HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

APPENDICE.

 

 

Quels que soient les détails dans lesquels nous sommes entrés sur la fondation de la République de 1848, nous croyons utile de reproduire ici la polémique à laquelle se sont livrés les deux journaux, le National et la Réforme, au sujet de ce qui se serait passé le 24 février, en dehors de la Chambre des députés, lorsqu'on voulut créer le gouvernement, provisoire. Ces pièces appartiennent à l'histoire de la Révolution de 1848 ; les voici :

 

(Extrait de la Réforme du 31 mai 1848.)

Le National insistant ce matin sur la lettre du citoyen Martin (de Strasbourg), relative à une discussion de noms propres soulevée par un autre journal, nous devons confirmer nos assertions. Le gérant de la Réforme était le seul rédacteur du journal qui assistât à la discussion du 24 février, et nous n'avions pas provoqué des explications qu'on nous oblige à donner. Voici comment les faits se sont passés :

Le citoyen Martin (de Strasbourg) est venu, le 24 février, vers deux heures, dans les bureaux de la Réforme. Il était accompagné du citoyen Louis Blanc.

Les rédacteurs du journal étaient, tous absents.

Ce n'est qu'après quelques instants que, le gérant de la Réforme étant survenu, il fut expliqué, par le citoyen Louis Blanc, que le citoyen Martin (de Strasbourg) et lui venaient des bureaux du NATIONAL, qu'une liste y avait été arrêtée, et qu'on venait proposer à la Réforme de l'appuyer et de la proclamer.

Le nom de M. Odilon Barrot se trouvait le premier sur cette liste ; les citoyens Louis Blanc, Charles Blanc, Pons du Haro de Caen, Désirabode, etc., peuvent attester ce fait et témoigner également que ce fut sur l'insistance formelle du gérant que M. Martin (de Strasbourg) raya le nom de M. Odilon Barrot, et se porta fort, pour les rédacteurs du National, de leur faire accepter cette décision.

Nous répétons donc formellement que M. Martin (de Strasbourg) ne s'est pas présenté à la Réforme comme simple citoyen, mais comme délégué du National.

Voilà les faits que nous savons personnellement. Nous avons reçu des lettres nombreuses qui les confirment, mais nous nous bornons à publier celles qui suivent :

Paris, le 30 mai 1848.

Citoyen rédacteur,

Le National n'est pas dans le vrai lorsqu'il nie, le 24 février, avoir porté sur sa liste du gouvernement provisoire M. Odilon Barrot ; celle liste, sur laquelle était encore le nom de M. Lamoricière, fut publiée du haut du balcon du National, le 24, à une heure environ, devant la foule qui encombrait les avenues de la maison. C'est moi qui, du sein de cette foule, m'écriai indigné : Non ! non ! pas d'Odilon Barrot ! que ce nom soit rayé ! La foule applaudit et répéta : Non ! pas d'Odilon Barrot ! Je repris la parole et demandai avec force qu'à la place de ce nom on portât celui du citoyen Ledru-Rollin ; ce qui fut appuyé à la même unanimité.

On fît alors d'autres listes au National dans ce sens ; on les jeta par les fenêtres du journal, et l'on se dirigea vers la Chambre des députés.

Voilà, citoyen rédacteur, la vérité dans tout son entier.

Salut et fraternité.

Ernest GERVAISE,

Ex-sergent-major de l'Empire, ancien membre de toutes les associations patriotiques de Rouen, en 1830, et combattant de juin, 23, rue Lepelletier.

 

——————————

 

PALAIS-NATIONAL

de

SAINT-CLOUD.

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.

Liberté, égalité, fraternité.

 

Saint-Cloud, le 29 mai 1848.

Citoyens,

Je lis dans la Réforme d'aujourd'hui que le National prétend n'avoir pas mis le nom de Barrot comme membre du gouvernement provisoire.

J'ai peine à comprendre cette négation. Voici les faits :

Le 24, à une heure et demie environ, on distribuait par la fenêtre du National les noms des membres du gouvernement provisoire, et Odilon Barrot ÉTAIT EN TÊTE.

Scandalisé de l'initiative du National, je me récriai hautement contre l'adjonction de M. Barrot et l'oubli des hommes de la Réforme ! je demandai qu'on portât le nom de notre ami Flocon. A mes demandes, répétées par le peuple qui m'entourait, on répondait en distribuant à profusion par les fenêtres les listes du gouvernement. Je me décidai à monter, et je disque, comme actionnaire fondateur de la Réforme, j'allais au journal pour l'engager à présenter aussi un gouvernement provisoire. Je partis en effet, et ne trouvai aucun rédacteur : Martin (de Strasbourg) et Louis Blanc arrivèrent immédiatement après.

La rédaction était absente : Flocon, Ribeyrolles, Gouache, Garnaux, vous étiez tous avec le peuple.

A la lecture des candidats, je m'élevai fortement contre Barrot ; mais Louis Blanc dit alors : Qui donc voulez-vous mettre ? Il est indispensable à la situation ; c'est une concession faite à la garde nationale, etc., etc.

Je demandai qu'il fût remplacé par M. Dupont (de l'Eure) et par Flocon. Sur ces entrefaites, Gouache arriva ; je lui remis la liste du National. Au premier nom, il protesta, au nom de la rédaction, contre la nomination de M. Odilon Barrot.

Dans son article, le National dit qu'à deux heures (ou plus) il écrivait : Plus de Bourbons ! Il ignore sans doute qu'à onze heures, Flocon, Brossette et quelques autres, nous quittions le journal, portant une proclamation ainsi conçue : CITOYENS, LOUIS-PHILIPPE vous fait ASSASSINER comme CHARLES X. QU'IL AILLE REJOINDRE CHARLES X !!! VIVE LA RÉPUBLIQUE ! Le bon à tirer fut donné par Flocon.

Ces détails sont exacts : Gouache le sait, et Flocon en a été instruit par moi.

D...,

Fondateur de la Réforme, gouverneur du château de Saint-Cloud.

 

——————————

 

Citoyen rédacteur,

J'affirme, pour avoir vu et entendu, que le 24 février, une liste du gouvernement provisoire, portant le nom d'Odilon Barrot, est sortie des bureaux du National.

Au reste, voici les faits dont j'ai été témoin :

Après avoir parcouru, avec quelques amis, une partie de Paris en criant : Vive la République ! et en répondant par ce cri aux promesses tardives du gouvernement, formulées par des capitaines d'état-major revêtus de l'uniforme de la garde nationale, et qui, par parenthèse, ont été forcés de se réfugier à la mairie des Petits-Pères ; après avoir accueilli par la même acclamation la promenade triomphale de MM. Thiers et Barrot sur les Boulevards, au risque des contusions que prodiguaient les partisans de la réforme électorale, nous sommes revenus au National.

La gravité des circonstances exigeait une prompte décision. M. Marrast parut à une fenêtre. Là, il fit un long discours dans lequel il invitait à la modération. On était exaspéré de ces tergiversations, et une sourde rumeur circulait dans les rangs du peuple. J'interpellai M. Marrast et lui demandai la République. Il nous répondit encore qu'il fallait se borner à demander la réforme électorale. Un long cri de Vive la République ! l'interrompit, et il se retira.

A ce moment, un docteur médecin, dont je ne sais plus le nom, décoré de Juillet[1], arriva avec quelques citoyens pour demander au National un gouvernement provisoire. Nous nous joignîmes à eux. L'hésitation dura longtemps ; on voulait, disait-on, attendre des nouvelles. Enfin, M. Marrast reparut ; il lut une liste dont on jetait en même temps des copies par les fenêtres, et qui fut affichée à la porte du journal. Celte liste était ainsi conçue : Odilon Barrot, Dupont (de l'Eure), Lamartine, Arago, Garnier-Pagès, Marrast et Crémieux — ce dernier nom ne m'est pas aussi certain.

Des cris : Nous n'en voulons pas ! non ! non ! accueillirent le nom de Barrot. On le fil rayer, et ajouter celui de Ledru-Rollin.

Voilà, citoyen rédacteur, les faits dont j'ai été témoin. Vous en tirerez le parti qu'il vous plaira pour soutenir ce que vous avez avancé relativement à la discussion qui s'est engagée.

Salut et fraternité.

Aimé BOURBON,

Ex-détenu pour délit de presse, rue Lepelletier, 23.

 

——————————

 

Paris, 1er juin 1848.

Citoyen rédacteur,

 

Les explications que renferme votre supplément de ce matin, sur les faits qui se sont passés le 24 février, contiennent plusieurs' inexactitudes nouvelles, que je vous demande encore la permission de rectifier.

Et d'abord, je ne suis pas arrivé aux bureaux de la Réforme avec le citoyen Louis Blanc ; j'y venais au contraire le chercher, non, comme vous le dites, pour proposer avec lui à la Réforme d'appuyer et de proclamer une liste arrêtée dans les bureaux du National, ce qui n'était ni dans la pensée du citoyen Louis Blanc, ni dans la mienne ; niais bien pour arrêter, d'accord avec lui et d'accord avec la Réforme, une liste que je me faisais fort de faire agréer par le National.

Voici, en effet, ce qui s'était passe. Les bureaux du National avaient été envahis par la foule ; il ne s'y trouvait pas un seul des rédacteurs de ce journal, et c'est là que fut rédigée, sans aucune participation de ma part — car je n'y étais pas en ce moment —, une liste lue et distribuée du haut des fenêtres, et destinée à être portée à la Chambre des députés par les personnes qui venaient de la composer.

Informé, peu d'instants après, de ce qui s'était, passé, et fort étonné de ne trouver sur cette liste aucun représentant de la Réforme, je courus dans les bureaux de la Réforme pour protester contre une telle exclusion et pour promettre l'assentiment du National et de tous ses amis, à la liste qui serait arrêtée avec mon concours dans la réunion qui venait de se former.

Le résultat de ce qui a été fait dans cette réunion prouve d'ailleurs l'exactitude de mes assertions ; car c'est d'accord avec moi et sous ma présidence qu'ont été portés sur la liste définitive les noms de MM. Ledru-Rollin, Flocon et Louis Blanc, et cette liste a été ensuite acceptée et publiée par le National et par l'Hôtel-de-Ville.

Tout cela se passait, d'ailleurs, au National comme à la Réforme, dans l'ignorance complète de ce qui se faisait à la Chambre des députés, et personne, je pense, ne peut avoir l'intention d'oublier aujourd'hui l'heureux accord et l'entière loyauté qui ont marqué cette grande et magnifique journée.

Veuillez être assez bon, monsieur le rédacteur, pour insérer encore cette lettre dans votre numéro de demain, et recevez la nouvelle assurance de mes considérations distinguées.

MARTIN (de Strasbourg).

 

——————————

 

Observation du rédacteur de la Réforme sur la lettre du citoyen MARTIN.

 

Il nous répugne vraiment de revenir encore sur les faits dont parle cette lettre, qui confirme, du reste, ce que nous avons dit.

M. Martin (de Strasbourg) sortait en effet, de son aveu, des bureaux du National quand il est venu dans ceux de la Réforme. Qu'il fût ou non accompagné par Louis Blanc, il importe peu. Mieux vaut, pour notre ami Louis Blanc, qu'il soit venu seul et directement vers nous.

M. Martin (de Strasbourg), avons-nous ajouté, avait une liste toute faite ; cette liste était la liste sortie des bureaux du National, et que M. Martin (de Strasbourg) aura, par mégarde, mise dans sa poche avant de venir dans nos bureaux. Et, ce que nous avions bien voulu ne pas dire, cette liste portait en tête le nom de M. Odilon Barrot, et écartait à la fois Ledru-Rollin, Flocon et Louis Blanc, qui ne furent admis qu'après discussion.

Ce que nous disions est donc parfaitement exact.

Maintenant, M. Martin (de Strasbourg) espère-t-il nous faire croire que les rédacteurs du National étaient tous absents lorsqu'on distribuait en leur nom, dans leurs bureaux, des listes de gouvernement ? M. Martin (de Strasbourg) pouvait-il ignorer que ces listes eussent été lues, ainsi qu'il est établi par témoins, par M. Marrast lui-même, rédacteur en chef du National ? M. Martin (de Strasbourg) pouvait-il se croire autorisé à représenter un journal, à se porter fort pour la rédaction, comme il l'a fait, sans s'être entendu avec aucun des rédacteurs de ce journal, sans même en avoir vu un seul ? Ce serait une légèreté dont nous ne le supposons pas capable. Maintenant, un dernier mot au National.

Nous sommes intervenus dans un débat que nous n'avons pas soulevé, parce que nous avions droit de le faire, au nom de la vérité. Les lettres des trois citoyens, que le National ne connaît pas, expliquaient et confirmaient par les détails ce que M. Martin (de Strasbourg), qu'il connaît, nous a dit le 24 février.

Quant au fait relatif à la première proclamation de la République, le National le revendique en sa faveur : nous devons dire qu'à trois heures du soir, heure à laquelle il publiait sa première proclamation, le trône de Louis-Philippe était renversé ; et qu'à onze heures du matin, heure à laquelle parut la première proclamation de la Réforme, la lutte était à peine engagée.

Nous sommes forcés de donner à toute assertion contraire le démenti le plus formel.

 

 

 



[1] C'est du citoyen Pierre Lafon, ex-commissaire du Lot, dont on veut parler ici.