HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XVII.

 

 

Grands rassemblements du peuple dans la matinée du 23. — Ils demandent du pain ou du plomb. — Le pouvoir ne s'occupe qu'à augmenter ses forces militaires. — Rancune du parti réactionnaire contre la mauvaise queue de Février. — Leurs coupables espérances. — Les insurgés n'ont pas de plan arrêté. — On leur laisse le temps d'achever leurs barricades. — Premier retranchement à la porte Saint-Denis. — En quelques heures la moitié de Paris en est hérissée. — L'autorité fait battre le rappel. — Les ouvriers crient Aux armes ! — Craintes des démocrates sur la nature du mouvement. — Ils craignent pour la République. — Les républicains sont les premiers à répondre au rappel. — Immense malentendu. — Difficultés qu'éprouve la garde nationale pour se réunir aux mairies. — Réunion des troupes de ligne. — Les insurgés se tiennent sur la défensive. — Ils ne font aucune réclamation et ne publient aucun manifeste. — La Commission exécutive se rend au palais de l'Assemblée nationale. — Le commandement en chef est déféré au général Cavaignac. — Conditions qu'il y met. — Premières dispositions militaires. — Points fortifiés par les insurgés. — Les ateliers nationaux disparaissent dans cet immense mouvement populaire. — Système du général en chef. — Forces dont il dispose ce jour-là. — Confusion que l'on entretient dans les idées. — La porte Saint-Denis. — Barricades qui l'entourent. — Drapeaux qui flottent sur ces barricades. — Première attaque sur ce point. — La guerre civile commence. — Voile qui couvre la couleur de l'insurrection. — Ouverture de la séance. — Le ministre dénonce les partis conspirant contre la République. — Circulaire du maire de Paris contre les pillards et les désorganisateurs. — Erreur funeste du pouvoir. — Espérances que les réactionnaires fondent sur l'insurrection. — Ils font rejeter la bonne proposition du général Lebreton. — Tristes nouvelles lues à la séance. — Rapport du citoyen Falloux contre les ateliers nationaux. — Il propose leur dissolution. — Opposition que ce projet rencontre. — Paroles du ministre des travaux publics.

 

La nuit du 22 juin ne fut guère plus calme que l'avait été la journée. Une colonne d'ouvriers des ateliers nationaux envoyée à Corbeil, sous prétexte de travaux de terrassement à exécuter, était rentrée à Paris, fort exaspérée de n'avoir rien trouvé à faire. Comme ceux revenus de la Sologne, ces travailleurs ne mirent pas en doute qu'on n'eût voulu les exiler afin de laisser le champ libre aux réactionnaires. La détermination d'en finir avec les ennemis de la République devint dès lors plus formelle.

Au lever du soleil, les places, carrefours et autres lieux de réunion du peuple dans les quartiers de l'Est se couvrirent insensiblement d'une multitude d'ouvriers, dirigeant leurs pas vers le Panthéon, par l'Hôtel-de-Ville. Leur marche était précipitée, mais silencieuse, et leur attitude sombre. Quelques cris Du pain ou du plomb, se faisaient seuls entendre.

Du côté de Montmartre, de la Chapelle-Saint-Denis, du faubourg du Temple, de grands rassemblements se formèrent aussi sous les divers drapeaux des ateliers nationaux et des corporations. Ces mêmes groupes s'avancèrent jusqu'à la Porte Saint-Denis, et même jusqu'au boulevard Bonne-Nouvelle, sans rencontrer aucune force armée capable de les arrêter.

Vers les neuf heures, tous les quartiers populeux, tous les lieux célèbres dans les fastes de nos révolutions, se trouvaient encombrés d'hommes du peuple ; à chaque instant les renforts arrivaient par bandes, dont quelques-unes avaient leurs drapeaux. Personne ne leur disputant le terrain, ces masses affamées, qui ne demandaient que du pain, n'eussent point commencé la lutte fratricide que nous devons raconter, si, en ce moment suprême, la Commission exécutive ou quelque députation de l'Assemblée nationale se fût montrée sur les lieux pour adresser aux ouvriers quelques-unes de ces bonnes paroles propres à faire tomber des mains ces armes que le désespoir faisait prendre aux travailleurs. Mais, au lieu d'une démarche conciliante qui eût honoré le gouvernement, au lieu d'épuiser tous les moyens qu'un père de famille ne craint pas de mettre en œuvre pour ramener des enfants égarés, le gouvernement ne s'occupa que des mesures vigoureuses qu'il comptait employer pour vaincre l'émeute et dissoudre les ateliers nationaux. Le Conseil permanent qui se tint au Luxembourg, et où assistèrent les généraux et les autres chefs militaires, n'eut pour objet que de réunir les baïonnettes et les canons nécessaires : la Commission exécutive ne songea seulement pas à tenter une pacification !

C'est qu'elle subissait la funeste influence des hommes décidés à en finir à tout prix avec les ateliers nationaux, c'est-à-dire avec les hommes de février et de mai ; c'est que, d'un autre côté, le parti réactionnaire de l'Assemblée nationale employait merveilleusement son activité et toutes ses ressources à détruire la mauvaise queue de Février, afin d'assouvir ses rancunes personnelles. On ne pouvait mettre en doute que la réaction ne vît avec joie se dérouler le drame destiné à anéantir l'armée du désordre, et à assurer le règne de la République honnête et modérée, telle qu'il la fallait à tous ceux qui redoutaient l'énergie du peuple français émancipé, l'énergie d'une grande nation destinée à servir de thermomètre politique à l'Europe entière : aussi ces mêmes hommes, qui avaient tant travaillé à diviser le peuple français, se gardèrent-ils de parler de conciliation : ils espéraient qu'une insurrection contre la Commission exécutive et l'Assemblée nationale ruinerait complètement la République, surtout si les agents et amis des prétendants divers qui agitaient la France depuis quelques jours pouvaient prendre part au mouvement pour en dénaturer la couleur et le faire dévier de son but.

On a beaucoup parlé du plan que les chefs des ouvriers auraient dressé ; on a vanté outre mesure l'habileté déployée par les insurgés[1], afin de faire croire qu'ils avaient été dirigés par des hommes supérieurs. Il nous sera facile de prouver que tout fut improvisé dans cette lutte terrible et à jamais déplorable, et que les insurgés ne commirent que des fautes graves. En ce moment nous n'avons à affirmer qu'une seule chose : c'est que les travailleurs qui se rassemblaient en si grand nombre dans cette matinée néfaste ne voulaient qu'imposer à la Commission et à l'Assemblée nationale, afin d'obtenir que le gouvernement s'occupât d'eux d'une manière paternelle, et qu'il renonçât à ces mesures inhumaines, à ce licenciement intempestif propres à jeter sur le pavé, pour y mourir de faim, ceux des embrigadés déterminés à ne pas quitter leurs familles. La preuve que leurs intentions étaient encore pacifiques résulte de leur attitude pendant une partie de cette longue matinée ; elle résulte encore de ce que pas un de ces ouvriers exaspérés ne parut dans les lieux de réunion avec le fusil à la main. Ce ne fut qu'un peu plus tard, et lorsque la lutte fut commencée par la garde nationale, qu'ils coururent s'armer. Ils travaillèrent, il est vrai, à élever partout des barricades ; mais ils ne voulaient que se fortifier sur la défensive ; et ceux des insurgés qui amoncelaient ces pavés destinés à les abriter n'eurent d'abord dans la main que les pinces ou les barres de fer nécessaires à ce travail. C'est en confondant les lieux, les heures, les phases et les circonstances diverses qui se produisirent dans la matinée, que les journaux et les autres écrivains hostiles au peuple l'ont présenté comme avide du carnage, et comme provoquant la lutte fratricide qui ensanglanta Paris et désola la France entière.

Les insurgés, a-t-on dit, avaient choisi, avec la plus grande perspicacité, leur champ de bataille sur cette grande ligne stratégique qui s'étend depuis La Chapelle et le chemin de fer du Nord, jusqu'au Panthéon et à la barrière Saint-Jacques, réservant le faubourg Saint-Antoine, formidablement fortifié, pour leur place d'armes.

Nous répondrons tout simplement que les insurgés de juin se réunirent sur les divers points de la ligne qui se trouva ainsi toute tracée par la seule inspiration du bon sens, et parce qu'ils étaient là dans les quartiers de la démocratie. Ils n'avaient pas besoin de réserver le faubourg Saint-Antoine pour leur place d'armes, puisqu'ils n'eurent jamais ni artillerie, ni caissons de munitions, ni parcs à garder. Les barricades, dont on a voulu faire des chefs-d'œuvre de l'art, furent tout simplement encore élevées sur les points que le coup d'œil le plus ordinaire indiquait, et si dans leur construction on remarqua quelque entente de l'art d'élever des retranchements, c'est que les ateliers nationaux renfermaient un grand nombre d'ouvriers du bâtiment : charpentiers, maçons, tailleurs de pierres, architectes et d'anciens militaires ; c'est enfin parce que, partout, on leur donna le temps d'élever les principales parmi ces barricades à la hauteur jugée nécessaire, de les fortifier avec le soin que durent y porter tant de bras vigoureux mus par l'enthousiasme qui s'était emparé de ces hommes énergiques et dévoués ; en un mot, d'y mettre tout à leur aise la dernière main et de les perfectionner.

Cela démontré, nous allons continuer la douloureuse narration des plus tristes journées qui aient jamais assombri les annales d'un grand peuple.

Il serait difficile d'indiquer le lieu précis où l'insurrection éclata. Le premier mouvement défensif fut remarqué, en même temps, sur vingt points divers. Mais il paraît certain que la première barricade fut ébauchée à la porte Saint-Denis, par une cinquantaine d'hommes en blouse. Un omnibus et quelques haquets de porteurs d'eau trouvés sur les lieux par les insurgés, furent les premiers obstacles mis à la circulation ; ils servirent comme de chevaux de frise aux travailleurs, qui se mirent à dépaver la rue derrière cet abri.

Mais à peine cette poignée d'hommes du peuple eut-elle arraché les premiers pavés, que la nouvelle de la construction de barricades à la Porte-Saint-Denis se répandit avec la rapidité de l'éclair sur tous les points où se trouvaient des rassemblements, et partout le peuple se mit à l'œuvre. En moins d'une heure, de nombreuses barricades furent élevées instantanément dans le faubourg Saint-Jacques et le faubourg Saint-Marceau, dans la rue de la Harpe, du Petit-Pont, dans les rues Saint-Martinet Saint-Denis, dans le clos Saint-Lazare, le faubourg Poissonnière ; en un mot, dans tous les quartiers populeux du centre et des faubourgs de Paris.

Chose étrange ! ces barricades s'élèvent sans bruit : les insurgés se montrent partout préoccupés d'un triste pressentiment, mais ils ne profèrent aucun cri ; aucun autre signe que le drapeau tricolore flottant sur la plupart des grandes barricades n'indique aux curieux amassés autour des travailleurs, l'esprit qui anime tous ces hommes. Cela est au point qu'on ne devine pas même pour quelle opinion politique ils vont verser leur sang ; ces drapeaux n'ont pour toute inscription que ces mots : Du travail et du pain ! — De sorte qu'il est permis de croire à la seule influence d'un mécontentement général, et d'assurer que ce premier mouvement ne sera qu'une démonstration propre seulement à appuyer la pétition portée la veille à l'Assemblée nationale.

Jusque-là aucun coup de feu n'a retenti ni devant, ni derrière ces barricades, dressées comme par enchantement ; aucune goutte de sang n'a rougi, d'aucun côté, ces pavés qu'on vient de bouleverser ; aucune violence n'a marqué les premiers actes des ouvriers. L'insurrection est pourtant maîtresse de toutes les positions dont il lui a plu de s'emparer : elle domine la moitié de cet immense cercle que forment la ville et ses faubourgs ; elle l'a coupé en deux et s'est réservé la partie de l'Est, où sont tant de points propres à être fortifiés, et où se trouvent toutes ces anciennes rues étroites que l'on peut facilement barrer. La population étonnée regarde amonceler ces pavés avec une curiosité inquiète ; mais n'étant point encore effrayée par la présence d'armes meurtrières, elle espère que la guerre civile n'éclatera pas sous ses yeux.

Cependant le rappel se fait entendre dans tous les arrondissements. Cette fois, c'est le président de l'Assemblée, Senard, qui a prescrit le rassemblement de la garde nationale, Dans les arrondissements où les insurgés ne se sont pas montrés, ce rappel est battu sans difficulté ; mais dans les autres, on est obligé de faire escorter les tambours, ce rappel irritant les hommes qui travaillent aux barricades. Le cri Aux armes ! se fait entendre dans toutes les rues qu'occupe le peuple. Les boutiques se ferment ; les ouvriers pénètrent dans les maisons pour se faire remettre les fusils et les sabres des gardes nationaux ; ils s'emparent aussi de toutes les munitions qu'ils trouvent dans les gibernes, et font un appel à tous les habitants démocrates pour qu'ils aient à combattre pour la cause du peuple. Bientôt la plupart des curieux rassemblés autour des barricades se mêlent aux hommes d'action.

Mais si derrière les barricades on parle des dangers que courent la liberté et la cause du peuple ; si, de ce côté, on entend quelques ouvriers crier Vive la République démocratique et sociale ! si dans le camp des insurgés on commence à savoir pourquoi ils prennent les armes, dans les autres quartiers, les chefs démocrates eux-mêmes, se rappelant les cris poussés naguère autour de l'Assemblée nationale, se montrent inquiets sur la nature du mouvement dont ils sont témoins : ils craignent que l'or de l'étranger et les intrigues contre-révolutionnaires n'aient porté leurs fruits ; ils se méfient d'une agitation populaire dont ils ne voient pas clairement le but ; ils se tiennent à l'écart du mouvement, et restent spectateurs affligés d'une lutte dont ils redoutent l'issue pour la sainte République.

Aussi, lorsque le tambour appelle aux armes la garde civique, lorsque les hommes les plus intéressés à soutenir le parti dominant de l'Assemblée nationale laissent les rangs des compagnies presque déserts, les gardes nationaux démocrates prononcés sont les premiers, non-seulement à accourir à, leurs mairies, mais encore à marcher contre les barricades. Ceux qu'on désigne du nom de républicains rouges sont presque les seuls que l'on voit, ce jour-là, prendre le fusil pour veiller sur la destinée de la République, qu'ils croient compromise par les coupables menées des contre-révolutionnaires et des prétendants. Les premiers insurgés qui vont tomber sur les barricades seront donc atteints par les balles de leurs amis politiques, et les premiers gardes nationaux qui resteront sur le champ de bataille ou que l'on transportera aux ambulances, auront reçu la mort ou leurs blessures de la même main qui fit triompher la démocratie dans les journées de février ! Paris va donc offrir l'horrible spectacle, non pas d'une de ces guerres civiles dont les partis politiques ou religieux ont laissé tant de déplorables exemples, mais d'une guerre fratricide sous tous les rapports, d'une guerre sans nom, qu'on n'a pu définir justement qu'en la qualifiant d'immense malentendu !

Cependant le rappel ayant été impuissant pour réunir les bataillons et les légions de la garde nationale, l'autorité fit battre la générale, indice de l'imminence du danger. Mais l'immense malentendu de cette première journée continue à laisser dégarnis les rangs des compagnies ; les contre-révolutionnaires, pressentant que la levée de boucliers se fait contre la République, se montrent peu empressés d'aller la défendre ; les hommes ardents, les hommes de cœur seuls se sont montrés dès le premier moment. Les légions des quartiers éloignés de l'insurrection, celles des 1er et 2e arrondissements, celle du faubourg Saint-Germain, dont tous les mouvements sont parfaitement libres, présentent seules quelque force numérique : les bataillons des autres arrondissements, ou ne peuvent se réunir à leurs mairies, déjà au pouvoir des insurgés, ou ne présentent qu'un effectif tellement réduit qu'on commence à douter de leur concours. A la place des Vosges, quelques gardes nationaux ayant essayé de se réunir, se virent forcés de se disperser aussitôt, après avoir laissé leurs armes entre les mains des insurgés. Enfin dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, les gardes nationaux ayant endossé l'habit d'uniforme, se montrent nombreux ; mais ils inspirent plus de crainte au pouvoir que les insurgés en blouse eux-mêmes, car ces légions se composent de démocrates.

Quant aux troupes de ligne, les généraux, d'accord avec la Commission exécutive, les réunissent autour des trois points qu'ils supposent devoir être attaqués les premiers, à savoir : le Palais du Luxembourg, siège du gouvernement ; l'Hôtel-de-Ville, dont la prise eût été une victoire pour l'insurrection, et le Palais législatif, qu'on croit être le point de mire des efforts que les insurgés feront sur la rive gauche. Le pouvoir eut d'abord quelques craintes sur le parti que prendraient les bataillons de gardes mobiles ; mais la confusion jetée, le premier jour, sur la nature de l'insurrection qui éclatait, le servit, à cet égard, beaucoup mieux que la précaution prise par les chefs de ne faire marcher ces bataillons qu'à côté de la troupe de ligne et des gardes nationaux les plus dévoués à la réaction.

Toute la matinée se passa donc sans qu'aucun corps de la ligne ni de la mobile parût sur les lieux où se fortifiaient les insurgés. Les compagnies, les bataillons de la garde nationale qui purent se réunir, restèrent stationnaires aux lieux indiqués pour leur rassemblement ; de sorte que les insurgés eurent la plus grande facilité pour élever leurs trop nombreuses barricades.

Plusieurs heures s'étaient ainsi écoulées depuis la levée de boucliers des ouvriers, et cependant aucune collision n'avait encore été engagée. Les travailleurs, en se fortifiant derrière les barricades, croyaient que le gouvernement et l'Assemblée nationale, ainsi menacés, se décideraient enfin à faire droit à leurs justes réclamations. De sou côté, le pouvoir, préoccupé de la seule idée qu'il allait être attaqué, se tenait aussi sur la défensive ; il se préparait à se rendre au palais de l'Assemblée nationale, afin de pouvoir y concentrer les forces dont il disposait.

Si les insurgés, au lieu de se disséminer d'une extrémité à l'autre du terrain qu'ils occupaient ; au lieu de s'éparpiller à la construction des centaines de barricades, dont la défense exigeait une foule innombrable de détachements, se fussent réunis en masse et eussent marché sur l'Hôtel-de-Ville, et de là sur l'Assemblée nationale, nul doute que cette démonstration, faite en armes, n'eût été de nature à forcer la main aux réactionnaires de l'Assemblée, et à faire obtenir à tous les travailleurs les conditions d'existence que les ouvriers des ateliers nationaux n'avaient cessé de formuler. Mais, faute d'une direction sensée, tous les bras dont l'insurrection disposait au moment où le pouvoir réunissait péniblement les quelques milliers d'hommes avec lesquels il commença la lutte ; faute d'un plan bien arrêté, dont le succès eût été complet ce jour-là, les insurgés se bornèrent eux aussi à se placer sur cette défensive qui devait leur être si funeste.

On a dit et écrit que du haut de leurs barricades les ouvriers lancèrent leur manifeste ; que ce jour-là ils demandaient la dissolution de la garde nationale, où l'élément aristocratique avait continué à dominer, malgré les efforts du gouvernement provisoire ; la dissolution de l'Assemblée nationale, élue sous l'impression des plus infâmes calomnies contre les républicains, et composée en majorité de réactionnaires ou de royalistes déguisés sous le masque de républicains modérés ; la réorganisation d'un gouvernement provisoire franchement républicain, dans lequel seraient entrés les démocrates les plus éprouvés.

Voilà, ont assuré quelques écrivains, le programme que les insurgés lancèrent dans la matinée du 23 juin.

Nous sommes convaincu, nous, que ce programme, qui a pu être dans la pensée de l'insurrection, n'a jamais été formule aussi positivement, et encore moins publié ou affiché. Nous sommes, au contraire, fondé à croire que le premier jour de la lutte, les insurgés n'eurent pas d'autre manifeste à la main que le texte de la pétition qu'ils avaient adressée la veille à l'Assemblée nationale par l'intermédiaire du représentant Pierre Leroux, pétition dont ils attendaient le résultat avant de tirer définitivement l'épée et d'en jeter au loin le fourreau. Nous pensons que le langage prêté par un autre écrivain[2] aux hommes qui élevaient les barricades est plus conforme à leur pensée.

Nous nous sommes battus en février pour fonder la République démocratique et sociale, auraient-ils dit. La République sociale, celle qui devait opérer de radicales réformes dans la condition du travail et du travailleur, nos adversaires l'ont tuée avec un mot : Communisme. La République démocratique est dépecée dans les Commissions de l'Assemblée : on nous traite d'utopistes, d'anarchistes, d'ennemis de la propriété et de la famille, de pillards ; on éloigne du pouvoir tous les démocrates, pour rendre peu à peu l'administration aux fonctionnaires de la monarchie ; ce sont les juges de Louis-Philippe qui vont bientôt juger les prisonniers de Vincennes. Et comme pour nous rendre plus dur encore cet escamotage des principes de la révolution de Février, on veut nous ôter même le morceau de pain que cette révolution nous avait fraternellement accordé dans notre détresse : on veut nous déporter comme des malfaiteurs, ou nous enrôler comme des serfs !

Telle dut être l'exposition des griefs que les travailleurs avaient contre la Commission du gouvernement, et plus encore contre l'Assemblée nationale. Ils les ressentaient vivement et jusqu'à l'exaspération : aussi se répandaient-ils en plaintes amères contre le gouvernement. Les cris : A bas la Commission exécutive ! à bas l'Assemblée ! à bas Marie ! à bas Lamartine ! se mêlaient à ceux de : Vive la République démocratique et sociale ! que commençaient à faire entendre les hommes occupés avec ardeur à l'érection des barricades.

L'agitation qui régnait du côté Est de Paris allait croissant de minute en minute, comme le nombre des insurgés. Partout de formidables barricades sont élevées ou ébauchées sans opposition ; partout les hommes du peuple qui entendent battre la générale, se montrent en armes et paraissent décidés à soutenir la lutte, si elle s'engage.

Cependant les membres de la Commission exécutive, alarmés par les rapports qu'ils reçoivent à tout instant et de tous les côtés, venaient, comme nous l'avons dit, de quitter le Luxembourg pour se rendre au Palais Législatif. Un double motif les avait décidés à prendre ce parti : la nécessité de concentrer les forces disponibles autour de ce palais, et celle de se mettre en rapport direct avec l'Assemblée nationale.

La séance n'étant pas encore ouverte, les membres de la Commission, rassemblés chez le président, décident, de concert avec les députés présents, que le commandement en chef dé toutes les forces dont le gouvernement dispose sera confié au nouveau ministre delà guerre, Cavaignac. Le général accepte ; mais il y met pour condition qu'en exerçant ces grands pouvoirs il ne sera soumis à aucun contrôle et qu'il aura une liberté d'action pleine et entière. Ce n'est qu'ainsi que le nouveau général en chef consent à assumer sur lui la responsabilité de ses actes. Et comme la Commission n'est plus en position de défendre son autorité, elle se laisse imposer la loi et se donne un maître[3]. C'est ainsi que commence la dictature du sabre.

Aussitôt quelques dispositions militaires purement défensives sont prises : le Palais de Justice et la Préfecture de Police se remplissent de soldats ; le jardin du Luxembourg est occupé militairement ; la garde républicaine se range sur le Pont-Neuf ; le Palais-National reçoit deux bataillons de la mobile ; tous les ministères sont gardés par de forts détachements ; la cour des Tuileries se remplit de gardes nationaux ; plusieurs bataillons de garde mobile, de la ligne et de la garde nationale, précédés par un escadron de dragons, bivouaquent sur la place de l'Hôtel-de-Ville ; d'autres troupes nombreuses, ayant avec elles de l'artillerie, stationnent autour de l'Assemblée nationale ; une batterie de campagne est rangée sur la place de la Révolution, où se trouvaient encore deux bataillons de la garde mobile, des dragons et un détachement de la 1re légion. Enfin, aux Invalides et à l'École Militaire sont placées de fortes réserves de toutes armes.

Ainsi qu'il est facile de le voir par ces dispositions, le Pouvoir ne semble pas prêt à prendre l'offensive ; il laisse les insurgés se fortifier dans les arrondissements dont ils sont les maîtres. Ceux-ci mettent à profit le temps : ils élèvent barricade sur barricade ; ils en construisent de formidables sur les points qui vont être les premiers exposés aux attaques des troupes. Ces points sont, indépendamment du canal et du faubourg du Temple, du faubourg Saint-Antoine et de la rue de ce nom, jusqu'à l'église Saint-Gervais ; et, sur la gauche, des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, pour le moment en seconde ligne ; ces points principaux, disons nous, sont la place Cadet, la rue Lafayette, le clos Saint-Lazare, la Chapelle, et plus bas, le faubourg Poissonnière, le boulevard Bonne-Nouvelle, les portes et les rues Saint-Denis et Saint-Martin, la rue Rambuteau, la rue Planche-Mibray, le pont Saint-Michel, les rues de la Harpe et Saint-Jacques, le Panthéon, etc., etc. Là, sont élevées à de grandes hauteurs les principales barricades construites dans cette matinée à jamais mémorable. Là, se trouvent à la fois des ouvriers, des hommes portant l'uniforme de la garde nationale, de la garde républicaine, de la garde mobile, mêlés avec des élèves des écoles, avec des citoyens de tous les états ; car les ateliers nationaux ont disparu devant cette grande partie de la population qui court aux armes ; ils se sont fondus dans l'armée de la démocratie. A la Villette, les insurgés s'emparent de plusieurs centaines de fusils et de beaucoup de munitions qu'ils y découvrent. Partout ailleurs, ceux des hommes du peuple qui n'ont pas de fusil, s'en procurent facilement, soit en désarmant les petits postes, soit en se faisant remettre les fusils des nombreux gardes nationaux restés chez eux, soit au moyen des visites domiciliaires dans les maisons, soit enfin en s'emparant des armes que renferment les boutiques des armuriers à leur portée.

Il était onze heures, et depuis l'aube du jour les insurgés s'étaient montrés partout en grand nombre, partout ils avaient pu travailler paisiblement aux barricades, sans que nulle part on songeât à les en empêcher. C'est qu'en présence d'une insurrection aussi formidable, et dans l'incertitude du parti que l'on pourrait tirer de la. garde nationale et de la garde mobile, il était nécessaire d'agir avec la plus grande circonspection. Au commencement de la levée de boucliers des ouvriers, la Commission exécutive, mue par le désir d'étouffer sans retard la révolte, aurait voulu qu'on attaquât les barricades au fur et à mesure qu'on les construisait : elle espérait par là empêcher une plus grande effusion de sang. Mais le chef militaire qu'elle venait de donner à la force armée repoussa ce plan, comme pouvant exposer la troupe à être battue en détail. Dans son opinion, on ne devait agir que lorsque toutes les forces dont on allait disposer, après la concentration à Paris de celles que les chemins de fer devaient y verser, seraient massées, et qu'on pourrait les lancer en colonnes serrées sur les points destinés à être attaqués. C'était une bataille rangée que le général voulait livrer, afin que l'armée pût prendre une revanche de ce que l'on appelait, sa défaite de février. Si une de mes compagnies était désarmée, disait-il, je me brûlerais la cervelle.

Ainsi peut être expliquée l'inactivité apparente du général en chef dans ces premiers moments. Lorsque des officiers supérieurs de la garde nationale se rendirent au siège du gouvernement pour demander les troupes nécessaires afin d'enlever les barricades que les insurgés élevaient, et qui ne paraissaient pas encore fortement défendues, on leur répondit : Laissez faire ; avec une colonne on enlèvera tout ça.

Dans ce système, on devait laisser engager la garde nationale en premier lieu, parce qu'elle pouvait être repoussée sans qu'il en résultât aucun mal décisif.

Quoique le combat n'ait pas commencé, les armées sont en présence, et nous pouvons en passer rapidement la revue.

D'un côté, le pouvoir a sous sa main 15 à 16.000 hommes de troupes de ligne de toutes armes, qui seront bientôt renforcées par les nombreux régiments d'infanterie et de cavalerie que le télégraphe appelle à Paris ; il compte encore les vingt-cinq bataillons de garde mobile qui se trouvent à Paris ou dans les forts détachés, et qui forment ensemble un effectif de 10 à 12.000 hommes ; et enfin les deux mille gardes républicains. A ces forces déjà imposantes, on a la certitude que se joindront bientôt 20 à 25.000 gardes nationaux. Ainsi, l'armée de la République honnête et modérée, ou plutôt l'armée dite de l'ordre, qu'on pourrait aussi appeler l'armée de la réaction, présente déjà un effectif de près de soixante mille baïonnettes, appuyées de plusieurs régiments de cavalerie et d'une artillerie formidable.

Mais si le pouvoir est sûr de voir marcher avec résolution les troupes de ligne au premier ordre de leurs chefs, il n'est pas sans crainte sur l'attitude que vont tenir les gardes mobiles et la garde républicaine. Celle-ci, il est vrai, n'est plus ce qu'elle fut lors de son organisation, un corps essentiellement démocratique et révolutionnaire : les licenciements, les épurations successives l'ont déjà transformée ; néanmoins elle conserve encore son esprit républicain. Le meilleur moyen de s'assurer de son concours, c'est de lui faire croire qu'elle va marcher contre les ennemis de la République. C'est ainsi qu'on tourne son courage contre les travailleurs, d'où sortent presque tous les soldats et les officiers de ce corps d'élite.

Quant à la garde mobile, on pouvait croire de prime abord qu'elle ne renfermait dans ses rangs que ces enfants du peuple habitués à servir d'avant-garde aux démocrates dans toutes les journées révolutionnaires ; mais la solde attrayante qu'on avait accordée à ce corps privilégié, et le défaut absolu de choix et même de précaution dans l'admission des enrôlés, en avait fait le refuge de la plupart des gens sans aveu qui pullulent à Paris et dans sa banlieue : de sorte que la garde mobile se trouvait, être un mélange hétérogène de jeunes volontaires honnêtes, dévoués à la cause de la liberté, ayant cru voir s'ouvrir devant eux une carrière glorieuse, et de recrues habituées à courir les barrières, ne s'étant enrôlés que pour continuer à mener une vie de paresse et de libertinage. Il était même des bataillons entiers qu'on désignait comme composés de mauvais sujets achevés et indisciplinés. Ceux-ci devaient dépasser en férocité tout ce qu'une soldatesque furieuse a pu laisser de tristes exemples dans nos annales ; ils étaient acquis au pouvoir, qui les payait si grassement ; ils furent les aveugles instruments de la contre-révolution.

Restait la garde nationale, si divisée d'opinion. Le gouvernement rétrograde pouvait compter sur l'appui de cette partie de la garde bourgeoise jadis dévouée à la monarchie, qui avait protesté dans la journée dite des oursons ; mais il savait que les idées nouvelles s'étaient infiltrées chez tous les hommes d'intelligence ; et que ceux-ci, après avoir applaudi à la révolution de Février, voyaient avec chagrin ses principes reniés par le gouvernement lui-même.

Toutefois, grâce à la confusion que le pouvoir eut le soin d'entretenir dans l'opinion, et aux bruits qu'il fit courir de la présence des ennemis de la République sur les barricades et de la perspective du pillage, les démocrates, les hommes de cœur et de conviction de la garde nationale furent les premiers et presque les seuls qui marchèrent d'abord contre les insurgés : les autres ne parurent dans les rangs des compagnies que lorsque la victoire se fut prononcée pour les gros bataillons et les gros canons. L'histoire enregistrera leurs tristes prouesses, après le combat.

Comment pourrions-nous énumérer les combattants du côté des barricades ? S'il fallait compter les bras qui travaillèrent à leur érection, ils présenteraient un effectif considérable. Mais le nombre des combattants qui se montrèrent le fusil à la main fut loin d'être en rapport avec la multitude des travailleurs ; et quoique l'on ait avancé que le chiffre des insurgés actifs s'élevait à plus de quarante mille, nous avons des données certaines pour pouvoir affirmer que, dans la journée du 23, il n'y eut pas dix mille hommes armés derrière les barricades. Le lendemain, ce nombre s'accrut considérablement d'une foule de gardes nationaux des légions qui depuis ont été licenciées et désarmées. Ajoutons que bien des femmes se sont montrées à côté de leurs maris ou de leurs frères pendant le combat, tandis que d'autres travaillaient à préparer des cartouches ou de la charpie pour les ambulances.

C'est à la porte Saint-Denis que les premiers pavés avaient été soulevés pour construire les barricades ; c'est aussi à la porte Saint-Denis que les premiers coups de fusil donnent le signal du carnage qui va ensanglanter Paris. Les insurgés avaient eu le temps d'élever sur ce point et dans les rues adjacentes plusieurs barricades, au moyen desquelles ils se trouvaient maîtres de cette position importante qui coupe à la fois et la ligne des boulevards et les lignes perpendiculaires des quais aux faubourgs. La porte Saint-Denis se trouvait barrée par trois principales barricades : l'une placée sur la hauteur du boulevard, à côté de la rampe ; l'autre en face de la porte Saint-Denis, la troisième au bout de la rue de Cléry. D'autres barricades élevées au boulevard Bonne-Nouvelle, à la rue Saint-Denis, du côté de la rue Thévenot, à la rue du faubourg, à la hauteur de celle de l'Echiquier, et à la rue du Faubourg Saint-Martin, près de la Caserne, défendent les abords de ce point intermédiaire ; mais elles ne sont gardées que par quelques hommes, la plupart sans armes. Une énorme barricade, barrant, tout le boulevard Saint-Martin, au-dessus du théâtre, ferme aussi cette sorte de place d'armes contre les agressions qui pourraient venir du boulevard du Temple ; et là aussi se dressent d'autres barricades. Les insurgés de la porte Saint-Denis, présumant qu'ils seront attaqués par le boulevard Bonne-Nouvelle, se sont emparés, à droite et à gauche, des maisons qui font face à ce boulevard, et ils ont chassé le poste de mobiles. C'est dans cette position qu'ils attendent la décision du pouvoir à l'égard de la pétition des travailleurs. Les drapeaux qui flottent sur les barricades sont ceux des ateliers nationaux ; on y lit ces mots : Du travail et du pain.

Le rappel n'a réuni, dans cet arrondissement, que quelques faibles pelotons de gardes nationaux. Les compagnies assemblées soit dans la rue Bourbon-Villeneuve, soit à la place du Caire, soit à la rue Meslay, et d'un autre côté, à la rue Bergère et au bas de la rue Montmartre, ne comptent que quelque trentaine d'hommes, qui paraissent fort indécis. Aussi les tambours continuent-ils à battre la générale, escortés par des détachements.

On a dit que les premiers coups de feu furent tirés de la barricade du boulevard Bonne-Nouvelle sur un détachement de gardes nationaux escortant des tambours. Les renseignements que nous avons recueillis nous mettent à même d'affirmer que la première attaque eut lieu de la part de trois détachements de la garde nationale réunis, et dont le chef de bataillon Roger prit le commandement. Ces détachements, après avoir chassé les insurgés du poste Bonne-Nouvelle, se dirigèrent sur la porte Saint-Denis, et attaquèrent la barricade à coups de fusil, sans même qu'aucune sommation eût été faite. Les insurgés, ainsi attaqués, rentrèrent dans leurs retranchements, saisirent le fusil et répondirent au feu de la garde nationale.

De ce moment, tout espoir de traiter avec l'Assemblée nationale et le gouvernement fut perdu : les hommes déterminés qui occupaient les barricades songèrent à se défendre.

Ils étaient cependant en très-petit nombre à la porte Saint-Denis ; cardes témoins oculaires affirment qu'on n'y comptait pas 100 combattants, et encore la plupart étaient-ils sans armes. Or, cette circonstance prouve qu'ils ne songeaient nullement à engager le combat avec des forces si inférieures et dans une position qui permettait aux assaillants de se développer et de marcher en colonnes. Mais les gardes nationaux qui attaquent sont eux aussi en petit nombre, et aux premiers coups de fusil qui partent de la barricade on les voit se retirer en désordre. Une autre compagnie arrive à leur secours. Les insurgés se montrent aux fenêtres des maisons qui couronnent leurs barricades et font un feu plongeant sur le boulevard. Plusieurs gardes nationaux tombent ; le reste se retire en désordre. Les insurgés sortent alors de leurs retranchements, se jettent en courant sur les gardes nationaux et en désarment plusieurs ; les autres se dispersent, après avoir laissé sur le pavé une dizaine de morts.

Rapide comme l'éclair, la nouvelle de l'attaque infructueuse et sanglante de la barricade Saint-Denis se répand dans tous les quartiers occupés par les insurgés, qui font entendre le cri Aux armes ! on égorge nos frères ! et se disposent à défendre leurs positions, dont quelques-unes sont déjà formidables.

Une heure après, des détachements de la garde nationale attaquaient, sur une foule de points, les barricades dressées ; tandis que d'autres compagnies se portaient partout où l'on en commençait de nouvelles. Partout le sang coulait, et l'on entendait à la fois les feux de peloton dans le haut du faubourg Poissonnière et les rues adjacentes, dans le Marais, sur les quais de la rive gauche, et jusqu'au Panthéon.

Comme le cadre dans lequel nous devons nous renfermer ne nous permet pas de parler de toutes les barricades qui furent attaquées, prises ou défendues dans cette première journée, nous nous bornerons ici à mentionner les principales actions engagées, comme étant celles qui eurent de l'importance. On comprend combien il serait, difficile de plonger le regard à la fois sur tant de champs de bataille, où coule déjà le sang des enfants de la même mère patrie, et combien il serait peut-être fastidieux de reproduire tant de faits ayant une grande similitude entre eux.

Deux heures après cette première attaque, Paris était littéralement en feu, et tout annonçait une lutte terrible.

Cependant nul acte authentique, nul manifeste, aucun mot ayant un caractère officiel ne vint indiquer, en ce moment suprême, la couleur politique de cette insurrection formidable du peuple. Sur les barricades on entendait bien quelques cris en faveur de la République démocratique et sociale, quelques imprécations contre deux ou trois des membres de la Commission exécutive, et surtout contre l'Assemblée nationale ; on lisait bien sur les drapeaux des insurgés : Du travail et du pain ! Du travail ou du plomb ! Vivre en travaillant ou mourir en combattant ! mais nulle devise généralement adoptée ne venait révéler la pensée politique qui animait les combattants. Ce fut là une faute immense, qui laissa dans l'indécision un grand nombre de démocrates éprouvés, toujours prêts adonner leur sang et leur vie à la cause de la liberté, mais qui se tinrent sur la réserve, en face des bruits que l'on faisait courir sur la présence, dans les rangs des insurgés, de nombreux agents de tous les prétendants. Une sorte de nuage, fatal aux véritables démocrates, cachait à l'autre moitié de Paris la pensée politique de l'insurrection populaire ; il permit au pouvoir de peindre sous les couleurs les plus défavorables les hommes des barricades.

C'est ainsi qu'à l'ouverture de la séance le ministre du commerce, Flocon, dont les opinions démocratiques ne pouvaient être mises en doute, se montra convaincu que l'insurrection était conduite par la main d'ennemis de la République. Les mots qu'il prononça dans le but de défendre le gouvernement, que les réactionnaires venaient d'attaquer violemment à la tribune, étaient malheureusement propres à accréditer l'opinion que l'on cherchait à faire prévaloir.

Une agitation inattendue s'est emparée de la capitale, dit-il ; elle n'arbore pas de drapeau ; mais il faut que tous les républicains de Paris le sachent : tous les partis qui conspirent contre la République se sont réunis...

Oui ! oui ! s'écrie-t-on de tous les points de la salle.

Sous le nom d'un prétendant, comme sous le nom des travailleurs, ce sont les ennemis de la République. Si on allait, comme on ira, je l'espère, au fond des choses, on y trouverait plus que la main des prétendants, plus que la main des ouvriers ; on y trouverait la main de l'étranger... C'est aux républicains que je m'adresse : je veux que mes paroles soient entendues au dehors... Ce qu'on veut, c'est non-seulement le renversement de la République, mais le rétablissement du despotisme étranger.

Ces paroles, dites avec une bonne foi incontestable ; cette opinion du gouvernement sur le but de l'insurrection, opinion que la généralité des représentants partageait ce jour-là, ne prouvent-elles pas combien les préoccupations du pouvoir troublaient son jugement à l'égard du caractère de l'insurrection, et combien, de ce côté de Paris, régnait de la confusion et. du désordre dans les idées, puisqu'on jugeait si mal le caractère de ce mouvement populaire ?

Jetons les yeux sur la lettre que le maire de Paris adressa, à peu près au même moment, aux maires des arrondissements de la capitale, et nous y trouverons une nouvelle preuve de l'erreur grave, de l'erreur matérielle dans laquelle le pouvoir persiste au sujet de son appréciation officielle de l'insurrection qui vient le troubler.

Après avoir parlé du petit nombre de turbulents qui s'efforcent d'agiter la capitale, le citoyen Marrast ajoute :

Les ennemis de la République prennent tous les masques ; ils exploitent tous les malheurs, toutes les difficultés produites par les événements. Des agents étrangers se joignent à eux, les excitent, les payent. Ce n'est pas seulement la guerre civile qu'ils voudraient allumer parmi nous, c'est le pillage, la désorganisation sociale ; c'est la ruine de la France qu'ils proposent, et l'on devine dans quel but.

Paris est le siège principal de ces infâmes intrigues : Paris ne deviendra pas la capitale du désordre. Que la garde nationale comprenne bien qu'il s'agit de ses intérêts, de son crédit, de son honneur. Si elle s'abandonnait, c'est la patrie entière qu'elle livrerait à tous les hasards, ce sont les familles et les propriétés qu'elle laisserait exposées aux plus affreuses calamités...

 

Ainsi le pouvoir et ses agents paraissent convaincus que le mouvement, effrayant dont Paris est le théâtre n'est provoqué que par les ennemis de la République, les ennemis de la propriété ; et cette erreur funeste est peut-être la cause qu'on ne fait rien pour calmer l'irritation populaire et pour ramener au giron de la République tant d'hommes faits pour la servir de toutes leurs facultés.

Les réactionnaires seuls ont l'instinct, de ce qui se passe : la conscience du mal qu'ils ont fait à la République leur indique que le peuple est arrivé au dernier degré d'irritation, et que la crise qu'ils ont préparée va éclater. Ils espèrent que la République démocratique en recevra le coup mortel. Aussi les voit-on se récrier de toutes leurs forces lorsque le général Lebreton, qu'ils considèrent comme acquis à la réaction, propose que des représentants soient autorisés par le président de l'Assemblée à se rendre, revêtus de leurs insignes, au milieu des groupes, afin d'y exercer toute leur influence morale pour éclairer les travailleurs égarés et les ramener à des sentiments de concorde et de fraternité. La pensée qui dirige le général Lebreton est des plus louables. Si la proposition est adoptée, on peut encore espérer que l'insurrection se calmera par les paroles de paix que porteront nécessairement les messagers de l'Assemblée nationale.

Mais une transaction ne ferait pas le compte de ceux qui veulent en finir avec les ateliers nationaux, avec les exigences populaires. Et d'ailleurs, les réactionnaires ne travaillent-ils pas à renverser la Commission exécutive ? Quelle plus belle occasion que celle qu'ils ont amenée ? Aussi, quels cris, quelles vociférations ne provoquent pas les bonnes paroles que le général Lebreton prononce pour qu'il sorte de l'Assemblée des représentants décidés à faire usage de la force morale, avant d'employer la force des baïonnettes ! Avec quel empressement les chefs de la réaction demandent-ils l'ordre du jour sur une proposition que le côté gauche apprécie et appuie vainement !

Certes, dit le général Lebreton, je rends justice à la fermeté du général Cavaignac ; mais je crois que l'Assemblée, par sa force morale, peut avoir une influence plus grande dans les circonstances actuelles.

Je rends hommage aux sentiments de l'honorable membre qui descend de la tribune, répond un orateur réactionnaire ; mais le général, ministre de la guerre, a été investi de toute l'autorité nécessaire : je demande donc l'ordre du jour. Et l'ordre du jour est prononcé, à la grande satisfaction de tout le côté droit, qui applaudit aussi à un bulletin contenant des nouvelles rassurantes... La garde nationale a détruit deux barricades... La garde républicaine a marché avec la garde nationale... La troupe de ligne a fait des feux de peloton... La garde mobile a fait feu spontanément... Et ces tristes nouvelles sont reçues avec enthousiasme ! Et l'Assemblée passe froidement à la discussion des chemins de fer ! Puis la parole est au citoyen de Falloux, pour un rapport sur les ateliers nationaux.

Déposez-le seulement, lui dit le côté gauche. — Lisez, lisez ! crient tous les réactionnaires. Et l'ennemi des ateliers nationaux se complaît à jeter l'huile à pleines mains sur le vaste incendie qui embrase déjà la moitié de Paris ; et il reproduit avec complaisance tous les griefs qu'il a déjà signalés contre ces hommes à qui la patrie donnait le pain quotidien, pour qu'ils ne mourussent pas de faim. Son rapport semble fait dans le but d'exciter encore davantage les hommes qu'on a déjà aigris jusqu'au désespoir.

En résumé, le citoyen Falloux propose un projet de décret portant que les ateliers nationaux seront dissous trois jours après la promulgation de la loi. Les ateliers de femmes ne sont pas compris dans celte mesure. Un crédit de trois millions est ouvert au ministère de l'intérieur, pour indemniser et secourir à domicile des ouvriers momentanément sans ouvrage. Les brigadiers et employés de tous grades aux ateliers nationaux, qui n'auront pas été pourvus d'autre emploi, recevront, pour trois mois, la moitié de leur allocation annuelle. Tout brigadier ou ouvrier des ateliers nationaux qui aura contrevenu à la loi sur les attroupements, cessera de recevoir aucun secours ou traitement de demi-solde.

D'où sort ce projet de décret, qui semble avoir pour objet de diviser les ateliers nationaux en favorisant les chefs et en laissant les simples travailleurs à la merci des distributeurs d'aumônes ? Le citoyen Corbon va nous l'apprendre ; car lui aussi s'étonne qu'on vienne proposer une pareille mesure dans un moment aussi critique.

Le Comité des travailleurs, dont je suis membre, dit-il, était d'avis de ne pas dissoudre les ateliers nationaux avant que les travailleurs eussent obtenu les garanties qu'ils exigeaient... (exclamations du côté droit) ; qu'ils demandaient, reprend l'orateur. Le Comité des travailleurs avait un projet ; mais il pensait qu'il fallait attendre que l'agitation fût calmée avant de le présenter. Le citoyen Falloux ayant proposé de dissoudre les ateliers nationaux, le Comité m'a chargé de vous soumettre son projet aujourd'hui même, et de demander que l'Assemblée le discute d'urgence.

 

A ces mots, les réactionnaires se récrient. Remettre en discussion la dissolution de l'armée du désordre, quand ils ont décidé qu'elle serait licenciée, leur paraît une chose monstrueuse. Depuis quand doit-on des ménagements à ces hommes qui s'en vont crier dans les rues : Du travail et du pain ! Les contre-révolutionnaires n'ont-ils pas arrêté qu'on en finirait avec les prolétaires rassemblés à Paris ? Voyez comme la haine les rend aveugles et inconséquents ! Hier, la Commission dont le citoyen Falloux est l'organe habituel se plaint que les ateliers nationaux ruinent le Trésor : elle décide que les allocations futures ne dépasseront jamais un million de francs à la fois ; et aujourd'hui, pour en finir au plus vite avec les travailleurs, M. de Falloux leur jette trois millions en pâture, et grève le Trésor de traitements de demi-solde, dont le chiffre dépassera toutes les prévisions. Aussi le ministre des finances s'élève-t-il contre ces prodigalités inattendues. Si chacun, comme membre, soit d'un Comité, soit d'une Commission, peut venir ici présenter des projets financiers, dit-il, nous tombons dans le désordre, et le désordre nous conduira à la banqueroute.

Ce n'est pas une dépense nouvelle, répond le citoyen Falloux ; c'est l'emploi plus utile de cette somme.

Le ministre des travaux publics monte alors à la tribune.

J'ai reçu, ce matin, la visite d'un grand nombre d'ouvriers des ateliers nationaux, annonce-t-il. Ils m'ont demandé : — Exige-t-on donc que nous rompions tout à coup nos liens de famille ? — Je leur ai répondu : Non, parce qu'il y a deux jours, vous avez dit que rien ne romprait les liens de famille. — Oui ! oui ! s'écrie le côté gauche. — Je n'ai pris la parole, ajoute le ministre, que pour bien faire comprendre aux ouvriers que j'étais l'organe de cette Assemblée, et je demande que cette résolution soit bien connue. — Oui ! oui ! répondent les membres de la montagne.

Malheureusement, il était trop tard !

 

 

 



[1] Un écrivain anonyme, qui a écrit sur les événements de juin une brochure qu'on lit avec intérêt, a défini ainsi le mot insurgé, dont il a dû se servir pour qualifier les combattants des barricades, par opposition aux émeutiers.

Les insurgés sont, au dix-neuvième siècle, les gladiateurs de la liberté... Lions à la noble crinière, altérés de justice et de liberté, race généreuse, tout ce qui est grand trouve dans leur âme un écho sympathique ; ils versent avec joie leur sang pour une idée de liberté et d'honneur national. C'est celle partie du peuple dans laquelle vivent les sentiments les plus héroïques : ils ont pu être égarés en juin par les rêves brillants du socialisme, et se précipiter dans une guerre qui a couvert la France de ruines et de désolation ; mais ils n'ont jamais cessé d'être des hommes au cœur magnanime...

[2] M. Maurio, auteur des Journées révolutionnaires.

[3] La décision qui investissait le général Cavaignac du commandement général fut affichée, sous forme d'ordre du jour, dans les termes suivants :

Par ordre du président de l'Assemblée nationale et de la Commission exécutive, général Cavaignac, ministre de la guerre, prend le commandement de toutes les troupes, garde nationale, garde mobile, année. Unité de commandement, obéissance, là sera la force, comme là est le droit. Signé : Sénard, président de l'Assemblée nationale ; Arago, Marie, Garnier Pagès, Lamartine, Ledru-Rollin.