HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XVIII.

 

 

Efforts de la garde nationale pour détruire les barricades. — Nouvelle attaque et prise de la porte Saint-Denis. — Dispositions générales prises par Cavaignac. — Combats livrés par la colonne de Lamoricière dans les faubourgs Saint-Denis et Saint-Martin. — Obstacles que lui oppose le peuple. — Barricade de la caserne Saint Martin. Attaques infructueuses de la barrière de La Villette. — Cris que font entendre les insurgés. — Combats du faubourg Poissonnière et de la rue Lafayette. — Caractère de férocité imprimé à la lutte. — Combats livrés dans le faubourg du Temple et à Belleville. — Affaire de la caserne du faubourg Saint-Antoine. — Combats livrés dans le Marais et la rue Culture-Sainte-Catherine. — Barricades de la Cité, du Petit-Pont et du pont Saint-Michel. — Opérations du général Damesme dans le quartier Saint-Jacques. — Combats livrés du côté du Panthéon. — M. Arago à la barricade de la place Cambrai. — Séance de l'Assemblée pendant cette horrible lutte. — Créton attaque la probité du gouvernement provisoire. — Le citoyen Garnier-Pagès veut en finir avec les agitateurs. — Projets des ennemis de la Commission exécutive. —Le citoyen Considérant propose une proclamation pour mettre un terme au malentendu qui ensanglante Paris. — Le côté droit ne veut pas qu'on traite avec les brigands, les assassins, les pillards. — Proposition de Caussidière pour faire cesser la guerre civile. — Les vieux démocrates échouent dans leurs projets de proclamation. — Détails apportés par le général Cavaignac. — L'Assemblée se déclare en permanence. — Efforts de Lagrange pour arrêter l'effusion du sang. — Garnier-Pagès en appelle au canon. — Le citoyen Degousée veut qu'on se débarrasse des journalistes démocrates et de quinze à dix-huit cents fauteurs d'anarchie. — Le ministre répond que le gouvernement ne fera point un coup d'Etat. Nuit du 23 au 24. — Nouveaux efforts des insurgés. — Grande faute qu'ils commettent. — Intrigues des royalistes. — Lois liberticides remises en vigueur. — Reprise de la séance. — Pascal Duprat demande l'état de siège. — Le citoyen Bonjean propose la dictature. — Opposition des républicains. — Proposition du citoyen Bauchard contre la Commission exécutive. — Décret qui établit l'état de siège et la dictature du général Cavaignac. — Tout le côté gauche proteste contre. — Vous venez de décréter la guerre civile ! s'écrie Lagrange. — Démission de la Commission exécutive.

 

Tandis que le parti réactionnaire de l'Assemblée nationale semblait ne s'occuper que de mesures propres à empêcher tout approchement entre le gouvernement et les insurgés, des détachements de toutes les légions de la garde nationale de Paris et de la banlieue parcouraient leurs arrondissements respectifs pour détruire les obstacles à la circulation et surveiller les tentatives des insurgés.

A cet effet, ces détachements, lorsqu'ils n'étaient pas assez nombreux pour marcher contre le peuple, se postaient à l'entrée des rues, afin d'empêcher tout rassemblement et même d'interdire toute communication. C'était par ces moyens qu'on espérait isoler l'insurrection, pendant que les corps plus considérables attaqueraient les points fortifiés. Généralement peu défendues dans cette première journée, la plupart des barricades, élevées à la hâte, tombaient devant la garde nationale, surtout lorsqu'elle était appuyée par la troupe de ligne ou par les bataillons de la mobile, ou enfin par la garde républicaine, qui commençaient à agir sur divers points. Mais, à peine chassés d'une barricade, les insurgés couraient s'abriter derrière une autre ; et dès que la troupe se portait ailleurs, ils relevaient la barricade détruite, et il fallait recommencer le combat.

C'était une guerre de postes, une guerre de détails infinis, qui n'annonçait, du côté des insurgés, aucun plan, aucune intention offensive, mais qui déroutait les tacticiens, fatiguait beaucoup la force armée et lui faisait éprouver des pertes propres à l'exaspérer à son tour.

Celles que la garde nationale venait de faire sur le boulevard Bonne-Nouvelle et sous la barricade Saint-Denis avaient eu pour premier résultat de porter la consternation sur le terrain des 1re, 2e et 3e légions ; et, comme aucun symptôme d'insurrection ne se manifestait dans ces trois arrondissements, une partie de leurs légions y étant disponible, quelques bataillons se dirigèrent d'eux-mêmes, par les boulevards, sur les lieux où retentissaient les coups de fusil.

C'est ainsi qu'un bataillon de la 2e légion se trouvait sur le boulevard Montmartre lorsque les premiers détachements qui avaient attaqué les retranchements du boulevard Bonne-Nouvelle et de la porte Saint-Denis se retiraient en désordre. Ce bataillon marcha aussitôt contre les insurgés, et le feu ne tarda pas à recommencer sur ce même boulevard.

En même temps que la 2e légion attaque de front, un fort détachement de la 3e arrive, par la rue Bourbon-Villeneuve, sur le flanc des insurgés, qui sont ainsi forcés de se concentrer à la porte Saint-Denis. Le combat devient acharné : les gardes nationaux de la 2e sont exaspérés ; les défenseurs des barricades se montrent intrépidement sur la crête de leurs retranchements, et l'on voit des femmes les seconder dans la lutte qu'ils soutiennent. L'une de ces héroïnes du peuple reçoit la mort en soutenant le drapeau qui couronnait la barricade. La garde nationale a déjà fait de nouvelles pertes ; les insurgés continuent leur fusillade nourrie, tant de la barricade que des fenêtres, lorsqu'un fort peloton des 5e et 6e légions, arrivant par la porte Saint-Martin, place les défenseurs des retranchements entre les feux qui partent à la fois du boulevard, de la rue Saint-Denis et du coin de la rue Saint-Martin. N'étant pas assez nombreux pour faire face à tant d'assaillants, les insurgés, que la 2e légion attaque à la baïonnette, sont enfin forcés d'évacuer la barricade et de se retirer à la hâte par la rue du Faubourg-Saint-Denis. La barricade de la porte est prise : les maisons d'où avaient, parti les coups de feu sont fouillées, et la garde nationale fait quelques prisonniers. Un drapeau des ateliers nationaux, pris à cette barricade, est envoyé à l'Assemblée nationale. Les blessés sont portés à l'ambulance de la rue Mazagran ou reçus dans la première pharmacie de la rue de Cléry, et enfin les morts sont placés sur des civières par des gardes nationaux : on improvise ainsi un cortège funèbre qui traverse religieusement les boulevards.

Depuis quelques moments la garde nationale était maîtresse de ce point si vivement disputé, lorsque l'on vit paraître, du côté du boulevard Bonne-Nouvelle, une forte colonne de troupes composée de gardes mobiles, de soldats de la ligne, de lanciers et d'une nombreuse artillerie. C'était le général Lamoricière qui s'avançait vers l'insurrection.

Le général Cavaignac venait d'arrêter ses dispositions pour la journée. Après avoir établi le centre de ses opérations au Palais de l'Assemblée nationale elle-même, il avait formé ses principales divisions actives. La première division, sous les ordres de Lamoricière, ira occuper la porte Saint-Denis, où elle établira son quartier général, pour agir sur toute la partie nord de la ville et des faubourgs ; la deuxième division, commandée par le général Duvivier, défendra l'Hôtel-de-Ville et les principaux points qui l'entourent ; le général Damesme, avec la 3e division, occupera la place de la Sorbonne, en attendant de s'établir au Panthéon. Le plan du général en chef consiste donc à couper en trois tronçons l'immense ligne sur laquelle les insurgés semblent vouloir opérer : il veut les séparer, pour les attaquer en détail et les réduire à se soumettre aux forces imposantes qui vont les combattre. Déjà quelques régiments de ligne et des détachements de gardes nationaux des localités voisines ou desservies par les chemins de fer arrivent pour seconder le pouvoir, et le télégraphe porte l'ordre à un vaste rayon de diriger sur la capitale toutes les troupes disponibles.

Nous allons suivre les opérations de chacun de ces trois corps de l'armée du gouvernement.

A peine le général Lamoricière est-il établi à la porte Sainte Denis, qu'il détache de forts pelotons de ses troupes pour aller reconnaître les diverses positions que les insurgés occupent dans les faubourgs Poissonnière, Saint-Denis, Saint-Martin et autres lieux de sa circonscription.

Elles étaient nombreuses les barricades entourant le quartier général de la porte Saint-Denis. A deux pas de là, au bout de la rue Sainte-Apolline, des hommes du peuple, femmes, enfants, venaient d'élever un fort retranchement. Non loin de la porte Saint-Martin, à la rue Nationale de ce même nom, une autre barricade plus considérable encore barrait le passage. Du côté des faubourgs, un énorme mur de pavés et de planches fermait le faubourg Saint-Martin, à la hauteur de la caserne. Plusieurs autres barricades étaient élevées jusqu'à la barrière. Les rues transversales entre les deux faubourgs étaient également fermées, la plupart aux deux extrémités. La rue du Faubourg-Saint-Denis se trouvait barrée en plusieurs endroits, à partir de la rue d'Enghien jusqu'à la Chapelle : les abords du chemin de fer, la rue Lafayette, la rue de Chabrol, la rue Saint-Laurent, etc., étaient aussi fortement barricadées et défendues par de nombreux insurgés, qui, au moyen d'une sorte de forteresse élevée sur la place Lafayette, communiquaient également avec le faubourg Poissonnière, le faubourg Saint-Denis, le faubourg Saint-Martin et toute la partie est de la ville. Ils étaient en outre les maîtres de toutes les barrières du nord, depuis celle des Martyrs ; enfin, ils s'étaient fortifiés dans la rue Cadet, la rue Bellefond, la rue Papillon et autres rues adjacentes au faubourg Poissonnière.

Il fallait donc se résoudre à franchir la plupart de ces barricades si on voulait se rendre maître de ces trois faubourgs, première ligne défensive de l'insurrection.

On comprend déjà combien il eût fallu de forces pour attaquer à la fois toutes ces positions, la plupart redoutables. Aussi, lorsqu'un commandant de la garde nationale de la 1re légion demanda au général Lamoricière s'il pourrait faire accompagner ses gardes nationaux par quelques troupes de ligne, le général répondit qu'il ne pouvait disposer d'un seul homme, n'ayant pas des forces suffisantes. Le bataillon de la 1re légion marcha donc seul contre la barricade de la rue Nationale-Saint-Martin, qui fut enlevée à la baïonnette, n'ayant été que faiblement défendue.

D'un autre côté, de forts détachements de la 2e légion avaient, été lancés à la fois dans la rue du Faubourg-Saint-Denis et dans celle du Faubourg-Saint-Martin pour déblayer ces rues importantes et faire ensuite la jonction par la rue Saint-Laurent. Les compagnies chargées de remonter le faubourg Saint-Denis eurent à enlever plusieurs barricades, généralement peu défendues, pour arriver à la hauteur de la rue Saint-Laurent ; elles en chassèrent les insurgés assez facilement, peut-être par suite du système adopté par les ouvriers de se retirer pour ne défendre sérieusement que les points importants, ou bien parce que les insurgés n'étaient pas en nombre[1]. Mais, arrivés à la rue Saint-Laurent, les gardes nationaux se trouvèrent en présence d'une de ces grandes barricades destinées à être défendues longtemps : ils furent forcés de s'arrêter.

Du côté du faubourg Saint-Martin, le même détachement qui s'était emparé de la rue Nationale était retourné sur ses pas, et, accompagné d'un détachement du 11e léger, il s'était dirigé vers le haut du faubourg Saint-Martin pour enlever la barricade qui le barrait, appuyée sur l'ancienne caserne de la garde municipale. Le général Lamoricière voulut suivre la colonne, afin d'agir par la persuasion avant d'employer la force.

En effet, la colonne d'attaque s'arrêta à une centaine de pas du retranchement. Dressé sur toute la largeur de la rue, à une hauteur d'un premier étage, et soutenu par la caserne, dont les insurgés occupaient les fenêtres, ce retranchement était formidable ; aussi, les insurgés refusèrent-ils de déposer les armes, comme le leur fit proposer le général. Un silence de mort régnait pendant ces pourparlers, et l'on voyait au sommet de la barricade une femme posée comme une statue, tenant à la main un drapeau tricolore, sur la partie blanche duquel était tracé un bonnet de la liberté. Un instant après, le général donnait l'ordre d'attaquer ; car, partout, les insurgés laissaient alors à la troupe ou à la garde nationale l'initiative des coups de fusil.

Ici les assaillants ne voulurent pas perdre leur temps à tirer dans une position aussi désavantageuse pour eux : ils se disposèrent à marcher en colonne serrée, et à attaquer la barricade à la baïonnette ; ce qui fut exécuté. En voyant approcher la troupe, les insurgés crient : Vive la ligne ! Mais les soldats suivent l'exemple que leur donnent les gardes nationaux, et continuent d'avancer au pas de charge. La colonne était presque sous la barricade quand les insurgés se décidèrent à tirer : ils le firent à la fois du retranchement et des fenêtres de la caserne. Huit à dix soldats ou gardes nationaux tombent morts ou blessés. Les assaillants redoublent d'ardeur, escaladent le mur de pavés et chassent de la barricade ceux qui la défendent.

Toutefois le combat n'est pas fini : les insurgés se sont réfugiés dans la caserne, d'où ils recommencent à tirer par les fenêtres et les ouvertures qu'ils ont pratiquées au mur d'enceinte. Les premières décharges forcent une compagnie de la garde nationale à s'éloigner. Mais bientôt la colonne entière, à laquelle vient de se joindre un nouveau détachement du 23e de ligne, reprend l'offensive contre la caserne ; le feu devient terrible de part et d'autre. Il durait depuis une demi-heure, et les insurgés avaient épuisé leurs munitions, lorsque la caserne fut enfin forcée : les gardes nationaux et les soldats se précipitent dans le bâtiment, et y font prisonniers la plupart des ouvriers qui, ayant compté sur une issue par la rue Neuve Saint-Nicolas, la trouvèrent fermée.

En même temps que la colonne du faubourg Saint-Martin enlevait la barricade de la caserne, le détachement qui remontait le faubourg Saint-Denis, après avoir été renforcé par le 5e bataillon de la mobile, enlevait la barricade de la rue Saint-Laurent, à la suite d'un combat où plusieurs gardes nationaux et gardes mobiles avaient été atteints. La jonction des deux colonnes se fit ainsi à la hauteur de cette rue, dans celle du Faubourg-Saint-Martin. Les gardes nationaux du 3e bataillon de la 2e légion et le 5e de la mobile se placèrent sous les ordres du colonel Rapatel, et toute la colonne se dirigea vers la barrière de la Villette.

En ce moment-là, tout paraissait fini aux abords des portes Saint-Denis et Saint-Martin, et l'on n'y entendait plus que le feu lointain qui s'était engagé au haut du faubourg Poissonnière. Les curieux affluaient de nouveau sur les boulevards, et principalement du côté du Gymnase, où des traces de sang se faisaient remarquer à chaque pas : les cadavres restés sous les coups des insurgés avaient été, ainsi que nous l'avons dit, enlevés religieusement ; aux ambulances, des chirurgiens et des femmes donnaient les premiers soins aux blessés ; quelques-uns de ceux-ci s'étaient fait porter chez eux dans les 1er et 2e arrondissements, dont la tranquillité n'avait pas été troublée.

Le colonel Rapatel, de la 2e légion, avait ordre de dégager toute la rue du Faubourg-Saint-Martin. Mais il lui restait encore six barricades à enlever depuis la hauteur de la rue Saint-Laurent jusqu'à la barrière de la Villette. Avant de s'éloigner ainsi de son général, il prit quelques précautions. Sa colonne était alors d'une force imposante, moyennant l'adjonction des divers détachements de la ligne et du bataillon de la mobile ; il put donc laisser deux compagnies pour assurer ses derrières ; le reste marcha vers le haut du faubourg. Les cinq premières barricades furent franchies au pas de course, la colonne d'attaque n'ayant eu à essuyer que les coups de feu isolés tirés par les insurgés en se retirant. Mais, à la sixième barricade, il fallut s'arrêter et parlementer. Des officiers furent envoyés pour engager les insurgés à abandonner leurs retranchements : ceux-ci répondirent fièrement qu'ils ne cesseraient de combattre que lorsque la garde nationale mettrait la crosse en l'air. Force fut donc d'attaquer cette sixième barricade, qui fut franchie après un quart d'heure de combat.

On était ainsi arrivé à la barrière, et la colonne, affaiblie et fatiguée, se trouvait en face d'une barricade monstre et en présence d'une population hostile. On parlementa : trois officiers furent envoyés parmi les insurgés, mais sans succès. Après être demeuré jusqu'au soir à la barrière, le colonel de la 2e légion reçut l'ordre de se replier sur la rue Neuve-Saint-Sauveur, dans la crainte d'être coupé de la porte Saint-Martin.

Ainsi, après huit à dix heures de combats partiels et de fatigues, après des pertes douloureuses, et quoique le résultat de la journée eût été partout favorable aux troupes et à la garde nationale, on était dans la nécessité d'évacuer le haut du faubourg Saint-Martin, par la crainte que le combat ne recommençât du côté du boulevard ! Et ce n'est là qu'un seul des innombrables points sur lesquels luttent ceux qui ont écrit dans leurs bannières : Du travail et du pain ! du pain ou du plomb ! et qui crient : A bas la Commission exécutive ! à bas l'Assemblée ! vive la République démocratique et sociale ! vive la liberté !

Les insurgés, c'est-à-dire cette partie de la population de Paris qui avait été forcée de s'enrôler dans les ateliers nationaux, la plupart de ces républicains ardents qui gémissent, sur le sort de la République, sur la marche réactionnaire de la majorité de l'Assemblée nationale, sur la condescendance du pouvoir pour cette majorité, et qui sont désolés des prochains triomphes de la contre-révolution ; tous ces hommes de dévouement et d'action sont déjà sur les barricades ; le désespoir les arrache à leurs familles pour aller se jeter dans la mêlée. Ceux qui n'ont pas le courage de prendre un fusil font acte de présence parmi le peuple en concourant à l'érection des barricades, auxquelles des femmes et des enfants travaillent à l'envi avec une ardeur qui décèle des convictions profondes ou des souffrances devenues intolérables. Dans toutes les rues dont s'est emparée l'insurrection, des fourmilières de créatures humaines ont quitté leurs occupations domestiques, leurs travaux de tous les jours, pour se mêler à ceux qui élèvent les barricades, et pour encourager les combattants. Jamais insurrection ne s'est déclarée avec tant de spontanéité et avec un caractère de résolution aussi énergique !...

Nous n'avons encore parcouru qu'un seul des nombreux champs de bataille qui ensanglantent Paris dans cette première journée, et déjà nous avons pu voir combien de baïonnettes et, d'efforts, combien d'intrépidité il a fallu employer pour refouler, à quelques centaines de pas, les hommes déterminés qui viennent de rompre en visière avec un gouvernement qu'ils considèrent comme trahissant la cause des peuples ! Partout où nous allons jeter les yeux, nous verrons se renouveler les scènes déplorables des portes Saint-Denis et Saint-Martin, et de ces deux faubourgs.

Les insurgés ne sont pas seulement dans ces deux rues populeuses, ils ont aussi planté leurs drapeaux dans le faubourg Poissonnière. D'une part, ils occupent en forces les rues Bleue, Ribouté, Papillon ; de l'autre côté, ils sont aussi les maîtres de la place Lafayette ; les rues Bellefond et Lafayette leur servent de communication entre la rue des Martyrs, le clos Saint-Lazare et le haut du faubourg Saint-Denis. Plus bas, ils ont élevé des barricades rue Rochechouart, à la place Cadet et jusqu'à la rue Richer. La rue du Faubourg-Poissonnière est couverte de ces obstacles ; mais le principal se trouve au-dessus de la caserne, entre les rues Bellefond et Lafayette. Les détachements de la garde nationale qu'ont envoyés sur les lieux les 2e 3e et 5e légions se sont longtemps bornés à empêcher la construction des barricades sur les boulevards Poissonnière et Montmartre et au bas de ces deux rues ; ils n'ont pu prendre l'offensive, attendu le peu d'empressement de leurs camarades à répondre au rappel, et même à la générale, qui bat encore vers les trois heures. Alors seulement ces détachements, placés sous les ordres du général Lebreton, se hasardent à entrer dans les faubourgs, et vont attaquer la barricade élevée à la hauteur de la rue Richer. Les insurgés ne la défendent que par une seule décharge, car eux aussi étaient là en très-petit nombre ; le retranchement est pris, et ceux qui l'avaient élevé se retirent plus haut, derrière la barricade établie au point d'intersection des rues Bellefond et Lafayette. Là, ils étaient en nombre assez considérable et armés, assurait-on, par les fusils trouvés à la Villette. A leur tête paraît un homme revêtu de l'uniforme et des insignes d'officier de la garde nationale, et dans leurs rangs se font remarquer des habits militaires, de la mobile et de la garde civique. C'est la guerre civile aussi caractérisée que possible.

Ici les assaillants procèdent légalement : avant d'attaquer ils parlementent et font les sommations. C'est un bataillon de la mobile qui se montre le premier en face de cette grande barricade ; il se développe sur toute la largeur de la rue du Faubourg-Poissonnière ; mais, en présence du formidable retranchement qu'occupent les insurgés, ce bataillon attend, pour commencer l'attaque, d'être appuyé. Bientôt le 7e régiment d'infanterie légère arrive sur les lieux, suivi d'un fort détachement de garde nationale. L'engagement commence par le feu de la ligne, qui a pris la tête de la colonne. Les insurgés ripostent par des feux nourris qui partent à la fois de la barricade et des rues sur lesquelles elle s'appuie. Pendant une demi-heure le combat continue fort acharné de part et d'autre. La troupe et la mobile font des pertes sensibles, qui redoublent leur animosité. Enfin, les insurgés sont forcés d'abandonner leur barricade.

Mais la lutte est loin d'être finie. Toute la rue Lafayette est couverte de barricades qui sont défendues successivement, jusqu'à la place de ce nom. Là commence un nouveau combat,' ardent d'un côté, désespéré de la part des ouvriers, et ce combat ne dure pas moins d'une heure et demie, pendant laquelle un grand nombre de mobiles sont tués ou mis hors ligne, ce qui rend les autres furieux. A six heures du soir, les insurgés défendaient encore, derrière, des planches et des voitures renversées, les rues des Petits-Hôtels et des Jardins d'un côté, la rue Rochechouart et l'impasse Pétrelle de l'autre côté. Gagnant enfin les boulevards extérieurs, les ouvriers vont se préparer, soit à la Chapelle, soit à la Villette, à la lutte du lendemain. La troupe employa le reste de la soirée et une partie de la nuit à fouiller les maisons de tout ce quartier et à faire de nombreuses arrestations. Ceux des prisonniers qu'on considère comme des insurgés ayant combattu sont conduits à la caserne de la Nouvelle-France, où la plupart sont fusillés par la mobile et par la garde nationale, qui donnent ainsi le triste exemple d'une férocité inouïe dans les luttes de la démocratie : les blessés sont achevés sur place, à coups de sabre ou de crosse ; quelques chefs donnent même l'exemple de ces homicides, par lesquels sont assouvies les plus hideuses haines sur des hommes vaincus et désarmés, qu'entre ennemis ordinaires on respecte sous le nom de prisonniers de guerre. Hélas ! nous n'en sommes encore qu'à la préface de cette horrible guerre des opinions politiques, que les vaincus de Février déshonorèrent par tant de basses vengeances, par tant de crimes inqualifiables qui feront frémir la postérité !

L'exemple est donné par les vainqueurs de la rue Lafayette ; toutes les mauvaises passions vont se déchaîner pendant cette lutte déjà si horrible en elle-même : il n'est plus donné à personne de les refréner. Que dis-je refréner ? Des journalistes, des écrivains qui remplissent une sorte de sacerdoce, donneront leur approbation à ces actes qui déshonorent les nations ; ils provoqueront la stupide fureur des poltrons révoltés ; car les vrais braves sont toujours généreux, et les braves des journées de Juin ont sauvé plus d'un prisonnier, au péril même de leurs jours, ont rendu plus d'un insurgé à leurs femmes, à leurs enfants, à la patrie en pleurs !

Poursuivons.

Ainsi que nous venons de le voir, les faubourgs Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin sont débarrassés jusqu'aux barrières ou du moins jusqu'à une certaine hauteur. Mais l'insurrection a éclaté à la fois et s'est développée rapidement sur bien d'autres points de la rive droite : elle occupe encore en forces le faubourg du Temple, le faubourg Saint-Antoine ; elle s'est aussi retranchée dans la rue Saint-Antoine, autour de la place des Vosges, dans les petites rues du quartier Saint-Paul, autour de l'Hôtel-de-Ville, etc., etc.

Vers les cinq heures, le général en chef Cavaignac s'est rendu au faubourg du Temple, afin de juger par lui-même de la situation des choses. Il y avait été précédé par deux représentants du peuple, Vavin et Tissié de la Mothe, dont les efforts personnels pour faire poser les armes aux insurgés étaient restés infructueux. L'un des membres de la Commission exécutive, naguère le. plus populaire, le citoyen Lamartine, arrivant avec le général en chef, espérait être plus heureux que les deux représentants ; mais les circonstances et les opinions du peuple sont bien changées depuis deux mois. Le peuple ne répond au membre du gouvernement que par les cris : Vive la République démocratique et sociale ! à bas la Commission exécutive ! à bas Lamartine ! Le faubourg du Temple va donc être attaqué comme l'ont été ceux Poissonnière, Saint-Denis et Saint-Martin ; et ici force sera de joindre le canon aux baïonnettes.

La colonne, en tête de laquelle se sont placés et le général en chef, et le membre de la Commission exécutive, se met en marche : elle se compose de deux bataillons de troupe de ligne et de forts détachements de garde nationale : les premières barricades qu'elle attaque dans la rue du Faubourg-du-Temple sont peu défendues ; les assaillants les franchissent, ainsi que le canal, sous une fusillade qui part de l'autre bord ; mais ils sont arrêtés devant une énorme barricade construite à la hauteur de la rue Saint-Maur. Il faut se décider à en faire le siège. L'artillerie se présente ; on lui riposte avec énergie : la plupart des artilleurs sont bientôt tués sur leurs pièces, et les chevaux tombent aussi sous les balles des insurgés : ceux-ci auraient pu s'emparer du canon si le général Cavaignac n'eût aussitôt lancé contre la barricade un bataillon de la ligne, qui l'attaque avec furie. Mais c'est vainement que la troupe, soutenue par une seconde pièce de canon, déploie la plus grande intrépidité, le feu des insurgés continue à être terrible. Le bataillon est repoussé, la lutte se prolonge ; le canon lance en pure perte ses boulets contre les pavés, elles assauts se succèdent. Enfin des renforts, envoyés par le général Lamoricière, viennent se mêler au combat, qui serait encore stérile si les insurgés n'eussent épuisé leurs munitions : ils sont donc obligés d'évacuer la barricade, et se retirent du côté des barrières de Belleville et Ménilmontant. La barricade tombe ainsi au pouvoir de la troupe ; mais le sol est jonché de cadavres : le lieutenant-colonel du 17e de ligne est atteint d'une balle qui lui a traversé la poitrine et le bras droit, le cheval du commandant Pierre Bonaparte est blessé à côté du citoyen Lamartine ; beaucoup d'autres blessés sont transportés au delà du canal.

Tandis que ce combat meurtrier retenait les troupes du côté de la caserne Saint-Maur, une lutte non moins acharnée avait lieu dans le même faubourg du Temple, à la hauteur de Belleville. Le général Foucher, commandant la 1re division militaire, avait reçu l'ordre de s'emparer de la chaussée de Belleville, afin de couper la ligne de retraite des insurgés. Ceux-ci, au nombre de six à sept cents combattants, s'étaient fortement retranchés derrière une grande barricade élevée en face de la barrière de Belleville, et fermant à la fois les rues Pyat et Saint-Laurent. D'autres barricades, ayant pour objet d'empêcher toute attaque des troupes légères et de la cavalerie venant de Vincennes ou des forts, entourent, à une certaine distance, la grande barricade. Les troupes du général Foucher ont donc un réseau de retranchements à briser avant d'arriver à la barrière : cinq barricades sont enlevées successivement, après une défense qui coûte bien des hommes à la colonne ; mais, arrivées au retranchement qui domine la barrière, les troupes sont obligées de s'arrêter et d'attendre le renfort d'un détachement de la 5e légion, qui arrive par l'Hôtel-Dieu. Alors seulement, et après plusieurs heures passées à combattre et à prendre des barricades, l'attaque de la barrière commence. C'est en vain que les troupes du général Foucher déploient la plus grande bravoure ; la barricade de la barrière reste au pouvoir des insurgés, après un combat des plus meurtriers, qui se prolonge jusqu'à la nuit. Les pertes de la colonne d'attaque sont des plus sensibles : le général Foucher est frappé d'une forte contusion à la hanche, le général Lefrançois est atteint grièvement par une balle, quatre autres officiers supérieurs sont aussi blessés, un chef d'escadron a reçu une balle en pleine poitrine : on ne compte pas les autres officiers et soldats restés sur les divers champs de bataille parcourus par cette colonne. A la nuit, les troupes bivouaquèrent dans les positions qui leur furent assignées, n'étant maîtresses que d'une partie d'un faubourg si hostile. Les généraux n'eurent point la possibilité de se rabattre du côté de la Bastille et du faubourg Saint-Antoine.

Aussi ce fameux faubourg ne fut-il pas sérieusement attaqué dans cette journée, et les nombreux insurgés qui s'y trouvaient eurent le temps de construire à leur aise les formidables barricades qui devaient le défendre.

Cependant, un combat acharné fut soutenu, au milieu de la grande rue du faubourg et à la rue de Reuilly, par deux cents hommes du 48e de ligne, qui s'étaient retranchés dans la caserne de cette dernière rue, et les insurgés des environs qui voulaient que ces soldats rendissent leurs armes. Défendus par les murs de la caserne et pouvant faire feu derrière les embrasures des fenêtres, dont celles du premier étage sont grillées, ces soldats, comme en février ceux du Château-d'Eau, sont à couvert pour tirer sur les assaillants, et font un grand carnage des imprudents ouvriers qui les ont attaqués. En vain ceux-ci construisirent-ils bravement, sous le feu de la caserne, deux barricades qu'ils élèvent à une grande hauteur. Les soldats ne se laissent pas intimider ; et, fournis abondamment de munitions, ils continuent à porter la mort dans les rangs du peuple. Les pertes qu'il fait l'irritent au point qu'il essaye de mettre le feu à la caserne ; mais la brasserie d'à côté devient seule la proie des flammes, la caserne résiste toujours. A cinq heures et demie, après un siège qui a coûté plus décent morts ou blessés aux assaillants, tandis que la troupe n'a eu que deux morts et trois blessés, la caserne est délivrée par un bataillon venu de Vincennes, et les deux cents hommes qu'elle renferme se retirent par la barrière du Trône.

Ce qui se passait alors dans le Marais n'était pas de nature à permettre aux généraux une excursion dans le faubourg déjà si fortement retranché ; aussi le laissèrent-ils de côté pour déblayer la rue Saint-Antoine.

Le général de la garde nationale, Clément Thomas, à la tête d'un fort détachement de la 1re légion et de quelques compagnies du 14e, s'était dirigé du côté de la place Royale : en route, il rencontra six représentants : les citoyens Landrin, Deludre, Jules Favre, Prudhomme, Flandin et Heeckeren, qui avaient voulu tenter de mettre fin à la lutte fratricide engagée si déplorablement dans le sein de Paris, Cette colonne se renforça encore d'un détachement de la 6e légion venant de la rue Boucherat. Quelques barricades élevées dans la rue des Filles-du-Calvaire et autres rues de ce quartier furent abandonnées en présence de la troupe ; mais arrivée à la rue Culture-Sainte-Catherine, les pourparlers n'eurent aucun résultat auprès des insurgés qui occupaient la barricade construite en face de la rue Saint-Antoine. Aux exhortations des représentants et des chefs de la garde nationale les insurgés répondaient par ces mots qui peignaient leur résolution : On nous a si souvent trompés, que nous aimons mieux périr d'une balle que de faim ! Il fallut combattre.

Ici, les relations sont d'accord que les premiers coups de fusil partirent du côté du peuple, qui, comme partout, occupait les fenêtres au-dessus de la barricade. Cette première décharge, faite au moment où la colonne cherchait à s'emparer de la barricade, blessa non-seulement plusieurs soldats et gardes nationaux, mais encore le général en chef de la garde nationale lui-même. Comme sa blessure était plus douloureuse que grave, il continua à diriger l'attaque. Les insurgés se défendirent vigoureusement, soit de leur retranchement, soit des maisons dont ils s'étaient emparés. En moins d'un quart d'heure, la garde nationale et la troupe avaient eu cinq morts et trente-sept blessés ; pertes cruelles, auxquelles on ne put mettre un terme qu'en attaquant la barricade à la baïonnette. Elle fut ainsi enlevée, et l'on fit une cinquantaine de prisonniers qui furent conduits à l'Hôtel-de-Ville, avec le drapeau de la barricade. Mais il fut impossible à la colonne de se maintenir dans cette position, entourée qu'elle était d'insurgés invisibles. La garde nationale et le détachement du 14me se virent bientôt dans la nécessité de se. retirer, après avoir déposé leurs morts et leurs blessés à la caserne des pompiers.

Au même moment où le général Clément Thomas s'était avancé dans le Marais, une colonne de deux à trois cents hommes, composée de gardes nationaux de la 7me légion et de gardes républicains, partait de l'Hôtel-de-Ville pour aller déblayer la rue Saint-Antoine, qui se couvrait aussi de barricades. A peine entrée dans cette rue, la colonne de l'Hôtel-de-Ville se trouva en présence de groupes nombreux très-hostiles à la garde nationale : il fallut les disperser. Mais au delà de la rue de Fourcy, la troupe fut accueillie par une décharge partie de la barricade Saint-Paul. Deux gardes nationaux furent tués et quatre autres blessés. Il fallut s'arrêter. Bientôt les groupes dispersés sur les derrières tirèrent aussi de leur côté sur la colonne qui se trouva ainsi entre deux feux. Une détermination prompte était nécessaire : les gardes républicains se retournèrent pour faire face à ceux qui assaillaient en queue, et la garde nationale, conduite par l'adjoint, M. Riglet, courut sur la barricade Saint-Paul. Cette barricade, peu défendue ce jour-là, resta facilement au pouvoir de la 7e légion. Mais à peine maîtres de la position, les gardes nationaux reçoivent des décharges nourries, qui parient d'une autre barricade, en face la rue Royale. Heureusement, c'était une erreur : on reconnut que cette fusillade provenait d'un bataillon de la mobile, chargé de chasser les insurgés de la place des Vosges. La réunion se fit devant Saint-Paul. Au bout d'une demi-heure, on jugea que la position n'était point tenable au milieu de tant d'insurgés, et les deux colonnes se retirèrent sur l'Hôtel-de-Ville.

Ainsi, l'insurrection avait pris, dans quelques heures, des proportions colossales, sur cette rive droite que nous venons de parcourir ; partout l'attaque des points retranchés à la hâte avait coûté des flots de sang ; et, à l'approche de la nuit, la troupe et la garde nationale se trouvaient forcées de se placer prudemment sur la défensive !

Du côté de la rive gauche, la lutte du premier jour n'en fut ni moins formidable ni moins vigoureuse de part et d'autre.

Les gardes mobiles qui avaient été envoyés sur la place du Palais de Justice s'y trouvaient fortement incommodés par de nombreux rassemblements du peuple, élevant sous les yeux de la force publique une foule de barricades, lorsque le bataillon reçut enfin l'ordre de prendre les armes et de faire évacuer la place ainsi que le reste de la Cité. Un bataillon de la garde nationale sédentaire fut chargé de seconder ces jeunes gens.

Aussitôt les deux bataillons marchent, avec résolution sur les barricades élevées tout autour. Celles de la rue Neuve-Constanline tombent sans être défendues et sont aussitôt détruites. Une colonne d'insurgés, parmi lesquels se font remarquer de nombreux gardes républicains, se forme alors du côté de la place Dauphine et fait entendre les cris : Vive la République démocratique et sociale ! En avant ceux qui ont du cœur !

Bientôt cette colonne se répand sur le quai des Augustins et dans la Cité, et l'on aperçoit des uniformes de la garde républicaine sur la barricade construite dans la rue de la Cité, barricade que l'on-ne peut attaquer qu'au moment où la garde républicaine de la Préfecture se trouve disponible. C'est cette garde qui est chargée de déblayer la rue de la Cité. Si l'attaque fut vive, la défense fut opiniâtre. Aucun assaut ne réussit. Les gardes républicains perdaient beaucoup de monde, lorsqu'on recourut au canon. Les boulets brisent les pavés, font des brèches considérables ; une partie de la barricade est renversée, mais les insurgés tiennent bon et forcent les assaillants à suspendre le combat. Pendant cette trêve d'une heure, la barricade est renforcée ; et les ouvriers se sont préparés à une nouvelle lutte, qui se borne, du côté des assaillants, à quelques coups de canon tirés de loin et sans résultat. Ainsi, les efforts de la garde républicaine, dans la rue de la Cité, s'étaient brisés contre cette barricade.

Au moment où l'on avait attaqué la rue de la Cité, le général Bedeau, partant de l'Hôtel-de-Ville pour aller dégager le parvis Notre-Dame, rencontrait à la hauteur du pont un fort détachement de l'artillerie de la garde nationale, conduit par son colonel, le citoyen Guinard. Le général parut étonné de cette rencontre. Général, lui dit Guinard, on attaque la souveraineté du peuple ; vous nous voyez prêts à mourir pour la défendre. En effet, le colonel de l'artillerie parisienne et sa troupe, quoique considérés comme de chaleureux républicains, ne se présentèrent pas moins franchement devant la barricade du Petit-Pont. Mais avant de l'attaquer, Guinard se fait un devoir de parler aux insurgés ; sa parole ferme et persuasive produit sur eux l'effet qu'il en attendait ; la barricade ne fut point défendue. Guinard et ses artilleurs s'engagent dans la rue. Là, d'autres insurgés les forcent de se retirer, s'ils ne veulent être reçus à coups de fusil.

Pendant ce temps, le général Bedeau avait pris ses dispositions pour attaquer l'énorme barricade qui barrait le pont de l'Hôtel-Dieu. L'artillerie se forma en colonne au coin de la rue d'Arcole, et se plaça en tète du 48e régiment de ligne. La colonne avait ordre de ne faire aucun mouvement jusqu'à ce que l'artillerie eût tiré son douzième coup de canon. Toutefois, le colonel Guinard marcha vers la barricade pour tenter un dernier effort ; il cria aux insurgés : Au nom de la souveraineté du peuple, je vous somme de vous retirer. Mais une vive fusillade fut la réponse des défenseurs de la barricade, et plusieurs hommes de la 1re batterie furent atteints. Le canon se fit entendre : au douzième coup les artilleurs, suivis du 48e, assaillirent le retranchement, qui fut défendu avec une grande vigueur. Enfin les insurgés durent céder au nombre, et la barricade fut évacuée, tout en combattant. L'entrée de la rue Saint-Jacques se trouva ainsi libre ; mais la colonne du général Bedeau ne s'y engagea point encore : elle venait de faire des pertes sensibles ; le général lui-même avait été assez grièvement blessé ; on comptait des morts et bien des hommes hors de combat. La colonne bivouaqua jusqu'à une heure du matin sur la place du Parvis-Notre-Dame, laissant un poste au Petit-Pont, poste qui fut inquiété toute la nuit par le feu des insurgés occupant le pont de l'Archevêché et les maisons voisines, et qui dut enfin se retirer.

Au même instant où la troupe du général Bedeau était aux prises en face de la rue Saint-Jacques, à deux pas de là, au bas de la rue de la Harpe, la barricade élevée au pont Saint-Michel occupait sérieusement une autre colonne de garde nationale et de troupe de ligne, sous les ordres du chef de bataillon Masson. Cette colonne, sortie du Luxembourg pour aller à l'Estrapade, avait été obligée de rétrograder, ayant trouvé la place du Panthéon couverte de barricades et d'insurgés. De nouveaux ordres prescrivent au commandant Masson de se rendre au bas de la rue de la Harpe : il y conduit un demi-bataillon de la 11e légion et une compagnie de voltigeurs du 12e de ligne. Avant d'attaquer la barricade du pont Saint-Michel, le commandant parlemente avec les insurgés ; mais il les trouve décidés à mourir en combattant. La barricade est attaquée, et bientôt les assaillants en sont les maîtres. Un officier de la garde nationale, qui la défendait, est pris et conduit à la Préfecture de police. Mais les insurgés s'étaient retirés sur une barricade, bien mieux fortifiée, qui barrait la rue Saint-Séverin, au coin de celle de la Bouclerie ; ils accueillirent la colonne par une première décharge qui tua le commandant et atteignit plusieurs de ses hommes. Irritée par cette perte, la troupe se précipite à la baïonnette sur la barricade et s'en empare un instant. Mais les insurgés, qui occupent plusieurs autres points environnants, forcent bientôt la garde nationale à se retirer, reprennent la barricade et s'y fortifient de nouveau.

Un peu plus haut, le général Damesme opère dans les rues de Cluny et des Mathurins-Saint-Jacques avec une colonne de gardes mobiles, à laquelle se joignent des gardes nationaux de la 11e légion. Des détachements de la 10e légion parcourent aussi quelques-unes des rues étroites de ce quartier, y soutiennent quelques engagements, et enlèvent des barricades qui ne lardent pas à être relevées.

Enfin, au Panthéon, considéré comme le quartier général des insurgés sur la rive gauche, l'insurrection se montrait tellement formidable, que les premières troupes envoyées du Luxembourg s'en retournèrent sans avoir osé rien entreprendre.

En effet, non-seulement on trouve ici les ouvriers insurgés, mais on voit parmi eux une grande partie de la 12e légion : un membre de la municipalité de cet arrondissement est de leur côté ; c'est lui qui parlemente avec la première colonne de troupes, qui la supplie de ne point commencer un combat dont les suites peuvent être terribles, et qui promet, de son côté, de contenir les ouvriers et même de faire tomber les barricades pour peu que le gouvernement veuille prendre quelques mesures de conciliation.

Mais pendant que cet officier municipal s'efforce d'empêcher les hostilités dans son arrondissement, une nouvelle colonne, sous le commandement du général Damesme, part également du Luxembourg : elle se compose de troupes de ligne, de gardes mobiles, renforcées de plusieurs détachements de la garde nationale, et de deux pièces de canon servies par les artilleurs ; un membre de la Commission exécutive, le citoyen François Arago, oublie son âge pour marchera la tête de ces troupes, qui vont porter la guerre dans le 12e arrondissement.

La première barricade que cette colonne rencontre est située au coin de la rue Neuve-Soufflot et de la rue Saint-Jacques. M. Arago s'y présente en parlementaire : il exhorte les ouvriers à ne pas persister dans leurs apprêts de la guerre civile, et à jeter ces armes destinées à frapper des concitoyens, des frères : les ouvriers qui sont à portée d'entendre M. Arago abandonnent la barricade. Déjà on se félicite d'un premier succès qui n'a pas été acheté par le sang ; mais, avant que la barricade soit démolie, la colonne, qui a ordre de tirer sur les fenêtres ouvertes, se livre à une fusillade, à laquelle d'autres insurgés répondent des maisons voisines. Ainsi commence, sur ce point, une guerre de pavé en pavé, de maison en maison. La colonne ne s'avance que lentement : elle fouille toutes les maisons et ramasse dans toutes des prisonniers, dont la plupart n'ont pas participé au combat. De part et d'autre on s'irrite, et la place du Panthéon est toute en feu. On tire de la place, on tire de la barricade élevée à la hauteur de la rue des Grès, on tire de la rue Saint-Jacques et surtout de la rue Soufflot, où un grand nombre d'insurgés se sont réfugiés dans les maisons en construction. La troupe, de son côté, tire sur les barricades et sur les fenêtres ; elle traque les insurgés de maison en maison, d'où elle les déloge à coups de fusil, à coups de baïonnette, à coups de crosse. Bientôt les insurgés, après avoir abandonné la rue. Soufflot, se portent vers Saint-Etienne-du-Mont, où ils sonnent le tocsin. La barricade de la rue Saint-Jacques est enfin enlevée par la troupe de ligne et la garde mobile. Dans les rues des Mathurins, de nouvelles barricades sont démolies à coups de canon. Mais une vive fusillade ne tarde pas à s'engager entre la troupe et les insurgés : la troupe fait de grandes pertes.

A six heures, la colonne que conduit M. Arago se dirige sur la barricade la plus formidable, celle de la place Cambrai. Moins heureux qu'à son début, il ne peut se faire écouter des insurgés. L'attaque commence alors : l'artillerie fait plusieurs décharges sans que la barricade paraisse entamée. Il faut l'attaquer à la baïonnette : la troupe l'aborde avec résolution, y pénètre, mais ne peut s'y maintenir ; la barricade est reprise, et. M. Arago rentre au Luxembourg, exténué de fatigue.

Pendant l'affreuse lutte de la rue, que nous avons vainement essayé de décrire, l'Assemblée nationale avait entendu plusieurs orateurs sur la question du rachat des chemins de fer. Elle avait aussi écouté l'insinuation la plus malveillante qui eût encore été faite contre le gouvernement provisoire et les premiers ministres de la République nouvelle. Un représentant, M. Creton, avait cru donner le coup de grâce à la Commission exécutive, en proposant que le Comité des finances de l'Assemblée s'occupât d'urgence de l'examen approfondi des recettes, et surtout des dépenses effectuées dans les cent vingt-sept jours écoulés depuis le 24 février jusqu'au 1er juin.

Le 24 février, dit ce membre du côté droit, le Trésor possédait des sommes considérables ; les recettes ordinaires et extraordinaires ont été effectuées depuis. Que sont devenues ces sommes énormes ? Le pays entier demande compte de leur emploi. Et il insista sur l'urgence de sa proposition.

Vainement un membre fit-il la remarque fort judicieuse qu'on voulait transformer le Comité des finances en cour des comptes ; le renvoi du décret proposé par le citoyen Creton au Comité des finances fut voté. Le coup était porté ; la calomnie pouvait broder sur les motifs qui avaient provoqué cette mesure ! Une heure après, le générai Cavaignac entrait à l'Assemblée et demandait la parole pour donner quelques détails sur ce qui s'était passé à la porte Saint-Denis et dans le faubourg Saint-Martin. Il n'y a plus rien de sérieux, pour le moment, dans ces quartiers-là, affirmait-il. Il y a encore insurrection et lutte dans la rue Saint-Antoine et clans une partie de la rue Saint-Jacques. Des dispositions sont prises pour surmonter la résistance, et j'espère avoir incessamment des nouvelles satisfaisantes à annoncer à l'Assemblée.

Ces affirmations un peu vagues furent écoutées assez froidement. Mais il n'en fut plus de même lorsque le général parla de l'esprit des troupes, de l'ardeur que la garde nationale, la garde mobile et la garde républicaine venaient de déployer contre l'insurrection. Les cris de Vive la garde nationale ! vive la garde mobile ! vive l'armée ! accueillirent les paroles du général, qui céda alors la tribune à l'un des membres de la Commission exécutive, le citoyen Garnier-Pagès, chargé de faire connaître à l'Assemblée les mesures prises par le gouvernement, en présence du danger qui venait l'assaillir. Cet orateur parla longtemps, et avec son emphase ordinaire, des devoirs que la Commission avait à remplir, et qu'elle remplirait, dit-il, de manière à mériter les éloges de l'Assemblée et du pays tout entier. Il annonça que des succès considérables avaient déjà été obtenus, et que les mesures vigoureuses, prises de concert avec le chef des troupes, ne laissaient aucun doute que l'émeute ne fût bientôt vaincue sur tous les points.

Il faut en finir, s'écria-t-il ; oui, il faut en finir avec les agitateurs. Il faut que la République sorte pure et honnête du milieu de tous les périls et des dangers dont on l'environne... Il faut marcher directement à l'émeute, là où elle est. Il faut détruire les barricades là où elles se feront. Eh bien ! nous venons vous dire que nous allons marcher là où l'on fait des barricades, pour les détruire nous-mêmes à l'instant.

Le représentant Bonjean crut que le moment était favorable pour reproduire la proposition faite le matin par le général Lebreton et écartée alors parce qu'on ne connaissait pas, dit-il, toute la gravité des circonstances. Il demanda que l'Assemblée voulût bien, tout en restant en nombre suffisant pour délibérer et faire face aux éventualités, nommer un certain nombre de ses membres pour marcher avec les troupes et dans les rangs de la garde nationale[2]. Le citoyen Bonjean, à qui l'on répondait que l'Assemblée était une et indivisible, se fondait sur les exemples laissés par la Convention nationale ; ce qui fit jeter les hauts cris à ses amis les contre-révolutionnaires.

Pendant que les uns appuyaient la proposition et que les autres la repoussaient de toutes leurs forces, le citoyen Lamartine parut à la tribune pour déclarer que ce n'était ni le moment ni la forme que l'on devait choisir pour céder à ces élans de courage.

Laissons au pouvoir exécutif, ajouta-t-il, le soin de faire son œuvre, et il la fait mieux qu'on ne dit ; la soirée de ce jour et la matinée de demain vous en fourniront les preuves certaines. Mais ce soir, en présence des dangers qui s'éloignent, mais qui peuvent grandir encore, et auxquels nous ne devons pas laisser la nuit pour grossir, permettez-nous de vous conjurer de rester ici, à cette place ; d'y rester tous, entendez-vous, tous, pour qu'il n'y ait pas de rivalité d'intrépidité dans la France. Nous, nous irons où le devoir, où notre mandat nous appelle ; et si nous n'aurons pu étancher les gouttes de sang qui ont été versées si noblement par cette garde nationale, nous serons heureux au moins de pouvoir y mêler quelques gouttes du nôtre.

Des applaudissements accueillirent les paroles de M. Lamartine ; mais ils ne furent pas universels. Les membres qui travaillaient à renverser la Commission exécutive ne voulaient point laisser à ceux du gouvernement la gloire de se montrer seuls devant l'insurrection, et moins encore leur permettre d'accomplir une victoire qui les eût rendus invulnérables au poste d'où on avait juré de les faire descendre. Aussi, malgré le décret que l'Assemblée rendit alors pour établir sa permanence, le citoyen Bonjean insista-t-il longtemps pour qu'elle adoptât sa proposition : il demandait que l'Assemblée désignât cinquante de ses membres pour aller se joindre à l'armée et à la garde nationale, ou tout au moins, qu'elle autorisât ceux qui voudraient y aller à parler en son nom. Mais, quoiqu'il ne fût plus question de porter des paroles de conciliation aux insurgés, la majorité continua de s'opposer à cette mesure, que les circonstances et les exemples cités autorisaient. Le tumulte fut si grand à ce sujet, que le président se vit dans la nécessité de suspendre la séance.

Il était alors près de cinq heures du soir. Le président venait de recevoir une foule de lettres et de rapports de la Préfecture, qu'il ne voulut pas lire. Il demanda la permission de se retirer à la Présidence-, où devait être le général Cavaignac, ou tout au moins l'un de ses aides de camp, à qui le citoyen Sénard désirait communiquer les détails qui venaient de lui parvenir. Le représentant Lacrosse monta au bureau. Mais la séance continua de rester suspendue. Bien des membres ayant profité de cette suspension pour quitter la salle, la délibération ne fut reprise, en effet, qu'à huit heures un quart, sous la présidence du citoyen Auguste Portalis.

On s'attendait à des communications officielles ; mais le président se retrancha sur ce qu'on ne lui en avait point transmis ayant ce caractère. Il se borna à annoncer que l'un des représentants du peuple, le citoyen Clément Thomas, avait été blessé.

Beaucoup de sang a été répandu à Paris, ajouta-t-il. Le pays, dans cette circonstance, attend de nous l'exemple du courage civique : vous le lui donnerez.

Le président ayant alors donné la parole au citoyen Considérant, ce représentant du peuple parut à la tribune pour déclarer que, d'après tout ce qui s'était dit et se disait encore dans les groupes du peuple, il était évident pour lui qu'il existait parmi la population insurgée un fatal malentendu.

Ce dernier mot excita de vives réclamations de la part des membres siégeant au côté droit. On entendit même plusieurs voix s'écrier : A l'ordre ! à l'ordre ! ce sont des assassins !

Quoi ! reprit Considérant lorsque le tumulte fut apaisé, vous ne voulez pas qu'on affirme qu'un grand nombre d'hommes sont en ce moment égarés ! Cela est si vrai, que, dans mon opinion, une démonstration de l'Assemblée pourrait facilement rétablir la paix dans les rues ensanglantées de la capitale.

Obéissant à ce sentiment, à ce désir que nous avons tous de voir le plus tôt possible rétablir l'ordre, le calme, la paix, j'ai conçu un projet de proclamation dont je ne vous donnerai pas lecture, mais que je prie M. le président de soumettre à une Commission. J'ai la conviction qu'il est de nature à ramener une quantité considérable de ces hommes qui sont égarés.

La motion de Considérant paraissait devoir être appuyée, lorsque le citoyen La Rochejaquelein demanda le Comité secret.

Mais l'arrivée d'un représentant, qui venait des barricades et qui raconta ce qu'il avait vu, éloigna un moment la délibération sur ce sujet.

Le citoyen Payer, après avoir parlé du nombre de barricades élevées dans le quartier Saint-Jacques et des pertes éprouvées par la troupe et la garde nationale, ajouta que, sur la place Saint-Michel, il y avait cinq pièces de canon qui faisaient feu contre les émeutiers lorsque M. Arago était arrivé sur les lieux.

A ce nom d'un membre de cette Commission exécutive qui ne tombait pas assez vite, au gré des réactionnaires, l'un d'eux, le citoyen Bineau, s'écria :

Qu'est-ce que cela nous fait, à nous ?

Cela nous fait beaucoup, répliqua vivement le représentant Raynal ; nous devons apprendre avec plaisir qu'un membre de la Commission exécutive fait son devoir.

La garde nationale, reprit un autre réactionnaire, n'a pas besoin qu'on lui donne l'exemple.

Je ne suis pas monté à la tribune pour approuver ou blâmer la conduite suivie par la Commission exécutive, reprit le citoyen Payer, fort surpris de ces interruptions si caractéristiques et si propres à donner la mesure de la haine que les contre-révolutionnaires nourrissaient contre tout ce qui avait appartenu, de près ou de loin, au gouvernement provisoire ; j'y suis monté pour expliquer pourquoi nous n'avons pas de nouvelles officielles, et pour dire que, dansée moment, cela est presque impossible, puisque j'ai vu au poste périlleux : deux des membres de la Commission, et que très-probablement les autres ne sont pas moins utilement occupés

En ce moment, le ministre des finances Duclerc entra dans la salle et monta à la tribune pour raconter en détail à F Assemblée ce qui venait de se passer dans le faubourg du Temple[3], où il s'était trouvé avec, le général Cavaignac et le citoyen Lamartine. Il les avait quittés au moment où le général, pour ménager la vie des hommes, dit le citoyen Duclerc, faisait ralentir le feu, en attendant de nouveaux renforts. Ces renforts, le ministre les avait rencontrés, conduits par le général Lamoricière, au pas accéléré.

Le ministre terminait son récit en faisant connaître qu'il était chargé de dire au secrétaire d'État de la guerre de faire marcher des troupes sur tous les points où la lutte existait encore ; et il sortit aussitôt pour aller remplir sa mission, laissant l'Assemblée en proie à la plus vive agitation.

La proposition du citoyen Considérant est-elle appuyée ? reprit alors le président. — Oui ! oui !Non ! non !Le comité secret ! s'écriaient des représentants.

Je vous ai dit le sentiment qui m'a animé en rédigeant ce projet de proclamation, ajouta Considérant. Bien de mes collègues, qui viennent de le lire, croient, comme moi, que, dans ce moment terrible, une parole de l'Assemblée nationale pourrait plus pour comprimer ou dissiper l'émeute que la force armée elle-même.

De vives réclamations du côté droit ayant encore interrompu l'orateur :

Est-ce que je demande que, tant que l'émeute gronde dans la rue, vous fassiez retirer la force armée et le canon qui doivent rétablir l'ordre ? s'écria l'auteur de la proposition. Non, je ne le demande pas. Mais je demande qu'en même temps que la Commission exécutive obéit aux ordres de l'Assemblée, que la garde nationale, que l'armée font leur devoir, je demande que l'Assemblée nationale elle-même veuille examiner si une parole sortie de son sein ne pourrait pas avoir une autorité immense pour ramener à l'ordre ces malheureux égarés !

Vous appelez malheureux égarés des assassins ! lui crie-t-on du côté droit. Et un grand tumulte éclate dans la salle. Les uns appuient la proposition ; les autres la repoussent, parce qu'ils ne veulent pas qu'on traite les insurgés comme des hommes égarés ; ils les qualifient de brigands, d'assassins, de pillards ! Le représentant Baze demande impérieusement la question préalable sur la proposition. Considérant et ses amis s'y opposent.

J'adjure l'Assemblée nationale, s'écrie l'auteur de la proposition, je vous adjure tous de ne pas repousser une proposition d'un de vos collègues qui est de nature à calmer les agitations, à calmer les troubles.

J'ai demandé la question préalable, reprend le député Baze, en ce sens qu'il n'y a pas lieu à délibérer sur une proclamation, quelle qu'elle soit. Citoyens, vous avez investi d'un pouvoir discrétionnaire votre président ; lui-même a donné un pouvoir immense à un officier général, digne de toute notre confiance ; et c'est lorsque cette action est ainsi concentrée pour prendre les meilleurs moyens, que vous iriez délibérer sur un projet plus ou moins acceptable d'une proclamation que la prudence nous oblige à refouler au fond de nos cœurs !... Notre devoir est de rester impassibles à notre place, sans délibération avec l'émeute, sans pactisation quelconque avec elle, par la discussion d'une proclamation ou d'une autre, et sans aucun de ces moyens qui se discutent et qui, soit qu'on les rejette ou qu'on les adopte, sont également funestes !

La clôture ! la clôture ! s'écrie tout le côté droit.

Vainement plusieurs représentants du côté opposé veulent-ils parler contre la clôture ; elle est adoptée, après deux épreuves, ainsi que la question préalable.

Comment ! s'écrie le citoyen Lagarde, en s'adressant au président, l'on ne veut pas nous laisser parler quand les citoyens se font tuer pour la République ! On veut que nous soyons muets dans une pareille circonstance !

Le citoyen Arago, membre de la Commission exécutive, reprend le président, vient de me faire dire qu'il avait passé la plus grande partie de la journée en face des barricades ; que plusieurs fois, des accommodements, des transactions lui avaient été proposées ; mais qu'il avait pris pour condition première, que les insurgés commenceraient par mettre bas les armes. Ainsi, toute proclamation, toute exposition quelconque de principes serait, dans ce moment, un démenti funeste à l'énergique conduite de la Commission exécutive.

Pas de proclamation ! pas de proclamation ! s'écrie le côté droit.

Néanmoins, le citoyen Bourbousson demande encore que, séance tenante, l'Assemblée nomme une Commission, chargée de faire une adressa la nation. Mais cette nouvelle proposition est accueillie par les murmures du côté droit, qui voit avec impatience la tribune occupée par le citoyen Caussidière. Plusieurs membres de ce côté demandent même la suspension de la séance.

Il y a quarante minutes, vingt-cinq gardes nationaux de la 10e légion sont tombés, leur crie Caussidière...

Nous le savons, lui répond une voix du côté des impitoyables.

Vous le savez, répond l'ancien préfet de police ; vous le savez, et vous ne voulez pas faire une proclamation qui pourrait empêcher l'effusion du sang !... Voulez-vous que douze représentants du peuple se joignent, soit à la Commission, soit au commandant militaire ?

Non, non, répondent la plupart des impitoyables.

Si vous ne voulez pas faire de concessions, continue l'orateur populaire, vous voulez donc qu'on s'égorge dans Paris, toute la nuit ?

On ne raisonne pas avec les factieux, répond le citoyen Bérard ; on les bat.

Ce n'est pas dans une situation pareille, ajoute le citoyen Avond, que nous pouvons faire des concessions.

Caussidière, lui crie Flocon, ne vous arrêtez pas à ces interruptions !

Et Caussidière s'écrie avec force : Je ne demande point de concessions pour l'anarchie ; je demande des précautions pour éviter la guerre civile !

Vous l'avez, lui répond-on du côté droit.

Elle a commencé, elle existe malheureusement, réplique l'ex-préfet de police. C'est pour cela que nous ne devons pas nous occuper d'autre chose que de travailler à l'éteindre ; à moins que l'on ne veuille la destruction de la France !... Vous croyez-vous assez victorieux, assez maîtres de l'ordre de Varsovie pour empêcher que le canon et la fusillade continuent ? Vous n'en êtes pas sûrs, vous, tant que vous êtes ! Serez-vous plus heureux lorsque des millions de coups de fusil auront été tirés, et que des milliers d'hommes seront massacrés ?

Vous parlez comme un factieux, lui crie une voix.

Je propose une proclamation aux flambeaux ; je me mettrai à la tête ; je recevrai les premiers coups... L'appel à l'ordre, par l'Assemblée nationale, appel qui aurait pu être fait à deux heures, est encore possible. N'attendez pas les nouvelles télégraphiques : elles peuvent changer d'un instant à l'autre ; les clubs du désespoir sont en permanence aujourd'hui ; demain, vous verrez la guerre civile.

Et voyant que ses bonnes paroles ne produisaient pas l'effet qu'il aurait dû en attendre : Voulez-vous, encore une fois, vous rendre simplement, sans appareil, auprès du peuple ? s'écrie-t-il. Que six d'entre vous me suivent. Si nous mourons, nous aurons fait notre devoir !

Nous allons avec vous, citoyen Caussidière, lui répondent plusieurs voix.

Je demande, répète encore Caussidière, qu'un certain nombre de députés se rendent, accompagnés d'un membre de la Commission exécutive, dans le cœur de l'insurrection. Pour mon compte, je me livre comme otage et je réponds que nous ramènerons l'ordre, que nous ferons cesser l'effusion du sang.

Pour toute réponse aux efforts des républicains de la veille, dans le but d'arrêter les massacres, la majorité demande la suspension de la séance. Une lutte s'engage pour savoir si cette suspension aura lieu avant que le ministre des finances, qui sollicite d'être entendu, l'aura été, ou si on ne suspendra la délibération qu'après. Au milieu de ces misérables discussions, on entend une voix s'écrier :

Je demande que nous nous en allions chez nous, parce que nous ne faisons rien ici. Critique amère de la conduite que tient l'Assemblée nationale au milieu de l'épouvantable conflit qui a éclaté dans la rue.

Le ministre obtient enfin de parler. Il s'élève contre la proposition de quitter la séance pour aller aux barricades. L'intention est bonne, dit-il ; mais le conseil est insensé. Votre place est ici ; la place de la Commission exécutive est à côté de vous : elle y est ; la place du ministre de la guerre est sur le lieu du combat... Vous pouvez prendre ici toutes les résolutions que vous dicteront les circonstances. Si vous étiez au milieu de la rue, qu'y feriez-vous ? Vous ne pourriez pas délibérer, et vous empêcheriez d'agir. Supposez une catastrophe : elle n'arrivera pas ; mais enfin si elle arrivait dans la rue, où serait l'obstacle contre les factieux ? Il n'y aurait plus de gouvernement.

Et le ministre entra dans de nouveaux détails sur la nature de l'insurrection ; il déclara qu'une partie du peuple lui paraissait trompée sur les intentions de l'Assemblée nationale...

Vos paroles, répond le représentant Baune, sont le meilleur argument dont je puisse m'emparer. M. le ministre vient de vous dire que l'on avait pu calomnier l'Assemblée nationale aux yeux du peuple et calomnier aussi le peuple dans cette Assemblée. Eh bien, faites cesser ce déplorable malentendu.

La guerre civile, s'écrie le président en interrompant l'orateur, ne peut être un malentendu.

Dans des groupes non armés, répond le citoyen Baune, il paraîtrait, selon les paroles du ministre, que l'Assemblée était accusée de n'avoir pas pour le peuple cette fraternité, cette générosité dont elle est animée...

La majorité réactionnaire interrompt ici encore une fois le citoyen Baune pour protester contre ces bruits.

Je persiste, conclut enfin l'orateur. En 1832, MM. Barrot, Laffitte et Arago se sont transportés au cœur de l'émeute, au milieu des baïonnettes, pour répandre des paroles de paix. Imitons ce grand exemple. Qu'un acte public soit fait pour éclairer le peuple qui n'a pas pris les armes et qui peut être trompé.

L'Assemblée répond aux efforts faits par les vieux démocrates pour arrêter l'effusion du sang, en suspendant la séance.

Il alors plus de neuf heures du soir. La journée militante était à peu près finie. Aussi, lorsqu'une demi-heure après la délibération fut reprise, le président donna la parole au général Cavaignac pour instruire l'Assemblée de ce qui était à sa connaissance. Le ministre de la guerre dit qu'il avait espéré pouvoir passer la journée dans le voisinage de l'Assemblée ; mais que, dans l'après-midi, la résistance sérieuse que l'on avait rencontrée au faubourg du Temple l'avait mis dans la nécessité de s'y transporter avec une grande partie de forces qui étaient près de l'Assemblée. Le général Cavaignac entra dans quelques détails sur les événements dont les faubourgs Poissonnière, Saint-Denis, Saint-Martinet du Temple avaient été le théâtre. En ce moment, ajoutait-il, les portions de la ville situées entre les boulevards et les barrières du Nord sont, à ma connaissance, complètement dégagées, non pas d'intention, mais de fait. Je ne doute pas que les séditieux, si on les laissait à eux-mêmes, ne recommençassent la résistance ; mais des mesures sont prises pour les en empêcher.

Le général en chef ne put donner aucun détail sur ce qui s'était passé dans les quartiers Saint-Antoine et Latin ; mais il se montra convaincu que les colonnes des généraux Thomas, Bedeau et Damesme faisaient leur devoir. Il finit par dire qu'il allait passer la nuit à réunir autour de l'Assemblée la portion de troupes qu'il avait fallu en détourner pour les opérations énergiques nécessitées par la révolte. Et, sur la demande qui lui fut faite s'il attendait des troupes, il répondit en ces termes :

Tout ce qui était dans la banlieue de Paris, à Versailles, à Saint-Germain, est entré depuis longtemps : c'est la première chose que j'ai faite. Outre cela, l'ordre a été donné aux troupes qui sont sur la ligne des chemins de fer de se rendre à Paris. Les gardes nationales des départements voisins accourent aussi. En ce moment, il y a aux portes de Paris une quantité considérable de légions de la banlieue, qui ne sont pas encore entrées à cause des barricades ; je leur ai fait dire d'entrer par d'autres barrières et de se diriger ailleurs.

Ces détails firent comprendre combien la situation était grave. Aussi le président fut-il le premier à proposer la publication solennelle de la résolution prise par l'Assemblée de rester en permanence. L'objet de cette publication était de faire tomber le bruit que l'on faisait circuler, du côté des barricades, que l'Assemblée était en dissolution.

L'Assemblée nationale, portait le texte de cette résolution, se déclare en permanence. L'Assemblée nationale, décidée à remplir dans toute leur étendue les grands devoirs que la confiance de la nation lui impose, compte fermement, pour le maintien de l'ordre et les institutions démocratiques promises à la France, sur le concours et le patriotisme de tous les bons citoyens. Vive la République !

Le représentant Lagrange, qui, au commencement de la séance, avait renoncé aux interpellations qu'il croyait propres à empêcher la guerre civile, prononça alors de bonnes paroles pour prêcher l'union et la fraternité.

Nous sommes sénat, dit-il ; eh bien, citoyens, mourons sur nos chaises curules ; mais que pas un cri, pas un mot ne vienne déranger la gravité de vos délibérations au moment où la patrie est en danger.

Qu'on ne s'y trompe pas, ajouta-t-il ; si la République est détruite, et elle ne le sera pas, citoyens, quelles que soient les mauvaises passions qui peuvent combattre contre elle en dehors de cette enceinte, elle ne périra pas. Mais, si elle périssait, oh ! alors, malheur et malédiction pour ceux qui auraient attiré sur la patrie cette foudre parricide ! Ce ne serait pas un prétendant qui monterait sur le fauteuil que Février a brisé, ce serait le czar de toutes les Russies. Eh bien ! serrons nos rangs ; offrons-nous tous, s'il le faut, au milieu des désordres de cette bataille fratricide ; car ce sont des frères qui combattent contre des frères. Serrons-nous, présentons-nous, non pas ce soir, c'est peut-être inutile, mais demain, au point du jour, à l'endroit le plus fort du danger, et allons dire à nos amis : Vous, le plus pur sang du peuple ; vous, les travailleurs du fusil, comme les ouvriers sont les travailleurs de l'atelier, serrons nos rangs ; prenons-y garde, que la deuxième prédiction de Napoléon ne s'accomplisse. Voulez-vous être Français, ou voulez-vous être Russes !

Malheureusement, il y avait dans l'Assemblée plus d'un homme qui détestait moins le knout russe, que ce qu'on appelait la République, rouge ; et ces gens ne voulaient qu'une chose : détruire la démocratie, à quelque prix que ce fût. Aussi rejetaient-ils impitoyablement toutes les proposions qui auraient pu amener une solution, autre que celle du canon.

Garnier-Pagès vint raffermir ces hommes dans leur système, en étalant à leurs yeux les forces immenses que le parti qui se qualifiait honnête et modéré allait avoir sous sa main.

Citoyens représentants, dit ce membre de la Commission exécutive, après avoir annoncé que les représentants Dornès et Bixio venaient d'être blessés grièvement ; représentants de la France, demain nous continuerons à faire notre devoir avec énergie ; nous prendrons toutes les mesures. Comme je l'ai déjà dit, ces mesures, C'EST LE CANON. Demain, nous irons en forces mettre un terme à cette insurrection que l'on ne peut comprendre, qui prend tous les drapeaux, qui n'en avoue aucun, qui est un parti payé, un parti soudoyé, et qui renferme des principes d'anarchie de tout genre.

L'organe de la Commission exécutive avait à peine fini son effroyable manifeste, qu'on vit un questeur de l'Assemblée, collègue de députation de Garnier-Pagès, le citoyen Degousée, s'approcher du banc du gouvernement et adresser des paroles très-vives aux citoyens Lamartine et Duclerc qui s'y trouvaient. Et comme on l'engageait à monter à la tribune, il s'y précipita, en s'écriant :

Les malheurs de cette journée étaient prévus, étaient annoncés et provoqués par les journaux anarchistes...

C'est vrai ! c'est vrai ! interrompt le côté droit.

Qui, depuis quelques jours, cherchaient à démontrer que l'Assemblée nationale n'était qu'un foyer de corruption : qu'il fallait la chasser ; par l'Organisation du travail, ce journal incendiaire, et par d'autres. Je demande que le pouvoir exécutif fasse, dès cette nuit, arrêter ces journalistes, afin que demain ils n'empoisonnent plus la population.

Cette proposition, plus propre à exciter la guerre civile qu'à y mettre un terme, était trop dans la pensée des réactionnaires pour qu'ils la repoussassent franchement. Mais le côte gauche s'écria en masse : Point de violence ! Le citoyen Degousée n'en insista pas moins.

Demain, poursuivit-il, ces journaux flétriront la conduite de la garde nationale ; ils diront que c'est elle qui a attaqué, que le peuple était innocent et dans son droit... Je sais que la garde nationale, qui a si bien fait son devoir, est dans un tel état d'irritation, qu'elle voulait se porter sur les presses et les briser. Je l'ai suppliée de n'en rien faire, l'assurant que le pouvoir saurait sévir, et lui disant que les presses et les machines doivent toujours être respectées... Mais si nous ne profilons pas du désastre qui vient de nous frapper pour montrer de la vigueur et de l'énergie, pour nous débarrasser de quinze ou dix-huit cents fauteurs d'anarchie qui empoisonnent la capitale et le pays, jamais la République ne pourra survivre.

Pourquoi ne demandez-vous pas l'état de siège ? lui dit un représentant du côté gauche.

Je ne demande pas l'état de siège ; mais je demande que, pour le crime du 15 mai, comme pour le crime d'aujourd'hui, la déportation ait lieu sur la reconnaissance de l'identité des individus.

Pour l'honneur d'une Assemblée républicaine, s'écrie le citoyen Durieu, je demande l'ordre du jour.

J'ai fait, tout à l'heure, les plus grands efforts pour empêcher l'honorable préopinant de prononcer les paroles imprudentes qu'il a lancées, reprit le citoyen Duclerc ; je crois qu'il est sinon dangereux, au moins très-fâcheux que de pareilles questions soient produites à la tribune... — (C'est vrai ! c'est vrai !)Il est sans doute nécessaire que le gouvernement montre de l'énergie dans les circonstances où nous sommes : le gouvernement vous a montré aujourd'hui qu'il en avait. Maintenant, qu'exigez-vous ? un coup d'État ? Il ne le fera pas.

Il y a eu conspiration, reprend le ministre, qui se sent fortement appuyé par les républicains ; cela est évident. Quels sont les conspirateurs ? Ils sont un peu partout. Quel est le devoir du gouvernement ? De les saisir où qu'ils soient. Mais parce qu'un citoyen occupe une fonction, qu'il est journaliste, ce n'est pas une raison pour l'arrêter... Permettez, continue le ministre, que les réactionnaires viennent d'interrompre violemment ; permettez. Si cet homme a commis un crime, quel qu'il soit, le procureur de la République devra mettre la main dessus. Mais une mesure générale, une mesure prise sans examen, une de ces arrestations arbitraires contre lesquelles nous avons lutté pendant dix-sept ans, jamais nous ne la prendrons.

Le citoyen Duclerc ayant été fortement applaudi, il ne restait plus au président qu'à mettre aux voix l'ordre du jour demandé sur là violente proposition de l'honnête et modéré citoyen Degousée que le parti du National avait fait élire en le portant sur ses listes. L'ordre du jour fui adopté, au grand chagrin du parti modéré, qui ne rêvait que violences, emprisonnements et déportations.

Rien n'étant plus en délibération, le président proposa alors de suspendre la séance jusqu'au lendemain matin.

La ville est calme, dit alors le représentant Trédern, qui venait de parcourir les quartiers occupés par la garde nationale ; quelques coups de fusil se font encore entendre, mais ils sont isolés. Les barricadés sont, en général, occupées par la garde nationale dans les rues de la Harpe et Saint-Jacques, ainsi que dans tous les quartiers environnants. Seulement, comme Ces troupes sont, en général, sous les armes sur les places, ces barricades ne sont pas démolies et sont mal gardées. Je prierai donc le gouvernement de prendre des mesures et d'envoyer sur les lieux des troupes de ligne qui puissent conserver ces positions de manière qu'elles ne soient pas occupées demain matin, à la pointe du jour, par les insurgés, et qu'elles ne nous coûtent de nouvelles pertes. C'est la gardé nationale elle-même qui nous a exprimé ce vœu.

La demande de là garde nationale ayant été immédiatement transmise au gouvernement, la séance fut suspendue à minuit, pour être reprise le lendemain matin à huit heures.

Maintenant, que se passa-t-il dans le reste de cette nuit qui dut n'être qu'une longue veillée des armes ?

Du côté des insurgés, il n'y eut pas un instant de perdu. Ceux qui n'avaient pas encore de fusil en cherchèrent. Partout on se mit à fondre des balles, à fabriquer de la poudre ou à s'en procurer par tous les moyens possibles, à faire dés cartouches, à relever les barricades les plus importantes, à en construire dé nouvelles sur d'autres points jugés meilleurs, et enfin à recruter par la persuasion, l'intimidation même, de nouveaux soldats des barricades. Les espérances fallacieuses que les combattants de la veille firent luire aux yeux des hommes témoins de l'intrépidité que ces combattants avaient cru mettre au service de la cause sacrée, leur acquirent encore cette partie du peuple de Paris, ardente à courir au danger, parce qu'elle avait la conscience de se dévouer pour la liberté et l'égalité. Sur tous les points qu'ils occupaient, les insurgés ne négligèrent aucun des détails nécessaires pour soutenir la lutte du lendemain,

Mais le défaut de vues générales continua de les faire agir isolément et sans cet ensemble indispensable au succès. Maîtres de plusieurs imprimeries, ils ne songèrent seulement pas à s'en servir pour faire connaître l'esprit qui les dirigeait ; et, en se dévouant avec tant d'abnégation pour les principes démocratiques, pour les progrès de l'humanité, ils ne surent pas dire au monde attentif pourquoi ils couraient à la mort ou au martyre !

Ce fut là la grande faute des insurgés, faute dont leurs ennemis s'emparèrent pour empêcher toute démarche conciliante. Elle permit aux réactionnaires de répandre les bruits les plus erronés sur les intentions de ces hommes qui, disait-on, n'avaient point de drapeau, se couvraient de tous, et que tous les partis hostiles à la République soudoyaient ; de les désigner comme d'ineptes anarchistes, comme des ennemis de la société, des pillards, des incendiaires, n'ayant dans leurs rangs que des forçats, des gens de sac et de corde, des anthropophages. Ainsi que nous l'avons déjà dit, la vérité fut voilée pour la partie de la capitale que les insurgés n'occupaient point ; personne, de ce côté, ne sut que les propriétés furent rigoureusement respectées là où ils dominèrent ; témoin ces mots qu'on lisait encore sur toutes les portes après le combat : Mort aux pillards ! personne ne témoigna des bons traitements qu'ils exercèrent envers les prisonniers ! personne ne rendit compte au public de leur sobriété sur les barricades, tandis que de l'autre coté on se gorgeait de liqueurs excitantes ! personne enfin ne put les défendre des atrocités qu'on leur prêtait avec tant de prodigalité ! La haine implacable des royalistes put donc s'exercer contre ces insurgés impunément et de la manière la plus terrible dans ses conséquences : toutes les horreurs imaginées dans le but de noircir, de flétrir, de mettre au ban de la société ces mêmes hommes pour lesquels la presse réactionnaire n'avait pas trouvé assez d'éloges après la révolution de Février, furent lancées et accréditées dans le public, avec un art dont les royalistes ont seuls le secret. La calomnie fit plus de mal à l'insurrection de juin que toutes les batteries de canons et d'obus, que toutes les baïonnettes que le général Cavaignac se préparait à diriger contre les barricades durant cette nuit où personne ne ferma l'œil.

Mais pendant que chaque côté faisait ses préparatifs de combat, les intrigants politiques veillaient eux aussi. Ils avaient juré de renverser la Commission exécutive, en s'emparant de la moindre circonstance pour la faire déclarer au-dessous de sa haute mission. Mais l'occasion semblait leur échapper, le gouvernement se montrant plus énergique que ses ennemis ne l'eussent voulu. Il fallut donc aviser à d'autres moyens.

Ces moyens, nous allons les voir développés habilement par les députés qui voulaient rompre en visière avec ce qui restait encore au pouvoir d'hommes issus de la révolution, quelle qu'eût été d'ailleurs leur condescendance pour le parti réactionnaire.

Avant tout, nous devons mentionner ici les mesures liberticides que le procureur général Corne crut devoir faire revivre contre la presse.

Par les dépêches que ce singulier magistrat d'une République fit parvenir au préfet de police dans la nuit, il remit à exécution l'article 1er de la loi du 10 décembre 1830 contre l'affichage. Ainsi, la liberté dont le public avait joui depuis la révolution d'afficher les imprimés ou écrits traitant de matières politiques, ne fut plus considérée que comme une concession dangereuse, qu'on supprimait.

La deuxième dépêche remettait encore en vigueur la loi du 16 février 1834, rendue pour interdire la profession de crieur, vendeur ou distributeur d'écrits quelconques sur la voie publique ; et l'on appliquait même les dispositions de cette loi liberticide aux chanteurs.

Enfin, le procureur général faisait revivre toutes les mauvaises lois de la monarchie destinées à réglementer les imprimeries, et à faire peser sur les maîtres imprimeurs la plus sévère responsabilité.

Ainsi, les principaux agents du gouvernement semblaient frappés de cécité. Ils agissaient comme s'ils eussent voulu donner raison à ceux qui prenaient les armes pour reconquérir les libertés que la réaction enlevait journellement au peuple ; ils fournissaient à l'insurrection de nouveaux et de graves griefs contre le gouvernement ; ils se conduisaient comme l'auraient fait les rois que le peuple français avait chassés !

Mais si le procureur général sacrifiait si aisément en détail les libertés conquises en février, il était réservé aux députés contre-révolutionnaires de les sacrifier en masse.

A peine la séance fut-elle reprise, le président se fit un devoir de satisfaire à l'empressement de l'Assemblée ; il lui donna des nouvelles de la lutte fratricide commencée la veille.

Toute la partie de la nuit jusqu'à une heure même après la pointe du jour, dit le citoyen Sénard, on n'a attaqué ni d'une part, ni de l'autre ; des barricades toutefois avaient été relevées et renforcées sur plusieurs points pendant la nuit. Somme toute, dans les divers quartiers où, hier, il y a eu lutte, il semble, et déjà dans bien des endroits c'est certitude, que la lutte doit se reproduire aujourd'hui ; les insurgés paraissent avoir, sur divers points, étendu leurs moyens : sur d'autres points, les mesures prescrites par l'autorité militaire ont amené une concentration telle qu'on a l'espérance, notamment dans le quartier Saint-Jacques et dans une partie du faubourg Saint-Antoine, que, d'ici à très-peu d'heures, l'insurrection sera dominée : elle est cernée par beaucoup de troupes, qui exécutent d'une manière précise et vigoureuse des mouvements combinés.

Toutefois, ajoutait le président, il ne faut pas se dissimuler que les circonstances sont graves, et qu'il est impossible d'espérer une solution à moins d'une lutte très-énergique à laquelle l'armée est résolue : l'armée et la garde nationale sont dans les meilleures dispositions : la garde nationale répond en ce moment, sur tous les points, à l'appel, et montre une ardeur considérable...

Le président terminait son rapport par rémunération des renforts qui étaient arrivés dans la nuit, et de ceux qu'on attendait à chaque instant de toutes les villes à portée et des lignes de chemins de fer. Puis il proposait de formuler ainsi la pensée de l'Assemblée nationale envers les citoyens qui se dévouaient à la République de l'ordre :

L'Assemblée nationale décrète ;

La République adopte les veuves et les enfants des citoyens qui ont succombé dans la journée du 23 juin, et de ceux qui pourraient périr encore en combattant pour la défense de l'ordre, de la liberté et des institutions républicaines.

Cette résolution fut votée par acclamation.

La séance fut de nouveau suspendue, après que le président eut fait connaître la situation où se trouvaient les représentants et les généraux blessés la veille.

Il était alors neuf heures ; le combat avait recommencé avec une nouvelle énergie, sur tous les points disputés dans la précédente journée. Les nouvelles qui arrivaient à l'Assemblée, les bruits qui couraient à ce quartier général dit pouvoir, ne tardèrent pas à y semer l'alarme. Les insurgés, y disait-on, faisaient des progrès. Là séance fut reprise à là hâte, et bien des membres du côté droit voulaient se constituer en Comité secret ; mais le côté gauche, appuyé par une partie des centres s'y opposèrent, et la délibération resta publique. On put ainsi savoir quel allait être le résultat dés intrigues de la nuit.

Ce fut d'abord le citoyen Pascal Duprat ; républicain de là veille, mais d'opinions et de principes peu arrêtés, qui monta à là tribune pour demander, au nom de plusieurs de ses collègues, la mise de Paris en état de siège. C'était demander là concentration du pouvoir entre les mains des chefs militaires !

Pour se rendre dompte d'une pareille proposition, il faut savoir qu'aux yeux de certains hommes effrayés de la situation, l'état de siège se présentait comme une panacée qui allait les délivrer de tous les maux redoutés. Ces hommes, si au-dessous de la crise, se figuraient qu'ils étaient impuissants pour la dominer, et ne demandaient pas mieux que de se débarrasser de leur part de responsabilité, en créant la dictature du sabre. Ceux-là voulaient pouvoir fermer les veux sur le danger, et ne plus assister à la lutte qu'en amateurs désintéressés.

Mais à cote dé ces représentants qui ; ne comptant plus sur eux-mêmes, allaient au-devant du despotisme militaire et faisaient ainsi bon marché des libertés publiques et des lois qui les garantissaient, se trouvaient ceux, bien plus nombreux, qui ne voulaient concentrer le pouvoir en une seule main qu'afin de l'arracher à la Commission exécutive, encore trop républicaine, trop révolutionnaire selon eux. Ceux-ci arrivaient à là séance avec un plan parfaitement combiné, plan dont là gravité des circonstances secondait merveilleusement la réussite. Ce plan fut développé à l'instant même où Pascal Duprat venait de porter les premiers coups à la Commission, en demandant l'état de siège et la concentration de tous les pouvoirs entre le mains du général Cavaignac.

Attendez, s'écria le réactionnaire Bonjean, il y a une proposition plus complète.

Mais avant que la réaction puisse développer son plan, le côté gauche, par l'organe du citoyen Larabit, repousse de toutes ses forces la proposition de la mise en état de siège : il pense que la délégation des pouvoirs nécessaires pour vaincre l'insurrection doit suffire.

Je m'oppose à l'état de siège, s'écrie Larabit ; je m'oppose à la dictature : les lois suffisent avec la force armée pour rétablir l'ordre dans la cité. Oui, répond-il aux conjurés qui veulent renverser le gouvernement ; oui, l'énergie et le dévouement du général Cavaignac, le dévouement de la garde nationale et de l'armée suffisent pour sauver la République. Nous n'avons pas besoin de suspendre les lois : déléguons toute notre confiance au général Cavaignac ; mais repoussons l'idée de placer sous l'empire inique de l'état de siège la capitale de la France, le chef-lieu du monde.

Les réactionnaires répondent à cette digne protestation par les cris : Aux voix ! aux voix ! S'il le faut, ils exagéreront le mal, afin d'atteindre leur but liberticide. Allez donc voir ce qui se passe dans la rue, criaient-ils au côté gauche. Mais, en effrayant ainsi les hommes timorés, ils savent, eux, que les forces immenses dont va disposer le général en chef, forces qui n'ont pas encore été déployées, forces qui semblent attendre pour marcher et pour agir vigoureusement le moment où la dictature sera décrétée, ne laissent aucune inquiétude sérieuse sur l'issue d'une lutte si inégale.

Le citoyen Dupin aîné vient au secours des ennemis de la Commission exécutive : il explique, ou plutôt il cherche à expliquer, par des subtilités, que l'Assemblée n'entend pas se désister de ses droits ; qu'elle n'entend pas déférer la dictature, mais seulement déléguer le pouvoir exécutif, comme si le pouvoir exécutif n'avait pas été précédemment délégué à la Commission du gouvernement !

Pascal Duprat explique de la même manière l'esprit de sa proposition : il ne vient pas aliéner les droits de l'Assemblée. A son avis, l'Assemblée nationale ne doit rien perdre de ses droits et de sa souveraineté : il ne s'agit que des pouvoirs exécutifs. Et lors même que ces pouvoirs seront remis entre les mains du général Cavaignac, ajoute-t-il, nous siégerons ici dans toute la majesté de notre souveraineté.

Les réactionnaires sont plus francs.

Voici une autre proposition, dit le citoyen Bauchard, représentant encore inconnu, mais à qui ses amis réservent un grand rôle. C'est un nouveau projet que j'ai l'honneur de vous soumettre au nom d'un grand nombre de vos collègues. Vous choisirez.

Et le citoyen Bauchard lit :

Considérant que dans les circonstances douloureuses et graves où la patrie se trouve placée, il est du droit de l'Assemblée nationale de prendre les mesures les plus énergiques pour faire cesser l'effusion du sang, rétablir l'ordre et assurer le salut de la République ;

Considérant que la première de ces mesures est la concentration entre les mains d'un chef militaire de tous les pouvoirs, au nom de l'Assemblée ;

L'Assemblée nationale décrète :

La Commission exécutive cesse à l'instant ses fonctions ;

Ses pouvoirs sont confiés au patriotisme du général Cavaignac ;

Le ministère actuel est provisoirement maintenu.

 

On comprend combien la lecture de ce projet souleva de réclamations de la part des républicains. Non ! non ! s'écriait le côté gauche, à mesure que le citoyen Bauchard développait la pensée de ses amis. — C'est de la passion ! lui criait-on, lorsqu'il proposait de chasser la Commission exécutive.

Cependant, quelques réactionnaires ne se montrèrent pas, complètement satisfaits de la proposition qu'ils venaient d'entendre. L'un d'eux, le citoyen de Luppé, trouva moyen de la compléter en deux lignes. Il proposa de dire tout simplement :

L'Assemblée nationale déclare Paris en état de siège, et délègue tous ses pouvoirs au général Cavaignac.

Je proteste de toutes mes forces contre la déclaration de l'état de siège, s'écrie le citoyen Nachet. Je fais une invocation à tous les souvenirs des hommes qui siègent dans cette Assemblée, et qui nous ont prêté leur appui en 1832 pour lutter contre la mise en état de siège...

C'étaient des ordonnances, lui répond le côté droit.

Mais le citoyen Nachet invoque le témoignage de M. Odilon Barrot, qui, dit-il, soutint alors avec tant de force et de logique les véritables principes, ces principes éternels de justice, qu'il ne reniera pas aujourd'hui.

Au nom de la patrie, s'écrie le citoyen Bastide, ministre, des affaires étrangères[4], je vous supplie, citoyens, de mettre un terme à vos délibérations, et de voter le plus tôt possible, Dans une heure peut-être l'Hôtel-de-Ville sera pris : on nous l'annonce à l'instant même.

La garde nationale, ajoute le représentant Tréveneuc, demande de tous côtés l'état de siège.

C'est le vœu de la population entière, affirme le citoyen Langlois.

Vainement le côté gauche proteste-t-il et contre la véracité des nouvelles accréditées par le citoyen Bastide, et contre le prétendu vœu de la garde nationale et de la population, exprimé par des représentants qui n'ont pas quitté le quai Conti ; vainement encore le citoyen Larabit se cramponne-t-il à la tribune pour y continuer ses protestations contre les mesures extra-légales que les réactionnaires veulent voter ; le président Sénard s'empresse de les mettre aux voix, par paragraphes distincts. Mais il est obligé de recommencer les épreuves, ayant oublié lui-même la vaine déclaration de la permanence de l'Assemblée, sans laquelle beaucoup de membres refusent leur concours. Les paragraphes sont ensuite votés comme il suit :

1° L'Assemblée nationale se déclare en permanence.

2° Paris est mis en état de siégé.

3° Tous les pouvoirs exécutifs sont délégués au général Cavaignac.

Ces trois paragraphes sont votés par la majorité de l'Assemblée, mais non sans quelques énergiques protestations.

Au nom des souvenirs de 1832, s'écrie le représentant Germain Sarrut, nous protestons, mes amis politiques et moi, contre l'état de siège.

A l'ordre ! à l'ordre ! lui répondent les réactionnaires ; c'est voté !

Je proteste contre l'état de siège, ajoute Lagrange ; c'est la violation de la fraternité !

Je me joins de tout mon cœur à la protestation de mes amis, dit aussi le citoyen Buvinier.

Quoi ! s'écrie Larabit, en entendant les réactionnaires clamer : A l'ordre ! quoi ! on ne nous laissera pas seulement exprimer nos opinions ?

Mais c'est un parti pris par les ennemis de la Commission et du peuple, comme par les amis du général Cavaignac, de ne permettre aucune protestation, ou plutôt de les étouffer sous leurs cris. Et pour en venir plus facilement à bout, ils demandent la suspension de la séance.

Avant de voter cette suspension, le citoyen Considérant veut renouveler sa proposition de la veille. Il adjure l'assemblée de donner un correctif aux mesures extrêmes qu'elle vient de prendre : il insiste pour qu'elle fasse une proclamation qui permette aux membres de l'Assemblée non-seulement de représenter le principe de l'ordre, mais encore de parler de pacification au peuple.

Quand les barricades seront prises, lui répond une voix du côté des impitoyables.

Et Considérant n'ose plus insister.

Un seul mot ! s'écrie encore Lagrange d'une voix à dominer le tumulte qui règne dans la salle. Vous savez que j'ai tout fait pour que l'union fût complète parmi vous. Vous savez que j'aurais été tout prêt à aller me jeter au milieu des barricades, au milieu des hommes du peuple, mes camarades et mes frères, pour leur dire :

Union ! union !

Mais, maintenant, je ne puis plus vous dire : nous sauverons nos enfants, parce que vous venez de pousser le cri de guerre !

Que vos consciences soient légères !...

Quant à moi, vous ne me trouverez pas au milieu de la guerre civile ni d'un côté ni d'un autre : je ne veux point me mêler à ceux qui combattent frères contre frères. Je proteste contre l'état de siège et contre la guerre civile !

L'Assemblée se sépare dans la plus grande agitation. Les colloques les plus animés s'établissent entre les membres de la gauche, qui restent à leurs places, et les autres membres de l'Assemblée qui se retirent dans les bureaux.

La séance n'est cependant suspendue que pour quelques instants. Une demi-heure après (à dix heures et demie), le président remonte au fauteuil, l'Assemblée se réunit insensiblement, et elle entend la lecture du message suivant, que vient de lui adresser la Commission exécutive.

Citoyen président,

La Commission du pouvoir exécutif aurait manqué à la fois à son devoir et à son honneur en se retirant devant une sédition et devant un péril public : elle se retire seulement devant un vote de l'Assemblée.

En remettant les pouvoirs dont vous l'aviez investie, elle rentre dans les rangs de la représentation nationale pour se dévouer avec vous au danger commun et au salut de la République.

Les membres de la Commission du pouvoir exécutif :

F. ARAGO, LEDRU-ROLLIN, GARNIER-PAGÈS, LAMARTINE, MARIE.

Le secrétaire : PAGNERRE.

 

FIN DU DEUXIÈME VOLUME

 

 

 



[1] Les barricades élevées pendant cette lutte néfaste, bon nombre l'étaient par de petits groupes d'insurgés aidés par des femmes et des enfants. Les curieux et les passants devaient toujours y porter quelques pavés. Mais on ne voyait guère qu'une poignée d'hommes en armes lorsqu'il s'agissait de les défendre, et plus d'un de ces retranchements fui longtemps disputé par six à huit hommes déterminés.

[2] Comme on l'aperçoit facilement, il existait une grande différence entre l'esprit la proposition du citoyen Bonjean et celle faite le matin par le général Lebreton. Ce général voulait que ces représentants fussent envoyés aux insurgés pour exercer sur eux la puissance morale de la persuasion. M. Bonjean ne pensait à autre chose qu'à donner des auxiliaires à la troupe pour l'encourager.

[3] Le citoyen Duclerc raconta les événements qui venaient de se passer dans le faubourg du Temple à peu près comme nous les avons reproduits un peu plus haut.

[4] Les hommes du National croyaient que le pouvoir ne sortirait pas de leurs mains.