HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XIV.

 

 

Plan des contre-révolutionnaires. — Ardeur qu'ils mettent dans les élections supplémentaires. — Candidatures royalistes éhontées. — Affiches et réclames électorales. — Candidats démocrates. — Diversité des listes. — Le résultat des élections expliqué. — Changarnier, Thiers, Louis Bonaparte. — Appréciation de ce résultat. — Proposition contre la loi d'exil de la famille Bonaparte. — Déclaration du général Cavaignac. — Les citoyens Bonaparte défendent leur cousin. — Situation de Paris au moment où l'Assemblée s'occupe du prétendant. — Les réactionnaires veulent faire tomber la Commission exécutive. — Grande discussion à ce sujet. — La Commission est défendue par Lamartine. — Aspect de l'extérieur pendant cette séance. — Intrigues bonapartistes. — Journaux créés. — Cris de vive Napoléon ! — Coup de feu tiré au milieu de la foule. — Projet de décret présenté par le gouvernement au sujet de la loi de 1832. — Il est appuyé par Lamartine. — Efforts des réactionnaires pour faire échouer ce projet. — Rapport sur les élections de Louis Bonaparte. — Jules Favre et Buchez. — Discours du citoyen Fresneau. — Ledru-Rollin résume la question. — L'Assemblée se déjuge et admet Louis Bonaparte. — Situation des membres du gouvernement. — Faute que commet la Commission exécutive. — Première lettre de Louis Bonaparte. — Impression défavorable qu'elle produit. — Elle est dénoncée à la France. — Incident qui nuit à la délibération. — La décision est remise au lendemain. — Deuxième lettre de Louis Bonaparte. — Il donne sa démission de député. — L'Assemblée se contente de cette démission. — Fautes des républicains. — Résumé de la situation.

 

Le rejet du réquisitoire contre Louis Blanc, après la lettre de Barbès et les explications fournies à l'Assemblée nationale, ne prouva guère qu'une seule chose : c'est que parmi les représentants envoyés par la réaction, tous ne considéraient pas encore la République comme étouffée, et n'avaient pas perdu toute pudeur à l'égard de leurs adversaires politiques. Mais cette affaire ne changea rien au plan des contre-révolutionnaires, plan qui consistait à profiler de tous les événements, à les provoquer même pour s'emparer du gouvernement, s'y affermir au moyen des vieux partis royalistes, et en chasser tous les hommes qui avaient contribué à la révolution de Février, depuis les chefs jusqu'aux derniers subalternes.

Pour atteindre ce but, il leur fallait une majorité moins variable dans l'Assemblée nationale, une entière soumission dans les principaux agents du gouvernement, et une grande condescendance dans la magistrature judiciaire.

Déjà des contre-révolutionnaires avaient amené la Commission exécutive à se méfier du peuple et à s'appuyer sur la bourgeoisie[1] ; les tribunaux et même les parquets ne montraient plus de rigueurs que pour les anciens républicains. Les ennemis de la liberté n'avaient donc à s'occuper que de faire rentrer à l'Assemblée nationale les ci-devant dynastiques les mieux éprouvés, les hommes qui pouvaient seconder la réaction, tant à la tribune que dans les Comités. Ils devaient donc profiter des élections partielles, nécessitées par toutes les nominations doubles qu'on allait régulariser pour remplir les vides assez nombreux laissés sur les bancs de la Constituante. Ils y travaillèrent avec l'ardeur de gens qui se sentent appuyés et avec une audace propre à faire bondir de colère les hommes de la révolution : influence de la sacristie, intérêts locaux au détriment de l'intérêt public, intérêts communaux et industriels, influences administratives, calomnies de toutes sortes contre les concurrents républicains, terreurs affectées, tout fut mis en œuvre par les réactionnaires pour faire élire leurs candidats. Les royalistes agirent en cela avec un ensemble et surtout avec une hardiesse propres à assurer le succès de leurs manœuvres plus habiles que loyales.

Le général Changarnier, porté sur toutes les listes de la réaction, a aussi l'appui des autorités officielles, disait un journal qui se plaisait à enregistrer les moyens mis en jeu par les ennemis de la Révolution. De l'Hôtel-de-Ville à l'Etat-Major, de l'Etat-Major à la Préfecture, on ne rencontre pas un employé qui n'ait sa liste Changarnier à la main. C'est encore le nom de Changarnier qu'on lisait en tête des bulletins distribués à la garde mobile. Il est impossible d'être plus universellement recommandé !...

Mais ce n'était pas la candidature du général Changarnier que les journaux républicains signalaient comme la plus audacieuse : ils en voyaient poindre d'autres bien autrement dangereuses : ils étaient stupéfaits en apprenant, trois mois après la révolution contre la royauté la plus méprisée, que le maréchal Bugeaud, se plaçant dans les rangs de ceux-là même qui avaient renversé cette royauté dont il fut jusqu'au dernier moment le plus fougueux champion, se présentait aux électeurs comme un homme dévoué à la République. Les habitants de la Dordogne, s'écriaient les patriotes sincères, ne connaissent donc pas la vie de M. Bugeaud !

Puisque le héros de la rue Transnonain, de la Tafna et des Tuileries revient sur la scène politique, disait un journal républicain de la veille, pourquoi nous étonner d'y voir reparaître M. Thiers[2] ? N'a-t-il pas, lui aussi, des amis à Bordeaux, à Rouen, à Paris, qui se feront racoleurs électoraux à son profit ? N'est-il pas le candidat avoué de gens qui veulent faire de lui un représentant du peuple ? Ne s'est-il pas réconcilié avec le parti prêtre ? N'a-t-il pas à sa dévotion une foule de fonctionnaires qui s'imaginent que Louis-Philippe est simplement allé faire une seconde visite de politesse à son amie la reine Victoria ?

Décidément, disait encore un autre journal, les prétendants font fureur. Après Joinville et le duc de Bordeaux, voici venir le prince Louis Bonaparte. Aujourd'hui on a placardé de nombreuses affiches pour inviter les électeurs à nommer représentant du peuple le héros de Strasbourg et de Boulogne. On annonce une réunion très nombreuse à l'effet de discuter cette candidature. Ces manœuvres prouvent que les partisans des dynasties se remuent et qu'ils intriguent en ce moment ; ils se vantent publiquement d'arriver à leurs fins.

Il n'en fallait pas tant pour agiter le peuple, qui voyait dans ces diverses candidatures d'ennemis déclarés de la révolution, autant de défis jetés aux républicains, autant de trahisons méditées par les valets des dynasties. Aussi voyait-on, tous les soirs, de grands rassemblements, surtout à la porte Saint-Denis, où les hommes du peuple, les ouvriers de toutes les professions, s'efforçaient de repousser les présents que les contre-révolutionnaires se proposaient de faire à la France républicaine.

Les clubs patriotiques s'en occupaient aussi très-sérieusement.

Nous marchons de surprise en surprise, s'écriait, au sujet de ces scandales politiques, un orateur du Club de la révolution. L'esprit se lasse à suivre les formes diverses sous lesquelles se produisent certaines candidatures, et se perfectionnent les professions de foi, les promesses, les serments. C'est l'affiche, c'est la réclame surtout que ces candidats emploient de préférence. La dimension de l'affiche est, à notre avis, la juste mesure de la vanité et des prétentions du candidat.

La plus grande affiche que nous ayons vue est celle du citoyen Alexandre Dumas, qui s'est désenmarquisé pour la circonstance. Qui pourrait douter d'un républicanisme aussi largement étalé ? Imprudent ! Qu'en penseront nos amis les princes !... A moins que ce ne soit pour les mieux servir !

Après M. Dumas, voici venir le citoyen Victor Hugo, un dévoué comme celui-là, et, comme Sosie, ami de tout le monde, nous voulons dire de tous les gouvernements possibles : son affiche n'a pas l'ampleur de celle de son émule, mais il a trouvé un moyen fort ingénieux de compenser cette apparente infériorité. On sait que ce littérateur coloriste, qui a tant écrit sur le ciel bleu, les moissons jaunes, les arbres verts, etc., ne veut pas de la république rouge ; il est partisan de la république tricolore, dont il pourrait se croire l'inventeur, s'il n'en eût pas déjà existé une assez connue qui commença le 1er vendémiaire de l'an Ier. Pour prouver ses assertions, M. Victor Hugo a fait apposer successivement une affiche bleue, une affiche blanche et une autre rouge. Si ce n'est pas là un trait de génie, c'est que le génie n'existe pas. M. Dumas en pâlira d'envie !...

Décidément les combinaisons électorales des littérateurs l'emportent sur celles des hommes d'affaires, ajoutait l'orateur du club. M. de Girardin n'a rien inventé pour les besoins du moment ; il en est réduit au bulletin tout préparé contenant son nom et des cases vides pour dix autres. M. Chambolle a emprunté à M. Girardin la profession de foi dialoguée, dont celui-ci abuse à tel point qu'il pourrait bien finir par ne plus démêler ses idées de celles de son interlocuteur. Mais on doit à M. Chambolle le perfectionnement du bulletin inventé par M. Isaac Péreire. Ce n'est pas seulement un bulletin qu'envoie M. de Chambolle aux lecteurs du Siècle, c'est une pancarte contenant neuf bulletins, tous portant, avec deux ou trois autres noms, celui de l'illustre candidat. Le piquant de l'affaire, c'est que dans le même numéro du Siècle, M. Chambolle déclare qu'il ne fera pas la moindre publication dans l'intérêt de sa candidature, et que sa fortune ne lui permet pas de supporter les frais d'impression d'une liste !

Mais à côté de ces plaisanteries de bonne guerre, dont l'effet était prodigieux parmi les spectateurs capables d'en comprendre la finesse, on entendit la voix mâle du rédacteur de la Réforme exprimer son opinion désintéressée[3].

Ce n'est pas de ces écuyers à paillettes, de ces Narcisses d'orgies, se mirant dans toutes les hontes qu'ils ont fait subir à la France, s'écriait ce journaliste en s'adressant au peuple ; ce n'est pas de ces hommes que nous venons vous entretenir ici. Nous vous dirons même que les hommes nous importent peu ; qu'ils n'ont point pour nous de valeur sérieuse, et que les principes de la Révolution française sont le seul phare qui nous éclaire et nous guide.

Mais dans le milieu que nous traversons, s'il est impossible de trouver des hommes comme ceux du Comité de salut public, il y a pourtant des vertus éprouvées et de belles natures morales ; il y a des soldats, il y a des penseurs, il y a des hommes d'Etat et pour l'action et pour l'idée.

Nous ne sommes point pessimistes ; et quoique nous sentions tomber autour de nous toutes nos espérances, nous dirons que si l'on veut défendre et pousser jusqu'aux luttes extrêmes du devoir social et politique, il faut nommer les hommes que nous portons, bien certains que nous sommes de n'être point trahis.

 

Ces noms étaient ceux de Caussidière, Schœlcher, Dupoty, Pierre Leroux, Grandmesnil, Proudhon, L'Héritier (de l'Ain), Lesseré, d'Alton-Shée, Charles Lagrange et Galland, ouvrier.

Malheureusement pour le parti démocratique, plusieurs autres listes républicaines parurent en même temps, et chacune d'elles fut publiée sous le patronage des Comités démocratiques des divers arrondissements. L'une de ces listes principales fut même recommandée aux démocrates, comme présentant les choix faits par les clubs et les corporations réunis. On y lisait bien les noms de Caussidière, de Pierre Leroux, de Proudhon et de Lagrange ; mais les sept candidats complémentaires étaient pris dans une autre nuance de la démocratie : ces candidats étaient Raspail, Thoré, Cabet, Kersausie, Savary, Malarmet et Adam : les trois derniers étaient des ouvriers.

La multiplicité de ces listes, ayant toutes entre elles beaucoup d'affinités, mais différant aussi par la moitié des noms, fut une faute déplorable, en présence de l'entente et de l'union qui régna dans le parti réactionnaire. Mais cette faute s'expliquait par le besoin qu'eurent les diverses fractions du parti démocratique de s'affranchir de la tutelle inexpérimentée exercée, en avril, par le club des clubs et par la réunion du Luxembourg. En juin, chaque organe de l'opinion républicaine radicale voulut faire sa liste, sans réfléchir que les votes s'éparpilleraient inévitablement, et qu'il en résulterait des dommages graves pour la démocratie, lorsqu'il existait les éléments nécessaires pour qu'elle triomphât complètement.

En effet, comment se rendre compte de l'élection de MM. Thiers, Victor Hugo et Louis Bonaparte avec 97 mille[4], 86 mille et 84 mille voix, lorsque les Républicains radicaux donnèrent à Caussidière 147 mille voix bien franches, bien déterminées ? Peut-être la présentation des candidats exclusivement socialistes a-t-elle, dans ce moment-là, contribué à cette dispersion des votes ; et si l'on réfléchit, que de tous ces candidats, le journal la Réforme, qui recommandait de vieux républicains, n'avait présenté qu'un seul socialiste, on comprendra encore comment, avec ces immenses éléments de succès absolu, on n'eut alors qu'un succès relatif.

Ce fut une seconde leçon de tactique électorale dont les démocrates auraient dû profiter, au mois de septembre suivant.

Les élections du mois de juin présentèrent donc, par l'effet de ces fautes, le résultat mélangé suivant :

Caussidière, élu par 147 mille voix ; Moreau, par 126 mille ; Goudchaux, par 107mille ; Changarnier, par 105 mille ; Thiers, par 97 mille ; Pierre Leroux, par 91 mille ; Victor Hugo, par 86 mille ; Louis Bonaparte, par 84 mille ; Lagrange, par 78 mille ; Boissel, par 77 mille, et Proudhon, par 77 mille voix.

Or, si l'on veut bien ne pas oublier que trois candidats démocrates : Thoré, Kersausie et Raspail, suivirent immédiatement Proudhon, et obtinrent chacun de 73 à 72 mille voix, il sera facile de savoir ce que devinrent les 147 mille votes acquis à Caussidière. Ils furent évidemment divisés entre les divers démocrates portés sur les différentes listes de ce parti.

Le résultat de ces élections fut parfaitement apprécié par le journal la Réforme. Lorsque chaque parti chantait victoire, le rédacteur de cette feuille vit très-bien ce que ces votes divers signifiaient à chaque point de vue.

C'est, disait-il, la manifestation nette et tranchée des intérêts matériels du passé, et des besoins intellectuels du présent et des réformes que l'avenir renferme dans ses flancs ; c'est, en d'autres termes, le triomphe de la réaction, d'une part, et du socialisme de l'autre[5]...

Le gouvernement ne parut guère se préoccuper de l'élection du général Changarnier et de Victor Hugo, ni même de celle de M. Thiers, quoiqu'il y vît un grand renfort pour la réaction[6] ; mais il se montra alarmé de celle du prétendant de Strasbourg et de Boulogne, que bien des journaux lui présentaient comme très-significative.

Est-ce que l'on ne voit rien dans les deux ou trois nominations qui viennent d'honorer le citoyen prince Louis Bonaparte ? lui criait l'un de ces journaux. Est-ce que ces cent mille suffrages qui sortent des campagnes et des faubourgs ne nous disent pas qu'une partie du peuple a plus de souvenirs que de principes, et plus de religion pour la gloire que pour l'égalité ? Certes, nous ne l'accusons pas ; car l'époque impériale fut grande pour la patrie et l'honneur, les deux saintes passions du peuple... Mais si le tort peut s'atténuer, il n'en porte pas moins enseignement, et le grand écart du suffrage universel doit nous faire comprendre combien la République est peu fondée[7].

Ce fut vainement que les organes de l'opinion publique s'efforcèrent de faire comprendre au gouvernement tout ce que présageaient de funeste à la République les choix faits par les contre-révolutionnaires de toutes les nuances ; la Commission exécutive parut ne s'émouvoir que de celui fait par une partie du peuple, et principalement par les populations rurales. De ce moment, elle commit faute sur faute, pour éloigner l'homme qui, disait-on, ne paraît arrivé à l'Assemblée que pour aviver les intrigues des royalistes de toutes les couleurs. Comme sa présence pouvait en outre nuire beaucoup aux prétendants à la présidence[8], parmi lesquels on comptait alors en première ligne les citoyens Lamartine et Marrast, ces anciens membres du gouvernement provisoire perdirent de vue la réaction et les réactionnaires, pour ne s'occuper que de repousser et faire repousser le concurrent qui semblait vouloir leur disputer cette présidence.

Un représentant de la Corse, le citoyen Pietri, ayant développé une proposition tendant à l'abrogation du décret de 1832, relatif au bannissement de la famille Bonaparte, le ministre de la justice, Crémieux, considéra la discussion sur ce sujet comme inopportune, et proposa un ordre du jour motivé sur ce que, par l'admission de trois membres de cette famille parmi les représentants de la nation, on avait virtuellement proclamé l'abrogation de cette loi.

Aussitôt, l'un des amis politiques du citoyen Marrast, le nouveau général en chef de la garde nationale, Clément Thomas, se récria sur l'imprudence d'une pareille mesure.

Quand il s'agira de proclamer la gloire de Napoléon, dit-il, il n'y aura qu'une voix. Mais il s'agit d'autre chose. Parmi les membres de sa famille, il y en a un qui a eu l'idée de reprendre des droits que nous ne devons pas lui accorder ; il a voulu restaurer l'Empire. Qu'il sache que nous ne le voulons pas.

Alors s'engagea une discussion des plus vives sur la proposition du citoyen Pietri. Boulay de la Meurthe appuya chaleureusement l'ordre du jour motivé qu'avait présenté le ministre de la justice. Un membre osa même dire, qu'il ne comprenait pas qu'une loi pût atteindre une famille de gens qui avaient régné comme empereur ; ce qui provoqua de violentes réclamations du côté gauche. Et comme M. Crémieux insistait pour son ordre du jour motivé, quelques représentants continuèrent à demander l'abrogation pure et simple de la loi précitée. La France, disaient-ils, est assez forte pour proscrire la proscription.

Mais toutes ces rédactions furent rejetées, ainsi que celle du ministre de la justice, et l'on décida la prise en considération de la proposition du citoyen Pietri, ainsi formulée :

L'art. 6 de la loi du 18 avril 1832, relatif au bannissement de la famille Bonaparte, est abrogé.

L'Assemblée nationale décida que cette proposition serait mise à l'ordre du jour prochainement.

Cependant l'agitation était loin de se calmer : une foule de causes contribuaient à l'entretenir à l'extérieur, et parmi ces causes, il était facile d'apercevoir les intrigues des dynastiques de toutes les couleurs. Si l'élection multiple de M. Thiers avait donné de l'audace aux partisans de la branche cadette des Bourbons, ceux de la branche aînée n'en croyaient pas moins la circonstance favorable à leurs desseins, qui, sans être bien arrêtés alors, n'avaient pas moins pour objet général de contrarier l'affermissement de la République en semant la discorde et la méfiance.

D'un autre côté, la triple élection d'un homme portant un grand nom, un nom en qui la population souffrante semblait avoir la plus grande foi, n'était pas le moindre motif de cette agitation indéfinie qui tourmentait à la fois et le commerce et la classe ouvrière et le gouvernement lui-même, car la troupe s'en mêlait aussi[9].

Dans la séance du 10 juin, le représentant Auquerne crut devoir interpeller le nouveau ministre de la guerre sur les bruits qui circulaient d'une démonstration dynastique faite par un régiment d'infanterie. Ce régiment, entrant à Troyes, dit l'interpellateur, y fut accueilli par la garde nationale aux cris de Vive la République, auquel il aurait répondu par celui de Vive Louis Napoléon... Je prie monsieur le ministre, ajouta le citoyen Auquerne, au milieu de l'agitation de l'Assemblée, de nous donner des explications sur ce bruit.

Aucun bruit de ce genre n'est parvenu au ministère de la guerre, répondit aussitôt le général Cavaignac ; je le tiens donc pour calomnie. Je crois, pour l'honneur de mon pays, reprit-il après avoir été applaudi, que l'homme dont le nom est si malheureusement mêlé à cette affaire est innocent. Quant à moi, je voue à l'exécration publique celui qui oserait porter une main sacrilège sur la liberté publique.

Bravo ! bravo ! s'écrie-t-on de toutes parts ; Vive la République !

Oui, je le répète, reprit le ministre de la guerre, comme pour compléter la déclaration solennelle qu'il faisait en montant à la tribune pour la première fois ; oui, je le répète, cent fois malheur à celui qui, au lieu de consacrer sa vie et son intelligence au service du pays, profiterait de son nom pour spéculer sur les malheurs de la patrie !

A ces mots, qui annonçaient un citoyen dévoué à la République, l'Assemblée se leva avec enthousiasme, et fit éclater les cris de Vive la République ! Et l'homme qui avait provoqué cet enthousiasme reçut, en descendant de la tribune, les félicitations d'un grand nombre de ses collègues, qui lui décernèrent une sorte d'ovation.

Le lendemain, à l'occasion de la lecture du procès-verbal de la précédente séance, le citoyen Napoléon Bonaparte parut à la tribune, où, après avoir déclaré qu'il s'associait aux paroles généreuses prononcées, en son absence, par le ministre de la guerre, il chercha à démentir les bruits qui couraient sur son cousin Louis Napoléon.

Je suis son ami, son parent, dit ce représentant, mais je dois dire que je ne m'associe pas du tout à son passé politique. Mais, quel que soit ce passé, je pense qu'un sentiment de justice devrait empêcher les imputations calomnieuses que rien ne justifie en ce moment. Pourtant il n'en est pas ainsi : des bruits absurdes, infâmes sont répandus. D'où viennent-ils ? Je n'en sais rien !

Il faut parler avec franchise. Vous savez qu'il y a en France des partis opposés à la République ; ces partis sont composés de ce qu'il y a de moins bon, de moins généreux dans le pays, et je sais fort bien que le nom de Louis Bonaparte est un levier qu'ils voudraient faire agir contre la République. Mais est-ce une raison pour le rendre responsable de ce qui se fait en son nom ?

Je le déclare sur l'honneur, voici des faits ; voici la vérité :

Après la proclamation de la République, le citoyen Louis Bonaparte est venu à Paris ; il est venu au grand jour, ne s'est pas caché, et sa première visite a été pour le gouvernement provisoire. Il lui a dit qu'il attendait ses conseils et se mettait à sa disposition. Le gouvernement provisoire lui fit une réponse pleine de politesse et de bienveillance : il lui dit qu'en temps ordinaire il ne s'opposerait pas à ce qu'il résidât en France ; mais que, dans la situation où l'on se trouvait, il le priait de se retirer jusqu'au moment où la Constitution serait faite, où du moins la tranquillité rétablie. Louis Bonaparte ne se le fit pas dire deux fois : il partit et retourna à Londres. Tout cela se passa en vingt-quatre heures.

A l'époque des élections, continua Napoléon Bonaparte, plusieurs de ses amis lui demandèrent s'il se mettrait sur les rangs : il répondit que non, qu'il voulait obtempérer jusqu'à la fin aux désirs du gouvernement provisoire ; et enfin il refusa toutes les candidatures.

Maintenant, disons la vérité, son élection a étonné. On s'est dit : Pour qu'une élection soit ainsi faite, il faut qu'il y ait conspiration !

Citoyens, je ne doute pas que le gouvernement n'ait fait toutes les recherches et acquis tous les renseignements possibles ; il doit savoir toute la vérité. Je demande pourquoi on laisse s'égarer l'opinion publique ; comment on ne dément pas les infâmes calomnies qui se répandent depuis quatre jours. Eh quoi ! s'écriait le cousin de Louis Napoléon, on dit que les puissances étrangères répandent, pour troubler la République, un or qui passerait par les mains d'un Bonaparte ! Jamais, depuis 1815, on ne nous avait fait une telle injure ; jamais on n'avait dit qu'un Bonaparte pût être l'agent de l'étranger !

Je demande, concluait Napoléon Bonaparte, dont les dernières paroles avaient été fortement applaudies, je demande formellement qu'un membre de la Commission exécutive démente ces bruits, ou qu'il dise s'ils sont fondés. Si mon cousin est coupable, je verrai alors avec une extrême douleur que je m'étais trompé sur la pureté de ses sentiments. Quant à moi, je n'ai rien à me reprocher.

 

Aucun membre de la Commission exécutive n'étant présent à ces interpellations, le citoyen Flocon, ministre du commerce, répondit au nom du gouvernement : il le fit d'une manière à laisser croire que la Commission était mieux instruite de ce qui se passait que ne l'était le défenseur officieux de Louis Bonaparte.

Le gouvernement, dit le ministre, a pris et prendra toutes les mesures pour que le salut et la tranquillité de la République ne soient pas menacés. Le gouvernement est prêt à présenter ces mesures ; mais l'ordre du jour de l'Assemblée est fixé, et le gouvernement s'en rapporte à la décision de l'Assemblée.

Plusieurs voix ayant alors opiné pour que l'on passât à l'ordre du jour, l'Assemblée, quoique loin d'être calme, s'occupa de régulariser quelques élections.

Mais bientôt il fallut revenir à la question des prétendants ; car il se passait, à l'extérieur de la salle, des faits extrêmement graves, qui devaient nécessairement peser sur les résolutions du gouvernement.

Des groupes nombreux, stationnant sur la place de la Concorde et autour du palais de l'Assemblée nationale, y faisaient entendre le cri de servitude politique et de dictature de : Vive l'Empereur ! Ce qui donnait à ces manifestations un caractère de gravité qu'on ne leur avait pas encore reconnu, c'est que ce n'étaient pas seulement quelques vieux soldats qui saluaient dans le neveu la grandeur de Napoléon ; des détachements de la garde nationale parisienne, et surtout celle de la banlieue, mêlaient leurs acclamations à celles des vieux bonapartistes. On affirmait même que la garde mobile, composée de jeunes gens appartenant à une génération complètement étrangère à ces souvenirs, était gagnée à la cause de ce nom, et l'on citait les bataillons dont le concours paraissait acquis à ce prétendant[10].

Comme cela se voit toujours en pareille occurrence, l'Assemblée avait été placée sous la protection des baïonnettes, qui gardaient toutes les issues et semblaient la forcer ainsi à délibérer sous la pression de la force publique, elle qui ne voulut pas délibérer en présence du peuple sans armes ! Ajoutons que le fracas des patrouilles donnait encore au spectacle qu'offraient les alentours du palais un semblant de siège qui pouvait influer sur les déterminations de l'intérieur.

Pendant que les provocations à l'empire agitaient la place publique, la réaction, au dedans, cherchait à frapper la Commission exécutive, qui, malgré sa faiblesse, gênait encore la contre-révolution.

A propos d'une demande de crédit faite par la Commission exécutive pour ses frais de bureau et de police, on venait d'entendre un orateur réactionnaire, le citoyen Sevaistre, reprocher à cette Commission de manquer d'énergie.

Il ne faut pas croire, disait cet orateur, qui s'attaquait toujours aux libertés publiques ; il ne faut pas croire que parce qu'on dispersera chaque soir les attroupements des boulevards, on aura déjoué les conspirations qui se dressent audacieusement de toutes parts.

Or, les conspirations que l'orateur redoutait n'étaient point celles des contre-révolutionnaires, des dynastiques de toutes les couleurs ; mais bien les conspirations des meneurs du peuple, de ceux, disait-il, qui veulent tenir les ouvriers dans leurs mains en les aveuglant sur leurs intérêts...

Je ne puis admettre, ajoutait-il, après s'être fait presser d'arriver à une conclusion ; je ne puis admettre que les clubs aient le droit de s'établir sur tous les points, et forment une fédération prête à se ruer à tout moment sur le pouvoir... Nous connaîtrons bientôt l'égalité du malheur et de la misère, reprit-il après avoir été interrompu par les exclamations du côté gauche... N'avons-nous pas l'exemple du danger des clubs dans l'ancienne République ? Le crédit ne s'est ranimé alors que quand la Convention a fait fermer le club des Jacobins[11]... Pour moi, disait encore le représentant réactionnaire Sevaistre, peu m'importe le nom des membres qui siègent au pouvoir ; mais je demande qu'ils nous présentent des mesures énergiques pour rétablir la tranquillité publique. Les explications du pouvoir exécutif commanderont mon vote.

Le citoyen Babaud-Larribière défendit la Commission. Dans son opinion, changer les personnes, c'était s'exposer à des conflagrations dangereuses. Si cette Commission était pâle, disait-il, cela provenait de ce que l'Assemblée elle-même ne s'était pas encore suffisamment dessinée. Le seul reproche que ce représentant adressait à la Commission exécutive, ou plutôt à l'administration, c'était de ne pas s'être assez occupée du personnel administratif, qu'il voyait toujours livré aux serviles serviteurs de la monarchie.

On disait de notre première Révolution, concluait l'orateur, qu'elle dévorait ses enfants ; eh bien ! je demande le maintien de la Commission exécutive, parce que je ne veux pas que notre jeune République soit dévorée par ses ennemis.

Ainsi, le simple projet de loi destiné à mettre à la disposition de la Commission exécutive quelques misérables milliers de francs pour ses bureaux et ses dépenses secrètes, était devenu, comme les fonds secrets sous la royauté, un tournoi où s'exerçaient, pour ou contre le gouvernement, les partis qui divisaient l'Assemblée.

Le représentant de Laussat, l'un de ceux qui étaient arrivés à Paris avec le mandat impératif des réactionnaires de chasser tous les hommes qui avaient fait la révolution ou qui s'étaient mis à sa disposition, se prit à discuter ce qu'il appelait le génie des hommes, s'inquiétant peu, disait-il, des événements, si les hommes étaient changés.

Quel est le sentiment qui a présidé aux élections ? ajouta ce contre-révolutionnaire. Si l'on écoute ce qui se dit à la tribune, on n'a pas le vrai secret de la majorité ; si l'on prête l'oreille aux confidences, c'est là qu'est la vérité ! Pour juger le gouvernement, il n'a pas fallu jusqu'ici s'en rapporter aux paroles officielles, mais à ce qui se dit ailleurs... — Par qui ? par qui ? lui crie-t-on... — On me demande par qui, reprend l'orateur. Je dis par chacun de nous.

Et le citoyen Laussat voulut prouver que ses amis seuls jugeaient bien le gouvernement. Interrompu plusieurs fois dans la revue qu'il passait de la composition de chaque département ministériel, il dut enfin céder devant les cris : Assez ! assez ! qui devenaient à chaque instant plus nombreux. Je n'en dirai pas plus, conclut-il, mais j'ajouterai qu'il y a dans la Commission des sentiments trop interrogènes pour qu'elle puisse faire le bonheur du pays.

Le citoyen Laussat venait de révéler le secret de son parti. Ses amis politiques ne voulaient plus de la Commission exécutive, parce qu'elle ne marchait pas assez vite dans la voie de la réaction ; il ne voulait plus des ministres nommés par elle, parce qu'ils laissaient en place quelques républicains de la veille ; il voulait voir partout des hommes qui pussent donner des garanties contre l'esprit révolutionnaire, qu'il s'efforçait de faire passer pour synonyme de désordre.

Le général Bedeau, qui parla après l'organe de la réaction, dit aussi qu'on ne pouvait demander compte de la situation grave où l'on se trouvait qu'à la Commission exécutive, puisque l'Assemblée n'avait cessé de lui donner les moyens de soutenir fortement son action.

Je lui reprocherai, ajouta cet orateur, d'avoir apporté peut-être tardivement certains décrets[12]. Nous voulons tous le développement des institutions républicaines, et nous sommes convaincus que ce serait une grave erreur de penser qu'un gouvernement pût réussir en s'appuyant sur un parti... Je dis que nous voulons tous la République et que personne ici n'oserait soutenir une opinion contraire...

Je ne crois pas aux prétendants, disait encore le général Bedeau ; je ne crois pas qu'un pays qui lutte depuis cinquante ans pour obtenir la liberté, je ne crois pas que la France qui travaille depuis si longtemps pour obtenir le gouvernement républicain, s'occupe, quand il y a trois mois au plus qu'elle possède la République, de je ne sais quels prétendants, qui viendront nous rappeler un passé dont nous ne voulons plus. Quant à la force armée, soyez assurés qu'elle ne se passionnera pas pour un prétendant, quel qu'il soit ; elle sera toujours dévouée et obéissante aux chefs qui lui parleront au nom de l'Assemblée nationale ; et si un chef voulait se rendre criminel et se soustraire à cette autorité, l'armée elle-même demanderait sa mise en accusation.

La discussion était devenue trop solennelle pour que la Commission exécutive y restât étrangère, surtout lorsqu'elle avait à se défendre et contre les attaques des réactionnaires et contre les reproches qui lui venaient d'ailleurs. Ce fut donc avec une grande satisfaction que les amis de la République virent paraître à la tribune l'orateur du gouvernement, le citoyen Lamartine : on était sûr d'avance qu'il n'aurait pas beaucoup de peine à ensevelir les haines impuissantes de la réaction sous les flots de son éloquence.

En effet, Lamartine commença, sur les attaques dont la Commission exécutive avait été l'objet, un de ces splendides discours qui ne peuvent s'analyser, et qu'il faut avoir entendus pour se rendre compte de l'effet qu'il dut produire[13].

L'orateur de la Commission débuta par reconnaître que l'anxiété pénible, la pression qui pesait sur l'imagination publique, sur les plus grands intérêts, sur les affaires les plus urgentes, sur la fortune et la vie du peuple devait être dissipée ; mais il déclarait que ce qui manquait à la Commission, comme à l'Assemblée, ce n'était pas la force, mais bien la lumière[14]. Il se félicitait de l'occasion qui se présentait de ne laisser obscur aucun point de l'horizon.

Répondant d'abord à ce que l'on venait de répéter de la diversité d'opinions qui se faisait sentir entre les membres de la Commission exécutive, depuis l'origine du gouvernement provisoire, le citoyen Lamartine affirmait qu'il n'avait jamais existé et qu'il n'existait point, dans la Commission exécutive, des tendances diverses de nature à empêcher les libres opinions, les opinions gouvernementales de se faire jour avec tout le courage et la liberté nécessaires. — S'il y avait entre nous ces divisions que l'on suppose, peut-être pour les faire naître, s'écriait-il, pour affaiblir ainsi le gouvernement qui, quoique modéré, doit rester fort afin de protéger le pays et l'Assemblée nationale qui l'a investi de sa puissance ; s'il y avait un tel dissentiment, soyez sûrs que nous nous empresserions de l'apporter tout de suite à cette tribune, et de déposer le dissentiment, en déposant la responsabilité, sans danger pour vous et avec honneur pour nous...

Citoyens, disait encore M. Lamartine, si je sors de cette enceinte et que je considère les partis dans leurs organes, dans leurs calomnies, dans leurs mensonges, je me rends compte parfaitement du mobile qui les fait, depuis quelques jours, couvrir d'ignominie ces hommes que l'histoire approuvera un jour, et qui se sont dévoués quand la place était vacante et quand le pouvoir suprême était un danger. Ces partis ne pardonnent et ne pardonneront pas de longtemps aux hommes qui ont eu le glorieux malheur de présider à ce gouvernement ; ces partis nous accuseront longtemps, les uns, parce que nous avons fondé la République, parce que nous avons eu le courage, l'audace d'écrire ce cri du peuple que vous avez ratifié vous-mêmes si unanimement et si glorieusement le premier jour où vous avez pris possession de la patrie tout entière. Pour les uns, citoyens, c'était un tort qu'ils ne nous pardonneront jamais, un crime peut-être, et pour d'autres, c'était trop de bonheur et trop de gloire.

Les réactionnaires ayant attaqué la Commission comme impuissante, comme ne se révélant par aucune pensée politique, par aucun programme arrêté propre à affermir le sol sous les pas de l'Assemblée nationale, M. de Lamartine leur répondait que l'Europe était plus juste qu'eux, puisque de toutes parts on avait félicité le gouvernement provisoire d'avoir saisi et adopté la vraie pensée de la France républicaine, pensée qui, disait-il, avait été de comprendre le grand mouvement des esprits révélé par la révolution de Février.

Nous avons proclamé la République ; nous avons voulu organiser cette forme de gouvernement, parce qu'en envisageant précisément les immenses difficultés de tous les gouvernements modernes, parce qu'en contemplant les chutes successives, réitérées, inopinées de toutes les formes de monarchies despotique, glorieuse, pacifique, constitutionnelle, dont les débris sont encore à vos pieds, nous avons reconnu, avec l'espoir qu'on le reconnaîtra comme nous, que cette forme, quoiqu'elle fût en apparence la plus unitaire, n'était pas au fond la plus solide, la plus permanente et la plus capable de pourvoir, avec la force la plus énergique, à tous les dangers non-seulement du gouvernement, mais de l'ordre social... Voilà pourquoi nous y avons fait entrer, avec tout ; son droit, avec toute sa moralité et avec toute sa raison, mûrie par cinquante années de discussion et de travail d'esprit, ce peuple qui s'en montre aujourd'hui plus digne que vous ne savez... Voilà ce que nous avons fait...

Avons-nous, comme le général Bedeau en accuse certains organes, avons-nous confondu cette deuxième république avec la première ? Vous le savez, la première était un combat : nous avons voulu que la seconde fût une institution...

 

En énumérant tout ce que le gouvernement provisoire et la Commission exécutive avaient fait de bon, d'utile, de digne d'éloges, l'orateur répondait encore à ceux qui reprochaient au pouvoir exécutif son assoupissement, son inertie, dans un temps où l'on devait chercher une solution énergique et efficace aux problèmes qui tourmentaient la société :

Mesurez jour par jour, heure par heure, la recomposition de toutes les forces sociales, dont nous vous laissons en possession, disait-il en s'adressant aux ennemis de la Commission exécutive ; voyez l'armée rentrée fidèle, rentrée fière d'elle-même dans Paris, appelée par le peuple lui-même ; voyez la garde mobile constituée ; voyez la garde nationale organisée, ayant élargi ses rangs pour y laisser entrer le peuple tout entier ; voyez ces baïonnettes innombrables[15], destinées à couvrir non-seulement les dogmes sacrés et impérissables de l'ordre social, mais à défendre, comme gouvernement inaliénable, l'Assemblée nationale, et que l'Assemblée nationale trouvera toujours, soit dans les jours de gloire, soit dans les jours de félicitations, soit dans les jours de danger. Voilà la recomposition politique, administrative, matérielle, financière, diplomatique et militaire de toutes ces forces que vous nous accusez d'avoir oubliées ; voilà l'emploi de toutes ces heures que vous nous accusez de livrer à l'indolence, à l'inertie et au sommeil.

 

M. de Lamartine en était là de sa brillante improvisation, lorsque ses forces physiques le trahissant, l'obligèrent à prendre un moment de repos. La séance fut suspendue pendant une heure, sans pour cela que l'agitation intérieure se calmât. Quant à l'extérieur de la salle, il n'avait cessé d'offrir la même animation qu'au commencement de la séance. Toute la journée, la place de la Révolution et les abords du Palais législatif, autant que la troupe permettait de l'approcher, avaient été couverts d'une foule considérable qui s'agitait en faveur de l'élu des quatre départements, de l'homme contre lequel les républicains demandaient la continuation de l'ostracisme.

Nous avons déjà dit avec quel empressement les ennemis de la République s'étaient emparés de ce nom comme d'un brandon de guerre civile ou tout au moins de discorde, qu'ils allaient jeter au milieu des populations de la France. Malheureusement, les souvenirs de gloire attachés à ce nom avaient merveilleusement secondé les vues des contre-révolutionnaires, principalement dans les campagnes et les faubourgs de Paris. Il leur avait donc été facile de rencontrer une sorte d'armée composée d'éléments divers, et c'était cette armée, qui, après avoir jeté dans l'urne les bulletins portant le nom de Louis-Napoléon Bonaparte, se réunissait chaque jour autour de l'Assemblée, et s'exerçait, le soir, à la porte Saint-Denis et au Palais-Royal, aux répétitions de l'ovation impériale qu'elle se proposait de faire au neveu de l'Empereur.

Ajoutons qu'on avait vu paraître tout à coup une foule de journaux tous plus ou moins ouvertement impérialistes, qui, comme les affiches napoléoniennes dont on tapissait les murs de Paris, s'efforçaient de faire le lit du prince Louis[16]. L'une de ces feuilles, dans le but d'appuyer les prétentions impérialistes, s'ingéniait à substituer un nom de famille au titre même de nationalité, et créait, à cet effet, la République napoléonienne, dont le rédacteur réservait la présidence au prince Louis-Napoléon. Enfin, quelques anciens officiers de l'Empire poussaient leurs extravagances jusqu'à recruter pour la nouvelle garde impériale. Ainsi, parmi les hommes inféodés à un nom, les uns voulaient dénationaliser la France, et les autres avaient la prétention de refaire, avec des recrues, cette glorieuse garde impériale, produit de cent batailles, dont chacune avait fourni son contingent de vieux chevrons.

Un nom s'est offert, disait un journal qui passait en revue l'armée du prétendant appuyé par une partie de la population ignorante ; des ambitieux déçus, des ennemis de la démocratie y ont vu un drapeau pour opposer à l'ennemi commun, la République, c'est-à-dire à la vie du peuple ; et aveuglés par des intérêts ou des souffrances, quelques-uns croient y voir leur ordre public, quelques autres leur ordre social... Voyez d'ailleurs comme tous les ennemis de la République se trouvent d'accord aujourd'hui. Lis, aigles ou coq, c'est toujours la royauté qu'ils espèrent relever, et la royauté, de quelque nom qu'elle se drape, c'est toujours le règne de l'égoïsme : le peuple, pour elle, sera toujours dé la chair à misère ou de la chair à canon.

Et d'ailleurs, ne sentez-vous pas la main de l'étranger qui présente l'or aux convictions défaillantes ou à la misère aux abois[17] ? Ne comprenez-vous pas, qu'essayer aujourd'hui une France impériale, ce serait faire revivre au dehors les vieilles rancunes nationales ; ce serait éteindre le feu sacré que nous avons allumé partout ; ce serait devenir le soldat d'un homme au lieu d'être le soldat du peuple, le soldat du droit ?

 

C'était vainement que les feuilles dévouées à la démocratie s'efforçaient de rappeler aux principes tous ces hommes qui se laissaient entraîner par l'éclat d'un nom, et par les espérances fallacieuses que faisaient luire aux yeux de ceux qui souffraient les intrigues des meneurs bonapartistes. L'émeute ne cessait de gronder dans la rue depuis quelques jours, et, ce jour-là, 12 juin, elle déroulait ses flots tumultueux autour de l'Assemblée nationale, quand la Commission exécutive confondait ses ennemis par l'organe de M. Lamartine.

Au moment où l'orateur du gouvernement demandait la suspension de la séance pour prendre quelques minutes de repos, le général en chef de la garde nationale s'efforçait de faire évacuer la place de la Concorde : il divisait ses colonnes, lorsqu'il vit devant lui un de ces hommes que son service à la porte Saint-Denis lui avait déjà fait remarquer dans le rassemblement de ce fameux forum. Tout à coup, un coup de feu partit du milieu de la foule, et une balle blessa un capitaine de la 1re légion. Aussitôt le bruit se répandit, dans les salles de l'Assemblée, qu'on avait fait feu sur le général Clément Thomas, et que la guerre civile allait commencer aux cris de vive Napoléon ! vive l'Empereur ! Les représentants accoururent reprendre leurs places, et M. Lamartine reparut à la tribune, armé de la circonstance qui venait de se présenter, pour appuyer le projet de la Commission exécutive.

Un coup de feu, plusieurs coups de feu, dit-il, viennent d'être tirés, l'un près du commandant de la garde nationale, l'autre sur l'un des braves officiers de l'armée, un troisième enfin, assure-t-on, sur la poitrine d'un officier de la garde nationale. Ces coups de feu ont été tirés aux cris de vive l'Empereur ! Ce premier sang n'a pas coulé au nom de la liberté ; il a été répandu au nom du fanatisme des souvenirs militaires[18].

Citoyens, en déplorant avec vous le malheur qui vient d'arriver, le gouvernement n'a pas eu le tort de ne pas s'être armé, autant qu'il était en lui, contre les éventualités. Ce matin même, une heure avant la séance, nous avions signé d'une main unanime une déclaration que nous nous proposions de vous lire à la fin de la séance. Lorsque l'audace des factions est prise en flagrant délit, et prise la main dans le sang français, la loi doit être appliquée avec acclamation... Il était nécessaire, pour la vérification des pouvoirs, que l'Assemblée connût les intentions de la Commission exécutive à l'égard de Charles-Louis Bonaparte.

 

Et le citoyen Lamartine lut aussitôt le texte d'un projet de décret longuement motivé[19], par lequel le gouvernement déclarait que, jusqu'au jour où l'Assemblée nationale en aurait autrement décidé, il ferait exécuter la loi de 1832, en ce qui concernait Louis Bonaparte.

Quel que soit le nom glorieux dont se couvre une faction dans la République, ajouta-t-il, nous saurons déchirer le voile, pour ne voir derrière que le nom de la faction, s'il en existe. La France a pris la République au sérieux : elle la veut ; elle la défendra contre tous.

L'orateur du gouvernement terminait son long discours par un appel qu'il adressait à l'Assemblée en faveur du peuple.

Un seul et dernier problème vous reste à résoudre, citoyens, disait-il à ce sujet. C'est le problème du peuple lui-même qui a concouru avec tant de dévouement, avec tant d'énergie, avec une patience si méritoire, à la fondation de cette République que nous voulons tous maintenir... Oh ! quel peuple ! citoyens ! nous lui ferons une République assez belle, si nous la lui faisons à son image ![20]

Quoique la proposition du gouvernement eût été accueillie par les cris de Vive la République ! une opposition se manifesta aussitôt du côté droit, contre le décret d'expulsion. Le représentant Larabit et quelques autres combattirent le vote par acclamation, et la discussion commença.

Les citoyens Pierre et Napoléon Bonaparte repoussèrent avec indignation toute complicité de leur cousin dans ce qui se passait sur la place publique.

J'ai prêté spontanément mon serment de fidélité à la République, s'écria le premier, et jamais je n'en prêterai d'autres. J'ai toujours voulu la République ; la République est mon idole ; je ne veux qu'elle, et j'aime mieux mourir que de voir autre chose...

L'autre représentant de ce nom, après s'être associé aux paroles chaleureuses de son cousin, s'éleva contre la corrélation que M. Lamartine avait semblé établir entre le crime dénoncé par lui et la personne dont on prononçait le nom.

Je pense, ajouta le citoyen Napoléon Bonaparte, que l'Empire fut une grande époque ; mais aujourd'hui ce serait une chimère que l'empire ; et pour ma part, je ne m'associerai jamais aux folles tentatives qui seront faites pour le ramener. L'orateur terminait sa protestation en conjurant l'Assemblée de ne pas céder à l'impulsion du moment.

Les amis de la Commission demandaient la clôture ; mais les citoyens Larabit, Beaumont, d'Aldesward et autres voulaient que le combat continuât ; car les chefs de la réaction étaient décidés à faire tomber la Commission du gouvernement, si la majorité les secondait. Le citoyen d'Aldesward lut un discours d'une violence extrême contre la Commission. Il interpella le gouvernement et chacun des ministres sur des actes qu'il considérait comme très-graves. Il s'attacha surtout à établir que la confiance ne pourrait se rétablir en France qu'autant que le gouvernement changerait de système. C'était conclure comme l'avait fait le citoyen Laussat.

Toutefois la majorité de l'Assemblée voulut soutenir la Commission, et la demande de fonds, qui était devenue la cause de cette longue et irritante discussion, fut enfin votée aune majorité des trois quarts des représentants. La Commission obtint ainsi un vote de confiance qui aurait pu l'affermir, si l'Assemblée eût eu plus de stabilité dans ses décisions.

Mais le lendemain, la lutte recommença à propos de la validation des opérations électorales des quatre départements qui avaient élu le citoyen Louis Bonaparte. Les rapports des bureaux ayant eu la priorité sur la proposition relative au bannissement de la famille Bonaparte, le citoyen Jules Favre, au nom du septième bureau, proposa l'admission, comme représentant de la Charente-inférieure, du citoyen Louis Bonaparte.

Rappelant comment la question avait été posée dans l'avant-dernière séance, et se fondant sur ce que la loi de bannissement avait été tacitement abrogée, le rapporteur concluait à la validation de l'élection.

Le bureau, ajouta-t-il, a pensé que la République est trop puissante, qu'elle a placé son drapeau trop haut pour qu'un prétendant quelconque puisse l'ébranler.

Passant ensuite à la mesure proposée la veille par la Commission exécutive, Jules Favre disait que puisqu'il n'était pas prouvé que Louis Napoléon se fût mêlé à des conspirateurs, on ne pouvait admettre autre chose sinon que des agitateurs s'étaient servi de son nom. Il repoussait donc cette mesure exceptionnelle comme injuste envers l'élu des quatre départements ; il pensait qu'il eût été plus politique d'admettre cet. élu, parce que la France était trop grande, trop forte pour craindre un seul homme.

C'était là un véritable rapport de procureur : la pensée politique qui avait décidé, quoique bien tardivement, la Commission exécutive, n'y avait pas même été entrevue ; aussi fut-il facile au citoyen Buchez, rapporteur d'un autre bureau, pour le même objet, de combattre, au nom de ce second bureau, les arguments sur lesquels Jules Favre s'était appuyé.

Votre dixième bureau, dit ce nouveau rapporteur, a pensé que valider l'élection du citoyen Louis Bonaparte, c'était introduire ici un nouveau prétendant ; car, remarquez bien que ce n'est plus un citoyen qui se présente, c'est un prince. Son élection a été faite aux cris les plus compromettants pour la République ; c'est ce qui nous a fait penser qu'il y avait ici un devoir politique à remplir...

Hier, quand le projet présenté par le citoyen Lamartine vous a été lu, vous l'avez accepté avec acclamation : votre attitude d'hier a servi de base au bureau dont je suis le rapporteur... Sans doute, citoyens, nous n'avons rien à craindre d'un prétendant ou d'un autre. Mais ce qu'il importe de prévenir, c'est le trouble de la rue, c'est qu'aucune goutte de sang ne vienne souiller notre République... La grande majorité du dixième bureau, concluait le citoyen Buchez, a considéré ce que vous avez fait hier, et elle s'est dit qu'elle ne devait rien faire pour affaiblir votre propre décision : elle est d'avis de ne pas admettre le citoyen Louis Bonaparte.

Vint encore le rapporteur du sixième bureau. Celui-ci, adoptant les motifs de légalité et de politique exposés par Jules Favre, concluait à l'admission de l'élu du troisième département.

Il était tout naturel que l'ami d'enfance de Louis Bonaparte le défendît, lui aussi, de ce qu'il considérait comme des calomnies.

On a dit, s'écria le représentant Vieillard, que, corrompant les électeurs, il avait répandu des trésors empruntés à je ne sais quelle puissance pour acheter les suffrages. Eh bien ! son élection n'est qu'une protestation contre la misérable loi de 1815, qu'on essaye de faire revivre. Et pour prouver la pureté des sentiments de son élève, le citoyen Vieillard lut une lettre de Louis Bonaparte, dans laquelle il exprimait l'intention de ne pas se rendre à Paris tant que son nom serait un sujet de troubles.

Que vous demande le citoyen Louis Bonaparte ? conclut l'orateur bonapartiste. Il ne demande que l'honneur d'être citoyen français, de pouvoir siéger dans cette enceinte et de jouir de l'immunité que les suffrages de ses concitoyens lui ont assurée.

Cependant l'admission rencontrait de vives oppositions. Le citoyen Marchal appuyait le décret, en s'écriant : Si vous ouvrez la porte à l'un des prétendants, vous la laissez entr'ouverte pour les autres. Puis il ajoutait : On vous dit que Louis Bonaparte n'est pas un prétendant ; mais il l'a été, et quand même on ne pourrait plus douter de ses bonnes intentions, les factieux, n'en doutez pas, se serviront de son nom pour troubler le pays.

Nous avons déjà vu quels motifs portaient les réactionnaires à appuyer l'admission : ils avaient, en cela, un double but, que les représentants Laussal, d'Adelsward et autres s'étaient efforcés de déguiser ; mais il avait été facile de voir qu'ils voulaient à la fois battre en brèche la Commission exécutive, et laisser la porte ouverte pour les autres prétendants, lorsqu'ils auraient, usé le premier. Le discours que prononça encore le citoyen Fresneau fit cesser tous les doutes à ce sujet. Cet orateur ajouta un argument nouveau à ceux présentés par ses amis politiques.

Je ne crois pas à la conspiration, dit-il ; mais je redoute l'émeute si vous n'admettez pas dans votre sein l'héritier de l'Empereur.

L'orateur ayant été violemment interrompu à ces mots, que le président l'invita à expliquer, il le lit, en disant qu'il avait entendu par là le descendant de Napoléon ; explication qui causa de nouvelles rumeurs.

Je dis, reprit l'orateur dynastique, chez qui le naturel l'emportait sur la contrainte que lui imposait le langage républicain ; je dis que je ne redoute pas l'émeute aux cris de vive Louis-Napoléon ! mais je redoute l'émeute qui s'annoncerait aux cris de vive la souveraineté. Le citoyen Fresneau voulait dire, en d'autres termes, qu'il ne redoutait pas l'agitation provoquée par le royalisme, mais qu'il redoutait celle qui aurait eu pour cause la souveraineté du peuple. Mais l'Assemblée, ne voulant pas perdre son temps à traduire des énigmes, cria : Assez ! assez ! et l'orateur quitta la tribune. Elle fut aussitôt occupée par un logicien disposé à mettre de côté toutes les questions passionnées pour s'en tenir à la légalité.

Celui-ci soutint que les électeurs avaient fait, à l'égard de Louis Bonaparte, un acte nul, puisque la loi de 1832 n'était pas abrogée par une autre loi positive. Et d'ailleurs, ajouta-t-il, Louis Bonaparte a été naturalisé Suisse. Il a donc perdu sa qualité de citoyen français, et ne peut pas siéger dans cette enceinte.

Tout en criant : honte et anathème aux prétendants, Louis Blanc vint déclarer que la République ne devait pas avoir l'air de craindre les compétiteurs dont on la menaçait.

L'embarras, savez-vous où il serait ? ajouta-t-il. Il serait dans votre vote, si vous donniez de l'importance à ce qui n'en a pas. Ne grandissez pas les prétendants ; laissez le neveu de l'Empereur s'approcher du soleil de notre République, et il disparaîtra dans ses rayons.

Louis Blanc, qui puisait son erreur dans ses sentiments républicains, pensait qu'on préviendrait toute crainte pour l'avenir, en écrivant dans la Constitution que la République fondée le 24 février n'aurait point de président.

Il ne fut pas difficile au citoyen Pascal Duprat de réfuter l'opinion de Louis Blanc. Celui-ci avait conclu en demandant l'admission de Louis Bonaparte, au nom de la justice. Pascal Duprat insista pour l'exclusion du prétendant, au nom d'une loi qui n'était point abrogée. Il invoqua les principes républicains, et fit valoir les considérations politiques sur lesquelles la Commission exécutive s'était appuyée.

Il y a autour de nous, dit-il, un air de guerre civile qui effraye tous ceux qui ne croient pas pouvoir en profiter. Je ne dis pas que le citoyen Louis Bonaparte ait mis la main à ces troubles ; mais rappelez-vous son passé. Deux fois il a voulu renverser l'ordre de choses existant alors pour rétablir l'empire. Sans doute l'empire est impossible ; mais son ombre est invoquée avec le nom du neveu de l'Empereur, et si les conditions d'existence de l'empire n'existent plus, ce qui est possible, c'est une mascarade sanglante de l'empire. C'est pour éviter cette mascarade que je vous demande l'exclusion du citoyen Louis Bonaparte.

Toutes les réserves des contre-révolutionnaires ayant été engagées dans cette longue lutte, le citoyen Ferdinand Lasteyrie se présenta pour défendre le prince.

Que le citoyen Bonaparte vienne ici, dit l'orateur à courte vue ; s'il est coupable, on le punira ; mais s'il est innocent, pourquoi le frapper d'ostracisme ? On vous demande une loi préventive, un vrai coup d'Etat. Si le citoyen Bonaparte se présente ici en bon citoyen, vous n'avez pas le droit de le repousser. S'il se présente avec des projets coupables, soyez assurés que deux jours ne se passeront pas sans que ces projets reçoivent un éclatant échec.

Et les contre-révolutionnaires applaudirent, parce que le citoyen Lasteyrie tirait aussi sur la Commission exécutive.

La question qui occupait si chaleureusement l'Assemblée était trop grave pour que la discussion se fermât sans que le gouvernement eût exprimé sa pensée. Ledru-Rollin se chargea de cette tâche. Toute la logique que ces débats passionnés exigeaient pour être amenés à leur terme, vint à son secours.

Dans son opinion, toute la question se bornait à discuter si la loi invoquée par la Commission exécutive était abrogée, et si le gouvernement avait perdu le droit de la faire exécuter, surtout en présence des faits qui se manifestaient depuis quelques jours. Ledru-Rollin soutint que la loi de 1832 existait parce qu'elle n'avait jamais été abrogée, et il le démontrait par ce seul fait que l'Assemblée elle-même avait mis en question si elle devait maintenir cette loi.

Vous ne l'avez pas abrogée par un décret, s'écria-l-il ; elle existe donc, et elle doit être exécutée.

On a dit : Mais vous attaquez la souveraineté du peuple ! Comment ! est-ce que vous croyez que trois ou quatre départements constituent la souveraineté du peuple. Vous vous méprenez sur le principe : vous n'avez pas sans doute la prétention de vous croire meilleurs républicains que les auteurs de la déclaration des Droits de l'Homme ? Eh bien ! ils ont établi que la souveraineté du peuple consiste dans l'ensemble et non dans l'individualité. Songez qu'un département, se fondant sur une erreur, pourrait élire un homme que vous avez cru devoir exiler par une loi, comme, par exemple, le comte de Paris ! Que faudrait-il faire alors ? faudrait-il valider une élection faite au mépris des lois de l'Etat ? Non : il faudrait qu'en pareil cas l'Assemblée nationale, se constituant pour ainsi dire en tribunal de cassation, déclarât que le département s'est mépris, et qu'elle annulât l'élection. Voilà pour le principe....

Je ne veux pas prolonger ce débat, reprit l'orateur en voyant que les réactionnaires niaient la justesse de ces principes, je me bornerai à quelques faits.

Vous arguez de ce que vous avez admis dans l'Assemblée nationale trois membres de la famille Bonaparte, et de cette admission vous faites découler la conséquence qu'on ne peut pas repousser Louis Bonaparte sans encourir le reproche d'avoir deux jurisprudences. Mais vous oubliez que vous êtes la représentation directe du souverain ; que ce souverain a bien pu admettre sur les bancs où ils siègent trois citoyens qui n'ont rien dans leurs antécédents qui puisse les faire exclure, trois citoyens qui n'ont jamais essayé de faire revivre des prétentions surannées de nature à jeter le trouble dans le pays !

Le cas qui nous occupe est d'une tout autre nature ; le citoyen Louis Bonaparte a déjà contre lui son passé de prétendant. Aujourd'hui, dans les attroupements que vous voyez se former et se prolonger jusqu'au milieu de la nuit, on n'entend que ces cris : Vive Napoléon ! vive l'Empereur ! Dans les journaux fondés pour appuyer ce prétendant, on vous menace de lui donner pour cortège, à son entrée dans Paris, toute la population des banlieues. On fait des embauchements pour une garde impériale ; il y a eu de l'argent distribué ; nous avons surpris ceux qui semaient l'or, ceux qui versaient le vin à flots, au nom de Napoléon et aux cris de vive l'Empereur ! A Paris, des arrestations ont eu lieu ; une instruction est commencée. Enfin, la loi de 1832 existe. Si vous pensez que le cas n'est pas assez grave pour l'appliquer, eh bien ! vous déciderez. Quant à nous, nous avons commencé à faire notre devoir[21] ; vous ferez le vôtre ; vous ne nous rendrez pas responsables d'une goutte de sang versée au nom de l'empire. Que ceux qui agitent la rue ne crient pas que vous cédez à leurs menaces ; pour ces fauteurs de désordre, citoyens, n'ayons point de pitié : Vive la République !

 

Chacun des rapporteurs ayant persisté dans ses conclusions, le citoyen Degousée proposa une addition à la loi de 1832, consistant à ne la rendre exécutoire que jusqu'à la promulgation de la Constitution. Mais cette sorte d'amendement fut repoussé, comme le fut la proposition du citoyen Ducoux, tendant à n'admettre Louis Bonaparte qu'après une adhésion à la République.

C'était donc un parti pris de rejeter, ce jour-là, le projet de décret accueilli la veille avec tant de faveur, et l'Assemblée se déjugea à une grande majorité, au grand regret de tous les francs républicains.

Cette décision inattendue fut un immense échec pour là Commission exécutive, échec qui la plaça dans une sorte de déchéance morale ; aussi les réactionnaires s'en réjouirent-ils ; leurs organes annonçaient déjà une démission collective.

La première pensée des membres composant cette Commission gouvernementale fut, en effet, de donner leur démission. Mais réfléchissant que le vote en faveur de Louis Bonaparte n'était, après tout, qu'une affaire de détail, un fait particulier qui ne pouvait enlever sa valeur au vote de confiance accordé par l'Assemblée sur l'ensemble de la politique ; que les affaires générales étaient trop compliquées, la situation trop difficile pour que des hommes d'Etat abandonnassent le gouvernail au milieu de la tempête, et cela pour une fausse manœuvre de l'équipage, les membres de la Commission exécutive décidèrent qu'avant de se retirer, ils demanderaient une nouvelle explication à l'Assemblée, afin de savoir si elle avait eu réellement l'intention de rapporter son verdict de la veille.

Ce fut une nouvelle faute commise par les membres du gouvernement. Ils devaient comprendre que les réactionnaires leur avaient déclaré une guerre à mort, et qu'ils ne leur laisseraient de répit que dans la tombe, c'est-à-dire lorsqu'ils auraient cédé la place à ceux qui venaient de tuer la République. Ils ne devaient pas se méprendre sur la portée du vote de l'Assemblée, vote plus qu'inconséquent, plus qu'imprudent ; vote dont l'histoire ne tarderait pas à demander à l'Assemblée un compte sévère ; car, de l'avis du seul journal révolutionnaire existant, elle venait de livrer la Révolution à ses ennemis les plus implacables. La Commission exécutive devait donc se retirer en masse, après avoir recommandé aux républicains énergiques de se tenir sur leurs gardes, l'ennemi étant près d'entrer dans la place. Elle ne le fit pas, et l'occasion de tomber honorablement fut ainsi perdue pour elle.

Au moment où une majorité hétérogène se laissait égarer par les meneurs réactionnaires au point de considérer la République comme enracinée, lorsque ses ennemis en sapaient les bases journellement ; pendant que l'Assemblée nationale se montrait généreuse jusqu'à la niaiserie, et qu'elle élevait la branche d'olivier, quand la République trahie pouvait succomber à tout instant sous les coups de ses ennemis et les fautes de ses amis, le citoyen en faveur duquel on dérogeait si imprudemment à une loi positive et non encore abrogée, rompait enfin le silence qu'on lui avait reproché dans le cours des discussions à son sujet.

Je partais pour me rendre à mon poste, écrivait-il au président de l'Assemblée nationale, lorsque j'apprends que mon élection sert de prétexte à des troubles, à des erreurs funestes. Je récuse tous les soupçons dont j'ai été l'objet : je n'ai pas recherché l'honneur d'être représentant ; je recherche encore moins le pouvoir. Si le peuple m'impose des devoirs, je saurai les remplir. Je désavoue tous ceux qui me prêteraient des intentions ambitieuses que je n'ai pas, et qui se sont servis de mon nom pour fomenter des troubles.

Mon nom est avant tout un symbole d'ordre, de nationalité, de gloire ; et plutôt que d'être le sujet de troubles et de déchirements, j'aimerais mieux rester en exil.

Ayez la bonté, citoyen président, de faire connaître cette lettre à mes collègues.

Agréez, etc.,

LOUIS BONAPARTE.

 

Il serait difficile de se faire une idée de l'impression défavorable que la lettre du citoyen Louis Bonaparte produisit sur l'Assemblée, principalement le passage où il était question des devoirs que le peuple pourrait lui imposer, passage qui avait provoqué une violente interruption, comme contenant une sorte de défi à la République. Le tumulte excité par cette audacieuse provocation empêcha longtemps le ministre de la guerre, qui était accouru à la tribune, de se faire entendre.

Un des membres du gouvernement provisoire, dit enfin le général Cavaignac, vous disait, il y a quelques jours, qu'une seule personne n'avait pas encore parlé... Aujourd'hui cette personne a parlé... L'émotion qui m'agite est un écho de celle qui vous anime tous... Je remarque que dans cette pièce, qui devient historique, le mot République n'est pas seulement prononcé... Je me borne à signaler cette lettre à l'Assemblée nationale et à la nation française tout entière.

Vive la République ! cria-t-on de toutes parts.

Au nom de la souveraineté nationale, reprit le représentant Beaune, je proteste contre la déclaration de guerre qui nous est adressée par un prétendant : il faut qu'on sache comment ce jeune imprudent répond à la bienveillance de l'Assemblée, et qu'on sache aussi comment seraient accueillis les prétendants. Je demande le renvoi à une Commission.

Antony Thouret, après avoir signalé à l'attention de l'Assemblée la phrase dans laquelle Louis Bonaparte disait : Si le peuple m'impose des devoirs, je saurai les remplir, ajouta :

Les devoirs qu'il avait à remplir étaient ceux de représentant : il est évident qu'il les décline. Je demande donc que Louis Bonaparte soit immédiatement déclaré traître à la patrie.

Un grand nombre de voix ayant paru appuyer la proposition du citoyen Thouret, il était probable que si l'on eût alors insisté sur cette idée, tout fût devenu facile aux adversaires des prétendants. Mais en ce même moment, le président reporta la colère de l'Assemblée sur une menace qui lui était faite par un spectateur. Il venait d'être remis sur le bureau un billet par lequel un élève de l'Ecole Polytechnique, du nom d'Auguste Blanc, enjoignait au président, sous peine d'être considéré comme traître à la patrie, de lire les remerciements du citoyen Louis Bonaparte aux électeurs[22].

C'était évidemment le fait d'un insensé ou d'un fanatique, et l'Assemblée aurait dû laisser l'incident de côté pour s'occuper de l'affaire grave dont elle était saisie. Malheureusement, les questions où l'amour-propre des corps est engagé offrent toujours aux grandes réunions un aliment dont on s'empare volontiers. L'Assemblée fut ainsi détournée un instant de la résolution qu'elle allait prendre ; et ce moment fut décisif. Au lieu d'une détermination spontanée, ab irato, on proposa de renvoyer la discussion sur la lettre du prince au lendemain. Mais pendant qu'on cherchait à se mettre d'accord au sujet de cet ajournement, le citoyen Jules Favre s'était emparé de la tribune pour déclarer que tout le monde partageait l'indignation manifestée par le ministre de la guerre.

Quand votre 7e bureau vous a proposé l'admission du citoyen Louis Bonaparte, ajouta-t-il, il était loin de penser que, par une inconcevable folie, il viendrait, le lendemain de son admission, porter à la souveraineté nationale, représentée par cette Assemblée, un insolent défi. Je crois que nous ne pouvons pas nous séparer sans avoir pris une résolution énergique, qui prouve que nous savons repousser les espérances des insensés.

Quant à moi, dit encore le citoyen Favre qui avait à cœur de faire oublier son rapport, je dis que le citoyen Louis Bonaparte aurait dû être arrêté, s'il eût été trouvé prenant part aux troubles. Mais après la lecture des lettres que vous venez d'entendre, il n'y a plus à hésiter, et je demande formellement que la lettre aux électeurs soit déférée au procureur général, afin qu'il exerce les poursuites nécessaires.

L'orateur qui descend de la tribune, reprit aussitôt le citoyen Duclerc, vous a dit que lorsqu'il vous proposait l'admission du prince, il ne connaissait pas ses intentions vis-à-vis de la République. Eh bien ! le gouvernement les connaissait, lui ; mais il avait la certitude complète que ses menées étaient provoquées. En ce moment, je propose à l'Assemblée de ne pas prendre de décision ; le danger n'existe pas : on peut donc remettre à demain.

On vous propose de remettre à demain, répondit aussitôt le général de la garde nationale. Ce serait une faute ; car, si les renseignements que j'ai reçus sont exacts, ce sera peut-être une bataille que vous aurez demain. Commencez donc par déclarer que tout citoyen qui prendrait les armes pour soutenir un despote, quel qu'il soit, sera déclaré traître à la patrie.

Oui ! s'écria-t-on avec force de plusieurs bancs. — A demain ! répondent les endormeurs. — Non ! non ! ce soir !

Au milieu de ces propositions diverses, le président crut qu'il était de la dignité de l'Assemblée de ne rien changer à son ordre du jour. Il ne faut pas donner trop d'importance à cet incident, ajouta-t-il ; vous pouvez d'ailleurs vous en remettre à ceux chargés de veiller sur la République ; ils sauront maintenir l'ordre.

Et, au grand désappointement de ceux qui sollicitaient une détermination immédiate, de ceux qui voulaient en finir avec les prétendants de toutes les couleurs, la séance fut levée, et les représentants se séparèrent aux cris de vive la République !

Ainsi, parce qu'il était sept heures du soir ; parce que bien des députés ne voulaient pas se contenter pour leur dîner des ressources de la buvette, la résolution la plus grave peut-être que l'Assemblée eût jamais eue à prendre fut remise au lendemain, et cela à l'instigation des mêmes hommes qui, un peu plus tard, passaient la nuit en séance permanente pour livrer deux de leurs collègues à la réaction ! Nul doute que ce soir-là, si la séance se fût prolongée d'une heure seulement, un décret d'ostracisme n'eût été porté, à une immense majorité, contre Louis-Napoléon Bonaparte ; et ce décret eût eu l'influence la plus décisive sur le sort de la France républicaine.

Le lendemain, un nouvel incident vint changer l'état de la question. Le citoyen Louis Bonaparte, dont les idées paraissaient très-mobiles, adressait encore, au président de l'Assemblée une nouvelle lettre, datée de Londres, du 15 juin[23], par laquelle il renonçait à la députation.

J'étais fier d'avoir été élu représentant du peuple à Paris et dans trois autres départements, disait le prince. C'est, à mes yeux, une ample réparation pour trente années d'exil et six ans de captivité ; mais les soupçons injurieux qu'ont fait naître mon élection et les troubles dont elle a été le prétexte, mais l'hostilité du pouvoir exécutif m'imposent le devoir de refuser un honneur qu'on croit avoir été obtenu par l'intrigue.

Je désire l'ordre et le maintien d'une république sage, grande et intelligente ; et puisque, involontairement, je favorise le désordre, je dépose, non sans de vifs regrets, ma démission entre vos mains.

Je l'espère, le calme renaîtra, et me permettra de rentrer en France comme le plus simple des citoyens, mais aussi comme un des plus dévoués au repos et à la prospérité de ce son pays.

Recevez, etc.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

 

A la lecture de cette lettre, chef-d'œuvre d'habileté politique, en ce qu'elle ne décourageait nullement ceux qui avaient pris son auteur pour drapeau, la grande majorité des hommes d'Etat de l'Assemblée sentirent tomber tout le courroux qui les dominait la veille. Personne ne réfléchit que la question était restée au même point, et qu'il fallait la résoudre par une mesure énergique propre à prévenir les dangers que l'avenir pouvait recéler dans ses flancs. Le président se borna à rappeler que l'admission du citoyen Louis Bonaparte n'ayant point été proposée d'une manière définitive, il convenait, en présence de cette démission absolue, de renvoyer purement et simplement la lettre au ministre de l'intérieur.

La démission est-elle acceptée ? demande un représentant.

Oui ! oui ! répondit-on de toutes les parties de la salle.

Et tout fut dit à l'égard de ce prétendant que, quelques heures auparavant, on eût voulu pouvoir envoyer au delà de l'Atlantique ! Et l'Assemblée passa à son ordre du jour ordinaire, comme si elle eût conjuré l'orage amoncelé depuis plusieurs jours sur la ville de Paris !

Dans sa belle campagne de France, racontait à ce sujet un journal habitué à résumer franchement les situations, l'empereur Napoléon fatiguait les innombrables légions de l'étranger et les tenait en échec par l'habileté, la rapidité et l'imprévu de ses mouvements. Aujourd'hui son neveu renouvelle ces grands miracles. Il étonne, il fatigue, il harasse le peuple et les pouvoirs par la mobilité de ses décisions, par les écarts soudains de sa politique et l'extrême variété de ses correspondances. Avant-hier, on le posait comme prétendant ; on incrustait son nom sur les murs ; on battait le rappel de l'empire dans les faubourgs, les villages et l'armée. La République était bien avertie qu'elle touchait aux ides funèbres, et que l'heure était venue de faire place à l'héritier du grand capitaine. Les symptômes étaient si décisifs, que s'il nous fût resté quelque Caton dans notre République, il se serait bien certainement poignardé pour se réfugier dans la mort contre César !

Le lendemain, ledit César écrivait au sénat qu'il acceptait avec une gratitude profonde les suffrages de son pays ; et que, si le peuple l'appelait, il était prêt à passer le Rubicon. La guerre paraissait donc plus que jamais imminente, après une aussi fière déclaration ; et cette parole de Clément Thomas : — A demain peut-être la bataille ! — cette parole prêtait une force nouvelle au terrible message.

Eh bien ! voilà que toutes ces fanfares sont tombées : il n'y a plus de premier consul ; il n'y a plus d'empereur à l'horizon : le prince Louis vient d'écrire qu'il donne sa démission, jusqu'à de meilleurs jours.

Nous ne voulons pas rechercher aujourd'hui le secret de ces contradictions étranges, ajoutait ce même journal ; nous dirons seulement que si le prince Louis a fait son devoir, l'Assemblée de la République n'a pas fait le sien.

En effet, n'aurait-il pas mieux valu, dans l'intérêt de la Révolution, établir, dès le début, un cordon sanitaire contre tous les prétendants, que de recevoir aujourd'hui l'aumône d'un prétendant ? Les princes rôdeurs auraient appris par là que la République de février voulait et saurait, au besoin, se défendre comme sa mère ; on n'aurait point vu leurs candidatures s'étaler sur nos murs et, provocations vivantes, solliciter l'ignorance et la faim ! Mais aujourd'hui que le prince Louis a passé sa revue dans nos élections, qu'il a compté ses groupes et, pour ainsi dire, cadastré ses forces, le coup est porté ; la maladie grandira ; ses bulletins pleuvront dans l'urne des campagnes, et nous n'en avons pas fini, tant s'en faut, avec ce jeune homme qui fait le miséricordieux envers la République.

Hélas ! que les temps sont pauvres ! Tout est chétif, les hommes, les assemblées, les gouvernements. On n'ose plus agir ; on n'ose plus conclure, ni se défendre ; et les plus simples mesures de salut public sont écartées pour faire place aux phrases.

Vous n'avez pas voulu, dites-vous, altérer le droit, violer les principes et déshonorer la République ; vous n'avez voulu ni proscrire, ni bannir ceux qui venaient de la gloire. Soit ; mais dites-nous combien il y a de siècles que le peuple est proscrit du royaume des idées ! dites-nous combien il y a de siècles qu'il est le banni, l'exilé, le paria du domaine de la science, de la liberté, des arts ! Certes, les monarchies, celle du droit divin, comme celle de l'épée, n'avaient garde de le jeter au delà des frontières, car il leur fallait ici des travailleurs et des esclaves pour les engraisser et les servir. Mais elles ne gardaient que les corps ; elles tuaient l'âme du peuple, elles étouffaient ses facultés et proscrivaient son génie.

Or, croyez-vous que cette proscription séculaire par l'abrutissement ne soit pas un crime autrement hideux que le bannissement temporaire de quelques hommes qui peuvent nous rendre toutes les vieilles servitudes ? Croyez-vous que les délégués du peuple aient le droit d'exposer la génération, par leur complaisance ou leur timidité philosophiques, à rentrer dans le vieux chenil ? Voilà toute la question. On n'a pas eu le courage de la résoudre : elle reviendra plus tard, mais au milieu des crises, et le peuple la videra !

La lettre du prince Louis, disait le rédacteur de la Réforme, en terminant cet article empreint de tant de bon sens et d'un esprit prophétique bien remarquable ; cette dernière lettre a coupé court, pour le moment, au petit drame napoléonien ; et la Chambre, pour ne pas voir plus loin, a baissé la toile.

 

 

 



[1] Les projets de loi restrictifs des libertés publiques qui furent présentés en ce moment-là, projets dont nous nous occuperons un peu plus loin, ne prouvent que trop ce que nous avançons ici. La Commission exécutive, sans cesse attaquée par les contre-révolutionnaires, crut se les rendre moins hostiles en lui sacrifiant les libertés qui offusquaient tant les hommes de la réaction.

[2] La candidature de M. Thiers, à Paris, y avait été affichée, l'avant-veille des élections, en ces termes :

Citoyens,

Le besoin :

1° Des lois de septembre,

2° Des Bastilles,

3° Des grands discours,

4° Des émeutes réactionnaires,

5° Et autres roueries gouvernementales, se faisant généralement sentir,

Nommons M. THIERS !!!

[3] Le citoyen Ribeyrolles, rédacteur en chef de la Réforme, était porté sur plusieurs listes ; mais, pour ne pas nuire à la candidature de ses amis, il s'était désisté. L'un des rédacteurs de ce journal, disait-il en appuyant la liste présentée par le Comité démocratique, s'est trouvé sur bien des listes : il s'efface, non pour décliner ni l'honneur ni le danger des luttes, mais pour laisser la place à de plus méritants.

[4] Les quatre-vingt-dix-sept mille voix obtenues par M. Thiers sur deux cent quarante-huit mille votants, affirmait un faiseur de statistique électorale, résument complètement les forces des réactionnaires à Paris. On peut être bien certain que pas une seule voix du parti n'a manqué à ce candidat. L'élection de MM. Moreau et Boissel n'a aucune signification, le premier surtout ayant eu des voix dans tous les partis, et principalement dans celui de l'ancienne opposition. Le général Changarnier doit son élection à notre esprit militaire, à la confiance du peuple dans l'armée : le peuple, jusqu'à ce que l'événement le détrompe, veut toujours voir un patriote dans un soldat. C'est aux vingt-cinq mille votes de la banlieue, où domine l'opinion dynastique, que nous devons l'élection du citoyen Louis Bonaparte : il n'y a là que le prestige d'un nom. Nos quatre candidats : Caussidière, Lagrange, Pierre Leroux et Proudhon, n'ont eu, si l'on en excepte Caussidière, que les voix des démocrates socialistes, et il est certain que si les voix de certaines nuances républicaines ne s'étaient pas disséminées sur une foule de candidats peu connus des ouvriers, ou ne représentant pas suffisamment les tendances de la démocratie, il est certain, disons-nous, que notre liste aurait passé presque entièrement.

[5] Tout en applaudissant aux succès des candidatures que nous avons nous-même recommandées, disait plus loin le même journal, nous engagerons les écoles qu'elles représentent ou qui s'y rattachent à ne pas oublier que la réaction, dans ce qu'elle a de plus décidé, les devance, et que c'est en semant la peur de leur venue qu'elle a déjà gagné tant de terrain.

Quant aux noms socialistes qui sont sortis de l'urne, faisait remarquer une autre feuille, est-ce qu'ils ne marquent pas une force nouvelle, une force qu'ont fait grandir l'ingratitude et l'oubli ?

(Voyez, à ce sujet, la lettre du citoyen Raspail, qu'on trouvera aux Pièces justificatives.)

[6] Et la triple élection de M. Thiers, est-ce qu'elle n'a pas sa signification ? disait-on encore en s'adressant au gouvernement. Est-ce qu'on aurait pu prévoir, il y a trois mois, le grand scandale qui ramène à l'Assemblée souveraine l'homme des lois de septembre, et. le plus habile intrigant du règne passé ? Le sceau de la réaction n'est-il pas sur tous ces bulletins de Bordeaux, de Rouen, de Paris ? Oh ! vous serez les premiers à en ressentir les effets, vous qui n'en paraissez pas émus !

[7] Le résultat des élections fût-il encore plus mauvais, disait encore à ce sujet le Progressif cauchois, il ne saurait rien prouver contre l'efficacité du principe du suffrage universel. Il en résultera seulement la preuve que l'éducation politique du plus grand nombre n'est pas encore faite. Les efforts du gouvernement devront tendre à apporter un prompt remède à ce mal en éclairant les masses. Il nous parait essentiel qu'après avoir rendu à chaque citoyen la part de souveraineté électorale qui lui appartient, on le mette à même d'en jouir utilement...

[8] Quoique les démocrates à principes repoussassent de toutes leurs forces ce qui aurait pu ressembler, de près ou de loin, à la royauté, les grands meneurs de l'Assemblée ne doutaient pas que la Constitution future ne gratifiât la France républicaine d'un président quelconque ; et les prétendants défendaient déjà ce qu'ils devaient considérer comme leur bien.

[9] On assurait, dans le public, que des sommes d'argent, provenant à la fois et de l'Angleterre, où était la famille de Louis-Philippe, et de l'Allemagne, où se trouvait le fils de la duchesse de Berry, et jusque de la Russie, qui, disait-on, favorisait les vues sécrètes du prétendant à l'empire, ne cessaient d'arriver à Paris et de servir à réchauffer le zèle mercenaire des instruments dont chaque Comité se servait pour préparer les voies au messie qu'il patronnait. Peut-être a-t-on exagéré ces distributions clandestines d'argent ; mais les enrôlements subséquents, faits de la manière la plus patente, ne laissent aucun doute sur le rôle actif que l'argent venu de l'étranger a joué aux approches des malheureux événements dont nous aurons à nous occuper bientôt.

[10] Le commandant du bataillon de la garde mobile plus particulièrement désigné comme dévoué au nom qui remuait les masses en sens divers, crut qu'il devait protester contre cette supposition, et il le fit publiquement.

[11] Si M. Sevaistre eût mieux connu l'histoire de la Révolution, il aurait su que ce fut pendant l'existence et la prépondérance des jacobins que le crédit de l'Etat devint fabuleux, puisqu'il fut un temps où l'on échangeait, au pair, l'argent contre les assignais. Lorsque la réaction thermidorienne eut amené la chute des sociétés populaires, les assignats perdirent 26, 30, 40, 50, 80 pour 100, et l'on marcha à la banqueroute, déguisée sous le 5 pour 100 consolidé. Ce fut ce qu'on appelait alors le règne de l'ordre qui l'amena.

[12] Ces décrets, que le général Bedeau avait vu arriver trop tardivement, étaient ceux contre les libertés politiques, présentés tout récemment, et dont nous aurons à nous occuper dans le chapitre qui va suivre.

[13] On le trouvera en entier dans le livre publié par M. Lamartine sous le titre de : Trois mois au pouvoir.

[14] M. de Lamartine voulait, disait-il, faire pénétrer la lumière dans l'Assemblée nationale : il oubliait qu'il échouerait infailliblement, puisqu'il avait affaire à des aveugles-nés.

[15] Nous avons déjà dit, et nous ne saurions trop le répéter, que les forêts de baïonnettes dont le gouvernement provisoire et la Commission exécutive paraissaient fiers d'avoir doté la France, étaient, à nos yeux, le présent le plus funeste qu'ils eussent pu faire à un peuple condamné à ne pas tirer l'épée contre les ennemis de la liberté. Un peuple qui veut rester libre ne doit armer que lorsqu'il entre en campagne contre les oppresseurs du genre humain. Les Assemblées nationales ne doivent être défendues que par l'amour des citoyens.

[16] Depuis quelques jours, les boulevards étaient couverts de colporteurs offrant aux passants des biographies de Louis Bonaparte, qu'ils donnaient à ceux qui ne voulaient pas les acheter. Le même commerce était fait pour le portrait lithographié du prince, dont on inondait ainsi Paris, en même temps qu'on apprenait à tout le monde les vertus du personnage. Quelques journaux, après avoir constaté le fait de la distribution gratuite, demandaient d'où sortaient les fonds nécessaires à ces distributions, qui se rattachaient évidemment à la publication toute récente des journaux impérialistes.

[17] Dans les rues, depuis quelques jours, on affiche, on placarde, on commente la candidature du citoyen Louis Bonaparte ! racontait un journal patriote. Des journaux naissent et se propagent, portant ses couleurs, ses idées, ses espérances ; des groupes envahissent les places, et, comme au temps des Romains dégénérés, quand la République fut morte dans les cœurs, on y proclame César ! L'or se répand, le vin coule, l'embauchage guette et recrute au compte du maître futur. On vend à beaux deniers comptants cette République généreuse qui s'est désarmée de ses propres mains...

[18] Le lendemain, le citoyen Clément Thomas rectifia les erreurs commises par M. Lamartine, et déclara qu'un seul coup de feu était parti pendant qu'il refoulait l'émeute. Un journaliste prétendit même que ce fut par la maladresse d'un garde national.

[19] Parmi les considérants sur lesquels s'appuyait le projet de décret contre Louis Bonaparte, étaient ceux-ci :

Considérant que Charles-Louis Bonaparte a fait deux fois acte de prétendant ;

Considérant que des agitations attentatoires à la République populaire que nous voulions fonder, compromettantes pour la sûreté des institutions et pour la paix publique, se sont déjà révélées au nom de Charles-Louis Bonaparte ;

Considérant que ces agitations, symptômes de manœuvres coupables, pourraient créer une difficulté dangereuse à l'établissement pacifique de la République, si elles étaient autorisées par la négligence ou par la faiblesse du gouvernement ;

Considérant que le gouvernement ne peut accepter la responsabilité des dangers que courraient la forme républicaine, les institutions et la paix publique, s'il manquait au premier de ses devoirs, en n'exécutant pas une loi existante, justifiée plus que jamais, pendant un temps déterminé par la raison d'Etat et le salut public..., etc., etc.

[20] C'est à la fin de cette improvisation que M. Lamartine, provoqué par les calomnies de la presse contre-révolutionnaire, déclara qu'en effet il avait souvent touché la main aux hommes renfermés alors à Vincennes. Eh ! oui sans doute, j'ai conspiré avec Sobrier, j'ai conspiré avec Cabet, avec Blanqui, avec Raspail ; mais savez-vous comment ? J'ai conspiré comme le paratonnerre conspire avec la foudre pour en dégager l'électricité, pour persuader à ces citoyens qu'il fallait se prémunir contre le danger de proclamer je ne sais quelle dictature arbitraire et violente, subversive de l'opinion légalement constituée de la France...

[21] Quelques journaux venaient d'annoncer que le gouvernement, supposant que Louis Bonaparte était à Paris ou en France, venait de donner les ordres nécessaires pour qu'il fût arrêté. Il serait difficile de se rendre compte de l'influence qu'eût eue une pareille arrestation ; tant est précaire le sort d'un Etat dans lequel un seul homme compte pour beaucoup !

[22] Voici le texte de la lettre que le citoyen Louis Bonaparte adressait aux électeurs de la Seine, de l'Yonne, de la Sarthe et de la Charente-Inférieure : elle était signée, non pas Louis Bonaparte, mais Louis-Napoléon Bonaparte, ce qui lui donnait le cachet impérialiste :

Citoyens, disait le prince, vos suffrages me pénètrent de reconnaissance. Cette marque de sympathie, d'autant plus flatteuse que je ne l'avais point sollicitée, vient me trouver au moment où je regrettais de rester inactif, alors que la patrie a besoin du concours de tous ses enfants pour sortir des circonstances difficiles où elle se trouve placée.

Votre confiance m'impose des devoirs que je saurai remplir. Nos intérêts, nos sentiments, nos vœux sont les mêmes. Enfant de Paris, aujourd'hui représentant du peuple, je joindrai mes efforts à ceux de mes, collègues pour établir l'ordre, le crédit, le travail ; pour assurer la paix extérieure, pour consolider les institutions démocratiques et concilier entre eux des intérêts qui semblent hostiles aujourd'hui, parce qu'ils se soupçonnent et se heurtent, au lieu de marcher ensemble vers un but unique, la prospérité, la grandeur du pays.

Le peuple est libre depuis le 24 février ; il peut tout obtenir sans avoir recours à la force brutale. Rallions-nous donc autour de l'autel de la patrie, sous le drapeau de la République, et donnons au monde le grand spectacle d'un peuple qui se régénère sans violence, sans guerre civile, sans anarchie.

Recevez, mes chers concitoyens, l'assurance de mon dévouement et de mes sympathies.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

Londres, le 14 juin 1848.

 

On remarquait, à l'égard de cette circulaire, que le défi dont l'Assemblée s'était émue se trouvait renouvelé ici dans les mêmes termes, mais d'une manière plus explicite et plus formelle, puisque le conditionnel avait disparu.

[23] On assurait, avec quelque apparence de raison, que ces lettres datées de Londres étaient écrites de Paris, où se trouvait caché le prince, attendant, disait-on, le moment de se montrer avec le chapeau historique. On affirmait que le gouvernement était instruit de l'arrivée à Paris du neveu de l'Empereur, et qu'il le faisait chercher pour l'arrêter.