communistes, des pillards des incendiaires, des assassins[5] ! Ils avaient trop peur, les ennemis de la commission exécutive, que le gouvernement issu de l'assemblée nationale survécût à la crise. Le général dictateur, l'homme du sabre, venait de donner une leçon à l'homme de la tribune. Cette leçon fut comprise ; car, dans la soirée, ce même président, Sénard, adressa aux ouvriers, au nom de l'assemblée, une proclamation dans le sens de celle du général dictateur. Mais le mal était fait alors, et rien ne pouvait plus éteindre cet incendie sur lequel les réactionnaires avaient, plusieurs jours durant ; répandu L'huile à pleines mains. Toutefois l'historien des fatales journées de juin doit enregistrer cette seconde proclamation du président de l'assemblée nationale comme une sorte de rétractation de tout ce qui avait été dit à la tribune par les réactionnaires au sujet d'une insurrection provoquée par toutes les mesures iniques sorties de leurs commissions. Ouvriers, on vous trompe, on vous égare, disait-on aux insurgés vers la fin de la seconde de ces malheureuses journées. Regardez quels sont les fauteurs de l'émeute ! Hier, ils promenaient le drapeau des prétendants ; aujourd'hui, ils exploitent la question des ateliers nationaux, ils dénaturent les actes et la pensée de l'assemblée nationale. Jamais, quelque cruelle que soit la crise sociale, jamais personne dans l'assemblée n'a pensé que cette crise dût se résoudre par le fer ou par la faim. Il ne s'agit ni de vous enlever à vos familles, ni de vous priver des faibles ressources que vous trouviez dans une situation que vous étiez les premiers à déplorer. Il ne s'agit pas d'empirer votre sort, mais de le rendre meilleur, dans le présent, par des travaux dignes de vous ; meilleur, dans l'avenir, par des institutions vraiment démocratiques et fraternelles[6]. Le pain est suffisant pour tous, il est assuré pour tous, et la constitution garantira à jamais l'existence de tous. Déposez donc vos armes ; ne donnez pas à notre chère France, à l'Europe jalouse et attentive le triste, spectacle de ces luttes fratricides. C'est la honte, c'est le désespoir, ce pourrait être la perte de la république. Le temps est toujours long pour les souffrances qui attendent, mais il est court quand il s'agit de fonder de grandes choses sur un terrain nouveau. Encore une fois, plus de discussions, plus de haine dans le cœur ! Défiez-vous de ceux qui exploitent ce qu'il y a de plus respectable parmi les hommes : la souffrance et le malheur. Ecoutez la voix de l'assemblée nationale ; comptez sur elle, car elle est le peuple tout entier, elle ne comprend sa mission que dans l'intérêt du peuple. Fermez l'oreille à d'odieuses calomnies !... De la paix, de l'ordre, et la république remplira sa noble devise ; elle s'attachera à réparer toutes les injustices du sort et de nos vieilles institutions. Combien ne doit-on pas regretter, après avoir lu cette dernière proclamation, qu'elle n'ait pas été faite vingt-quatre heures auparavant ! Qui peut mettre en doute que cette œuvre de mansuétude, d'humanité et de républicanisme, lancée sur les barricades au moment où on les élevait, n'eût arrêté immédiatement les progrès de l'insurrection ? N'était-ce pas là la réponse que les ouvriers attendaient à leur dernière pétition ? Et cette réponse n'était-elle pas de nature à calmer l'irritation, du peuple, et à faire tomber les armes des mains, à tous ceux qui ne les prenaient que pour ; défendre la république contre les attaques incessantes de la réaction, et pour assurer le pain quotidien aux ouvriers qui souffraient ? Que vos consciences vous soient légères ! ô vous tous, aveugles et haineux ennemis du peuple qui vous êtes opposés, la veille, à ce que l'assemblée nationale entrât franchement et sincèrement en explication avec ce peuple poussé à bout par vos intrigues contre-révolutionnaires et vos mesures inhumaines ! que vos consciences vous soient légères ! car vous avez fait tout ce qu'il fallait pour porter les travailleurs au désespoir, et vous n'avez rien voulu faire à temps pour leur rendre l'espoir ! Entendez-vous ces canons, ces obus qui lancent la mort sur des Français comme vous, sur de meilleurs républicains que vous ; apercevez-vous ces forêts de baïonnettes destinées à frapper tant d'hommes, vos semblables, qui donnent généreusement leur sang pour une cause dont vous né comprîtes jamais la noblesse et la sainteté ? Il vous était donné d'empêcher, d'arrêter cette guerre civile, cette lutte fratricide qui désole tous les vrais républicains : vous ne le voulûtes pas, afin d'assouvir vos rancunes et vos haines ; que vos consciences vous soient légères ! Écoutez les rapports individuels que vous feront bientôt les représentants envoyés en mission auprès de la garde nationale et de l'armée ; ils vous diront combien de sang français ils ont vu répandre de chaque côté des barricades. En effet, en retournant vers ces champs de bataille qui ont déjà été le théâtre de tant de luttes sanglantes, nous retrouvons, presque partout ; les choses au point où elles étaient la veille, au commencement de la guerre civile. La pluie torrentielle tombée dans la précédente soirée, la lassitude de la troupe, restée dix heures sur pied, l'ont forcée à prendre quelques ; instants de repos autour des divers quartiers généraux ; et la plupart des barricades prises la veille, sont de nouveau au pouvoir dès insurgés, qui les ont relevées et renforcées. Des communications intérieures ont été ouvertes dans les maisons sur lesquelles s'appuient les principales barricades ; des crénelures y ont été pratiquées, et tout semble annoncer que le soleil du 24 juin va éclairer une guerre d'extermination. Les insurgés se montrent nombreux au haut de la rue Rochechouart, du faubourg Poissonnière et du faubourg Saint-Denis. Le faubourg du Temple ; à partir de l'Entrepôt et du canal est en leur pouvoir, ainsi que tous les quartiers situés à droite et à gauche du boulevard en se dirigeant du côté de la Bastille. Le faubourg Saint-Antoine jusqu'à la barrière du Trône est aussi à eux. Dans le centre de la ville, au haut de la rue Saint-Martin, à l'église Saint-Méry et jusque dans la rue Rambuteau, de nombreuses barricades sont debout. La rue Saint-Antoine, jusqu'à l'église Saint-Gervais en est couverte ; les derrières ; de l'Hôtel-de-Ville se trouvent menacés. Sur la rive gauche, les insurgés sont de nouveau les maîtres de la rue Saint-Jacques et de toutes les rues transversales conduisant à la place Maubert. Ils se sont fortement retranchés au Panthéon et sur les derrières, jusqu'à la barrière de Fontainebleau et au chemin de fer d'Orléans. Les barricades du Petite Pont et de l'Hôtel-Dieu les protègent contre les forces militaires qui pourraient venir de l'Hôtel-de-Ville. Enfin dans la Cité. d'où on les avait chassés la veille, ils occupent encore plusieurs positions importantes dans les maisons situées aux angles des voies de communication. Tout le douzième arrondissement semble n'attendre qu'un moment de succès pour se joindre à eux. Il en est de même des quartiers Saint-Antoine et du Marais, L'aspect de tous les arrondissements occupés par l'insurrection présente une animation extraordinaire ; tout le monde, vieillards, femmes, enfants, est descendu sur la place publique ; de gré ou de force, chacun concourt à l'érection, au perfectionnement des barricades. Mais tous n'ont pas encore pris le fusil ; les trois quarts dès curieux, des spectateurs attendent, comme dans toutes les grandes circonstances, que la fortune se prononce. Si seulement l'Hôtel-de-Ville fût tombé, ce jour-là, au pouvoir de l'insurrection, ses forces se seraient quadruplées à l'instant même ; car ce ne sont pas les fusils qui manquent dans les faubourgs ; ce ne s'ont pas les hommes intrépides qui font défaut ; ce sont les chefs capables ; c'est une bonne et utile direction imprimée aux forces populaires qui ne se trouve nulle part derrière les barricades : aussi ces forces éparpillées ne peuvent manquer d'être réduites, en détail, malgré la bravoure personnelle de tous ceux qui ont tiré l'épée contre l'assemblée nationale. L'aspect de l'autre partie de la ville soumise à l'état de siège est tout différent. Les rues sont désertes et silencieuses, excepté celles occupées par les divers camps que forment les troupes et les gardes nationaux. Les boulevards, jusqu'au faubourg du Temple, sont couverts de régiments de cavalerie et d'une artillerie formidable. De nombreux gardes nationaux occupent les places, carrefours et angles des rues, afin d'empêcher, comme la veille, toute communication, tout rassemblement, même inoffensif. Enfin, partant de ce principe, que tout citoyen appartient à la garde nationale, le général en chef déclare, par un ordre du jour, que celui qui séjourne sur la voie publique, hors des rangs de cette garde, manque à son devoir, en présence des dangers de la patrie. Il invite tous les citoyens à se réunir aux hommes dévoués qui combattent sous ses ordres. Ajoutons que toutes les voies de communications extérieures restées libres ne cessent de verser dans la ville de longues files de soldats et de gardes nationaux venant de toutes les banlieues, de toutes les villes à portée des chemins de fer. Neuf cents hommes de la garde nationale de Rouen, cinq cents d'Amiens, etc., etc., sont déjà à la disposition du général en chef, qui leur assigne aussitôt leur poste dans la grande bataille. Nous dirons plus loin combien fut inconsidérée la mesure qui apprit le chemin de la capitale aux gardes nationaux des départements : un jour, peut-être, on aura à déplorer cet appel aux formes fédératives. Aujourd'hui, nous nous bornerons à constater l'amalgame palpable qui fut alors remarqué au milieu des forces départementales accourues au secours de l'assemblée nationale et de la république selon les vues des modérés. La plupart des villes, toiles que Rouen et Amiens, n'envoyèrent que des réactionnaires avoués, des aristocrates, ayant déjà lutté, dans leurs localités, contre les autorités républicaines et contre la démocratie ; ceux-là seuls se présentèrent, parce qu'ils savaient très-bien ce qu'ils allaient faire à Paris. Ils y entrèrent aux cris de : Vive l'Assemblée nationale ! La plupart des petites localités, partout où l'aristocratie ne dominait pas, acheminèrent, au contraire, les hommes toujours prêts à se dévouer à la cause de la liberté : ceux-là croyaient venir sauver la république des attaques des factions royalistes : leur cri fut toujours celui de : Vive la République ! Ainsi les insurgés, dont le drapeau était dès lors incontestablement celui de la république démocratique, allaient avoir contre eux non-seulement l'armée, qui obéit toujours au pouvoir, non-seulement les réactionnaires, contre qui l'insurrection était dirigée, mais encore leurs amis politiques des départements, leurs propres coreligionnaires, démocrates sincères comme eux, combattant aussi pour la république[7]. Les forces combinées dont le général en chef disposa dès le second jour furent donc immenses. Sans pouvoir les énumérer positivement, nous pourrons en donner une idée assez précise en rappelant ici que le plus faible des corps agissants, celui que le général Duvivier réunissait, sous sa main, à l'Hôtel-de-Ville, se composait de quatorze bataillons, reconnus ; insuffisants pour prendre l'offensive sur ce point, le plus compromis dans la matinée, et que quarante-deux pièces, de canon furent employées à le défendre. Au moment où l'assemblée vota l'état de siège, la dictature et l'envoi de représentants sur les lieux de la lutte, il y avait longtemps que la canonnade et la fusillade retentissaient dans les quartiers occupés par l'insurrection. La Cité, d'où les insurgés avaient été chassés la veille, fut réveillée, dès l'aube, par des coups de fusils tirés du côté gauche du fleuve, sur des gardes nationaux occupés à défaire une barricade élevée au milieu de la rue de ce nom, mais abandonnée en ce moment-là. Mais les grandes barricades du Petit-Pont et du pont Saint-Michel avaient été relevées dans la nuit plus formidables que la veille, et ces mêmes gardes nationaux, arrivés à l'extrémité de la Cité, furent forcés de se retirer devant le monstrueux retranchement qui barrait l'entrée de la rue Saint-Jacques, rue hérissée d'obstacles. Une compagnie de la ligne étant arrivée avec de l'artillerie, le feu recommença en attendant que lès canons fussent mis en batterie. Les insurgés ripostaient vigoureusement, non-seulement de derrière la grande barricade, mais encore des maisons sur lesquelles elle s'appuyait et qui dominent le Petit-Pont, entre autres des fenêtres du magasin de nouveautés des Deux-Pierrots, qui fut criblé de boulets et de balles. A chaque moment, on emmenait des blessés. La retraite de l'infanterie fut encore décidée ; et le canon seul tira contre la barricade. Au premier coup, un bruit de vitres brisées annonce qu'il ne reste plus aux fenêtres que les châssis. Six volées de deux coups chacune ont fait de grands ravages à la barricade, sur laquelle se jettent ensuite les fantassins.' Elle était évacuée, ainsi que les maisons d'où les insurgés avaient fait feu. Cependant, porte la relation candide d'un garde national présent à ce combat, pour peu qu'un rideau, soulevé par le vent, remuât derrière une vitre brisée, pour peu qu'un volet s'entr’ouvrit au vent du matin, vingt balles partaient à la fois dans cette direction, et la poussière, soulevée par elles, ressemblant à la fumée qui suit un coup de fusil, l'erreur de nos combattants novices se perpétuait d'une manière bizarre : on tirait toujours. Je vous laissé à penser la
profonde terreur des personnes qui voyaient arriver, dans leur domicile
déserté par les insurgés, des poignées de balles ricochant dans tous les sens
! Un des nôtres, qui a fouillé deux ou trois de ces maisons, y a trouvé de
pauvres familles, couchées à plat ventre sous les lits et les meubles,
presque folles de terreur, et qui se croyaient au moment d'être massacrées.
Dans une de ces maisons, on a compté jusqu'à sept cadavres d'insurgés[8]..... De temps à autre, des maisons fouillées à droite et à
gauche, on arrachait quelques insurgés, ajoute un peu plus loin ce même
narrateur, témoin oculaire. Il faut le dire, au milieu des menaces et des
cris de mort qui retentissaient à leurs oreilles, ces hommes montraient une
fermeté, un courage silencieux, qui désarmaient toutes nos légitimes colères.
Pas un d'eux n'a été immolé, bien qu'ils eussent les mains chaudes encore
du combat impie qu'ils venaient de nous livrer. De part et d'autre, on
retrouvait encore le caractère de l'honneur français. J'évalue le nombre des
prisonniers que nous avons dirigés sur la Préfecture de police, à quinze ou
vingt[9]. Ce n'était pas tout que d'avoir chassé les insurgés de la barricade du Petit-Pont, il fallait pénétrer dans la rue Saint-Jacques, littéralement couverte de barricades. Heureusement les insurgés les avaient aussi évacuées jusqu'à la rue des Noyers, et la garde mobile, mêlée avec la ligne, n'eut aucune peine à parvenir à la rue Saint-Séverin, où l'insurrection s'était fortement établie, communiquant ainsi, à travers plusieurs barricades, avec la rue de La Harpe et le pont Saint-Michel. Une barricade extrêmement forte, élevée près l'église Saint-Séverin, arrêta longtemps la colonne ; plusieurs attaques restèrent infructueuses, et à dix heures cette barricade tenait encore. Alors arriva sur ce point un bataillon de la banlieue envoyé pour relever ceux qui, depuis vingt-quatre heures, étaient sous les armes et qui se battaient depuis la pointé du jour, sans avoir gagne d'autre terrain que les quelques cents pas qui séparent le quai de la rue Saint-Séverin. Non loin du Petit-Pont, sur la place Saint-Michel, les insurgés avaient : encore ; relevé la barricade prise la veille. On a assuré que, le 24, cette même barricade était défendue par une compagnie de la 12e légion. Un peu plus haut, dans la rue des Mathurins-Saint-Jacques, les insurgés avaient aussi profité nuit du 23 pour élever une grande barricade en formé de T, obstruant à la fois la rue des Mathurins et la rue des Maçons-Sorbonne. Il fallait donc prendre la barricade du pont Saint-Michel et celle de la rue des Mathurins, si on voulait réunir les deux détachements, pour se porter sur le Panthéon ou à la place Maubert. Les troupes commencèrent par la rue des Mathurins ; afin de pouvoir prendre à revers la barricade Saint-Michel. Dès le matin, deux compagnies de la mobile se présentent devant la barricade ; mais ils sont reçus par une décharge qui fait tomber plusieurs des tours. Irrités par ces pertes, ces jeunes gens gravissent le monceau de pavés à la baïonnette, et sans laisser aux défenseurs du retranchement le temps de recommencer le feu, les en chassent. Ceux-ci se réfugient à la hâte dans un hôtel, après avoir laissé, une dizaine de morts ou blessés sur la barricade, et cherchent à fuir par les toits. Alors Commence cette chasse aux hommes qui signala presque toutes les prises de barricades ; plusieurs insurgés sont frappés sur les toits et roulent jusque dans la rue. Trois d'entre eux sont massacrés après avoir opposé une résistance désespérée. Ainsi, à deux pas de là, les prisonniers sont épargnés quoiqu'ils aient encore les mains chaudes du combat, et ici ils sont massacrés par ces jeunes gens sortis presque tous des rangs du peuple. D'où vient cette différence ? Ou plutôt d'où vient ce droit barbare que s'arrogent des soldats, des citoyens français sur des frères ? Ils respecteraient des prisonniers cosaques ou croates qui auraient ravagé nos villes, violé nos femmes, et ils massacrent des prisonniers français lorsqu'ils n'ont aucune représaille à exercer, lorsque les prisonniers faits par les insurgés, à quelque corps qu'ils appartiennent, sont bien traités par eux, et sont même renvoyés après avoir simplement été désarmés ? Ne peut-on pas croire qu'il y a derrière les vainqueurs ces hommes qui, en France comme partout ailleurs, rêvent l'anéantissement de tout ce qui porte une âme libre, un cœur républicain ! Ce parti royaliste, aussi lâche qu'impitoyable, n'a-t-il pas à venger les défaites que le peuple lui a fait essuyer tant de fois ! Ne doit-il pas éprouver un bonheur inexprimable de faire ainsi égorger entre eux ceux qui les ont tant de fois couverts de la plus noble amnistie, ceux qui ont aboli la peine de mort en matière politique ! L'aristocratie est sans entrailles, disait un homme qui la connaissait bien (Napoléon à Ste-Hélène). Nous ajouterons, nous : elle est la même dans tous les pays du monde, Radetzky, en Italie, Haynau, en Hongrie, n'ont-ils pas eu de dignes émules en Prusse, en Saxe, en Bavière, et à Bade ? Arrêtons-nous : il faudrait des volumes pour retracer tant de crimes contre l'humanité. Bornons-nous à raconter cette lutte sauvage que l'aristocratie a suscitée dans la capitale de la France, considérée jusqu'alors comme le foyer des lumières et la métropole de la civilisation. Tandis que la garde mobile s'emparait de la barricade des Mathurins et que l'intérieur de l'hôtel de Cluny retentissait des fusillades auxquelles se livraient les vainqueurs, une autre colonne partie de l'Hôtel-de-Ville attaquait, sur le quai aux Fleurs, la maison dite de la Belle-Jardinière où de nombreux insurgés s'étaient retranchés. Le canon, placé sur le pont Notre-Dame, tonna longtemps contre cette espèce de forteresse : les balles avaient criblé les murs, quand enfin la troupe s'en empara à la baïonnette, tua ou mit en fuite tous ceux qui s'y étaient retranchés, et resta ainsi maîtresse du quai aux Fleurs. Mais il fallait aussi s'établir sur le pont Saint-Michel ; et là se trouvait, comme la veille, une grande barricadé contre laquelle on dut faire jouer le canon ; car ce jour-là le canon et les obus furent amenés partout. Les insurgés avaient, dit-on, parmi eux plusieurs gardes nationaux du douzième arrondissement en uniforme ; ils se défendirent quelque temps ; puis, désespérant de résister aux forces qui les attaquent et surtout à l'artillerie, ils quittent la barricade et s'éparpillent : les uns vont combattre au Panthéon, les autres s'enfuient du côté de la place Maubert ; la fameuse barricade reste au pouvoir de la troupe, qui en avait arrosé les abords de bien du sang. Toutes les autres barricades du bas de la rue de la Harpe et de la rue Saint-Jacques ne présentent plus aucune résistance ; et vers midi, on n'entend plus que la fusillade lointaine du Panthéon et de la place Maubert. Dans la pensée d'attaquer ce même jour le Panthéon, que l'on considérait comme le quartier général de l'insurrection sur la rive gauche, le général Damesme, installé, comme nous l'avons dit, à la placé de la Sorbonne, voulut, dès le matin de bonne heure, dégager les alentours. En conséquence, pendant que le général Bedeau agissait du côté des quais, Damesme faisait ouvrir le feu contre les barricades élevées dans la rue des Grès, dans la rue des Mathurins du côté de la rue Saint-Jacques, sur la place Cambrai, dans la rue des Noyers, etc. Tout ce quartier était hérissé de retranchements, mais la plupart ne furent que peu ou point défendus, les insurges n'étant pas ici en nombre suffisant pour garder toutes ces barricades. Quelques-unes seulement résistèrent avec ténacité ; niais toutes tombèrent devant les forces supérieures qu'on lançait successivement contre chacune d'elles. C'est ainsi que restèrent au pouvoir de la troupe et de la garde nationale les barricades de la rue des Grès, de la rue du Foin, de la place Cambrai, à l'angle de la rue des Noyers, etc. ; mais partout les assaillants avaient fait bien des pertes, et les cadavres des soldais étaient mêlés à ceux des insurgés dans une proportion effrayante pour la troupe. Sur la place du Panthéon, un bataillon de la mobile, occupant les fenêtres de l'École de droit, n'avait cessé de tirailler depuis le jour avec les insurgés retranchés au Panthéon. Les mobiles avant cru un moment que les hommes renfermés dans cet immense monument quittaient la partie, s'étaient hasardés à sortir ; mais ils ne tardèrent pas à être repoussés avec de grandes pertes, les insurgés, renforcés d'une foule de gardes nationaux du douzième arrondissement, s'étant aussitôt élancés à leur poursuite. Le commandant de la mobile fut blessé, et un détachement de la garde républicaine composé d'une soixantaine d'hommes fit sur cette place des pertes qui le réduisirent à moins de la moitié. Ainsi la première attaque contre le Panthéon était devenue déplorable pour les assaillants. C'est afin de réparer ce désastre que le général Damesme se dispose à attaquer avec les forces les plus imposantes. De part et d'autre on attachait une grand prix à la conservation ou à la prise du Panthéon ; car s'il fût resté au pouvoir des insurgés, nul doute que tous les hommes en étal de porter les armes que le faubourg Saint-Marceau renfermait ne se fussent joints aux ouvriers ; et déjà on voyait en grand nombre, parmi ces derniers, des uniformes de la garde nationale et des officiers de tous grades. Ce fut pour prévenir celte défection générale du faubourg Saint-Marceau, qu'aussitôt après avoir été investi de la dictature, le général Cavaignac avait officiellement chargé les représentants Vaulabelle, Froussard et de Ludre d'aller prendre possession de la mairie du douzième arrondissement, qui, disait-on, faisait cause commune avec les insurgés[10]. En même temps, six autres membres de l'assemblée nationale, lès citoyens Turck, Desabes, Valette et Forel, ayant à leur tête le représentant Boulay (de la Meurthe), se dirigeaient vers le quartier général de la place Sorbonne. Fendant les groupes partout où la foule stationnait encore, se mêlant aux discussions irritantes afin de calmer les esprits exaspérés, ces délégués de l'assemblée nationale étaient arrivés sur la place Saint-Michel, en passant par la Croix-Rouge et l'Odéon, Là les nouvelles qu'on y apportait du Panthéon les engagèrent à aller joindre le général Damesme, occupé à réunir l'infanterie et l'artillerie nécessaires pour en chasser les insurgés. Les représentants le rencontrèrent dans la rue de la Harpe, conduisant un nouveau bataillon, qui se réunit aussitôt à la garde mobile de la place Saint-Michel, à un bataillon de la banlieue, aux troupes de la ligne et à l'artillerie destinée à. agir contre la citadelle renfermant douze à quinze cents insurgés. Les pièces d'artillerie furent établies dans la nouvelle rue Soufflot, en face du Panthéon, contre les portés duquel elles commencèrent un feu très-nourri. C'était un grand et imposant
spectacle, dit une narration des journées de juin, que ces longs sillons de feux croisés partant de cent
directions différentes avec un épouvantable fracas, colorant les hommes et
les chevaux, les maisons, le Panthéon tout entier de sa base à sa coupole,
d'une teinte rouge écarlate ; c'était un spectacle navrant que ces morts
étendus sur le ; pavé arrosé de leur sang, que ces blessés tombant sans
plainte et sans cris. C'était un touchant spectacle que ces représentants
immobiles autour dès canons, qu'ils ne quittaient pas un instant, offrant
leurs poitrines à découvert aux balles, et l'intrépide Damesme, attentif à
toutes les péripéties de cette longue et terrible lutte, suivant avec anxiété
les effets successifs de ses boulets dans les portes du Panthéon, et couvant
d'un regard fixe le moment suprême de leur chute, pour lancer ses braves dans
ce temple problématique devenu une citadelle ardente ! Plus d'une heure s'écoula avant que les gros projectiles, les obus eussent brisé les portes du temple : ce fut un siècle d'anxiété pour les acteurs de ce drame, témoins de l'intrépidité des troupes et de ces soldats improvisés aimant mieux mourir tout à coup d'une balle que mourir lentement eux et leurs familles d'inanition ! La réoccupation de l'École de droit par les mobiles, qui s'étaient glissés par la rue Saint-Étienne, fit faire un grand pas à l'attaque, car dès lors leurs feux dominaient la place. Le canon ayant fait brèche aux portes, Damesme fit cesser le feu. Mais ne voulant pas exposer ses hommes par une marche en colonne, il les fait filer le long des maisons, les abritant autant que possible derrière tous les angles. C'est ainsi que ses colonnes débouchent sur la place. Mais là, un feu roulant des insurgés accable les soldats au moment où ils débouchent : un régiment d'infanterie légère qui marchait résolument sur la chaussée, suivant le général, hésite et court s'abriter derrière les inégalités que là rue nouvelle offre à droite et à gauche. Un nouveau temps d'arrêt est nécessaire. D'ailleurs, quoique les portes du Panthéon soient enfoncées, la grille qui couvre la façade est à peu près intacte, et sa hauteur de six pieds offre encore un obstacle. Le général se décide aussitôt à faire attaquer la grille. Heureusement les insurgés ne tiraient plus de l'intérieur : mais une décharge effroyable partie d'un grand bâtiment en construction à l'extrémité de la rue d'Ulm, vient attester aux assaillants que les assiégés fuient, comme les Parthes, en lançant la mort sur leurs ennemis. Les jeunes gens qui escaladaient les grilles sont forcés de se jeter à plat ventre. Enfin les grilles sont franchies, et les charpentes qui servaient à barricader les portes sont renversées après de grands efforts. La troupe fait irruption dans le Panthéon. On s'attendait à une nouvelle lutte dans le monument même : mais les insurgés, reconnaissant l'impossibilité de résister à tant de forces réunies contre eux, l'avaient évacué complètement[11]. La prise du Panthéon était un événement trop important pour qu'on ne se hâtât pas de l'annoncer à rassemblée et à toute la ville ; le représentant Boulay, qui était entré l'un des premiers dans ce temple, s'empressa d'envoyer des messagers successifs ; ils furent accueillis par les applaudissements de tous ceux qui déploraient sincèrement la guerre civile. Cependant les insurgés des quartiers Saint-Jacques et Mouffetard ne se montrèrent point démoralisés. Ils n'avaient pas cru rester toujours, dans le Panthéon : aussi, à leur sortie de ce monumentales voit-on occuper en forcés la grande terrasse du collège Henri IV, et la barricade de la rue de la Vieille-Estrapade, soutenue par une foule d'autres retranchements : ces deux points paraissent destinés à défendre l'entrée de la rue Mouffetard. Il faut encore dresser le canon contre ces obstacles défendus avec l'intrépidité du désespoir, et les insurgés ne cèdent que devant les charges à la baïonnette commandées par le général Damesme ; ils se retirèrent derrière une autre barricade élevée rue de Fourcy. Là, la difficulté du terrain n'ayant pas permis d'employer l'artillerie, la fusillade se prolongea jusqu'à deux heures, époque à laquelle une balle qui frappa mortellement le général à la cuisse, fit suspendre le combat. Le blessé fut porté à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, et le lieutenant colonel Thomas prit, par intérim, le commandement des troupes qui opéraient sur la rive gauche. Il importe qu'un officier général soit envoyé au Panthéon, écrivait le citoyen Boulay (de la Meurthe) à l'assemblée nationale, en rendant compte des événements de ce quartier. Si l'on pouvait y envoyer deux ou trois bataillons de renfort, il est probable qu'on aurait comprimé, avant la nuit, l'insurrection dans le douzième arrondissement, un de ses foyers les plus intenses. Que la journée ne soit pas perdue ! Ainsi, dans l'opinion des représentants du peuple envoyés sur les lieux, la prise du Panthéon n'avait rien décidé dans le douzième arrondissement. Ils demandaient des renforts et un chef. On sait que ce chef fut le brave et malheureux général Bréa, qui avait, comme tant d'autres officiers généraux et supérieurs, offert ses services au général en chef. Arrêtons-nous un moment à la mise hors de combat du général Damesme, et quittons le quartier Saint-Jacques pour faire connaître ce qui se passait sur les autres points où la lutte ne se montrait ni moins vive, ni moins tenace. Jetons les yeux sur la circonscription confiée au général Duvivier et aux troupes de l'Hôtel-de-Ville. On a dit et répété longtemps qu'il entrait dans le plan
des insurgés d'accumuler obstacles sur obstacles, barricades sur barricades,
de défendre les plus importantes par des feux qui pussent prendre les
assaillants de tous côtés ; de se retirer sur d'autres points, après avoir
fait éprouver à la troupe toutes les pertes possibles, et enfin d'émigrer
ainsi de poste en poste, de reculer sans cesse afin de transformer tout à
coup une défaite apparente en un succès basé sur les perles des assaillants. Quand on sera arrivé à la dernière barricade des points
donnés, a-t-on dit de leur plan supposé, on
aura tiré tant de milliers de coups de fusil qui ne nous auront coûté que des
pertes insignifiantes, tandis que la troupe sera considérablement réduite.
Alors, nous, vaincus, nous chassés de Paris, dans une minute nous nous
relevons de toute la hauteur de notre supériorité matérielle, et, forts par
le nombre, forts par l'imprévu de la surprise, nous opérerons par un retour
offensif propre à surprendre nos ennemis ; nous tomberons en niasses
compactes sur des bataillons, décimés, épuisés ; nous reprendrons nos ;
barricades en nous jouant d'une faible résistance ; nous irons planter le
drapeau de la république démocratique et sociale sur l'Hôtel-de-Ville, sur
les Tuileries, et sur le palais de l'assemblée nationale. Un pareil plan, s'il eût jamais été celui des insurgés, n'eût pu être regardé que comme une folie propre à accélérer leur perte. Les motifs n'ont pas besoin d'être développés ; on les comprend tout d'un coup. Le plan de l'insurrection, si toutefois il peut avoir existé un plan là où chacun ne suivait que l'inspiration du moment, n'a jamais pu être aussi extravagant. Les insurgés avaient déjà commis une faute immense en se tenant sur la défensive durant la première journée ; car une insurrection qui reste stationnaire en face d'un ennemi dont les forces augmentent à chaque heure, est une insurrection vaincue. Les insurgés le comprirent si bien, qu'ils essayèrent, dès le matin du second jour, de réparer cette faute. Tandis que l'insurrection des faubourgs Poissonnière, Saint-Denis et du Temple occupait les troupes du général Lamoricière, et que les barricadés des quartiers Saint-Jacques et Saint-Marceau empêchaient le général Damesme et lé général Bedeau d'aller secourir Duvivier, les insurgés du faubourg Saint-Antoine et du Marais pensèrent à se rapprocher de l'Hôtel-de-Ville. On crut remarquer alors une sorte d'entente, pour atteindre ce but, entre tous ceux qui combattaient sur les deux bords de la Seine. Le général Duvivier, établi sur ce point capital, avait, dès le matin, lancé une colonne sur le quai, en amont, chargée d'enlever la barricade établie au pont Marie. Deux pièces, non attelées, qui étaient à l'Hôtel-de-Ville, furent traînées à bras jusqu'en face de la rue de la Réforme — ci-devant Louis-Philippe — afin de détruire une autre barricade, construite la veille au soir, dans cette même rue, mais derrière laquelle il n'y avait alors personne. Rassuré de ce côté, l'officier supérieur chargé du mouvement dirigea aussitôt son feu sur le pont Marie, d'où les insurgés ripostèrent énergiquement. Ce ne fut qu'au bout d'une heure de résistance opiniâtre que les ouvriers, assaillis par un régiment de la ligne, abandonnèrent ce poste, et se retirèrent dans la rue de l'Hôtel-de-Ville, où l'artillerie les força encore d'évacuer la barricade qui s'y trouvait, défendue seulement par quelques décharges. D'un autre côté, dans le haut des rues Saint-Martin, Saint-Denis et des Lombards, des insurgés, cherchant aussi à se rapprocher de l'Hôtel-de-Ville, élevaient de nombreux retranchements, derrière lesquels ils comptaient gagner du chemin. Mais ces barricades, ainsi que celles qu'on a construites dans la rue Rambuteau, ne sont que bien faiblement défendues ; quelques détachements de troupe unis à la garde nationale purent s'en emparer sans être obligés d'employer le canon. Une seule, élevée dans la même rue Rambuteau, à la hauteur de l'Hôtel-de-Ville, résista longtemps, et ne fut détruite que par les obus. Partout, il y eut des morts et des blessés de part et d'autre. Ce n'était donc pas là qu'était le danger pour l'Hôtel-de-Ville ; il existait dans tout le quartier Saint-Antoine, où l'insurrection se montrait formidable. Malgré les efforts combinés faits, la veille, par les troupes et les gardes nationaux, les insurgés de ce quartier, rentrés dans toutes leurs positions, s'y étaient fortifiés. La rue Saint-Antoine était devenue inabordable. Du côté de la place des Vosges et dans les environs de celle de la Bastille, couvertes de retranchements et d'obstacles, on avait vu le colonel de la 8e légion, suivi de quelques centaines de gardes nationaux, les seuls qui eussent répondu au rappel et à la générale, essayer d'enlever quelques barricades. Trois de ces retranchements furent même détruits ; mais la légion y avait perdu son major et son adjudant-major, ainsi que plusieurs gardes nationaux. Un instant après, la colonne se trouvait assaillie par une multitude d'insurgés, qui dédaignèrent de la faire prisonnière : elle se sauva par la rue des Tournelles et la place des Vosges. En ce moment douze à quinze cents insurgés, sortis du faubourg Saint-Antoine, se montraient sur cette place. La mairie était défendue par un bataillon de la ligne et par des gardes nationaux qui se mirent en bataillé tant dans la cour que sur la place même. Mais les : insurgés arrivent à la fois de tous les côtés et par toutes les issues, S'emparant de la caserne de la garde républicaine, ils font un feu plongeant sur la troupe, qui se voit ainsi prise en flanc par ceux venant de l'impasse Guémenée. La position n'étant plus tenable, le commandant cherche à s'abriter sous les arcades. Les insurgés l'enveloppent et désarment son bataillon. La mairie du 8e arrondissement prise, le bataillon et les gardes nationaux désarmés étaient de grands succès pour l'insurrection, qui marche dès lors sur l'Hôtel-de-Ville, en longeant toute la rue Saint-Antoine, couverte de barricades, C'est ainsi que les insurgés arrivent en force jusqu'à l'église Saint-Gervais. Ainsi l'Hôtel-de-Ville était serré de près sur ses derrières. Si les insurgés ne se fussent pas arrêtés à se fortifier sur ce point ; s'ils eussent osé : faire un coup de main, il est très-probable qu'ils auraient pu pénétrer dans l'Hôtel-de-Ville par ce côté ; car ils n'eurent d'abord devant eux pour les contenir que 2 à 300 artilleurs de la garde nationale. Cela eût été d'autant plus praticable, qu'au même instant les ouvriers chassés des rues Saint-Martin et Rambuteau se jetaient aussi du côté de Hôtel-de-Ville, par la rue Sainte-Avoye, d'où il fallut les repousser avec le canon placé rue des Coquilles. Bientôt même cette pièce de canon, n'étant pas soutenue, fut forcée d'évacuer la rue des Coquilles devant les insurgés, qui, de ce côté, vinrent occuper la rue Bar-du-Bec et celle de la Verrerie. Si, en ce moment favorable, il y eût eu la moindre entente entre la colonne qui louchait aux derrières de l'Hôtel-de-Ville et celle arrivant par la rue des Coquilles, nul doute que l'Hôtel-de-Ville n'eût couru de grands dangers, d'autres insurgés pouvant aussi accourir par le pont d'Arcole. Mais chaque troupe d'insurgés, n'obéissant qu'à son seul instinct, ne combattait et ne s'avançait même qu'en tâtonnant. C'est ainsi que la colonne sortie du faubourg Saint-Antoine et de la place des Vosges ne fut pas droit à l'Hôtel-de-Ville, comme cela avait eu lieu en 1830 ; elle crut devoir se retrancher sur la hauteur où se trouve l'église ; position avantageuse pour se défendre, mais que l'on devait négliger dès qu'on prenait l'offensive. Dans cette situation, l'artillerie de la garde nationale put facilement arrêter les insurgés, et donner le temps aux secours d'arriver. Une demi-heure après, des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville du côté de l'église, commençait une fusillade terrible contre les insurgés, et celte même artillerie, dont ils auraient pu probablement s'emparer, les foudroyait. Il fallut soutenir un combat long et sanglant, un de ces combats de défensive, toujours funestes au peuple. Le général Duvivier se place en tête des bataillons de la mobile qu'il a sous la main, et se porte de sa personne, devant l'église, qui, attaquée par tant de forces, est enfin évacuée par les insurgés, après que leurs feux soutenus eurent fait éprouver de grandes pertes aux assaillants. C'est au moment du succès que le général Duvivier, peut-être le seul chef militaire sincèrement dévoué à la république et au système démocratique, fut atteint, au pied, dune balle qui lui fit une blessure considérée d'abord comme peu grave, mais qui causa sa mort quelques jours après : il ne voulut quitter le champ de bataille que lorsque les abords de l'Hôtel-de-Ville eurent été déblayés. Le général Duvivier venait de faire connaître au général en Chef tout ce que sa position à l'Hôtel-de-Ville avait alors de sérieux, et demandait des renforts afin de pouvoir résister à une nouvelle attaque qu'il prévoyait[12]. En effet, quel parti les insurgés n'eussent pas tiré de la prise de ce centre, de ce siège de tous les gouvernements insurrectionnels être révolutionnaires ? Dans l'opinion du peuple, l'Hôtel-de-Ville au pouvoir de l'insurrection eût été considéré comme le triomphe de ceux qui avaient pris les armes contre la réaction. Les cinquième, sixième et septième arrondissements, dont la population démocratique était restée jusque-là en état d'insurrection expectante ; ces trois arrondissements, qui avaient à peine fourni quatre à cinq mille gardes nationaux à la cause dite de l'ordre, auraient pu, tout à coup, se prononcer pour l'insurrection, et lui donner des forces immenses. Faiblement gardés par quelques pelotons de gardés nationaux, contenus à peine par d'insuffisantes patrouilles, ces quartiers, où fermentaient les passions révolutionnaires et où la misère se faisait sentir Cruellement, auraient infailliblement, sur la nouvelle de la prisé de l'Hôtel-de-Ville, donné une multitude d'auxiliaires à l'insurrection, qui se serait ainsi établie solidement au centre, tandis que les généraux s'efforçaient de la refouler aux extrémités de la ville. Le défaut de combinaison et d'ensemble dans les opérations des diverses troupes d'insurgés, le tâtonnement peut-être lorsqu'il fallait tout risquer[13], et ensuite les mesures énergiques prises par le général Duvivier firent échouer cette audacieuse tentative. Dès lors l'insurrection, chassée du Panthéon, repoussée de l'Hôtel-de-Ville, n'eut plus aucune chance de succès. Elle ne fut pas domptée pour cela. La plupart de ceux qui se battaient dans le quartier Saint-Marceau, dans les faubourgs Saint-Denis, du Temple et Saint-Antoine, continuèrent la lutte, ne doutant pas que de nouvelles circonstances favorables ne les missent à même de reprendre l'offensive. Mais les forces militaires dont le général en chef disposait augmentaient d'heure en heure, au moment où celles de l'insurrection s'éparpillaient encore davantage. D'un autre côté, les proclamations du général dictateur ; celle que l'assemblée venait publier en dernier lieu ; l'envoi de ses membres sur les lieux et enfin, quelques pourparlers où ces représentants essayèrent de ramener les insurgés à la confiance envers le gouvernement, avaient produit de bons effets partiels : même on peut croire que ces efforts combinés pour mettre un terme à la guerre civile eussent été couronnés de succès, sans l'inhumanité des soldats, de la mobile et de certains gardes nationaux. La dixième partie de ces efforts,
dit à ce sujet l'auteur des Journées révolutionnaires, le citoyen
Maurin, aurait suffi, le 21, pour ramener les
ateliers nationaux dans la voie de la légalité ; mais alors on ne voulait pas
pactiser avec l'émeute. Aujourd'hui on en est réduit à entrer en pourparlers
avec une révolution. Lorsque les griefs moraux ou politiques animaient seuls
les prolétaires, les travailleurs, les républicains avancés ; le raisonnement
pouvait suffire à calmer leur impatience, à leur faire comprendre les dures
nécessités de leur position. Et n'avait-on pas vu bien souvent, dans les
premières semaines de la révolution, les ouvriers ouvrir leur cœur à la
parole démocratique de nos gouvernants ? mais les combats du 23 avaient
complètement enivré ces malheureux, jetés sans boussole, au milieu d'un océan
bouleversé, à la recherche d'un monde inconnu. Des frères.des femmes, des
enfants étaient tombés à côté d'eux. Plus d'une fois, dans ces courts moments
de lassitude qui faisaient cesser de part et d'autre le combat, ils avaient
entendu la fusillade des exécutions militaires : la haine, les sombres
instincts de la vengeance avaient pris placé, dans leur cœur, à côté des
passions politiques. En effet, les ordres barbares[14], ou la coupable tolérance de bien des chefs dans toutes les hiérarchies ; la conduite atroce de plusieurs corps envers les prisonniers pris sur les barricades et même envers des citoyens inoffensifs que la peur avait fait fuir ou se cacher, empêchèrent les insurgés de prêter l'oreille aux bonnes paroles que quelques représentants leur avaient portées ce jour-là ; en présence des traitements révoltants exercés sur la plupart des malheureux qui s'étaient laissé prendre ou qui avaient déposé leurs armes, les insurgés refusèrent de croire aux promesses contenues dans les proclamations qu'ils commençaient à connaître, ils aimèrent mieux mourir bravement sur les barricades, que d'être fusillés misérablement par le premier caporal ivre ou par quelque farouche garde national. Ces fusillades arbitraires et illégales, lorsqu'aucun chef, aucun soldat n'ignorait que l'état de siège entraînait les jugements expéditifs des conseils de guerre ; ces tueries d'hommes que l'histoire ne saurait assez flétrir, ces boucheries de prisonniers qui ravalèrent des soldats français au rang des sauvages de la Nouvelle-Zélande, furent, sans aucun doute, les causes dominantes qui donnèrent à cette abominable guerre civile ce caractère de férocité propre à déshonorer à tout jamais ceux qui s'y livrèrent et ceux qui les permirent. Certes, les bonnes paroles que le général Cavaignac adressa aux insurgés dans la proclamation qu'il fit jeter en grand nombre derrière les barricades, pouvaient faire tomber les armes des mains à plus d'un insurgé ; mais le spectacle qu'ils ont sous les yeux, et ce qu'on leur raconte du sort réservé aux prisonniers est de nature à les impressionner bien davantage. Ce sont ces actes de barbarie qui rendent l'insurrection interminable. Au faubourg du Temple, on rapportait aux insurgés, qu'un général, questionné sur ce que l'on devait faire de quelques prisonniers pris de l'autre côté du canal, aurait répondu : Fusillez sur place tous ceux qui seront pris les armes à la main ! et qu'aussitôt des gardes mobiles avaient passé par les armes ces prisonniers. Du côté du Panthéon, ils apprenaient que les prisonniers faits à la barricade des Mathurins avaient été fusillés dans la cour de l'hôtel de Cluny, dans la rue Racine, dans les environs de la Sorbonne. Un peu plus bas, on leur annonçait que d'autres prisonniers avaient été passés par les armes dans la deuxième cour de la Préfecture de police ; on leur disait que les décharges entendues dans les casernes de Tournon, Saint-Martin, Poissonnière, etc., etc., provenaient des fusillades en masse de leurs malheureux amis tombés au pouvoir de la troupe. Ceux des insurgés qui ont combattu sur les derrières de l'Hôtel-de-Ville, sont informés, dans leur retraite vers la rue Saint-Antoine, que les prisonniers faits à l'église Saint-Gervais ont été massacrés, soit dans les cours de cet hôtel, soit sur les bords de la rivière, soit sur la place Saint-Jean. A tout instant ils apprennent quelque effroyable exécution militaire. Ces récits les exaspèrent au point qu'ils aiment mieux mourir sur les barricades, les armes à la main, que de déposer ces armes devant un vainqueur impitoyable ; et le combat continue avec une indicible fureur ; et là guerre civile, que les bonnes paroles de quelques députés[15], jointes aux mesures humaines de la matinée[16] auraient pu éteindre ce jour-là, se ranime avec rage à là nouvelle de ces cruels excès ! Défendez-vous, leur crient
des voix indignées, défendez-vous, vous seriez
massacrés ! — Combattez, lisent-ils
sur les billets que leur font parvenir des amis ; combattez
jusqu'à la mort ; ne vous rendez pas, car vos ennemis ne font pas de quartier
! Disons-le sans crainte d'être jamais démentis, les démocrates, les républicains sincères, dans quelque rang que la lutte les eût jetés, non-seulement conservèrent leurs mains pures de tous ces horribles excès, mais encore ils les combattirent et les empêchèrent partout où leur influence put prévaloir. Ceux auxquels nous faisons allusion, ces hommes aux passions basses et violentes à la fois, dont les excès déshonorèrent le triomphe de la cause de l'ordre, s'écrie un écrivain bien renseigné, n'étaient pas des démocrates ; ils n'avaient pas pris le fusil pour défendre et sauver la république ; la république repousse la solidarité de leurs actes : c'étaient, sans aucun doute, d'anciens royalistes animés par une ignoble vengeance, nourris des traditions de la rue Transnonain et du Cloître-Saint-Méry, dont ils renouvellent les scènes odieuses. Que dirons-nous de ceux qui, n'étant ni animés par le combat, ni enivrés par l'odeur de la poudre, ni transportés de fureur à la vue de leurs amis tombés près d'eux sous les balles parties des barricades ; de ceux qui, loin des champs de bataille et renfermés dans leur cabinet, excitent systématiquement la troupe contre les insurgés par les récits de prétendus actes de barbarie commis derrière les barricades, et, provoquant froidement la rage stupide de quelques gardes nationaux, de quelques soldats et des jeunes gens de la mobile, transformant ainsi leur bravoure en férocité ! Combien furent coupables ces journalistes de la réaction qui mirent tant de persistance à placer sous les yeux de la garde nationale et de la garde mobile ces récits mensongers, inventés par les fauteurs de guerre civile, ces récits affreux, propres à troubler l'imagination de ces jeunes enfants du peuple, dont ils se servent pour frapper leurs ennemis politiques ! L'opinion publique a, depuis longtemps, fait une éclatante justice de toutes les odieuses inventions que lès passions les plus détestables, que les imaginations les plus infernales surent si déplorablement exploiter pour assouvir leurs vieilles haines contre les républicains. L'historien des journées de juin pourrait, jusqu'à un certain point, passer l'éponge sur ces redoutables provocations, s'il n'y trouvait, non pas l'excuse, mais l'explication de ces assassinats que bien des gens ont considérés comme de légitimes représailles, comme une conséquence des lois de la guerre, et comme le droit du vainqueur. Malgré notre, répugnance à exhumer les bulletins irritants que les factions royalistes jetaient à toute heure dans les bivouacs des soldats de l'ordre, nous en publierons ici quelques-uns, afin de donner une idée des moyens dont se servaient ces factions, moyens d'autant plus infâmes, que ceux qui les employaient savaient mieux que personne à quoi s'en tenir sur les faits qu'ils publiaient. On commença, d'abord ; par accréditer les bruits qui avaient couru quelques jours auparavant, et avec quelque raison alors, d'or répandu à profusion pour renverser le gouvernement : on citait plusieurs prisonniers : et principalement des ouvriers, chez lesquels on avait trouvé, disait-on, tantôt des sommes de deux, trois ; et jusqu'à dix mille francs en or[17], tantôt plusieurs billets de banque. Hier, disaient les journaux honnêtes et modérés, appelés le Constitutionnel, l'Assemblée nationale, l'Opinion publique, la Patrie, le Corsaire, la Providence, la Voix de la vérité et autres, on a arrêté, rue de Verneuil, une femme qui distribuait de l'argent à des ouvriers. — On a arrêté un insurgé, très-pauvrement vêtu, que l'on à trouvé nanti d'une somme de onze mille francs en billets de banque..... — Un homme a été arrêté et conduit à la chambre. Il avait sur lui 4.000 francs en or, cl des bulletins imprimés portant ces mots : Demandez Henri V. — Sur le boulevard Poissonnière, deux jeunes gens, également accusés de distribuer de l'argent aux émeutiers, ont été arrêtés — Un très-grand nombre d'individus saisis les armes à la main ou porteurs de cartouches ont été incarcérés. Tous ont été fouillés ; sur plusieurs d'entre eux, on à trouvé des, sommes importantes dont l'origine n'a pu être justifiée d'une manière satisfaisante..... Puis, comme nouvelles preuves de cette distribution d'argent aux insurgés, et afin d'amener la fable des dix mille forçats libérés vus sur les barricades, les mêmes journaux annonçaient les faits suivants : Parmi les insurgés tués sur ces barricades ou faits prisonniers dans les engagements, on trouve, comme on devait s'y attendre, la lèpre des forçats libérés et des repris de justice. Sur l'épaulé de plusieurs cadavres transportés à la caserne du faubourg Poissonnière, on voit les lettres de la marque, signes indélébiles de la flétrissure morale et de la dégradation civique..... — Sur huit morts ramassés à la barricade du faubourg Poissonnière, cinq ont été reconnus pour des forçats. Un d'entre eux s'est écrié en mourant : Quel malheur de se faire tuer pour dix francs !..... — Plusieurs insurgés à qui le juge d'instruction demandait pourquoi ils ne s'étaient pas rendus plus tôt, ont répondu : Il fallait bien que nous gagnassions l'argent qu'on nous avait donné ! Enfin la Liberté, journal d'Arras, qui puisait ses renseignements aux mêmes sources, s'exprimait ainsi au sujet de cet or français et étranger trouvé sur les prisonniers : La quantité d'or qui a été
trouvée sur des insurgés est considérable. Ce matin, on a trouvé sur un
individu qui avait été arrêté sur les barricades une caisse remplie de pièces
d'or. Il pouvait y en avoir pour 7 à 8.000 francs, et on dit qu'un homme
arrêté sur les barricades a fait quelques révélations : il aurait avoué que
tous les ouvriers des ateliers nationaux recevaient vingt-cinq francs
et les brigadiers cinquante francs par jour pour se battre. — Il faudra bien que l'on sache un jour ou l'autre, s'écriait le Corsaire, royaliste, d'où provient l'or que l'on trouve en si grande quantité entre les mains des insurgés ? Dans un seul hôpital, à la Pitié, sur 589 individus arrêtés, on compte jusqu'à cent cinquante-neuf mille francs en numéraire, tant français qu'étranger[18]... Et comme conséquence de ces coupables embauchements, de cette prime payée aux fauteurs de la guerre civile, on ne tarda pas à montrer ces soldats mercenaires de la révolte, ces insurgés sans drapeau, ces forçats libérés ou évadés ; se livrant contre les prisonniers, et principalement contre les enfants du peuple de la mobile, à des actes atroces, que les feuilles de la réaction racontaient avec toutes les circonstances les plus propres à exciter l'indignation : Dès le 23, ces journaux assuraient que deux officiers de la garde nationale, passant rue Bergère pour se rendre à leur poste, avaient été tués par deux coups de pistolet tirés à bout portant. — Les renseignements les plus
certains, ajoutaient d'autres feuilles, toujours
honnêtes et modérées, ne nous permettent pas de douter des atrocités commises
par les insurgés, atrocités qu'on croirait empruntées aux annales des tribus
sauvages de l'Amérique. Cinq officiers de la garde mobile ont été décapités
par un homme vêtu en femme ! D'autres faits semblables sont attestés. M. Payer assure que les insurgés ont tranché la tête sur un billot à quatre officiers de la garde mobile qu'ils ont pris entre deux feux, derrière le Panthéon. Un garde mobile rapporte qu'il a tué une abominable femme qui, coiffée d'un bonnet rouge, portait sur la pointe d'un sabre, et comme un drapeau, la tête d'un officier. Déjà, la veille, ajoute ce journaliste, une autre femme habillée en homme avait coupé la tête d'un capitaine. Cette dernière a été épargnée et conduite à l'Abbaye. Écoutez encore les mêmes feuilles royalistes ; remarquez que ce sont toujours les gardes mobiles qu' elles cherchent à exciter, parce que ce sont eux que les réactionnaires comptent pouvoir lancer sans réflexion : Dans le faubourg du Temple, racontent ces mêmes journaux, une femme placée derrière la grande barricade coupait elle-même la tête aux prisonniers. Un garde mobile a eu les jambes sciées avec une scie de charpentier. On en a trouvé un à qui l'on avait coupé les jambes, les mains et le nez ; enfin quelques-uns de ces bandits ont enduit de résine de malheureux prisonniers et se disposaient à les brûler ; heureusement on est arrivé à temps pour les délivrer. — D'autres faits semblables sont attestés, impriment toutes les feuilles honnêtes et modérées. Sur la principale barricade du faubourg Saint-Antoine, on voyait empalé sur un pieu le cadavre mutilé et éventré d'un garde républicain, revêtu de son uniforme. Dans le Panthéon, on a trouvé le corps de plusieurs gardes : mobiles pendus par les poignets, et percés de coups de sabre et de baïonnette. Dans le clos Saint-Lazare, un officier d'infanterie fait prisonnier par les insurgés, avait eu les deux poignets coupés ; il était mort lentement par terre de ces affreuses mutilations. On avait aussi tranché les pieds d'un dragon et on l'avait placé mourant sur son cheval ! — On explique l'exaspération des troupes, disait le journal royaliste l'Assemblée nationale, quand on saura qu'elles ont trouvé dans le Panthéon plusieurs de leurs officiers pendus. L'Opinion publique ajoutait encore, en parlant des insurgés du Panthéon : Ils ont fait poser la tête des quatre officiers prisonniers sur un billot, et un homme déguisé en femme la leur a coupée avec une hache. Ils ont porté ces têtes au haut de la balustrade et les ont jetées, avec les épaulettes, dans la place. Dix-huit gardes mobiles faits prisonniers ont été enduits d'essence, et ces atroces cannibales voulaient y mettre le feu. Les femmes leur ont évité un supplice si féroce. — Des actes d'une atrocité révoltante, répètent les autres feuilles modérées, nous sont signalés comme ayant été commis par les rebelles.... Une femme arrêtée hier avouait avec une horrible franchise qu'elle avait tranché la tête à trois gardes mobiles. — Hier, au port de la Galiotte, les troupes qui s'en étaient emparées ont trouvé la tête et les bras d'un garde mobile que les insurgés avaient mutilé. Un officier de dragons ayant été fait prisonnier, les insurgés lui ont coupé le poignet comme à un fratricide ! — La femme Leblanc, cette horrible créature qui est accusée d'avoir tranché la tête à quatre gardes mobiles avec un couperet de boucher, avouait, hier, avec un cynisme effroyable, avoir accompli cette infâme boucherie... Deux autres femmes sont enfermées avec elle... Elles sont prévenues de s'être portées sur des cadavres à d'horribles mutilations. — Sur plusieurs barricades, disait encore le journal le Constitutionnel, des têtes coupées et coiffées de képis, avaient été placées comme des épouvantails. Enfin une tête dans la bouche de laquelle on avait coulé de la poix et mis une mèche, a été plantée sur une pique. Cet horrible fanal a été allumé, et, les misérables qui avaient commis cette effroyable barbarie chantaient autour de ce hideux trophée : Des lampions ! des lampions !..... Arrêtons-nous. Nous avons assez cité de ces bulletins atroces auxquels les royalistes ont mis leur cachet, de ces bulletins odieux, semant partout l'irritation, l'exaspération et la rage ; de ces nouvelles mensongères et absurdes que les mouvements fébriles de la peur et de la haine accréditaient partout avec une déplorable rapidité ! N'est-ce pas assez de meurtres et de haines, de sang et de cadavres, sans que l'on s'efforce encore d'envenimer par des récits que l'on sait sciemment faux cette malheureuse guerre civile, désespoir de toutes les âmes honnêtes ! C'est malgré nous que nous avons relaté quelques-uns de ces bruits par lesquels les écrivains royalistes sans pudeur ont voulu calomnier une partie de la population de Paris : nous avons dû dévoiler leur but. Ils ont voulu déshonorer la démocratie, porter l'effroi dans les départements et la joie dans le cœur des despotes, alors attristés par ce qui se passait chez eux ; les royalistes ont cherché à faire croire que les républicains de Paris n'étaient qu'un ramassis de pillards, d'incendiaires, de cannibales ; et leurs journaux les ont appelés des barbares ! C'eut été déjà un acte de mauvais citoyen que de révéler au monde des faits aussi odieux, lors même que ces barbaries eussent été réellement commises. Mais de quelle indignation ne doit-on pas être transporté lorsqu'on sait qu'aucun de ces récits, rapportés avec tant de circonstances propres à les accréditer, n'a pu soutenir le jour, et que tous, tous sans exception ; se sont par conséquent évanouis pomme de mauvais rêves, dès qu'on a voulu se donner la peine de les vérifier[19] ! Eternels ennemis du peuple, vous l'avez, une fois de plus, lâchement calomnié ! |
[1] On a dit que c'étaient là les vues du parti dit du National.
[2] On en fixa le nombre à cinq par arrondissement ou par légion ; ce qui fit soixante pour tous les quartiers.
[3] La mesure prise le 24 fut l'objet d'une déclaration que publièrent les représentants siégeant au côté gauche ; la voici :
Vu la résolution prise par
l'assemblée nationale de charger quelques-uns de ses membres d'intervenir, au
nom de tous, dans les troubles de Paris, nous soussignés, qui avons voté contre
l'état de siège, faisons d'avance la déclaration suivante : Si nous sommes
désignés, nous nous rendrons avec enthousiasme au plus fort de la lutte, mais
pour n'y porter que des paroles de paix, bien convaincus que le meilleur moyen
de rétablir l'ordre et de sauver la république, c'est de rappeler la devise
écrite sur le drapeau républicain, et d'invoquer le sentiment de la fraternité.
Signé : Louis Blanc, Caussidière, Lagrange, Proudhon, Félix Piat, Pierre Leroux, Lamennais, Bertrand, Fayolle, etc., etc.
[4] La commission exécutive avait pris sur elle d'adresser aux insurges une proclamation dans ce sens, mais ce ne fut que le second jour, quand le mal était devenu irréparable ; et encore, a l'heure ou l'on afficha cette proclamation dans les quartiers de Paris que les insurges n'occupaient pas, la commission gouvernementale n'existait plus, elle n'était plus un pouvoir. Au surplus, cette proclamation, ainsi que beaucoup d'autres qui la suivirent, ne purent être connues de l'autre côté des barricades la ligne de démarcation avait été tracée avec, du sang, et aucune communication n'était plus possible, le 24, avec les insurgés.
[5] Les vingt mille forçats libérés dont parlèrent si longtemps les feuilles de la réaction n'avaient point encore été aperçus ce jour-là parmi les insurgés ; la calomnie ne faisait que préluder : on n'avait encore découvert qu'un seul enfant insurgé porteur de dix mille francs en or ; dix mille francs, ni plus ni moins. (Voyez le Moniteur du 25 janvier, au nom du représentant Girard.)
[6] Le 24 juin, le président Sénard était presque devenu socialiste : il ne parlait que d'institutions démocratiques et fraternelles ; le mot seul y manquait.
[7] Cette triste confusion, qu'on ne voit que dans les guerres civiles caractérisées, fut due, comme nous l'avons déjà fait observer, autant aux fautes que l'insurrection commit dès son début, qu'aux bruits mensongers répandus dans le public et accrédités par les organes du gouvernement, et surtout par les réactionnaires, qui pouvaient craindre qu'en se dessinant franchement dès son début, la révolte n'entraînât tous les républicains, et qu'elle ne trouvât des chefs habiles.
[8] Combien de citoyens paisibles n'ont-ils pas été tués ainsi dans leurs demeures et considérés ensuite comme étant des insurgés, par cela seul qu'ils portaient le costume des ouvriers ?
[9] La barricade ayant été enlevée avant l'assaut, il ne fut fait, au Petit-Pont, d'autres prisonniers que quelques hommes en blouses trouvés dans les maisons.
[10] Le maire de cet arrondissement, le citoyen Pinel-Grandchamp, fut arrêté et jugé par un conseil de guerre, comme complice des insurgés.
[11] Quoique l'on ait dit qu'on y avait pris quinze cents insurgés, la vérité est qu'on n'y prit que quelques hommes qui s'étaient cachés dans la galerie du couronnement ; les autres prisonniers ou prétendus prisonniers qu'on amena au Luxembourg et à la mairie du onzième arrondissement furent pris dans les maisons fouillées par les vainqueurs : la plupart étaient des hommes inoffensifs que la peur avait tenus cachés.
[12] Le général Négrier, sur l'ordre du général en chef, se vit obligé de toucher aux forces qui gardaient, l'assemblée nationale : il envoya à son collègue de l'Hôtel-de-Ville deux escadrons de dragons et une colonne d'infanterie : ces troupes contribuèrent à dégager complètement ce quartier général du centre.
[13] Les chefs de la démocratie, a dit l'auteur du Prologue d'une Révolution, en expliquant l'insuccès de l'insurrection, n'étaient pour rien dans cette levée de boucliers ; les plus habiles, les plus énergiques étaient à Vincennes ; les autres manquèrent ou d'audace ou de foi en présence du mélange de bonapartistes qu'ils aperçurent au début de l'insurrection. De là, dans le parti du peuple, cette absence de plan, d'unité, d'ensemble qui rendit possible, facile même, la. victoire de ses adversaires. Les ouvriers, né sachant où se porter, restaient sur la défensive ; ils se contentaient de garder leurs barricades, sans chercher même à profiter des avantages partiels pour s'avancer. L'Hôtel-de-Ville, placé au point de jonction des quartiers insurgés, n'eût pas résisté à leurs forces combinées, s'ils eussent songé à l'attaquer simultanément et sérieusement.
[14] Des témoins irrécusables nous ont raconté avoir entendu sortir de la bouche d'officiers généraux, d'officiers supérieurs et d'officiers subalternes, que nous pourrions nommer, les ordres les plus inhumains, les paroles les plus atroces contre les insurgés pris en combattant, et même contre des citoyens inoffensifs faits prisonniers, par cela seulement que les insurgés avaient occupé de force leurs maisons d'habitation.
[15] Si le fait rapporté par l'auteur du Prologue d'une Révolution est vrai, comme on peut le croire par la nature des renseignements qui lui ont été fournis, tous les députés ne seraient pas allés du côté des barricades pour porter des paroles de conciliation et de fraternité aux hommes qu'ils pouvaient considérer comme égarés. Voici ce que cet auteur rapporte comme s'étant passé sur la place de l'Hôtel-de-Ville.
A ce moment, dit-il après avoir raconté, les effroyables scènes qui venaient de se passer près l'Hôtel-de-Ville, sur les bords du fleuve et sur le pont d'Arcole ; à ce moment, deux représentants se prouvaient sur la place.de l'Hôtel-de-Ville et causaient avec des officiers. Des soldats de la gardé républicaine qui amenaient un convoi de prisonniers leur demandèrent ce qu'il en fallait faire. Ils répondirent : Fusillez ! fusillez !
Un pareil fait n'aurait pas besoin de commentaires. Il prouverait que les impitoyables de l'assemblée nationale n'y avaient point laissé leurs passions, et que leur haine pour la démocratie ne s'était pas éteinte en présence dû sang répandu sur le champ de bataille.
[16] Dans le moment critique et lorsque l'on put craindre que l'Hôtel-de-Ville ne tombât entre les mains des insurgés, l'assemblée nationale vota d'urgence, ainsi que nous le dirons plus loin, un décret présenté par son président, portant que trois millions de francs seraient distribués aux citoyens dans le besoin.
[17] Nous ayons déjà eu l'occasion de nous expliquer au sujet de l'argent répandu par les factions royalistes pour troubler la marche de la république. Pour nous, nous avons la certitude que ces distributions ont été faites, non pas le 22 et le 23 juin, mais a l'époque du rassemblement de la place de la Concorde. Une circonstance personnelle, circonstance qui pourrait trouver sa place dans des mémoires, ne nous permet point de conserver le moindre doute à ce sujet, mais, en supposant, que quelques-uns des faits cités par les journaux réactionnaires eussent ; été vrais, nous sommes à même de citer deux faits propres à prouver combien il était naturel, dans certains cas, de trouver de l'or ou de l'argent et même des billets de banque, sur quelques-unes des personnes tuées ou arrêtées.
Le 25, la mobile, arrivant rue des Ecluses-Saint-Martin, crut avoir entendu un coup de fusil parti de la maison n° 11, où se fabriquaient des ressorts pour les locomotives. Aussitôt la maison est fouillée de fond en comble, et tous les habitants sont faits prisonniers. On en trouve un que la peur avait fait se cacher, et on crut apercevoir qu'il avait les mains noires de poudre : c'était l'homme de peine de l'établissement, être inoffensif s'il en fut jamais. Les mobiles, à qui il demandait grâce, le tuèrent à bout portant. On trouva sur cet homme de peine environ 500 francs en or : c'est que la caisse d'épargne de cet ouvrier, très-rangé d'ailleurs, était son gousset ; dès qu'il avait économisé 20 francs, il les échangeait contre une pièce d'or, qui, avec les précédentes amassées péniblement, ne le quittait jamais. Combien d'autres, insurgés ou non, n'avaient-ils pas la même manie de thésauriser ! et combien d'autres, au moment de quitter, pour toujours peut-être, leur domicile, n'ont-ils pas dû être portés à se munir de l'argent qu'ils pouvaient posséder !
— Après la déplorable affaire de la place du Carrousel, on trouva aussi sur l'un des prisonniers qui venaient d'être tués, huit mille francs en or ; le fait, m'a-t-on assuré, était vrai. Mais ce qu'on n'a pas dit, c'est que ce prisonnier était un Italien qui venait de toucher le premier à compte d'un héritage qu'on liquidait depuis plusieurs mois ; le second à-compte ou le solde arriva chez son banquier quelques jours après sa mort.
Comme on le voit, l'or trouvé chez l'homme de peine et celui que portait l'étranger fusillé dans la nuit du 27 juin n'avaient rien de commun avec l'or répandu pour soulever le peuple.
[18] Deux jours après la publication de cette note si positive, un autre journal y répondait par la dénégation suivante, devant laquelle les royalistes auraient dû se taire :
D'après les informations qui ont été prises auprès de M. Vincent, directeur de l'hôpital de la Pitié, il résulte que sur soixante-dix individus qui se trouvent l'hospice, et soupçonnés d'avoir pris part à l'insurrection, il n'a été trouvé, sur eux tous, qu'une somme de DEUX FRANCS VINGT-CINQ CENTIMES !
Le journal le Peuple constituant disait encore en réponse aux bruits accrédités par les royalistes :
Sur cinquante à soixante
prisonniers amenés à la prison de l'Abbaye, on a trouvé à peine de quoi
compléter DIX FRANCS !
[19] Deux bons citoyens, Berjeau et Borie, ont publié une brochure de près de 60 pages intitulée : CALOMNIES DE LA PRESSE RÉACTIONNAIRE SUR L'INSURRECTION DE JUIN, relevé exact des mensonges, dénonciations ou insinuations de ces journaux, avec le démenti authentique ou officiel au-dessous de chaque fait. Ce petit livre restera comme un monument accablant pour le parti qui s'est ainsi déshonoré lui-même en cherchant à flétrir les républicains.