Réquisitoire du parquet contre Louis Blanc. — Sentiments divers qui l'accueillent. — Nouveaux témoignages en faveur de ce représentant. — Les réactionnaires veulent voter de suite. — Défense de l'accusé. — Il ne se justifie pas comme citoyen, mais bien comme délégué du peuple. — Incident qui met en colère le côté droit. — Les réactionnaires déposent contre Louis Blanc. — Nomination d'une Commission. — Membres qui la composent. — Agitation produite tant à Paris qu'ailleurs par la demande du parquet. — Candidature des princes jetée au milieu de cette irritation. — Les réactionnaires s'attaquent à la Commission exécutive. — Lettre de Barbés. — Il détruit la principale charge du réquisitoire. — Rapport de la Commission. — Jules Favre conclut, en son nom, à accorder l'autorisation. — Grands débats à ce sujet. — Discours des citoyens Mathieu (de la Drôme), Larabit, Laurent et Bac. — Témoignage du citoyen Marrast sur le fait mystérieux. — Réplique de Jules Favre. — La jatte de lait empoisonné. — Dupont de Bussac combat les sophismes de la Commission. — Interpellations adressées au citoyen Marrast. —Sa réponse. — Vote de l'Assemblée. — La demande du procureur général est rejetée. — Résultat de cette victoire du côté gauche. — Appréciation d'un journaliste. — Voilà la faute !Au moment où l'Assemblée nationale se livrait à la discussion d'une assez bonne loi d'organisation des prud'hommes, présentée par le ministre du commerce Flocon, et à celle d'un projet de loi fort mal digéré destiné à fixer les relations entre la représentation nationale et la Commission exécutive du gouvernement, discussions qui n'étaient, pour ainsi dire, que des diversions accidentelles à la grande question du travail, sans cesse abordée et élaborée, et toujours pendante, toujours plus difficile à résoudre, un épisode de la journée du 15 mai vint s'emparer de tous les esprits et agiter toutes les passions. J'appelle toute l'attention de l'Assemblée sur une communication grave que j'ai à lui faire, se prit à dire le président de l'Assemblée vers la fin de la séance du 31 mai, pendant que l'on s'occupait de faire disparaître quelques-uns des abus et des désordres qui, sous la monarchie, avaient pullulé dans l'administration de la marine nationale. Et aussitôt les membres prêts à sortir de la salle reprirent leurs places et attendirent, au milieu de la plus vive curiosité, que le citoyen Sénart s'expliquât. Le procureur général de la République près la Cour d'appel de Paris, et le procureur de la République près le tribunal de première instance du département de la Seine, dit enfin le président, après s'être assuré qu'on lui prêtait l'attention la plus soutenue, demandent à l'Assemblée nationale, par un réquisitoire dont je vais avoir l'honneur de donner lecture, l'autorisation de diriger des poursuites contre le citoyen Louis Blanc, et d'appliquer contre lui, s'il y a lieu, les dispositions du Code pénal. Puis le président lut le réquisitoire, lequel pouvait se résumer ainsi : Considérant que de l'instruction commencée contre les auteurs et complices de l'attentat du 15 mai, présent mois, contre la représentation nationale, des témoignages reçus, des faits et documents recueillis, et notamment des déclarations du représentant Louis Blanc, entendu comme témoin, il résulte, dès à présent, présomption grave que ledit Louis Blanc a pris part à l'envahissement et à l'oppression de l'Assemblée... Considérant que dans la salle des séances et pendant le tumulte, Louis Blanc ayant pris la parole, a dit notamment : Je vous félicite d'avoir reconquis le droit d'apporter vos pétitions à la Chambre ; désormais on ne pourra plus vous le contester, ce qui a été entendu par quatre représentants qui en ont déposé[1]... Que cet envahissement et cette oppression sont de nature à constituer le crime d'attentat. ayant pour but, soit de détruire, soit de changer la forme du gouvernement, crime prévu par l'art. 87 du Code pénal ; Requérons, en conséquence, qu'il plaise à l'Assemblée nationale autoriser les poursuites contre le citoyen Louis Blanc, etc. Signé : Auguste PORTALIS, procureur général. LANDRIN, procureur de la République. Il est inutile de dire quels sentiments divers fit éclater au sein de l'Assemblée nationale la lecture de ce réquisitoire. Ceux des représentants qui appréciaient froidement la conduite de Louis Blanc pendant l'invasion de la salle, se demandaient si c'était bien sérieusement que la justice y trouvait des présomptions graves de complicité avec ceux qui avaient violé la représentation nationale ; les républicains n'y virent que l'effet d'une trame ourdie contre ceux des membres du gouvernement provisoire qui avaient assumé les haines des réactionnaires. De leur coté, ceux-ci jouissaient secrètement de voir les révolutionnaires tomber l'un après l'autre sous le poids des calomnies répandues contre eux ; et, pour donner au réquisitoire le degré de confiance qu'on ne lui trouvait pas, on chuchotait à l'oreille que ce n'était point pour les paroles adressées au peuple que Louis Blanc était mis en cause, mais bien pour s'être rendu à l'Hôtel-de-Ville avec les autres membres du gouvernement proclamé ce jour-là. On affirmait que le maire avait déposé l'y avoir vu. Cependant, le président de l'Assemblée s'apprêtait à mettre aux voix la demande d'autorisation des poursuites, prenant sans doute le silence de la stupéfaction pour un assentiment, lorsqu'un membre ouvrit la discussion, en déclarant, qu'ayant entendu Louis Blanc toutes les fois qu'il avait parlé, il pouvait certifier que ce représentant n'avait prononcé que des paroles de paix et de conciliation. Un autre membre, après avoir fait comprendre toute la gravité de la question dont l'Assemblée était saisie, demanda qu'on ne se prononçât pas avant d'avoir renvoyé la demande du procureur général à une Commission chargée de s'entourer de tous les renseignements et d'en faire un rapport. Je suis convaincu, ajouta ce membre, que les préventions tomberont l'une après l'autre, en présence de témoignages semblables à celui de l'orateur que vous venez d'entendre, témoignages qui, j'en suis convaincu, ne manqueront pas. Ce n'était pas là ce que voulaient les réactionnaires ; aussi se réunirent-ils contre cette proposition : ils entendaient procéder autrement et comme d'urgence[2]. Mais en ce moment Louis Blanc entrait dans la salle. Il entendit prononcer son nom, et se fit instruire de ce qui se passait. Aussitôt, il s'élance à la tribune : Je ne viens pas me défendre comme homme, s'écrie-t-il, mais comme représentant du peuple. Savez-vous, citoyens, ce qui m'afflige le plus dans la demande de poursuites dont je suis l'objet ? c'est de voir rouvrir, sous notre jeune République, l'ère des proscriptions, par un régime de terreur que l'on nous reprochait, à nous, de vouloir imposer à la France ; à nous, qui avons voulu inaugurer l'avènement de la République par l'abolition de la peine de mort ! Et voilà donc la récompense de ceux qui ont voulu la République grande, forte, modérée ! Voilà la récompense des hommes qui ont, pendant deux mois, présidé au gouvernement du pays, en butte à toutes les calomnies, et qui, au milieu de la tempête, n'en ont pas moins gouverné, sans qu'une seule arrestation ait été opérée ! Citoyens, ne vous y trompez pas ; on veut vous engager dans une voie de violence et de proscription, sur la pente de laquelle vous glisserez rapidement, si vous vous y laissez entraîner. Eh quoi ! on m'accuse d'avoir voulu violer la souveraineté du peuple ! Moi qui ai toute ma vie combattu pour son triomphe, moi, dont tous les écrits, toutes les paroles ont eu pour objet l'établissement de la souveraineté du peuple, on m'accuse d'avoir voulu la violer ! Mais, qui est ici ? n'est-ce pas le peuple ? Que suis-je ? un représentant du peuple. Et j'aurais manqué à ce point à ma propre pensée ! Non ! mille fois non ! Si quelqu'un ose dire que j'ai fait un acte, dit une parole contraire à cette affirmation, que je fais de toutes mes forces, qu'il se lève ! Qu'un seul se lève, qu'il parle, et à l'instant même, je lui dirai qu'il en a menti. Louis Blanc venait de prononcer cette provocation avec une énergie et une force qu'on ne lui croyait pas ; ses amis l'applaudissaient, et ses ennemis gardaient un silence honteux, dont ils comptaient se venger au moment du vote. Ils permirent donc à Louis Blanc de combattre le réquisitoire ; ce qui lui fut facile en rappelant tout ce qu'il avait dit et fait dans la journée du 15, au vu et su de tout le monde. On parle d'un rapport qui a été
dressé contre moi, ajoutait-il en faisant allusion à ce que l'on avait
dit de sa présence à l'Hôtel-de-Ville. Qu'on apporte
ce rapport ; qu'on le fouille ; qu'on le lise minutieusement, et je défie un
témoignage quelconque de venir prouver que j'aie fait autre chose que ce que
je dis, que j'aie connu la manifestation du 15 mai autrement que vous tous et
en même temps que vous... Je ne la voulais
pas cette manifestation ; je craignais que les ennemis de la République ne
s'en emparassent en irritant le peuple déjà aigri. Je craignais qu'elle ne
portât un coup mortel à la République elle-même... Je me trompe : il y a ici une épithète de trop : le coup
ne pouvait être mortel, car la République assise sur le solde la France est
impérissable... Oui, citoyens, reprit
Louis Blanc, que les applaudissements des républicains encourageaient ; la République est impérissable ; car, si je crois à
l'impuissance de la force qui vient frapper à celte enceinte, je crois aussi
à l'impuissance de l'esprit de réaction et de retour vers les régimes à
jamais détruits... Je n'ai plus rien à ajouter, disait en descendant de la tribune le représentant que la réaction voulait frapper. Je vous l'ai dit, ce n'est pas comme homme que je me justifie ; je ne me suis pas même justifié ; vous jugerez dans vos consciences ! Louis Blanc était à peine à son banc, où plusieurs de ses collègues accouraient le féliciter, qu'une foule de représentants assiégeaient la tribune pour déposer en sa faveur. L'un d'eux déclara qu'il avait entendu le président autoriser le représentant accusé à parler à la foule. Le citoyen Besançon affirma qu'il avait vu Louis Blanc faire auprès du président la demande dont il avait parlé. Etienne Arago précisa même les termes employés par le président ; et le citoyen Bûchez, assis derrière le bureau, se leva pour confirmer ce qu'Etienne Arago venait de dire. — Je ne connais pas le citoyen Louis Blanc, ajouta un autre membre, il ne sait probablement pas mon nom, et je suis l'adversaire des idées qu'il a émises dans son livre ; mais je n'en dirai qu'avec plus d'impartialité la vérité. J'étais dans la salle des Pas-Perdus quand on vint lui dire : Allez donc parler au peuple. Et je l'entendis répondre : Que voulez-vous que je dise à des fous ! Déjà on demandait l'ordre du jour, lorsqu'un représentant s'exprima ainsi : Quand je n'aurais l'honneur de paraître à cette tribune qu'une seule fois dans ma vie, je me féliciterai toujours d'y être monté pour rendre hommage à la vérité. Au milieu du tumulte, quand déjà beaucoup de banquettes étaient vides... A ces mots, des cris violents interrompent l'orateur qui, croyant que la vérité pouvait être dite tout entière à la tribune nationale, s'avisait de rappeler aux réactionnaires que beaucoup d'entre eux avaient quitté leur poste. A l'ordre ! à l'ordre ! clamaient ceux qui se sentaient blessés. — Vous insultez l'Assemblée ! disaient d'autres voix du même côté. — J'ai voulu dire : quand beaucoup de représentants étaient déjà partis, reprit le candide narrateur. Mais des cris plus violents encore lui prouvèrent aussitôt que son explication était aussi malheureuse que ses premières paroles avaient été maladroites. — Nous étions tous à notre poste ! lui crie le côté droit, par l'organe du représentant de Rancé. — Oui, oui, tous ! ajoutent ceux qui demandent le rappel à l'ordre du véridique narrateur. — L'orateur parlait des derniers instants de la séance du 15, dit alors le président, sans cela je l'aurais rappelé à l'ordre. Mais le bruit que faisaient tous les membres qui se croyaient insultés n'en continua pas moins ; tant il fallait peu de chose pour faire vibrer la corde de l'amour-propre chez ceux que le malencontreux narrateur avait si innocemment blessés ! Ce ne fut qu'après une assez longue interruption, causée par cet incident, que le ministre de la justice, se fondant sur ce que l'autorisation demandée contre Louis Blanc ne l'était pas d'une manière urgente, comme aussi sur ce que l'Assemblée devait ne se prononcer qu'après un mûr examen, proposa le renvoi du réquisitoire à une Commission. On décida que cette Commission se composerait de dix-huit membres nommés dans les bureaux immédiatement après la séance. Un membre ayant alors demandé une nouvelle lecture du réquisitoire, attendu que bien des représentants, et l'accusé lui-même n'en connaissaient pas les termes, cette lecture eut lieu. Mais, arrivé à l'endroit où le procureur général parle des paroles attribuées à Louis Blanc, paroles, affirme-t-il, entendues par les représentants qui en avaient déposé, plusieurs membres assurèrent que personne n'avait pu faire une pareille déposition, ces paroles n'ayant été entendues par aucun de leurs collègues. Un nouveau tumulte éclata alors du côté droit, où bien des voix crièrent que cette phrase avait très-bien été entendue. Le fait que j'ai parlé deux fois au peuple, dit Louis Blanc, est vrai ; personne n'a jamais songé à le contester. Mais je suis étonné que, dans le réquisitoire, on ait omis d'ajouter que c'était sur l'autorisation formelle du président de cette Assemblée. Quant aux paroles que l'on m'a prêtées sur le droit de pétition, j'affirme que c'est là une fausseté. — J'affirme sur l'honneur que je les ai entendues, s'écrie le représentant Tessier de la Mothe. — J'affirme le contraire, répète Louis Blanc. Et une agitation extrême éclata encore sur ce nouvel incident. Plusieurs voix se joignirent à celle du citoyen Tessier pour déclarer avoir entendu ce que Louis Blanc contestait. Celui-ci continua de s'écrier J'affirme que je n'ai pas prononcé les paroles qui me sont attribuées. — Si ! si ! lui disent beaucoup de voix du même côté. — Citoyens, dit alors le président à ces derniers, comprenez donc mieux la dignité de l'Assemblée ! que ceux qui ont entendu ces paroles attendent qu'on les interroge ! — Je reconnais que j'ai parlé du droit de pétition, dit encore Louis Blanc, que Pierre Bonaparte avait ramené à la tribune, d'où il était descendu au milieu du tumulte ; mais c'est parce que j'ai compris que la pétition ne pouvait être lue que par un représentant ; c'est pour cela que j'ai demandé à lire cette pétition. Quant aux autres paroles, je persiste à dire que je ne les ai pas prononcées. Et Louis Blanc disait la vérité, car on n'avait qu'à jeter les yeux sur le Moniteur pour rester convaincu que ces paroles, ou leur équivalent, n'étaient pas sorties de la bouche de ce représentant. Il est vrai que la lettre de Barbés n'était pas encore venue expliquer l'erreur ; mais il ne l'était pas moins que les réactionnaires ne se faisaient aucun scrupule d'accuser Louis Blanc et d'affirmer non-seulement qu'ils avaient entendu cette phrase, mais encore qu'elle avait été prononcée par lui ; ce que le procès de Bourges a démontré être faux. Comme la réaction voulait aller vite, dès le lendemain les bureaux avaient nommé la Commission. Elle était composée des représentants : Leblond, Dubruel, Auguste Avond, Woirhaye, Freslon, Bac, Vogué, Douesnel, Abbattucci, Em. Langlois, Bonjean, Jules Favre, Roger, Favreau, Porion, Renouard, Denjoy et Jouin. La grande majorité était évidemment hostile à Louis Blanc, et l'on pouvait prévoir qu'elle se prononcerait en faveur du réquisitoire. En effet, quinze voix, contre trois seulement, furent d'avis d'autoriser les poursuites. Discutez tant que vous voudrez, procureurs, députés et gendarmes, disait à ce sujet un journal que tant d'iniquité indignait ; vannez les paroles, guettez les regards, scrutez les phrases, épuisez toutes les ressources de vos savantes procédures ; tourmentez les faits, amassez les preuves, cherchez partout, et dans le discours, et dans l'écrit, et dans le cœur ; vous ne ferez point oublier à l'histoire les services que ce jeune homme vous a rendus aux jours de la convulsion. Il est venu se défendre, ou plutôt il est venu vous répondre aujourd'hui ; sa discussion ferme, logique et vigoureuse aurait pu facilement passer de l'argument à la philippique ; il aurait, pu faire un procès aussi, le procès de bien des hommes et de bien des intrigues : il ne l'a pas fait, et votre Commission pourra le juger. Mais dans peu, que ferez-vous, dites-le-nous, de tous ces soupçons, de toutes ces haines, de toutes ces poursuites que la réaction allume ! Sans doute, vous avez déjà vaincu la Révolution dans ses hommes les plus énergiques, dans ses idées les plus ferventes ; sans doute la réaction triomphe jusque dans vos justices ! Mais chaque droit a son heure et chaque fortune son retour ! Ce n'était pas seulement dans la Commission, dans l'Assemblée et parmi les journalistes que les poursuites contre Louis Blanc provoquèrent l'animation : les populations s'agitaient aussi. A Paris, des groupes nombreux ne cessaient de stationner sur les boulevards, au Palais-Royal, et surtout dans les rues populeuses. Des discussions vives étaient soulevées par la mise en accusation de ce représentant républicain ; et la police tendait de jour en jour à reprendre ses habitudes monarchiques, car elle faisait arrêter les citoyens qui se prononçaient trop chaleureusement contre le réquisitoire renouvelé du temps des Hébert. A Rouen, la nouvelle de l'arrestation de Louis Blanc ayant été répandue, une vive émotion s'était manifestée parmi les classes laborieuses, et l'autorité avait dû prendre les précautions que la peur lui indiquait. On craignait aussi un soulèvement des ouvriers de Lyon, qui venaient de faire parvenir à Caussidière une adresse renfermant les assurances de leur affection et de leur dévouement. Ajoutons qu'à Paris l'irritation parmi les masses était encore excitée par l'audacieuse candidature de l'un des fils de Louis-Philippe, le jeune Joinville, en faveur de laquelle les réactionnaires avaient fait tapisser les murs de nombreuses et apologétiques affiches, tandis que les légitimistes distribuaient publiquement, aux portes des églises, des bulletins en faveur de Henri V. La police avait fait arracher les affiches. Mais le peuple n'en était pas moins convaincu que les partisans de ces princes n'auraient jamais osé montrer tant d'effronterie, s'ils n'eussent été soutenus par des membres déjà influents dans l'Assemblée nationale. Les bruits qui circulaient alors étaient de nature à alarmer toujours davantage les hommes de la révolution. Quelques journaux, prenant leurs désirs pour la réalité, assuraient que la Commission exécutive allait donner sa démission, et qu'elle serait remplacée par un triumvirat, composé des citoyens Marrast, Sénart et Cavaignac. C'était évidemment la main des contre-révolutionnaires qui conduisait cette intrigue, et on pouvait considérer la nouvelle comme un ballon d'essai contre la cause qui avait triomphé en février ; car l'ancien républicanisme des deux premiers de ces futurs triumvirs était devenu plus que suspect, et certaine proclamation algérienne du troisième ne le recommandait guère aux yeux des républicains de la veille. Mais avant d'arriver à leur but, les meneurs qui se tenaient derrière la coulisse voulaient achever de dépopulariser la Commission exécutive. Après lui avoir forcé la main pour lui faire sacrifier Caussidière, les habiles du parti réactionnaire voulaient qu'on pût reprocher à cette Commission d'avoir également sacrifié Louis Blanc. On aurait ensuite tâché de faire remonter la responsabilité de la journée du 15 jusqu'à Ledru-Rollin, et même jusqu'à Lamartine, dont la popularité offusquait encore ceux qui n'avaient pu l'amener à faire cause commune avec eux. L'agitation du peuple était loin d'être calmée, lorsque le 2 juin, la Commission, saisie du réquisitoire contre Louis Blanc, annonça qu'elle allait faire son rapport. Cependant le président de l'Assemblée nationale venait de recevoir du gouverneur de Vincennes une lettre qui devait avoir une grande influence sur la détermination de cette Commission. Cette lettre était celle de Barbès, dans laquelle il revendiquait la responsabilité des paroles que le réquisitoire incriminait comme ayant été prononcées par Louis Blanc. Barbès en appelait au Moniteur lui-même ; et cette feuille officielle aurait confirmé l'assertion du prisonnier de Vincennes, si sa parole eût pu être mise en doute. Ainsi, il ne restait rien de ce que le procureur général arguait contre Louis Blanc ; les bases de l'accusation étaient sapées et par ceux des représentants qui avaient déclaré, à la précédente séance, que le prétendu complice des envahissements n'avait parlé au peuple que sur l'autorisation du président, et par le Moniteur lui-même, qui concourait, avec Barbès, à décharger Louis Blanc des paroles que l'accusateur public attribuait à ce dernier représentant. On devait donc s'attendre que la Commission, après avoir recouru au Moniteur, modifierait ses conclusions et repousserait la demande du procureur général. Il n'en fut pas ainsi. La Commission, dont le représentant Jules Favre se rendit l'organe, crut que, plus était grave le soupçon qui s'attaquait à un des représentants du peuple, plus il serait humiliant de couvrir ce soupçon par l'équivoque d'un ordre du jour. Elle se laissa donc guider, dit le rapporteur, par le soin de la considération de l'Assemblée. Elle n'a pas pu croire qu'on ait voulu placer comme victime de l'esprit de parti, ajoutait-il, un homme déjà célèbre par ses travaux historiques, un homme qui a rendu de si grands services à notre jeune République. Il faut cependant le reconnaître, il est impossible que les magistrats aient choisi ce nom si connu, s'il n'y avait pas des indices certains. Les membres de votre Commission ont entendu le procureur général, le procureur de la République ; elle a entendu le citoyen Louis Blanc, et après une mûre et sérieuse délibération, elle a décidé qu'il y avait lieu à autoriser les poursuites. Votre Commission a puisé ses éléments de conviction dans des documents qui appartiennent à une procédure qui, d'après nos lois, doit demeurer secrète jusqu'au jour du débat public. La Commission, se fondant sur des considérations de politique générale et sur des faits particuliers qu'elle refusait de faire connaître, demandait donc à l'Assemblée un vote de confiance. C'était aller plus loin encore que le procureur général ; car celui-ci avait au moins motivé sa demande. Les allégations contenues dans son réquisitoire pouvaient ne pas paraître aux yeux de tout le monde suffisantes pour accorder l'autorisation sollicitée, surtout lorsqu'il s'agissait d'une question qui intéressait l'honneur et la liberté d'un représentant du peuple ; mais au moins avait-il cherché à baser ses conclusions, tandis que la Commission émettait la prétention de faire voter l'Assemblée nationale aveuglément et sans examen préalable, lorsque chaque représentant devait être un juré ne se prononçant qu'après avoir pesé dans sa conscience les charges et les circonstances atténuantes. Ce fut ainsi que bien des membres de l'Assemblée comprirent leur devoir. Aussi, malgré l'impatience du côté droit, qui ne voulait pas de discussion, la majorité décida qu'il y en aurait une solennelle ; et afin de ne pas laisser plus longtemps le citoyen Louis Blanc dans la situation qu'on lui avait faite, on décida que cette discussion s'ouvrirait le lendemain. Le premier orateur déclara qu'il ne donnerait point le vote de confiance que la Commission demandait, parce qu'il ne voulait déléguer à personne le droit de prononcer pour lui dans une cause dont tous les éléments ne lui seraient point connus. D'ailleurs, comment voterions-nous ? ajoutait cet orateur[3]. Nous ne savons rien, absolument rien ! Je me trompe, nous savons une chose, c'est que le citoyen Louis Blanc est allé parler à l'émeute qui grondait aux portes de cette enceinte. Oh ! s'il lui a dit : Dispersez l'Assemblée, abolissez la famille et le droit de propriété... je vous l'abandonne. Mais rien dans ses paroles n'avait ce caractère. Citoyens représentants, concluait cet orateur, rappelez-vous sans cesse que la liberté individuelle ne doit pas être moins sacrée sous la République que sous la monarchie. Eh bien ! lorsqu'un garde champêtre ne pouvait être arrêté qu'après une autorisation du Conseil d'Etat, aurez-vous moins de souci de la liberté d'un de vos collègues, d'un représentant du peuple ? je ne puis le croire. Je le dis donc hautement devant Dieu et devant les hommes, en mon âme et conscience, il n'y a pas lieu à accorder l'autorisation. Un ancien député, le citoyen Larabit, fit, lui aussi, justice des conclusions du rapporteur. Mais ses arguments furent tout différents de ceux dont venait de faire usage le préopinant. La Commission a reproché au
citoyen Louis Blanc des erreurs économiques, dit-il en considérant avec une
sorte de pitié des études et des travaux qui n'étaient pas entrés dans ses
idées. Eh bien ! il ne fallait pas les lui reprocher, car je ne doute pas
qu'il ne soit désolé lui-même, plus désolé qu'il ne le serait de se voir au
donjon de Vincennes. Il faut que le citoyen Louis Blanc assiste à nos
délibérations, et qu'il apporte ses lumières dans le Comité des travaux
publics... Par ces considérations politiques
et non judiciaires, disait en terminant le citoyen Larabit, je m'oppose à la
prise en considération du rapport de votre Commission[4]. Comme personne n'osait soutenir hautement les conclusions de la Commission, les orateurs qui se succédèrent à la tribune furent donc tous de la catégorie de ceux qui les repoussaient. Après le citoyen Larabit, vint le tour d'un autre opposant, de Laurent (de l'Ardèche), qui reprocha au rapporteur d'avoir su habilement colorer les sévères conclusions de la Commission. L'accusé de mai 1848 a été plus heureux que les accusés du 31 mai 1793, dit ce représentant. Ceux-ci perdirent leur inviolabilité au milieu des injures et des outrages les plus grossiers[5] ; on peut dire, au contraire, que dans la séance d'hier, Louis Blanc a été couronné de fleurs et de bandelettes Mais voici que le débat devient vif, sérieux, intéressant : c'est un membre de la minorité de la Commission, c'est un des trois protestants, c'est Bac qui a la parole. L'éloquent orateur que Limoges nous a fait connaître entre dans les entrailles de la cause. Question de dignité, question de conscience, question d'équité, il embrasse tout, et d'un mot il ruine la triste argumentation de la Commission, que personne n'osait ouvertement appuyer. Louis Blanc, dit-il, s'est plaint avec justice d'être sous le coup d'une conspiration de mensonges ; moi, je trouve dans cette enceinte une autre espèce de conspiration, la conspiration du silence. J'aurais voulu entendre discuter toutes les questions qui se rattachent à celte affaire, et non pas qu'on vous demandât de vous décider par des motifs mystérieux, par des raisons secrètes, qui doivent rester, ensevelis dans le fond de la conscience. Dans toute décision, on doit pouvoir avouer les motifs qui ont déterminé la conviction. Quant à moi, citoyens, voici mes motifs. Le citoyen Bac passait ici en revue toutes les raisons qui obligeaient la Commission à refuser l'autorisation demandée contre Louis Blanc ; il ne trouvait pas un motif plausible dans tous ceux invoqués par le procureur général et par la Commission elle-même ; il ne comprenait pas que, sans présomptions graves, les représentants du peuple pussent consentir à livrer un de leurs collègues et à s'incliner toutes les fois que la justice le voudrait. A ses yeux, les faits consignés dans le réquisitoire n'étaient point suffisants pour former les convictions, même lorsqu'ils ne seraient pas contestés. Et Bac prouvait qu'aucun des trois faits sur lesquels l'accusation patente était basée ne pouvait soutenir une discussion sérieuse. Arrivant ensuite aux faits qui appartenaient encore à l'instruction secrète, l'orateur s'écriait : Je proteste de toutes mes forces contre ce qui a été dit ; il n'y a rien de plus dangereux que ces réticences, que ces inculpations qu'on n'explique pas. Nous savons qu'un membre du gouvernement provisoire a su que M. Louis Blanc n'était pas allé à l'Hôtel-de-Ville le 15 mai ; cependant ce fait est, dit-on, affirmé par quatre membres de l'Assemblée. Nous verrons qui aura raison d'eux ou de M. Louis Blanc[6]. Vous refuserez donc l'autorisation, concluait le représentant de Limoges, car celle mesure serait injuste, impolitique et dangereuse. Injuste, car vous prononceriez avant d'avoir éclairé vos consciences ; impolitique, car vous éloigneriez de vos discussions un membre qui peut y jeter de vives lumières ; dangereuse, parce qu'il ne faut pas livrer votre inviolabilité à un pouvoir quelconque. Nul ne sait ce que peut contenir l'avenir. Lorsque Vergniaud comparait la révolution à Saturne, il ne savait pas encore jusqu'où pouvaient aller les malheurs qu'il prévoyait. Souvenons-nous de cet exemple ; n'entrons pas dans la voie où l'on veut nous entraîner, ou alors nous nous éloignons à grands pas des principes éternels du droit et de la justice. Jusqu'à ce moment personne n'avait encore éclairci ni provoqué des éclaircissements sur le fameux fait mystérieux dont tout le monde s'entretenait. On avait sourdement répandu le bruit, parmi les représentants, que Louis Blanc était allé à l'Hôtel-de-Ville avec Barbès, qu'on l'y avait vu, et que Marrast avait lui-même protégé son évasion. Pour laisser Louis Blanc dans l'ignorance du soupçon qu'on faisait ainsi planer sur lui, et pour l'empêcher de démentir le fait en pleine Assemblée, l'homme qui, disait-on, avait semé ce mensonge, s'était assuré l'impunité en recommandant lui-même le secret[7]. Une explication était donc nécessaire à ce sujet. Ce fut du haut de la tribune que Louis Blanc la demanda de manière à ce qu'elle ne pût être refusée. Il commença par dire qu'il ne se défendait pas ; que s'il prenait la parole, c'était uniquement pour rectifier un fait avancé dans le rapport de la Commission, qui, disait-il, affirmait m'avoir entendu avant de se décider. Cela est vrai, ajouta-t-il ; mais j'affirme que l'on ne m'a pas dit un seul mot sur les faits mystérieux dont on vous a parlé... Je me trompe, j'ai entendu dire hier qu'on assurait que j'avais été à l'Hôtel-de-Ville. Je proteste de toutes mes forces contre cette assertion. J'en fais le serment devant Dieu ; et, au nom de la vérité, au nom de la justice, je somme qui que ce soit, qui veuille me démentir, de venir à cette tribune opposer son serment au mien. Le défi était formel ; le représentant à qui on l'adressait l'avait entendu, et pourtant personne n'y répondit. Seulement, un membre raconta comment des hommes du peuple cherchaient Louis Blanc, au moment où la salle était envahie, pour qu'il usât de son influence en faveur de l'ordre. Néanmoins, Jules Favre monta à la tribune pour soutenir les conclusions de la Commission. Nous avons entendu le dernier
réquisitoire du citoyen Jules Favre, disait un journaliste qui avait assisté
à cette séance ; cet onctueux orateur est plein de courtoisie quand il
assassiné ; sa phraséologie, de douleur imprégnée, nous rappelle les
tendresses de M. Plougoulm. Nous n'analyserons point cette jatte de lait
empoisonné[8] !... Le représentant Dupont de Bussac fit justice de l'école sophistique de Jules Favre. Vous avez entendu le rapporteur de votre Commission vous exposer un système qui s'évanouit devant les faits, dit ce logicien. Il vous a dit qu'il ne s'agissait pas d'autoriser l'arrestation d'un de vos collègues ; que vous ne préjugiez rien à cet égard. Eh bien ! il faut que vous sachiez que par de pareilles conclusions, à l'instant même, le procureur général peut faire procéder à l'arrestation de notre collègue... Ce qu'il y a de singulier ici, ajoutait l'orateur, c'est que la thèse que je soutiens a été la jurisprudence du régime déchu sous tous les ministères passés, alors même que M. Duvergier de Hauranne était ministériel. En 1830, il était de mon avis, car il disait, à propos du procès de M. Audry de Puyraveau : — Quand il s'agit de prononcer sur la liberté d'un de nos collègues, je ne pense pas que la Chambre doive être un simple bureau d'enregistrement, Pour moi, je veux que l'examen des faits vienne éclairer mon vote. Comment autoriser ou refuser sans examen préalable des faits ? reprenait le citoyen Dupont. Qui dit droit d'autoriser, dit aussi droit de refuser. Et l'orateur parla alors des bruits qui avaient couru sur la présence de Louis Blanc à l'Hôtel-de-Ville. Ces bruits, ajouta-t-il, avaient d'abord été répandus par le citoyen Marrast qui, dit-on, les a démentis. Il est présent, il peut faire connaître la vérité à l'Assemblée... — On comprend l'importance d'une pareille assertion, reprit un autre membre ; il est un fonctionnaire qui, mieux que tout autre, peut édifier l'Assemblée sur la véracité d'un pareil bruit ; je le prierai de vouloir bien donner à l'Assemblée les explications qu'elle attend. Provoqué par tous les orateurs, le citoyen Marrast ne put se dispenser de monter à la tribune. Je ne vois aucun inconvénient, dit-il, à répondre à l'invitation qui vient de m'être adressée ; si elle m'avait été faite dans les termes où elle s'était produite, je n'eusse pas répondu, car je n'aime pas les sommations... — Au fait ! au fait ! lui crie-t-on de toutes parts. — Je l'avoue, reprend Marrast, j'ai cru le premier jour, mais le premier jour seulement, que le citoyen Louis Blanc était à l'Hôtel-de-Ville ; j'avais entendu dans la foule les cris de : Vive Barbès ! vive Louis Blanc ! Un citoyen m'avait affirmé avoir vu le citoyen Louis Blanc à l'Hôtel-de-Ville ; il m'avait même dit qu'il s'était évadé par un escalier de la rue Lobau. — Quel est ce citoyen ? lui crie Louis Blanc ; nommez-le ? — Je fis faire des recherches pour retrouver le citoyen qui m'avait donné ces vagues indications, reprit Marrast en faisant à Louis Blanc un signe affectueux de la main, comme pour lui dire de prendre patience. Le résultat de mes recherches fut de me convaincre qu'il n'y avait rien d'exact dans les premiers bruits qui m'étaient parvenus. Aujourd'hui, j'ai la conviction complète que le citoyen Louis Blanc n'a pas mis le pied à l'Hôtel-de-Ville dans la journée du 15 mai. — A la bonne heure ! s'écrièrent un grand nombre de voix. Et la clôture fut aussitôt prononcée. Or, il ne restait pas même l'ombre d'un prétexte pour adopter les conclusions de la Commission. Ceux des réactionnaires qui n'avaient pas perdu toute pudeur se joignirent aux républicains, et la demande en autorisation de poursuites contre Louis Blanc fut rejetée ce jour-là, par une majorité de 369 voix contre une minorité de 337. C'était une victoire pour le parti de la révolution. Aussi fut-elle accueillie par les applaudissements de la majorité de l'Assemblée, et surtout par ceux du peuple, qui la célébra en laissant éclater la plus grande joie. Mais on ne s'attendait guère au résultat immédiat qu'elle eut, résultat qui prouve combien les amours-propres étaient en jeu, là où on aurait voulu voir dominer l'intérêt de la République : le procureur général et le procureur de la République donnèrent leur démission, parce qu'ils crurent voir dans la décision de l'Assemblée l'intention de gêner le cours de la justice ; le citoyen Jules Favre qui, dans celte circonstance, remplit un rôle indigne de son talent et de ses principes, se démit aussi de ses fonctions de secrétaire général ; et enfin le représentant Lacrosse, qui, en sa qualité de membre du bureau, voulait s'en tenir au jugement par assis et levé contre la liberté, contre l'honneur d'un de ses collègues, donna aussi sa démission de secrétaire de l'Assemblée. Jugeons de près, et voyons ce que valent ces grandes colères ! disait à ce sujet un journal habitué à résumer avec un tact extrême toutes les grandes questions politiques et sociales. Le parquet, entraîné par un
mouvement subit de la réaction, cherche les traces d'un complot : il étudie
les faits, les hommes, les caractères ; dans le huis-clos, il engendre ; il
faut qu'il trouve les preuves de cette conspiration terrible qui a fait lever
deux cent mille baïonnettes ; les témoignages abondent ; les bavards
commentent ; les importants discutent ; le dossier se gonfle ; le parquet ne
doute plus. Alors, dans sa probité malade, engorgée de dénonciations, le
parquet étend ses bras ; il veut tout enserrer ; il veut sauver la société
française, la civilisation, le monde entier. Il demande à appréhender sur son
siège un représentant du peuple, et cela pour quelques mots, les uns démentis
par le Moniteur, les autres légitimés par les circonstances et par
l'intervention du président... Est-ce qu'il y
avait nécessité d'avoir le secret des murailles et des consciences ? Est-ce
qu'on ne pouvait pas instruire à fond le fameux procès sans avoir un homme de
plus au donjon de Vincennes ?... La solution de l'Assemblée, solution négative pour cause de non débat, n'entamait en rien l'instruction du parquet... Faut-il dire toute la vérité sur
cette étrange affaire ? La vérité, la voici : Trois faits graves avaient eu lieu : l'invasion de l'Assemblée par le peuple, la déchéance de la Chambre, le gouvernement provisoire de l'Hôtel-de-Ville. Ces trois faits étaient engendrés l'un de l'autre ; ils étaient sortis d'une agitation folle, d'une tempête populaire, comme on en a vu tant dans ce pays. Ces trois faits pouvaient être qualifiés crimes, et poursuivis comme tels, sauf pourtant les explications ultérieures qui peuvent les amoindrir, sinon les effacer. Eh bien ! de ces trois accidents
plus néfastes pour la liberté que pour les pouvoirs, on a voulu faire un
complot, une conspiration ourdie de longue date, une de ces ténébreuses
affaires qui épouvantaient jadis la Grèce et Rome ! L'on n'a pas voulu croire
que, trois mois après une révolution comme celle de février, quand toutes les
catacombes sont ouvertes, quand tous les intérêts souffrent, quand tous les
cœurs saignent, une foule puissante peut se laisser emporter et violer un
temple qu'elle a déjà visité ! L'on n'a pas voulu croire que la passion et le
soleil pouvaient précipiter les masses ; et l'on nous a fait un drame avec
prologue et mystères. Voilà la faute ! Si l'on n'était pas sorti de la vérité ; si l'on n'avait pas transformé ces faits imprévus, ces écarts spontanés en conspiration savante ; si l'on n'avait pas associé dans un but commun des antécédents, des caractères et des doctrines qui se repoussent, on n'aurait pas été condamné, plus tard, à faire un système, à rechercher les traces d'une ligue impossible, à créer, avec des folies d'une heure, la logique d'une trahison. Mais il fallait son complot à la réaction, pour le service de ses rancunes et de ses catilinaires, et l'on a cédé : l'on a fait de l'investigation, de la police, du réquisitoire, comme au bon temps de la monarchie ; on a voulu donner à la peur ses grandes assises. Encore une fois, voilà la faute ! s'écriait le journaliste. Et il avait raison ! |
[1] A peine Barbès eut-il connaissance du réquisitoire lancé contre Louis Blanc, qu'il adressa au président de l'Assemblée nationale la lettre suivante, dans laquelle il assumait noblement la responsabilité des paroles que le procureur général faisait peser sur son ami : A chacun la responsabilité de ses paroles et de ses actes, disait-il. On accuse le citoyen Louis Blanc d'avoir dit, dans la journée du 15 mai, aux pétitionnaires : — Je vous félicite d'avoir reconquis le droit d'apporter vos pétitions à la Chambre : désormais on ne pourra plus vous le contester. — Ces mots, ou leurs équivalents, ont été en effet prononcés dans cette séance ; mais il y a confusion de personnes : ce n'est pas Louis Blanc qui les a dits, c'est moi : vous pouvez les lire dans le Moniteur, écrits quelque part après mon nom.
[2] Depuis quelques jours, les feuilles réactionnaires annonçaient quotidiennement l'arrestation de Louis Blanc. Et pour que l'on s'habituât à celle idée, qui n'était encore qu'un vœu de leur part, le Constitutionnel, l'Assemblée nationale, la Patrie et le reste de la tourbe royaliste faisaient courir le bruit de nouveaux complots prêts à éclater. Achille s'est retiré sous sa tente, disaient-ils.
Toutes ces calomnies avaient nécessité, de la part de Louis Blanc, quelques lignes d'indignation qu'il venait de publier, lorsque la demande en autorisation de poursuites arriva.
[3] Ce premier orateur, alors inconnu, était le citoyen Mathieu (de la Drôme), esprit éclairé et cœur noble, comme chacun sait aujourd'hui. Nous regrettons, dans l'intérêt de l'histoire, que les journaux ne nous aient pas fait connaître les noms de plusieurs représentants qui abordaient la tribune pour la première fois : l'Assemblée n'étant réunie que depuis quelques jours, il était impossible que tous les orateurs fussent connus des journalistes. Le même inconvénient se fit remarquer à la Constituante de 1780, qui comptait douze cents membres.
[4] Louis Blanc, arrivé assez à temps à la séance pour s'entendre ainsi admonester sur ses doctrines socialistes, avait écoulé l'orateur sans laisser paraître la moindre émotion. Mais le journal la Réforme s'empara de la harangue du citoyen Larabit, qui, disait le journaliste, semblait avoir voulu doubler M. Peupin, en jetant de l'ironie sur des systèmes économiques qu'il ne comprendra jamais. Dans sa péroraison, tout émaillée d'antithèses et de petits dédains, l'excellent M. Larabit nous a fait espérer que Louis Blanc se relèverait de son échec, s'il voulait suivre avec persévérance les discussions économiques de l'Assemblée et de son Comité des travaux publics !!!
[5] Les Girondins ne perdirent pas leur inviolabilité au milieu des injures et des outrages. Quand Lanjuinais, que M. Laurent a voulu copier ici, se plaignit, il venait de soulever contre lui, et les tribunes et la Convention elle-même : son obstination à se refuser à l'ostracisme volontaire, que plusieurs de ses collègues acceptaient comme une heureuse transaction, lui avait valu une de ces interruptions auxquelles il était habitué. M. Laurent eût été plus juste et plus véridique s'il eût dit que Marat, renvoyé devant le tribunal révolutionnaire par ces mêmes Girondins, reçut d'eux toutes sortes d'injures et d'outrages avant d'être décrété.
[6] Le procès de Bourges a été complètement muet sur ces quatre dépositions ; comme elles n'auraient pu soutenir la lumière, elles sont restées dans l'ombre. Un seul témoin, le lieutenant-colonel Wautrin, y a affirmé avoir entrevu Louis Blanc en entr'ouvrant une porte. Mais cette triste déposition a été réfutée par une foule d'autres témoins ; et il est resté acquis aux débats que Louis Blanc n'avait pas mis le pied à l'Hôtel-de-Ville ce jour-là.
[7] Cet homme, a écrit Louis Blanc dans son Appel aux honnêtes gens, c'est Marrast.
Devais-je et pouvais-je croire à tant de noirceur, à un tel raffinement de fausseté ? Je réfléchis à la réputation que M. Marrast s'était faite dans le parti républicain ; je me rappelai sous quels traits il avait toujours été peint à mes yeux par ceux qui l'avaient connu particulièrement ; je retrouvai dans ma mémoire tous les termes du jugement terrible qu'avait porté sur lui, en ma présence, Godefroy Cavaignac, devenu le plus implacable, le plus dédaigneux de ses ennemis, après avoir été son compagnon de captivité et d'exil. Mais, encore une fois, qu'il eût osé dire : Je l'ai vu, et c'est moi qui l'ai fait évader, était-ce possible ? Il aurait fallu pour cela trop d'impudence, même en recommandant le secret.
[8] Louis Blanc attribue le chef-d'œuvre de perfidie savante de Jules Favre à une vengeance que ce dernier aurait tirée d'un passage de l'Histoire de dix ans, dans laquelle, dit-il, l'auteur n'avait pas cru devoir taire la conduite de Jules Favre lors du procès d'avril.