Difficultés créées par les ateliers nationaux. — Projet de loi pour la reprise des chemins de fer. — Exposé des motifs et détails sur ces voies de communication. — Question politique et sociale qui se rattache à ce rachat. — Ligue contre ce projet. — Plan d'une banque hypothécaire. — Commission d'enquête sur le sort des travailleurs. — Embarras résultant des ateliers nationaux. — Différence entre ces ateliers et l'organisation du travail de Louis Blanc. — Pensée du ministre Marie à l'égard des ateliers nationaux. — On veut les licencier sans amener des convulsions. — Propositions diverses à ce sujet. — Plan de Léon Faucher. — Appréciation qu'en font les journaux. — Les feuilles réactionnaires ne cessent d'insulter les ouvriers. — Démenti donné au Constitutionnel. — Mot d'ordre de la réaction contre les ateliers nationaux. — Rapport du citoyen Falloux sur ces ateliers. — Les réactionnaires veulent se débarrasser de ces travailleurs, au risque d'exciter des troubles. — Quelques représentants défendent les ouvriers. — M. Grandin dévoile le mal, qu'il voit. — Réponse du ministre Trélat. — Discours et plan du citoyen Joigneaux. — Accueil fait à ses conseils par les réactionnaires. — Moyens que veut employer chaque parti. — Arrestation d'Emile Thomas. — Interpellations à son égard adressées au ministre par le citoyen Taschereau. — Explications données par le ministre. — L'Assemblée approuve la conduite du ministre. — Bulletin officiel de la réorganisation des ateliers nationaux. — L'adoption du projet de loi Falloux désorganise tout.Après le 15 mai, le gouvernement de la République française se retrouva en face des mêmes difficultés qui l'avaient précédemment assailli au sujet des ateliers nationaux et de quelques grandes mesures sociales ou financières qu'il était urgent d'examiner avec soin. Ainsi qu'il en avait été question maintes fois depuis la Révolution, le gouvernement se décida enfin à présenter un projet de loi pour la reprise de possession, par l'Etat, des chemins de fer. Dans l'exposé des motifs de ce projet, le ministre des finances jetait un coup d'œil comparatif entre la puissance des grandes compagnies financières et celle de l'Etat, et faisait le raisonnement suivant, dont il serait difficile de contester la justesse : Toutes les grandes aliénations du domaine public correspondent, disait-il, à des époques de faiblesse et de corruption. Les gouvernements forts et honnêtes se distinguent, au contraire, par leur vigilance à garder le dépôt sacré de la puissance publique. Je supprime les preuves, elles abondent dans l'histoire. Or, il n'y a pas une plus dangereuse aliénation que celle des grandes voies de circulation. Abandonner les transports à des compagnies privilégiées, c'est abandonner le pouvoir de régler la consommation et la production, de fixer la valeur et le prix de tous les objets. Prêter à des particuliers le crédit de l'Etat, permettre qu'une masse innombrable de titres industriels vienne faire aux valeurs publiques une concurrence universelle, c'est aliéner le fondement même de la puissance publique. Un gouvernement qui ne se réserve pas pour lui-même son crédit tout entier commet une faute immense. L'ennemi pourra menacer nos frontières, brûler nos villes maritimes, resserrer les sources de nos revenus indirects, le crédit public en sera ébranlé, il n'en sera pas anéanti. Mais si, d'avance, vous l'avez abdiqué ou partagé, s'il est devenu l'instrument des spéculations particulières ; si la seule industrie que la guerre développe énergiquement, celle des transports, est en des mains étrangères, peut-être ennemies, que ferez-vous ? où prendrez-vous les moyens de subvenir aux nécessités d'une situation périlleuse ? Ce n'est pas tout. Les compagnies ont un personnel considérable. Si leur règne dure encore, ce personnel s'accroîtra. C'est une véritable armée qui campera au milieu de vous. Ne prévoyez-vous de là aucun péril possible ? Cette multitude de clients, soumise à une puissance indépendante de l'Etat, n'a-t-elle rien d'alarmant pour la sécurité publique[1] ? Que si, au contraire, elle se montre indépendante, jusque l'hostilité, jusqu'à la haine, c'est un perpétuel foyer de guerre sociale... Le ministre terminait ces considérations en disant que, quoi que l'on pût faire, en présence des compagnies financières, elles auraient toujours une grande influence qui s'étendrait jusque dans nos assemblées nationales. L'expérience ne l'avait que trop prouvé. Abordant ensuite la question de la dépossession, question très-délicate pour un gouvernement qui ne voulait pas faire crier à la spoliation, le ministre des finances ne procédait qu'avec la plus grande circonspection : il se bornait à présenter les diverses combinaisons sous toutes les faces, laissant à l'Assemblée nationale le soin de prendre les déterminations que l'équité lui suggérerait. Sans entrer ici dans tous les détails relatifs à la formule du rachat, détails qui n'ont plus aucun intérêt, le rachat n'ayant pas eu lieu, nous pouvons du moins faire connaître les appréciations faites alors de ces grandes voies de communication ouvertes à diverses époques, tant antérieurement que postérieurement à la Révolution. Ainsi, par exemple, la somme totale des actions de chemins de fer s'élevait, au taux de la liquidation du 15 février 1849, à 517.100.000 fr. de capital, qui, au cours de ce même jour, représentaient un revenu, en rentes 5 p. 100, de 22.098.491 fr. D'après le cours du 4 avril suivant, ces mêmes actions de chemins de fer ne valaient plus que 177.640.000 fr., représentant un revenu, en rentes 5 p. 100, de 16.758.491 fr. Et enfin, en adoptant le cours moyen des six derniers mois qui avaient précédé la Révolution, la somme totale des actions de chemins de fer valait 518.052.690 fr., représentant un revenu, en rentes 5 p. 100, de 22.304.947 fr. Telles sont, disait le ministre des finances, les trois formules de rachat que j'ai l'honneur de soumettre à vos délibérations. Suivant que vous adopterez l'une d'entre elles, vous aurez à offrir aux détenteurs actuels des chemins de fer et à faire inscrire au grand-livre de la dette publique une somme de rentes 5 p. 100 s'élevant à 22.098.290 f., du à 16.758.491 f., ou enfin à 22.304.947 fr. Le gouvernement vous propose d'adopter la formule n° 3, c'est-à-dire le rachat au cours moyen des six mois qui ont précédé la Révolution[2]. Pour quelques chemins de fer placés dans des conditions particulières, et dont les actions ne sont pas cotées d'une façon régulière, constante à la Bourse de Paris, ajoutait le ministre, je vous proposerai une disposition spéciale. Ces chemins, dont j'exposerai la nomenclature dans le décret ci-après, seraient classés à part[3]. Le ministre des finances serait autorisé à négocier directement avec des fondés de pouvoirs dés compagnies, à des conditions contradictoirement débattues. Le ministre, abordant la question du matériel des compagnies, ne mettait pas en doute que ce matériel ne se trouvât nécessairement compris dans la formule générale du rachat ci-dessus, et non à part, comme le prétendaient quelques compagnies ; la raison sans réplique qu'il donnait de ce rachat en bloc consistait en ce que le matériel d'une compagnie de chemin de fer était une partie intégrante du capital social. Le gouvernement, qui voulait être juste dans cette sorte d'expropriation, avait aussi fait entrer en ligne de compte les obligations qui pesaient sur chaque compagnie, c'est-à-dire les emprunts qu'elles avaient faits sous la garantie du gage qu'elles possédaient. En rachetant les chemins de fer, disait à ce sujet le ministre, l'Etat prend l'actif et le passif de chaque entreprise. Ayant à profiter de leurs produits, il est tenu d'acquitter leurs dettes. Il faut considérer d'ailleurs la position particulière des tiers porteurs des obligations. Ils ont prêté sur un gage. Quelles que puissent être les variations de la valeur de ce gage, ils avaient, en prêtant, la certitude d'un remboursement intégral. La justice veut qu'ils soient intégralement remboursés. Or, la somme totale de ces obligations s'élevait, pour tous les chemins de fer, à 90.698.750 fr., qui devait être remboursée aux époques et suivant le mode prescrit par les contrats primitifs. Restait ensuite à préciser les charges futures que le rachat des chemins de fer imposerait au gouvernement, afin de les mettre tous en valeur dans le plus bref délai possible. Sur ce point, le ministre faisait remarquer que, dans l'état présent des choses, le trésor public n'était pas exonéré de cette espèce de charges ; car, disait-il, si quelques compagnies exécutent les travaux avec leurs propres capitaux, les autres obtiennent du Trésor une large participation. C'était, comme on le comprend aisément, un motif de plus pour décider l'Etat à se rendre propriétaire, ces charges étant encore très-considérables. Le relevé des sommes votées sous l'ancien gouvernement pour l'achèvement des chemins de fer de la première catégorie élevait cette dépense générale, tant à la charge de l'Etat qu'à celle des Compagnies, à environ... 955.163.436 fr. Sur cette somme, l'Etat devait payer le tiers : 321.636.464 Et les Compagnies : 623.163.972 Somme égale : 955.163.436 C'était donc une charge nouvelle de 623 millions de francs, répartie sur plusieurs années, que le ministre proposait à l'Etat d'assumer. Mais il fallait ne pas perdre de vue que les dépenses mises à la charge de l'Etat, avec tant, de prodigalité, ne devaient lui rapporter qu'après que les actionnaires auraient louché 8 ou 10 pour 100 ; conditions absurdes, qui démontraient assez que les principaux intéressés dans les chemins de fer pouvaient seuls les avoir conçues et votées au détriment du Trésor public. Pour l'Etat, toute la question se réduisait donc à ceci : vaut-il mieux dépenser une somme de 955 millions, qui sera productive, ou dépenser 322 millions qui ne rapporteraient rien du tout, et qui seraient, comme toutes les avances faites aux chemins de fer, à peu près perdus pour le Trésor ? Enfin, citoyens, disait le ministre en abordant la plus importante des considérations qui se rattachaient au rachat des chemins de fer, n'oubliez pas que, sous cette question financière en apparence, il y a quelque chose de plus haut : une question politique et sociale. Un terrible problème est posé. Sous toutes les formes, vous le retrouvez partout présent. Il faut l'aborder sans docilité, mais sans colère. L'exécution et l'exploitation des chemins de fer par l'Etat nous en offre une occasion incomparable ; ne la laissons pas échapper. Du même coup, vous aurez nationalisé, en la transformant, l'omnipotence industrielle, qui tentait imprudemment de se constituer à part ; vous aurez fortifié le principe fondamental de notre organisation politique, l'unité. Citoyens, vous tenez dans vos mains une des grandes organisations de la République[4]. Décidez. Rien n'était plus vrai que ce que disait le ministre en terminant son exposé des motifs ; outre que l'on pouvait considérer ce rachat comme une réparation de toutes les iniquités consommées lors de la concession de plusieurs lignes, le rôle de l'Etat, dans ces concessions, ayant toujours été celui de dupe, une foule de questions, plus importantes les unes que les autres, se rattachaient à cette grande mesure. Tous les esprits pénétrés de la gravité des circonstances se montraient convaincus qu'elle était aussi bien dans l'intérêt des Compagnies que dans celui de l'Etat ; ils ne doutaient pas que le gouvernement, devenu propriétaire des lignes inachevées, n'eût aussitôt la possibilité de donner des occupations productives à la plupart des ouvriers de bien des professions qui étaient obligés d'aller se confondre parmi les travailleurs de tous les états, agglomérés, sans utilité réelle, dans ces ateliers nationaux, devenus à la fois une charge écrasante pour le Trésor et un danger permanent pour la tranquillité publique. La question du rachat, ou plutôt de la reprise de possession des chemins de fer par l'Etat, était donc complexe et également avantageuse. Mais, sous quelque face qu'on l'examinât, on y voyait poindre une idée révolutionnaire et socialiste ; aussi le parti contre-révolutionnaire de l'Assemblée fit-il tous les efforts possibles pour l'ajourner d'abord, et la repousser complètement plus tard. Ajoutons que si le rachat pouvait convenir aux actionnaires sérieux, à tous les intéressés qui voyaient leur position précaire, il était loin d'être vu favorablement par l'état-major des administrateurs des diverses Compagnies, qui se liguèrent tous pour faire avorter le projet du ministre[5]. On vit alors plusieurs journaux, évidemment intéressés à ce que le rachat n'eût pas lieu, battre en brèche la mesure proposée par le gouvernement, qu'ils attaquaient comme désastreuse pour l'Etat, dans un moment où le Trésor se trouvait si obéré ; tandis que d'autres feuilles réactionnaires repoussaient la grande détermination par cela seulement qu'elle avait été réclamée instamment par les révolutionnaires et les socialistes[6]. Il n'en fallait pas tant pour que la Commission des finances de l'Assemblée nationale se déclarât contraire au projet du ministre ; car cette Commission était complètement dominée par les contre-révolutionnaires. Ce parti s'était emparé des deux Comités, des finances et diplomatique de l'Assemblée : il avait compris que les finances étant alors la pierre d'achoppement de la République, il serait le maître de tuer le gouvernement de Février, en repoussant les mesures que les circonstances indiquaient comme propres à améliorer la situation financière de la France, situation qu'il ne cessait de présenter sous les couleurs les plus sombres. Ce plan infernal, le Comité des finances le suivit avec une persévérance qui faillit aboutir à la banqueroute. Avant même de mettre à l'étude la question du rachat, que l'Assemblée lui avait renvoyée, on savait déjà que le projet du ministre serait rejeté : ce qui eut lieu en effet peu de jours après le dépôt du rapport ministériel. Une pétition fut aussitôt adressée à l'Assemblée nationale par les ouvriers, patrons, etc., travaillant pour les chemins de fer : on y exprimait le douloureux étonnement causé par la décision de la Commission des finances contre le projet de décret de la reprise, par l'Etat, de ces grandes voies de communication, et on y émettait le vœu du rejet de cette décision par l'Assemblée nationale. Mais ce fut vainement que ces réclamations parvinrent à l'Assemblée ; les mêmes hommes qui dominaient le Comité des finances siégeaient aussi sur les bancs de cette Chambre. Ils firent tout ajourner. Il en fut de même de plusieurs grandes mesures financières, agricoles et industrielles, sérieusement présentées à l'Assemblée nationale. Nous citerons, entre autres projets, celui présenté collectivement par les représentants Turck, Heeckeren et Prudhomme pour la création d'une banque hypothécaire. Ce projet, développé par le citoyen Turck, avait été conçu en vue de la situation du commerce et de la fortune publique. La création d'une banque hypothécaire, disait ce dernier, a pour objet de donner au commerce, à l'agriculture et à l'industrie les moyens de se relever de la position fâcheuse où ils se trouvent. Le projet de décret, composé d'un grand nombre d'articles, consistait en la création d'une caisse qui émettrait des billets de 25, 50, 100 et 500 francs, délivrés aux emprunteurs sur l'hypothèque de leurs propriétés foncières. L'Assemblée le prit en considération. Mais comme le représentant Rouhier de l'Ecluse déposait en même temps un autre projet de banque nationale, foncière ayant beaucoup de rapport avec la proposition des citoyens Turck, Heeckeren et Prudhomme, le représentant Considérant émit l'avis que tous les projets relatifs aux caisses hypothécaires, banques agricoles, banques foncières, etc., fussent remis à un Comité spécial, chargé d'étudier ces immenses questions. Le ministre des finances offrit alors de renvoyer aux Comités compétents une foule de projets sur des créations semblables, qu'il avait dans les cartons de son ministère, et ce, afin que toutes les vues émises par les citoyens qui s'étaient occupés de ces matières pussent être examinées, étudiées et fondues dans un seul et même projet. L'Assemblée nationale, qui en ce moment-là paraissait disposée à chercher les moyens de mettre un terme à la crise financière et à ranimer les transactions, accepta le renvoi de tous ces projets, et les fit mettre sérieusement à l'étude. Nous verrons bientôt comment les efforts des socialistes et des autres novateurs échouèrent contre le mauvais vouloir systématique des ennemis du progrès. Le sort des travailleurs occupa aussi très-sérieusement alors bien des membres de l'Assemblée nationale et le ministre des travaux publics. Sur la proposition du citoyen Degeorge, on mit à l'ordre du jour, comme urgents, tous les projets ayant pour but de donner du travail à la classe ouvrière. Une Commission spéciale fut chargée de s'en occuper avec la plus grande sollicitude. Ces projets ne comprenaient pas moins de trente-trois départements demandant tous que l'Assemblée leur désignât des travaux utiles, et qu'elle votât les fonds nécessaires. Déjà le Comité chargé de rechercher les moyens d'améliorer le sort des travailleurs, voulant leur donner une preuve de sa sollicitude, avait fait distribuer un projet de décret à cet égard. On y faisait un appel à toutes les intelligences et à tous les hommes pratiques, afin d'organiser activement et efficacement l'étude de la question du travail. L'objet de cet appel était d'ouvrir une enquête concernant les travaux agricoles et industriels sur toute l'étendue de la République. Cette enquête devait s'organiser dans chaque chef-lieu de canton, au moyen du juge de paix, assisté d'une Commission dans laquelle entrerait un nombre égal d'ouvriers et de patrons. Chaque spécialité d'industrie devait y être représentée par un délégué ouvrier et un délégué patron. La Commission d'enquête cantonale était chargée de recueillir les renseignements sur le nombre d'ouvriers employés dans chaque espèce d'industrie, en ayant soin de distinguer les sexes, comme aussi ceux des ouvriers appartenant au pays ou n'y faisant qu'une résidence temporaire. On devait encore énumérer les apprentis garçons et filles. Les ressources de travail que pouvaient offrir les industries de chaque canton, l'importance des fabriques, usines et ateliers qui y étaient en activité, l'état des salaires, formaient une autre partie des renseignements que les Commissions cantonales devaient fournir. On leur demandait en outre de faire connaître les conventions, usuelles ou exceptionnelles, qui existaient entre les ouvriers et les patrons pour les travaux à exécuter soit à la campagne, soit dans les usines, les manufactures et les ateliers, les effets du marchandage, la durée moyenne des travaux pendant l'année, les causes de chômage dans chaque industrie, et enfin la cause présumée de la prospérité ou de la décadence de chaque industrie. L'existence, les conditions et les résultats de l'association soit entre les ouvriers seulement, soit entre les ouvriers et les patrons, l'influence sur le travail libre des travaux entrepris et exécutés dans les maisons de détention, les hospices, etc., étaient encore des objets sur lesquels devait porter l'enquête. Les moyens d'augmenter et d'assurer le développement progressif de la consommation devaient aussi être indiqués. On pouvait y comprendre le nombre et l'espèce des institutions de prévoyance ou de secours mutuels organisées dans chaque canton. Enfin, les conditions d'existence des ouvriers sous le rapport de l'habitation, de la nourriture et du vêtement, ainsi que l'état de l'instruction et de l'éducation morales et professionnelles dans lequel ils se trouvaient, devaient compléter cette grande enquête, destinée à dévoiler bien des souffrances, bien des misères inconnues jusqu'alors, parce que le sort des ouvriers n'avait guère occupé les gouvernements monarchiques. L'enquête ouverte sur les causes de tant de malaise dans la société, telle que l'avait faite et telle qu'il la fallait à la royauté, devait encore s'appliquer particulièrement aux intérêts agricoles de chaque canton. A Paris, elle serait faite directement par le Comité du travail formé dans le sein de l'Assemblée nationale, lequel Comité devait prendre, à cet égard, toutes les mesures qu'il croirait propres à la manifestation des vérités utiles à la question des travailleurs. L'Assemblée et le gouvernement entraient donc dans les voies que la Convention nationale avait ouvertes ; ils faisaient étudier les grands problèmes, pour les résoudre ensuite lorsque les vraies causes du mal seraient connues. C'était prouver aux travailleurs que l'on s'occupait d'eux. Mais à côté de ces questions, que le temps et la persévérance pouvaient seuls éclaircir, se présentaient celles qu'il n'était pas permis de remettre au lendemain, celles que l'enquête ne devait pas suspendre d'une heure, et pour lesquelles il fallait prendre des mesures immédiates. Au premier rang de ces embarras se trouvaient nécessairement les ateliers nationaux. Fondés, ainsi que nous l'avons déjà dit, dans un but louable, celui de donner du travail aux nombreux ouvriers que la fermeture des divers ateliers avait jetés sur le pavé, les ateliers nationaux furent le résultat d'une bonne pensée ; on voulut tirer de l'oisiveté forcée un grand nombre de bons travailleurs qui se seraient trouvés exposés à toutes les tentations de la faim et du désespoir, dans un moment où ils étaient les maîtres de la ville et de ses richesses. On réservait aux ouvriers résidant à Paris les travaux à exécuter dans l'intérieur de la ville ; quant aux ouvriers sans travail de la banlieue, ils ne pouvaient être, reçus que dans les ateliers que l'on établirait sur les lieux. Le citoyen Marie, alors ministre des travaux publics, adopta, à ce sujet, le plan de classement et d'embrigadement présenté par Emile Thomas, qu'il nomma, à cet effet, commissaire de la République pour la direction des ateliers nationaux. Mais ce plan était vicieux ; il ne pouvait produire rien de bon, rien de profitable. Quand, plus tard, les ateliers nationaux devinrent l'effroi des contre-révolutionnaires, ceux-ci en firent remonter la responsabilité à l'homme qui s'était voué à l'organisation du travail. Louis Blanc, dans un écrit publié de son exil, expliqua ainsi lui-même la différence qui existait entre ces deux systèmes. Rien de plus opposé au régime industriel développé par l'organisation du travail, que le régime, si justement flétri, des ateliers nationaux, dirigés par M. Emile Thomas, sous la responsabilité de M. Marie, disait-il. Les ateliers sociaux, tels que je les avais proposés, devaient réunir, chacun, des ouvriers appartenant tous à la même profession. Les ateliers nationaux, tels qu'ils furent gouvernés par M. Marie, montrèrent entassés, pêle-mêle, des ouvriers de toute profession, lesquels, chose insensée ! furent soumis au même genre de travail. Dans les ateliers sociaux, tels que je les avais proposés, les ouvriers devaient travailler à l'aide de la commandite de l'Etat, mais pour leur propre compte, en vue d'un bénéfice commun, c'est-à-dire avec l'ardeur de l'intérêt personnel, uni à la puissance de l'association et au point d'honneur de l'esprit de corps. Dans les ateliers nationaux, tels qu'ils furent gouvernés par M. Marie, l'Etat n'intervint que comme entrepreneur, les ouvriers ne figurèrent que comme salariés. Or, comme il s'agissait ici d'un labeur stérile, dérisoire, auquel la plupart se trouvaient nécessairement inhabiles, l'action de l'Etat, c'était le gaspillage des finances ; la rétribution, c'était une prime à la paresse ; le salaire, c'était une aumône déguisée. Les ateliers sociaux, tels que je les avais proposés, constituaient des familles de travailleurs, unis entre eux par le lien de la plus étroite solidarité ; familles intéressées à être laborieuses et, parlant, fécondes. Les ateliers nationaux, tels qu'ils furent gouvernés par M. Marie, ne furent qu'un rassemblement tumultueux de prolétaires, qu'on se contenta de nourrir, faute de savoir les employer utilement, et qui durent vivre sans autres liens entre eux que ceux d'une organisation militaire, avec des chefs appelés de ce nom si étrange à la fois et si caractéristique de brigadiers !... Disons maintenant que l'expérience du premier mois aurait dû faire rechercher les moyens de rendre productif le travail de ces agglomérations d'hommes ; mais les circonstances difficiles qui assaillirent la République dès que la réaction eut levé la tête, ne permirent guère au gouvernement provisoire de tourner sans cesse son attention sur ce mal considéré comme passager. De son côté, le ministre créateur de ces ateliers espérait sans doute que le temps et la pratique lui montreraient les vices de celte organisation, et qu'il pourrait voir arriver le moment où la rentrée d'une grande partie des ouvriers dans les ateliers rendrait moins onéreuses pour le Trésor les charges que ces secours déguisés lui imposaient. Mais il n'en fut pas ainsi : les fabriques ne se rouvrirent pas, le capital continuant de rester caché ; les ateliers nationaux s'accrurent tous les jours, les dépenses augmentèrent, et, au milieu de dilapidations révoltantes, on n'obtint aucun résultat matériel du travail de tant de bras détournés des occupations auxquelles ils étaient aptes. Dès lors, tout le monde cria contre cette institution coûteuse autant qu'improductive. Mais le ministre Marie se garda bien d'y toucher : une pensée d'hostilité contre les hommes qui s'occupaient, au Luxembourg, de l'organisation du travail dirigeait en ce moment-là ses actes. Au lieu de voir avec peine s'accroître journellement le nombre des ouvriers inscrits dans les brigades, il considéra ces renforts comme une garantie de salut[7], pourvu qu'on eût sur ces ouvriers une action directe, telle que l'on pût leur commander avec la certitude d'être obéi. Ce fut dans ce but que l'agent du ministre essaya l'établissement d'un club des travailleurs. Mais la fierté des ouvriers se révolta en pensant qu'on ne leur faisait ainsi l'aumône que pour les faire servir d'instrument à des vues qui n'étaient pas celles du peuple. L'autel demeura sans fidèles et fut même maudit. Cependant les ateliers nationaux, ce grand corps de réserve que le ministre des travaux publics se ménageait pour le jour où il faudrait lutter dans la rue, restaient ce qu'on les avait faits, une armée de travailleurs mal dirigée, épuisant le Trésor en pure perte, et humiliant l'ouvrier réduit à recevoir, comme une aumône, le pain qu'il demandait à gagner. Tout le monde comprit qu'il fallait remédier à un pareil ordre de choses, et l'on s'occupa des moyens qui pourraient permettre le licenciement sans amener des convulsion au sein de l'Etat. Chacun se mit à l'œuvre, et bien des membres de la nouvelle Assemblée nationale virent avec joie arriver le moment d'émettre leurs vues à ce sujet. Le nouveau ministre des travaux publics, le citoyen Trélat, exposa, dès le 17 mai, un système de travaux utiles à répartir dans les divers départements, où il se proposait de diriger des détachements des ateliers nationaux de la capitale. Mais comme, en attendant, il n'en fallait pas moins donner du pain à cent quinze mille ouvriers embrigadés, il demanda un nouveau crédit de quatre millions. Citoyens, dit-il, on a créé des ateliers nationaux : c'était une indispensable nécessité que ces ateliers. Certes, il faut le, reconnaître, peut-être n'existait-il pas de travail sérieux à faire dans ces ateliers ; il a fallu en inventer. Ceux des femmes ont produit un assez grand nombre de travaux pour lesquels il ne s'agit plus que de trouver des débouchés. Le premier devoir du ministre des travaux publics est d'ouvrir partout des travaux utiles. Je m'engage dans cette voie ; je vous supplie de m'y encourager... Les ateliers nationaux ne sont que des établissements temporaires : il faut que cela cesse ; mais jusque-là, il faut que les fonds soient continués. Nous avons à garantir la sécurité publique et le travail à un grand nombre de malheureux... Donnez-nous les moyens nécessaires pour atteindre le but que nous nous proposons, et soyez convaincus que personne plus que nous ne désire la cessation de ces établissements... Nous pourrons d'abord distraire des ateliers nationaux tous les étrangers, et les répartir dans les départements. Ainsi le plan du nouveau ministre était de ne dissoudre les ateliers nationaux qu'insensiblement et au fur et à mesure qu'on aurait créé des travaux utiles sur lesquels on pût diriger, par détachements, des fractions de ces ateliers. Les ouvriers eux-mêmes ne demandaient pas mieux que d'être enfin occupés d'une manière analogue à leurs moyens et qui ne fût pas à charge au Trésor. Mais comme chaque membre de l'Assemblée nationale voulait faire preuve de zèle sur cette question, le citoyen Saint-Romme ne se crut pas rassuré par les promesses du ministre : il fit lui-même une proposition relative aux ateliers nationaux, dans laquelle il énuméra tous les inconvénients attachés à cette création d'urgence, mais devenue une source d'abus. Il ne demandait pas leur suppression ; mais il aurait voulu qu'on y introduisît un grand nombre de réformes, et, pour la solution de ces questions, ce représentant proposait la nomination d'une Commission spéciale, chargée d'examiner cette matière grave, disait-il, entre les plus graves. Cette Commission devait formuler son opinion dans un rapport soumis à l'Assemblée nationale. Le ministre se borna à demander le renvoi de la proposition au Comité des travailleurs. Nous avons montré, dit-il, le plus grand empressement à instituer une Commission pour recueillir tous les documents propres à éclairer le grand problème du travail. Bientôt, je l'espère, le travail utile sera substitué à un travail infécond, à un travail qui ne met rien à la place des immenses sacrifices qu'il coûte. Mais je demande que le temps nécessaire nous soit laissé : avec la précipitation on ne fait rien de bien. La Commission spéciale n'en fut pas moins constituée. Le lendemain, le Comité des travailleurs présenta une longue liste des travaux à exécuter dans un grand nombre de départements. Pénétrés de l'utilité politique et de l'urgence des travaux et de les reporter sur tous les points de la France, dit le citoyen Ducos, rapporteur de ce premier Comité, nous nous sommes empressés de vous présenter les plus urgents de ces travaux. Puis le ministre expliqua la classification de certains crédits demandés pour ces travaux par la nécessité de répartir, de la façon la plus favorable, les masses d'ouvriers agglomérées sur certains points. Ainsi, on allait essayer de substituer des travaux publics utiles, sur toute la France, aux travaux improductifs des ateliers nationaux à Paris. Mais, en même temps que le Comité présentait ce plan, le représentant Léon Faucher en développait un autre, consistant à demander un crédit de dix millions de francs destinés à créer des ateliers de terrassement pour les chemins de fer de Strasbourg, de Bordeaux, de Chartres, de Rennes et du Centre. Développant ensuite sa proposition, faite en haine des ateliers nationaux : Il importe, dit-il, de dissoudre ces énormes agglomérations d'ouvriers qui, peu à peu, devenant étrangers à la vie de famille, sont un véritable danger pour la tranquillité de la République. Cet orateur répéta ce que tout le monde savait, à savoir, que la dépense occasionnée à l'État par les ateliers devait devenir productive, et que la meilleure manière d'arriver à ce résultat était de disséminer sur les chemins de fer ces nombreux travailleurs. Le citoyen Léon Faucher perdait de vue que les ateliers nationaux se composaient d'ouvriers de tous les états et même d'artistes, et qu'envoyer indistinctement ces ouvriers sur les diverses lignes de chemins de fer pour les occuper aux travaux de terrassement, c'était renouveler en détail les inconvénients reconnus à Paris. Néanmoins, sa proposition fut renvoyée au Comité des travailleurs. L'opinion de ce député peut être fort sage quant à l'utilité des travaux, disait un journaliste qui l'avait entendu avec peine dénoncer les ateliers nationaux comme une pépinière de fainéants et de séditieux ; mais elle aurait gagné, ce nous semble, à ne pas emprunter les formes acerbes du soupçon et de la calomnie contre des hommes qui travaillent au rabais, pour raison de faim, et qui dépenseraient plus d'énergie s'ils avaient à servir une production intelligente et sérieuse. Est-ce que les ateliers nationaux sont coupables de la fausse direction qu'on a donnée à leur énergie souffrante ? Est-ce qu'ils ont commis des actes assez graves pour qu'on dénonce le camp des prolétaires condamnés à la brouette ?... Mais c'est une armée formidable, dites-vous. Et si cette armée, que vous signalez comme foyer de conspiration, n'avait, pas eu l'instinct de l'ordre et de la probité, croyez-vous que vous n'auriez à gémir que sur de petits écarts d'indiscipline ? Ah. ! messieurs les dynastiques, de grâce, n'intervenez pas dans ces querelles irritantes ; vos paroles feraient des dangers que votre habileté ne pourrait conjurer ! Mais ces conseils furent méprisés par les organes de la réaction. Pendant que Léon Faucher insultait à la tribune les ouvriers assez malheureux pour rester embrigadés dans l'armée du citoyen Emile Thomas, les journaux le Constitutionnel, l'Assemblée nationale, la Patrie et toute la tourbe contrerévolutionnaire se déchaînaient contre les ateliers nationaux, parce que cette armée de prolétaires manifestait un grand dévouement à la République, qu'elle avait tant contribué à fonder. Le Constitutionnel, toujours le premier lorsqu'il s'agissait d'inventer quelque atroce calomnie, ne craignit pas de commencer ces imprudentes provocations contre ces masses d'hommes jusqu'alors si résignés. Les cent vingt mille ouvriers embrigadés le jetaient dans des alertes continuelles dont il effrayait ses abonnés. A l'entendre, ces malheureux ateliers présentaient la plus affreuse statistique : un tiers de forçats libérés, un tiers de paresseux et incapables, et le reste de demi-honnêtes gens, c'est-à-dire d'individus ne valant pas grand'chose, et dont il convenait de se défier. Rédacteurs du Constitutionnel, lui répondirent les ateliers nationaux indignés, vous mentez impudemment lorsque vous dites que les ateliers nationaux renferment onze à douze mille forçats. Vous traitez de voleurs, d'assassins, de faussaires des hommes qui, le 23 et le 24 février, tandis que vous étiez peut-être cachés dans le fond de vos caves, s'exposaient bravement aux balles de la tyrannie. Si les ouvriers eussent été des assassins, des voleurs, l'occasion était belle pour eux de mériter les épithètes que vous leur donnez si généreusement aujourd'hui. Maîtres de Paris pendant plusieurs jours, ils auraient pu se baigner dans des flots de sang et piller vos propriétés ; mais toujours généreux, ils vous ont tendu la main ; souffrant de froid et de faim, eux les déshérités, ils ont monté la garde à la porte de vos riches hôtels. Si parmi eux il s'est trouvé des hommes qui aient porté la main sur ce qui ne leur appartenait pas, justice en a été faite ; et vous avez pu voir, au Palais-National, aux Tuileries, des cadavres sur lesquels on avait placé des écriteaux avec cette épithète : voleur ! Vous qui ne savez ce que c'est que la misère, vous nous reprochez les vingt-trois sous par jour qui nous sont donnés par l'Etat. Ils ne les gagnent pas ! dites-vous. Eh ! mon Dieu ! nous le savons aussi bien que vous, et c'est cela qui nous désespère ; car vous ne savez pas, vous, riches, ce qu'il en coûte à des ouvriers honnêtes, habitués à gagner leur vie par le travail, d'aller, pendant une journée, s'exposer aux rayons d'un soleil brûlant, pour toucher le misérable prix d'un labeur qu'ils n'ont pas fait. Mais il faut manger ! il faut secourir sa famille ! Et la faim, ce terrible ennemi du pauvre, nous enchaîne à cette humiliation jusqu'à ce que nous puissions retrouver de l'occupation dans nos ateliers respectifs !... Cette réclamation si juste, cette protestation si digne ne désarma pas la haine des contre-révolutionnaires, qui continuèrent à insulter bassement les ouvriers des ateliers nationaux, comme s'ils eussent voulu les pousser à bout. Le mot d'ordre semblait avoir été donné par la réaction ; la tribune elle-même retentit de calomnies contre ces ouvriers, que les uns voulaient disséminer sur toute la surface de la France, en leur créant des travaux imaginaires, qui n'auraient pu d'ailleurs fournir de l'occupation qu'à des classes très-restreinl.es ; tandis que d'autres proposaient sérieusement d'envoyer ces ouvriers en Algérie pour y défricher les terrains incultes. Le citoyen Paul Sévaistre déclara qu'il était à sa connaissance que le travail ne manquait pas dans un grand nombre d'ateliers, et que cependant ces ateliers étaient déserts, les ouvriers auxquels on offrait 4 et 5 fr. par jour préférant déserter les travaux de l'industrie privée pour aller mener une vie de paresseux aux ateliers nationaux. On comprend combien de pareils faits, inexactement rapportés à la tribune nationale, étaient propres à aigrir les ouvriers, qu'on accusait ainsi généralement de paresse, afin de provoquer une brutale suppression des ateliers nationaux. Tout cela avait un but, qu'il était facile d'apercevoir ; les ennemis des ouvriers, ceux à qui les ateliers nationaux faisaient peur, ne voulaient qu'une chose, la dissolution de ces ateliers : ils la demandaient et la préparaient sous toutes les formes, sans se rendre compte des désordres qu'une pareille mesure pourrait amener, si elle était précipitée. Pour arriver à cette fin, les réactionnaires soutenaient de toutes leurs forces le projet de loi en quelque sorte préliminaire que la Commission du travail venait de présenter, et dont l'objet était de répandre sur toute la France les bras inutiles agglomérés à Paris. C'était en quelque sorte adopter le plan présenté par le citoyen Léon Faucher, plan qui avait été considéré par les ouvriers comme une déportation déguisée. Dans la séance du 29, le représentant Falloux, rapporteur de la Commission à laquelle avait été renvoyé le projet de décret relatif à l'organisation des ateliers nationaux, proposa, comme remède aux difficultés que présentait l'encombrement produit par ces ateliers, et comme moyen de ménager les ressources de l'Etat, le travail à la tâche, substitué sous le plus bref délai au travail à la journée[8]. Ce travail devait être livré soit à des ouvriers associés, soit à des ouvriers isolés, sans rabais ni intermédiaires. Des crédits spéciaux devaient être ouverts aux ministères des travaux publics, de l'agriculture, du commerce et de l'intérieur, afin de hâter, par voies d'avances et de primes, la reprise des travaux départementaux, communaux et d'industrie privée. Les ouvriers qui ne séjournaient pas depuis plus de trois mois dans le département de la Seine, et qui ne justifieraient pas de leurs moyens d'existence, devaient rentrer dans leur précédent domicile, avec feuille de route et indemnité de déplacement. Les moyens les plus onéreux paraissaient donc bons aux réactionnaires pour se débarrasser de ces redoutables ateliers nationaux. Mais tous leurs efforts, toutes les calomnies lancées contre les ouvriers qui les composaient n'eurent d'autre résultat immédiat que d'exciter une grande fermentation dans ces ateliers. Elle ne se calma que lorsque les ouvriers virent qu'ils avaient des défenseurs chaleureux dans l'Assemblée nationale. En effet, le représentant Pelletier combattit vivement les assertions du citoyen Sévaistre. On vient de vous dire, s'écria-t-il, que les ouvriers ne voulaient pas travailler : c'est une erreur. Le préopinant ne connaît pas les ouvriers ; il n'a jamais senti, lui, la faim du travailleur. Qu'on ne vienne pas nous dire que les ouvriers refusent de rentrer dans leurs ateliers. La masse des ouvriers veut le bien, l'ordre, le travail... Le malaise remonte à une situation depuis longtemps mauvaise, et que la Révolution a mise à découvert : cette situation ne pouvait aboutir qu'à une crise, et c'est cette crise qui est venue fondre sur la République ; c'est de cette crise que les ennemis de la révolution de Février se sont emparés pour rendre la situation pire encore qu'elle ne l'est. Accuser de cette crise les ouvriers, qui en sont au contraire les premières victimes, c'est non-seulement une cruelle injustice, mais encore c'est manquer à la vérité. — Il y a un fait incontestable, répondit le représentant Grandin qui s'était déjà fait connaître par sa haine contre tout ce qui se rattachait à l'ordre de choses établi en Février ; c'est qu'il y a des meneurs qui rêvent et font rêver aux ouvriers un avenir, une position qui ne peuvent se réaliser. On les a flattés, on les a bercés d'espérances qu'on savait bien être chimériques[9]. Voilà le mal qu'il faut guérir. Si vous ne le pouvez pas, si vous ne le voulez pas, ayez le courage de le dire. Mais n'oubliez pas que le temps des demi-mesures est passé. Tâchez que la confusion cesse ; ce sera le meilleur moyen de ramener la confiance et de rétablir ainsi l'industrie et le travail. Le ministre des travaux publics répondit dignement aux paroles acrimonieuses que M. Grandin venait de faire entendre. Nul n'était, par sa position officielle, plus à portée de rendre justice aux ouvriers : aussi fit-il, avec autant de vérité que de bonheur, le tableau des impressions que son contact journalier avec les travailleurs lui avait laissées. J'ai vu beaucoup d'ouvriers, dit-il, et en me reportant aux études que j'ai faites de cette grande cause sociale, j'ai dû me demander plus d'une fois si je ne m'étais pas trompé en donnant à la classe ouvrière trop de vertus. Eh bien ! je le déclare, je ne m'étais pas trompé. J'ai vu l'ouvrier souffrir la faim et ne vouloir accepter aucun secours qui ne fût légitimé par le travail. J'ai vu aussi des ouvriers qui, dans ces moments de crises, avaient été choisis par leurs camarades par cela seul qu'ils étaient les plus laborieux, et avaient reçu le fatal mandat d'entrer en lutte contre les grandes compagnies, répondre : Eh bien ! ne nous plaignons pas ; nous nous aiderons ; nous n'avons pas choisi le rôle qui nous a été imposé ; mais nous concevons vos raisons et nous engagerons nos mandataires à les comprendre aussi... Pas plus tard que demain, ajoutait le ministre, après avoir lu une lettre signée d'un grand nombre d'ouvriers qui protestaient de leur désir de reprendre leurs travaux ; pas plus lard que demain, nous vous présenterons des mesures qui rendront le calme à tous les esprits et qui auront pour résultat de faire succéder la fécondité à la stérilité. Mais il ne suffisait pas de faire l'éloge des ouvriers pour trancher les difficultés du moment ; il fallait indiquer les meilleurs moyens à prendre dans les circonstances où l'on était, circonstances que rendaient encore plus critiques les mesures de défiance que les réactionnaires proposaient à l'envi à l'égard des ateliers nationaux. Le représentant journaliste de la Côte-d'Or, le citoyen Joigneaux, qui réunissait à un rare bon sens une dialectique serrée, présenta ses idées sur cette grande question. La misère est grande autour de nous, dit-il dans ce style qui nous rappelait celui de Paul-Louis Courier ; l'inquiétude ne l'est pas moins, car les ennemis de la République ont intérêt à entretenir cette situation déplorable. Les sourdes rumeurs, les paniques, les prises d'armes incessantes sont on ne peut plus favorables aux projets de contre-révolution : elles montrent qu'on désire pousser les populations à déclarer, dans un moment de désespoir, que le gouvernement républicain est impossible en France. C'est là l'explication vraie des calomnies, des fausses nouvelles qui, chaque jour, agitent, non-seulement. Paris, mais aussi et surtout nos provinces. Ce n'est pas avec des mots, avec des projets, avec des succès de tribune que nous parviendrons à déjouer les indignes manœuvres de la réaction ; ce sont des faits, ce sont des actes qu'on nous demande. Le peuple a faim ; donnons-lui du pain d'abord ; cela vaudra mieux que de lui donner des discours. Le commerce et l'industrie sont dans la détresse ; sauvez-les en ramenant la confiance, toujours avec des actes, toujours avec des faits. Je ne viens pas combattre l'établissement des ateliers nationaux, poursuivit le citoyen Joigneaux ; c'était une mesure de nécessité, une mesure excellente à laquelle tous les bons citoyens applaudirent. Je ne viens pas demander leur anéantissement, car ce serait une folie. Ce que je demande, ce que je désire, c'est une organisation intelligente de ces ateliers ; c'est la répartition sur un cercle plus étendu de ces forces qui, concentrées sur un seul point, deviennent ruineuses et à peu près inutiles... Maintenant qu'il s'agit de réorganiser les ateliers, occupons-nous de donner aux travaux un but utile, et aux travailleurs des occupations qui ne soient pas en complet désaccord avec leurs professions et leurs aptitudes... Le Comité a proposé de renvoyer dans les départements les citoyens sans ouvrage qui n'avaient pas trois mois de résidence à Paris, ajoutait l'orateur après avoir indiqué une foule de travaux d'utilité publique que le gouvernement devait confier à tout ou partie des ateliers nationaux. Il est impossible d'accepter celte mesure pour deux raisons : la première, c'est parce qu'elle se présente avec un caractère despotique inconcevable sous une République ; la seconde, c'est parce que les citoyens qui ont abandonné la province pour se rendre à Paris ont dû, en général, pour ce fait, aliéner leurs petites ressources. Or, les chasser de Paris aujourd'hui, comme on chasserait d'une place assiégée des bouches inutiles, ce serait les plonger dans une misère plus affreuse que celle qu'ils subissent en ce moment. Soyons plus raisonnables et moins durs à l'endroit des nécessiteux ; organisons de suite, dans une région aussi rapprochée que possible de Paris, des ateliers agricoles : il n'est pas nécessaire d'aller à Alger pour occuper les bras de nos travailleurs à remuer le sol. Ne contraignons personne à s'y rendre, mais offrons à tous les anciens cultivateurs, à tous les villageois qui, à cette heure, se trouvent embrigadés dans les ateliers nationaux de Paris, offrons-leur des avantages qui leur fassent accepter derechef les travaux de la campagne... Ces ateliers agricoles, composés, autant que possible, d'hommes moraux, rendraient d'importants services à la société ; ils créeraient accessoirement du travail aux forgerons, aux charrons, aux taillandiers, etc. Nous avons, dans la mère-patrie, des terres incultes à bouleverser, des voies de communication à ouvrir, des prairies à créer, des systèmes d'irrigation à exécuter : mettons-nous à l'œuvre sans délai. Je ne vois pas qu'il soit utile d'attendre pour cela les résultats d'une enquête qui ne produira rien de nouveau. Dans les situations difficiles où nous sommes, concluait le citoyen Joigneaux, j'engage le gouvernement à faire appel à toutes les lumières, à ne point repousser trop légèrement les conseils des novateurs... Nous avons des écoles socialistes qui paraissent parfaitement disposées en faveur de l'agriculture. Eh bien ! au lieu de les attaquer ou de chercher à les rendre ridicules, ne serait-il pas d'une bonne politique de leur venir en aide, de les encourager à tenter des essais ? On devine déjà comment furent reçus les derniers conseils du citoyen Joigneaux : tous les réactionnaires se récrièrent. ; car, à leurs yeux, parler de laisser faire des essais aux socialistes qui s'occupaient d'agriculture, c'était le comble de la déraison ; mieux valait s'en tenir aux vieilles et déplorables routines qui asservissaient encore l'agriculture de certaines parties de la France. Au surplus, le discours du citoyen Joigneaux avait fait ressortir les diverses opinions qui divisaient l'Assemblée nationale sur la grande question des ateliers nationaux. Les réactionnaires voulaient tous la dissolution de ce qu'ils regardaient comme le corps d'armée permanent de la révolution ; mais, cette dissolution offrant des dangers qu'ils ne se dissimulaient pas, ils s'y prenaient de toutes les manières pour atteindre leur but sans provoquer une insurrection. Les uns demandaient que les ateliers nationaux de Paris fussent disséminés sur la surface de la France ; les autres voulaient même les envoyer en Algérie ; d'autres, enfin, se bornaient à les distribuer sur les divers parcours des chemins de fer en voie de construction. La Commission dont le citoyen Falloux avait été le rapporteur avait conclu au renvoi de Paris de tous les ouvriers qui y seraient venus depuis la révolution. C'était toujours la dissolution plus ou moins déguisée. Le côté opposé défendait l'organisation des ateliers nationaux comme une mesure nécessitée par des circonstances impérieuses qui existaient encore : il en reconnaissait les abus ; mais il ne croyait pas qu'on dût les corriger par une dissolution intempestive qui, en jetant sur le pavé cent mille hommes irrités, pouvait amener de graves perturbations. Les républicains voulaient donc qu'on ne touchât aux ateliers nationaux que pour rendre plus productif le travail que la France avait le droit de leur demander : ils comptaient sur le temps et sur la réouverture successive des ateliers particuliers pour ramener à cet égard les choses à leur état normal. Les ministres des travaux publics, du commerce et de l'agriculture se ralliaient à cette dernière pensée, et annonçaient qu'ils allaient présenter les mesures les plus propres à rendre productifs pour l'Etat les travaux des ateliers nationaux. Tout à coup on apprend que le chef de ces ateliers, le citoyen Emile Thomas, qui paraissait avoir la confiance du précédent ministre des travaux publics, vient d'être arrêté, et qu'on l'a fait partir pour le Midi. Les journaux même les plus hostiles à l'administration d'Emile Thomas demandent compte au nouveau ministre de cet acte arbitraire. On répond que le chef des ateliers n'a point été expulsé de Paris ; qu'il est tout simplement chargé d'une mission importante, pour l'accomplissement de laquelle il a dû se diriger immédiatement sur Bordeaux. Mais une lettre d'Emile Thomas, insérée dans un journal, dément l'assertion des feuilles ministérielles, et cette affaire mystérieuse, qui agite les ouvriers au point de faire craindre un soulèvement[10], devient l'objet des vives interpellations que des représentants adressent au ministre des travaux publics. C'est d'abord le citoyen Taschereau qui, après avoir demandé la permission d'interroger le ministre sur l'arrestation dont l'attention publique s'est si vivement préoccupée, raconte comment le citoyen Emile Thomas mandé au ministère y a été arrêté et dirigé sur Bordeaux. L'interpellateur lit une lettre d'Emile Thomas à sa mère ; puis il ajoute : L'Assemblée comprend la gravité d'une pareille situation, et je pense qu'elle me permettra d'interpeller immédiatement le citoyen ministre des travaux publics. Il y a une lettre d'Emile Thomas dans laquelle il demande une enquête... Je prie le citoyen ministre de donner des explications détaillées qui puissent suppléer à cette enquête. Le citoyen Trélat commença par assurer que le voyage d'Emile Thomas avait pour but le défrichement des Landes ; mais, s'apercevant que l'Assemblée ne se montrait pas satisfaite de cette explication, il se décida à rompre le silence sur les véritables motifs de ce que les journaux appelaient l'enlèvement mystérieux du chef des ateliers nationaux. Je dois le dire, s'écria-t-il, tous nos rapports avec le chef des ateliers nationaux ont toujours été difficiles. En réponse aux observations que nous croyions devoir lui adresser, il répondait toujours par des plaintes sur les menaces dont il était l'objet : il craignait que son dévouement ne fût payé par l'ingratitude, et peut-être même de sa vie... Le ministre des travaux publics, dans l'intérêt même du citoyen Emile Thomas, après ses plaintes réitérées, lui a dit : — Monsieur Thomas, il est nécessaire, dans votre intérêt, dans celui de la tranquillité publique, que vous vous éloigniez de Paris : cela est essentiel pour votre sûreté et pour la nôtre. Prenez au sérieux la mission importante qui vous est confiée, celle d'aller organiser le travail dans les départements des Landes et de la Gironde ; remplissez-la avec le talent que nous vous connaissons... — Je le ferai, répondit-il. Il est douloureux pour moi, ajouta le ministre, d'avoir de pareilles choses à dire, mais je crois avoir fait mon devoir, et je ne crois pas avoir mérité votre blâme. J'ajouterai que dans la journée même, il y avait eu une réunion d'affaires ; comme toujours, le citoyen Emile Thomas avait soulevé des difficultés. Nous ne les approuvions pas, car nous croyons que l'administration n'a que des ordres à donner quand elle est responsable. Le citoyen Thomas ne voulait pas prendre la responsabilité des mesures que nous proposions ; il menaçait même de publier son opposition. Cette situation était impossible. Je dis que devant le développement immense et incessant des ateliers nationaux, si nous ne prenions pas, pour nous décider, un peu de ce qu'il y a dans notre cœur, nous ne pourrions rien faire... Je me bornerai à cette réponse, et j'espère que l'Assemblée comprendra ma réserve. L'Assemblée ayant approuvé la conduite du ministre, il ne restait plus à ceux qui avaient voulu faire du scandale, que de chercher à abriter l'honneur du citoyen Emile Thomas. Le pasteur Coquerel s'en chargea. Malgré les satisfaits, qui voulaient passer à l'ordre du jour, ce représentant parvint à poser la question de manière à faire déclarer que la mesure prise par le ministre l'avait été dans un but d'utilité publique, et qu'elle n'inculpait en aucune façon, ni l'honneur ni la probité du citoyen qu'elle avait frappé. Le ministre ayant gardé le silence, le citoyen Coquerel parla ainsi : Il est évident, par le silence que garde le ministre, après la question que je viens de poser, qu'on entend faire peser un blâme sur le citoyen Emile Thomas. Une foule de membres ayant protesté contre cette interprétation, l'orateur n'en persista pas moins à s'élever contre cette justice expéditive, qui consistait à enlever le fonctionnaire public contre lequel on avait des griefs. — Il n'a pas été enlevé, lui criait-on. — Je demande pourquoi on arrête un citoyen, sans même l'interroger, reprenait le pasteur Coquerel. — Il n'a pas été arrêté, répondaient les mêmes membres. Un ordre du jour sur cette affaire fut prononcé, sans que personne pût savoir au juste le motif qui avait porté le ministre des travaux publics à éloigner le directeur des ateliers nationaux. Si nous faisons de la dictature, disait, au sujet de cet imbroglio, le journal la Réforme, appliquons-la du moins aux grandes choses ; ne dégradons pas le pouvoir et ne laissons pas tomber la révolution dans le régime des petites polices à la turque. Le lendemain, le Moniteur publiait le Bulletin officiel de la réorganisation des ateliers nationaux, à la tête desquels se trouvait placé, comme directeur, l'ingénieur des ponts et chaussées, Léon Lalanne, en remplacement du citoyen Emile Thomas, appelé à d'autres fonctions. Considérant, y était-il dit, que les questions relatives aux ateliers nationaux prennent chaque jour une importance plus grande, eu égard aux développements que ces ateliers ont atteints ; Considérant que la situation de ces ateliers appelle toute la sollicitude de l'administration, dans l'intérêt commun des travailleurs et de l'État ; Arrête : 1° Une Commission, composée d'administrateurs, d'ingénieurs et d'industriels, est établie au ministère des travaux publics, sous le titre de Commission des ateliers nationaux ; 2° Cette Commission prendra une connaissance approfondie de tous les détails relatifs à l'état actuel des ateliers nationaux ; elle signalera les modifications et les perfectionnements qu'il est nécessaire d'y introduire ; elle proposera toutes les mesures qui lui paraîtront les plus propres à diminuer les charges de l'Etat, sans porter atteinte au principe sacré de la garantie du travail ; enfin, elle surveillera par elle-même ou par ceux de ses membres qu'elle aura délégués à cet effet, l'exécution des instructions qu'elle aura données au directeur des ateliers nationaux, sous l'approbation du ministre ; 3° Le directeur et les employés de tous grades, attachés à l'administration et à la surveillance de ces ateliers, se mettront à la disposition de la Commission ou de ses délégués, quand ils en seront requis, et lui fourniront tous les renseignements dont elle peut avoir besoin pour accomplir la tâche qui lui est dévolue. Mais pendant que le ministre travaillait ainsi à donner une meilleure organisation aux ateliers nationaux, l'adoption du projet de loi dont le citoyen Falloux était devenu le rapporteur désorganisait complètement ces ateliers. Nous ne tarderons pas à voir les déplorables résultats de la guerre à outrance faite aux ouvriers de ces ateliers par les membres réactionnaires de l'Assemblée nationale. |
[1] Ce que le ministre disait ici des grandes compagnies financières pouvait s'appliquer également à la Banque de France.
[2] Les chemins de fer dé la première catégorie, c'est-à-dire ceux rachetables d'après un cours donné, étaient ceux de Paris à Saint-Germain, de Paris à Versailles (rive droite et rive gauche), de Strasbourg à Bâle, de Paris à Orléans et Corbeil, de Paris à Rouen, de Rouen au Havre, de Montereau à Troyes, d'Avignon à Marseille, d'Amiens à Boulogne, de Paris à la frontière de la Belgique, avec embranchements sur Saint-Quentin, Calais et Dunkerque ; d'Orléans sur le centré, d'Orléans à Bordeaux, de Paris à Strasbourg, de Paris à Lyon, de Tours à Nantes.
[3] Ceux de la deuxième catégorie, c'est-à-dire rachetables par traités spéciaux avec chaque compagnie, étaient ceux de :
D'Andrezieu à Roanne, de Lyon à Saint-Etienne, de la Grand'Combe à Alais et à Beaucaire, d'Abscon et d'Anzin à Denain et Somain, de Montpellier à Cette, de Mulhouse à Thann, de Bordeaux à la Teste, de Dieppe à Rouen.
[4] L'ancien gouvernement monarchique avait très-bien compris qu'en détournant la richesse mobilière de son caractère démocratique pour en faire un élément aristocratique, il s'assurerait un grand appui. Aussi le vit-on travailler constamment à réunir sous la main d'un petit nombre d'hommes, instruments de sa domination, toutes les forces utilement éparses dans le pays. Il crut qu'en assurant leur fortune il affermissait son pouvoir. De là, l'institution des grandes compagnies financières ; de là aussi, par conséquent, l'urgence pour la République de transformer cette institution, de la régler suivant les nécessités d'une organisation démocratique. Le rachat des chemins de fer par l'Etat devait contribuer à atteindre ce but.
[5] La résistance ne vient pas des actionnaires, disait à ce sujet le Moniteur parisien, journal fort peu révolutionnaire ; elle est surtout provoquée par les directeurs, qui ont des positions à défendre. Ce qui prouve incontestablement que les détenteurs d'actions sont en général favorables au projet, c'est que les actions de chemin de fer ont haussé en vue du rachat, et qu'elles ont, au contraire, été cotées en baisse chaque fois que les capitalistes ont pu croire au maintien des compagnies.
[6] Les personnes qui ont étudié toutes les questions financières résolues par notre première Révolution, savent combien on eut alors de peine à détruire les grandes compagnies financières ; ils connaissent les obstacles que le célèbre Cambon rencontra quand il voulut les attaquer de front. Mais, à celte époque, l'intérêt général l'emportait toujours sur les intérêts privés, et les grandes compagnies privilégiées furent détruites les unes après les autres.
[7] M. Emile Thomas rapporte les paroles que lui adressa le ministre dans un entretien particulier qu'ils eurent ensemble au moment où l'accroissement des ateliers nationaux exigeait un nouveau crédit de cinq millions. Ne vous inquiétez pas du nombre, lui aurait dit le ministre irrité de l'influence que Louis Blanc exerçait sur le peuple ; si vous les tenez, il ne sera jamais trop grand ; mais trouvez un moyen de vous les attacher sincèrement... Le jour n'est peut-être pas loin où il faudra les faire descendre dans la rue.
[8] L'ouvrage ne doit point subitement cesser dans les ateliers nationaux, portait le rapport ; nous voulons, au contraire, qu'il y renaisse. La main de la République ne doit pas cesser de s'y montrer bienfaisante ; mais le bienfait doit y être accompagné de deux attributs indispensables, l'équité et le discernement.
Considérant que le travail des ateliers nationaux est devenu improductif, lisait-on encore dans le préambule de ce projet de loi ; que son maintien dans les conditions actuelles serait en contradiction avec une lionne administration de la fortune publique, avec le retour de l'ordre et la reprise des opérations industrielles ou commerciales ; qu'il constituerait une aumône déguisée, et que le plus grand nombre des travailleurs inscrits aux ateliers nationaux réclament eux-mêmes le moyen de gagner plus librement leur existence, et refusent de prélever plus longtemps sur la fortune publique les deniers qui n'appartiennent qu'aux orphelins, aux infirmes et aux vieillards, etc.
[9] M. Grandin était sans doute du nombre des économistes qui sont convaincus que la nature a condamné une grande portion de l'humanité à vivre de privations et à mourir à l'hôpital.
[10] La séance du 29 mai, dans laquelle le rapporteur de la Commission, le citoyen Falloux, devait lire son travail sur les ateliers nationaux, présenta extérieurement les mêmes précautions militaires qui suivirent le 15 mai. Ces faisceaux d'armes, ces drapeaux, ces légions massées, tout cet ensemble de forces, toute celte haute futaie de casques et de baïonnettes, dit une feuille de ce jour, étaient donc inutiles. Les ateliers nationaux n'ont fait aucune espèce de manifestation ; ils sont restés au chantier, où, divisés par groupes, ils agitaient pacifiquement les questions se rattachant à leurs intérêts comme travailleurs... La grande ville n'a pas été troublée dans son repos...