HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE XI.

 

 

Digues que l'on veut opposer à la réaction. — Questions importantes mises à l'ordre du jour. — Le citoyen Wolowski reprend ses interpellations sur la Pologne. — Il défend les Polonais des calomnies diplomatiques. — Détails émouvants qu'il révèle. — Il dévoile les intrigues des agents russes. — Le citoyen Vavin précise ce que la Pologne attend de la France. — Opinion du citoyen Napoléon Bonaparte. — Discours de M. Lamartine. — Il défend le gouvernement provisoire des attaques dont il avait été l'objet. — Il raconte ce que ce gouvernement a fait pour l'Italie. — Difficultés que la France républicaine éprouve à aider la Pologne. — Le citoyen Lamartine a foi dans les peuples et dans la justice de leur cause. — Démenti que lui donnent les cabinets d'Autriche, de Prusse et de Russie. — Réflexions d'un journal sur le discours de M. Lamartine. — Résolutions proposées à l'Assemblée par le citoyen Vavin. — Règle de conduite tracée à la Commission exécutive par l'Assemblée nationale sur les questions italienne, polonaise et allemande. — La Commission exécutive ne sait pas se placer dans une sphère si élevée.

 

Laissons un moment les parquets faire preuve de zèle à l'égard des auteurs présumés de l'attentat contre la représentation nationale, et pousser leur dévouement à l'ordre jusqu'au point de faire arrêter et conduire par les gendarmes le philosophe Pierre Leroux, l'homme le plus pacifique du monde ; laissons les réactionnaires envoyer à l'Assemblée des adresses qui ressemblaient beaucoup plus à des réquisitoires passionnés de cours prévôtales qu'à des félicitations[1] : les événements à jamais déplorables du 15 mai ne pouvaient manquer d'être exploités par ces hommes toujours à l'affût des moindres circonstances funestes pour les tourner contre la liberté.

Mais la Commission exécutive, les ministres et une grande partie de l'Assemblée pensaient encore comme les chefs de la garde nationale, qu'il fallait opposer des digues à la réaction, en remettant à l'ordre du jour les questions importantes que la journée du 15 avait fait ajourner.

Au premier rang, se présentaient naturellement celles relatives à la politique suivie ou à suivre à l'égard de l'Italie et dé la Pologne ; et comme on voulait ramener la représentation nationale à des débats propres à lui faire perdre de vue les discussions irritantes ou personnelles, lé président donna de nouveau la parole au représentant d'Arragon, qui, quelques jours auparavant, avait désiré interpeller le gouvernement sur les affaires de l'Italie.

Je ne veux pas gêner la Commission exécutive dans les mesures que l'état de la question d'Italie peut lui suggérer, répondit ce député ; je déclare donc renoncer à mes interpellations.

Or, il faut savoir que le citoyen d'Arragon, quoique considéré comme opposé à la Révolution, n'était pas de ceux qui profilaient des circonstances pour créer des embarras à la Commission exécutive : il avait le sentiment des convenances ; et un murmure approbateur, parti dû côté gauche, lui prouva que sa réserve était appréciée.

Le citoyen Wolowski, au contraire, trouva dans l'événement du 15 mai une raison de plus pour persister à poursuivre les interpellations qu'il avait commencées ce jour-là. Seulement il eut soin d'annoncer que les Polonais résidant à Paris étaient allés chez lui pour protester contre l'attentat du 15 mai, déplorant que la cause de la Pologne en eût été l'occasion.

Tous, ajouta-t-il, m'ont assuré de leur dévouement pour la République libérale que nous avons fondée...

Et comme on l'engageait à dire : République démocratique, le côté droit eut l'imprudence de faire entendre des murmures : le mot démocratique impliquait trop l'idée d'un état où le peuple était quelque chose, pour que les aristocrates ne voulussent pas le rayer de leur dictionnaire.

Cet incident, très-caractéristique, laissait prévoir ce que serait la Constitution confiée d'ailleurs aux membres les moins démocrates de l'Assemblée. Le côté gauche le sentit, et ce fut probablement dans le but de protester par avance qu'il insista pour que le citoyen Wolowski remplaçât l'expression impropre dont il s'était servi.

Reprenant ensuite son discours sur la Pologne, cet orateur s'attacha à défendre les Polonais des calomnies officielles que les diplomates semaient dans toutes leurs dépêches, et il le fit avec autant de bonheur que de vérité ; aussi ses assertions resteront-elles dans l'histoire.

Il n'est pas vrai, s'écriait-il, que l'insurrection ne soit qu'à la surface ; que l'aristocratie seule se soulève, et que les paysans restent étrangers au mouvement qui se manifeste. Ce qui se passe dans le duché de Posen prouve la fausseté de cette assertion : là, paysans et nobles, tout le monde s'est levé. Il n'en était pas ainsi jadis ; mais n'oubliez pas que la Pologne s'est épurée dans ses malheurs, comme le métal s'épure au feu.

Croyez-le bien, les faits le prouvent suffisamment : avec la Pologne nobiliaire, les paysans se sont battus comme des lions ; au moment où je vous parle, ils sont sur le champ de bataille. Et savez-vous comment on les traite quand on les fait prisonniers ? On les marque au front, au bras, et lorsqu'on les a pris les armes à la main, on les fusille.

Ecoutez un fait : un paysan marqué au front, comme je viens de vous le dire, ayant été repris, on lui demanda : Mais pourquoi reprenez-vous toujours ainsi les armes ? Il répondit : Nous ne nous sommes pas encore assez sacrifiés pour le pays, sans quoi Dieu nous aurait donné une marque de sa satisfaction : il n'est pas encore tombé assez de martyrs.

Reprenant sa narration dès que l'impression profonde produite sur l'Assemblée par des détails aussi émouvants se fut calmée, le citoyen Wolowski affirma que, de tout temps, la Pologne s'était montrée digne de vivre.

On a parlé de dissensions qui existent entre la Pologne et l'Allemagne, ajouta-t-il en répondant aux notes de la diplomatie ; ne vous y trompez pas : ce qui a amené la guerre entre la Pologne et l'Allemagne, ce n'est pas la haine des Polonais pour les Allemands ; ces deux peuples savent qu'ils doivent faire cause commune pour renverser le despotisme ; ce qui a causé cette guerre, ce sont les émissaires russes, les fonctionnaires prussiens, qui, regardant le duché de Posen comme leur propriété, ont suscité des troubles pour conserver leur position. Cela est tellement vrai, que les délégués allemands, envoyés pour s'assurer de ce qui se passait dans le duché de Posen, ont été chassés par les fonctionnaires prussiens.

L'orateur terminait son plaidoyer en faveur de la Pologne en disant que lorsque la lutte serait engagée entre le despotisme et la liberté, le despotisme aurait trois étapes à traverser : la Pologne, l'Allemagne et enfin la France. Il est de l'intérêt de la France et de l'Europe, concluait-il, que le despotisme trouve une barrière infranchissable sur la Vistule.

Le citoyen Wolowski s'était arrêté là ; il n'avait point cru devoir indiquer ce qu'il fallait que la France fit pour arriver à la reconstitution de la Pologne. Le représentant Vavin, dont le dévouement à la cause de ce peuple héroïque, mais malheureux, ne s'était jamais démenti un seul instant, crut qu'il devait mieux préciser ce que les amis de la Pologne attendaient de la France, dont les sympathies étaient si vives pour ses enfants du Nord.

Citoyens, dit-il à ce sujet, on vous a dit tout à l'heure que, tous d'accord sur le but, nous désirions savoir quels moyens le gouvernement de la République française emploierait pour atteindre ce but. Moi aussi je désire savoir ce que compte faire la Commission exécutive ; c'est pourquoi j'ai l'honneur de vous soumettre une proposition qui me paraît devoir nous conduire à ce résultat.

Je pense, et vous penserez comme moi, que le temps des négociations secrètes est passé pour la France, et qu'il est digne de la grandeur de la République de dire hautement la pensée de tout le pays. Dans ce moment, les affaires se traitent au soleil et non dans les ténèbres de la diplomatie. Les représentants de l'Allemagne sont réunis à Francfort. Profitons de cette circonstance ; adressons à ce congrès l'expression de nos vives sympathies pour la Pologne, et demandons-lui, comme une sorte de joyeux avènement, de s'y associer.

Je propose donc que l'Assemblée nationale déclare que la France, dans la limite de sa juste influence, considère le rétablissement d'une Pologne indépendante comme le but de toute négociation européenne.

Que le gouvernement de la République, dit en terminant l'orateur, accepte ce mandat et lui subordonne sa conduite, il aura bien mérité des nations et de l'humanité. Chaque nouvelle révolution française, a dit le gouvernement provisoire, et ce sera son éternel honneur, doit donner au genre humain une grande vérité de plus. Permettez-moi de dire, à mon tour, que chaque nouvelle révolution française doit au monde un grand acte de plus.

 

Quelques députés parlèrent encore sur cette inépuisable question. Le citoyen Sarrans reprocha, avec quelque raison, au gouvernement provisoire de n'avoir pas assez nettement exposé la situation de la France à l'extérieur, et de ne pas avoir dit clairement que la première conséquence de notre Révolution était le remaniement du droit européen, et enfin d'avoir gardé trop de ménagements à l'égard des traités de 1815.

Si un ministre, ajouta ce représentant, pouvait songer à reconstituer une nouvelle Europe, en laissant dans le sépulcre la Pologne abattue, l'histoire n'aurait pas de pilori assez infamant pour son nom et sa mémoire.

Mais un autre député, le citoyen Guichard, laissa apercevoir la crainte de ces décrets qui remuent le monde, disait-il. Il voyait déjà les hordes étrangères dévastant nos moissons des Pyrénées au Rhin. Aussi vota-t-il contre la proposition du citoyen Vavin.

Cette discussion eut cela de particulier qu'elle provoqua l'apparition à la tribune de l'un des jeunes Bonaparte siégeant à l'Assemblée. Dans l'opinion du citoyen Napoléon, la question polonaise était non-seulement une question française, mais encore essentiellement démocratique. En effet, ajouta ce nouveau représentant, nous ne trouverons jamais d'alliés sincères parmi les Etats monarchiques. J'approuve donc les intentions qui ont dicté la proposition du citoyen Vavin ; mais savez-vous bien ce que vous devriez faire pour être conséquents avec vous-mêmes ? Vous devriez décréter une levée de cinq cent mille hommes ; sans cela, votre déclaration sera vaine et dérisoire.

Comme on le voit, le langage du citoyen Napoléon Bonaparte était le même que celui tenu, dans le temps, par les ministres de Louis-Philippe, lorsqu'ils voulaient effrayer la France sur les suites de tout acte efficace de sympathie en faveur de la Pologne. La France de 1848, avec ses quatre à cinq cent mille hommes sous les armes ; la France démocratique, appuyée sur les démocraties de l'Allemagne, de l'Italie, de la Pologne, n'avait pas besoin de levées extraordinaires. Ce fut là une grave erreur de tous ces hommes qui affichaient la prétention de passer pour prudents et perspicaces, lorsqu'en effet ils n'étaient que myopes.

Toutefois, après avoir dit que la France ne pouvait tenter l'impossible, le citoyen Napoléon Bonaparte proposait un ordre du jour motivé, par lequel la Commission exécutive serait invitée à prendre toutes les mesures nécessaires pour la reconstitution de la Pologne. Il indiquait, comme l'un des moyens d'arriver à ce résultat, la formation d'une légion polonaise de tous les réfugiés.

Le représentant Vavin se défendit d'avoir porté à la tribune une question imprudente. Si M. de Lamartine, que j'ai consulté, ajouta-t-il, m'avait dit : ne proposez pas cette déclaration, elle est compromettante pour les intérêts de la France ; je me serais abstenu. Mais je me suis entouré de tous les renseignements, de toutes les garanties. Il ne s'agit pas d'ailleurs d'une déclaration adressée par le Parlement français au Parlement de Francfort ; mais seulement d'une manifestation morale, sans danger pour la France, mais qui peut être très-utile à la Pologne[2].

Le citoyen Vavin terminait sa réplique en suppliant le gouvernement de la République française de s'occuper du sort des émigrés polonais sortis de France, un peu à notre instigation, disait-il, et de ne pas oublier les veuves et les enfants des victimes de tant de trahisons[3].

On attendait avec impatience que la Commission exécutive s'expliquât à l'égard de la Pologne. Le citoyen Lamartine se présenta pour dérouler la politique suivie par le gouvernement provisoire relativement à l'extérieur. Il commença par déclarer que la seule pensée de ce gouvernement avait été de ne pas abuser de l'absence de la représentation nationale, et de la laisser seul juge souverain de la paix ou de la guerre. Puis il dit que les causes qui avaient nui à la Pologne provenaient des invasions à main armée des réfugiés allemands rassemblés à Strasbourg. Cet ancien ministre des affaires étrangères s'en rapporta, quant à la politique générale suivie par le gouvernement de Février, au manifeste que la République avait adressé aux puissances étrangères, manifeste qui, disait-il, avait reçu l'assentiment général.

En montant à la tribune, M. de Lamartine s'était proposé d'épuiser, non-seulement la question de la Pologne, mais encore celle de l'Italie et de l'extérieur en général. Il commença donc par répondre aux précédentes interpellations du représentant d'Arragon.

On a parlé de faiblesses commises, d'une sorte de connivence avec la politique autrichienne ; c'est là, s'écria-t-il, une de ces indignes calomnies dont on a voulu flétrir le gouvernement provisoire. Et pour prouver que la marche de ce gouvernement avait été franche, l'orateur rappelait tout ce qui s'était opéré en faveur de la liberté dans les diverses contrées de l'Italie et ailleurs, sous l'impulsion des journées de Février.

Que l'indépendance italienne soit menacée, disait-il en répétant une phrase du fameux manifeste ; que ce droit sacré soit nié ou méconnu, et la France, qui sait parler haut à ses amis et à ses ennemis, la France franchirait les Alpes et irait tendre la main à la nationalité qui l'aurait appelée à son aidé... On disait à cette tribune qu'on nous appelait en Italie, et on ajoutait que, par condescendance pour l'Europe[4], nous n'osions dire nos sentiments pour les nationalités italiennes. Et cependant n'avons-nous pas joint l'action aux déclarations ? n'avons-nous pas réuni au pied des Alpes une armée de trente mille hommes, qu'on pourra porter à soixante mille ? Nous avons attendu l'arme au bras l'appel de l'Italie.

 

Et pour prouver que cet appel n'avait jamais eu lieu, M. de Lamartine donnait, lecture d'une lettre de l'ambassade de Sardaigne, dans laquelle on disait que toute intervention prématurée de la France produirait un mauvais effet dans la population italienne, et que la France serait accusée de n'aller en Italie que pour ses propres affaires,

Enfin, dans une autre lettre de la Sardaigne, il était dit que la formation d'une légion italienne en France serait considérée comme une source d'embarras pour le gouvernement piémontais[5].

Arrêtons-nous un moment aux affaires de l'Italie, qui devaient naturellement être distinctes de celles de la Pologne, et répondons ici à l'orateur de la Commission exécutive par quelques mots qui prouveront combien le gouvernement provisoire comprit mal la grande mission qui lui était échue.

Oui, lui dirons-nous, vous avez eu une velléité révolutionnaire, une pensée d'affranchissement, quand vous ordonnâtes la formation de l'armée des Alpes. Mais qu'en avez-vous fait de cette armée ? Vous l'avez laissée, l'arme au bras, dans ses cantonnements. Et pourquoi ? Parce que le cabinet sarde, d'accord avec l'Autriche, vous fit croire que vous seriez mal vus en Italie ; que les Italiens ne voulaient pas d'auxiliaires : L'Italia farà da se, vous disait ce roi fourbe et traître à la cause de l'affranchissement de la Péninsule ! Et pourquoi avait-on inventé cette phrase propre à tromper à la fois et les patriotes italiens et le gouvernement français ? Parce que Charles-Albert ne redoutait rien tant pour sa couronne que l'apparition du drapeau de la liberté dans les plaines de Montferrat et de la Lombardie ; parce qu'il se figurait, avec raison, que l'appui des Français aurait permis aux démocrates piémontais de se débarrasser d'un roi qui était l'unique obstacle à l'unité italienne, à l'établissement, dans toute la Péninsule, du régime républicain, seul gouvernement qui pût réunir en faisceau tant d'Etats divers, agissant encore sans ensemble, mais tous mus par la même impulsion.

Voilà les motifs qui vous ont empêchés d'agir en temps opportun. Charles-Albert vous a, en quelque sorte, défendu de passer les Alpes, parce qu'il méditait le crime d'asservir la Lombardie, et que la présence des Français eût été un obstacle insurmontable à ses infâmes projets ! Et vous l'avez laissé faire ! et, par cette politique timorée, vous avez puissamment contribué à replacer la Lombardie sous le joug abhorré de l'Autriche ; vous avez laissé perdre, pour longtemps peut-être, l'occasion unique que la Providence vous offrait de régénérer un grand peuple, que vos paroles avaient rempli de confiance et d'ardeur !

 

Passons maintenant à la Pologne.

Ici, il faut en convenir, l'orateur de la Commission exécutive avait raison lorsqu'il énumérait les difficultés que la France républicaine aurait rencontrées si elle eût voulu seconder activement l'émigration polonaise sur tous les points où elle fit irruption. M. de Lamartine, en donnant connaissance des instructions envoyées par lui aux agents diplomatiques français, et en faisant connaître les résultats obtenus dans le duché de Posen, prouvait que le gouvernement provisoire n'avait rien épargné pour constituer Posen en centre de la nationalité polonaise. Mais il ne se dissimulait pas qu'il était impossible de relever la Pologne sans un concert intime avec l'Allemagne et sans le concours et les efforts de l'Europe entière. Telle était son opinion, et il n'en avait pas changé depuis son manifeste, dont son discours actuel n'était, pour ainsi dire, que la répétition. Il était resté dans les mêmes erreurs ; car, lorsque tout faisait à la République française le devoir impérieux de soutenir par ses armes, là où elles seraient nécessaires, les nationalités opprimées par les rois, afin d'affermir le règne de la démocratie en France, il ne cessait de répéter que la paix était devenue le seul moyen de consolider la puissance et le bonheur du pays. M. de Lamartine avait foi dans le bon droit ; aussi s'écriait-il, en terminant :

On disait autrefois que la force était du côté des gros bataillons : cela était vrai à une époque où la liberté n'était qu'un vain mot. Mais aujourd'hui la victoire est du côté de la faiblesse, du côté de la justice, du côté du droit, du côté dès nations qui peuvent sommeiller quelquefois, mais qui se réveillent pour prouver à l'occasion leur force et leur puissance.

 

Malheureusement, tout donnait un démenti aux belles paroles de l'orateur. Les baïonnettes prussiennes étouffaient déjà le droit en Pologne ; celles de l'Autriche s'apprêtaient à remettre sous le joug la Lombardie, qu'un autre roi trahissait, et la Russie se préparait à cette lutte impie, destinée à fouler aux pieds la cause de la justice et du droit dans cette héroïque Hongrie. Ainsi, tous les peuples réveillés à la voix de la France allaient être écrasés par les gros bataillons !

Le grand poète, l'honneur de notre tribune, disait un journal en appréciant le discours de M. Lamartine, salue la Pologne comme un vieux soldat, et lui prodigue toutes les caresses de sa belle langue. Mais vient bientôt le sens pratique et froid du chef d'Etat responsable et compromis. La Pologne, pour lui, n'est pas trop loin, comme le disait M. Thiers ; le sang de la France ne doit pas couler seulement pour la France, comme disait M. Dupin ; il ne se jette point dans les hérésies géographiques et bourgeoises qui permettaient au juste-milieu de parler fraternellement sans agir ; mais il s'élève dans l'idéal de la paix, de la paix universelle, et de ce haut sommet il déclare qu'il y aurait crime contre la France, contre ses intérêts, ses institutions et son peuple de tirer le glaive de la révolution... Nos politiques étaient aujourd'hui heureux, comme leurs aînés, de n'avoir pas à remplir le devoir révolutionnaire. Ils avaient compris qu'il fallait une justification à l'oisiveté marchande ; et leurs applaudissements ont couvert la voix qui les dégageait.

Ah ! pourquoi le citoyen Lamartine, ajoutait le même journal, pourquoi cet homme n'a-t-il pas voulu se faire l'orateur de la solidarité révolutionnaire ?... Que sommes-nous dans le monde ? Les missionnaires armés de l'idée, les vengeurs des peuples, l'effroi des despotes, la verge de Dieu !...

 

Malgré tout ce que M. Lamartine avait pu dire pour contenir le zèle des amis de la Pologne, le citoyen Vavin ne crut pas devoir reculer dans le mandat qu'il s'était imposé. Il lut les résolutions dont il avait parlé ; et voici en quels termes il les formula :

L'Assemblée nationale, considérant que la justice, aussi bien que l'intérêt de la sécurité de l'Europe, veulent une Pologne libre et indépendante ;

Que les puissances allemandes ont senti et exprimé le besoin de voir cette grande réparation s'accomplir ;

Que la France ne saurait manquer aux engagements pris vis-à-vis d'elle-même, à la face du monde entier ;

Que les peuples européen, redevenus arbitres de leurs destinées, doivent concourir, de tous leurs efforts, à cette réparation ;

Déclare que le gouvernement de là République devra, dans l'intérêt de l'équilibre véritable de l'Europe, réclamer le rétablissement de la nationalité polonaise et l'annulation des traités de 1772[6].

 

On aperçoit facilement que la résolution proposée n'était pas complète, et qu'il y manquait les moyens coercitifs nécessaires pour obtenir le rétablissement de la Pologne. Néanmoins, M. de Lamartine, qui voyait déjà la question assez compliquée, se demandait comment on transmettrait ces résolutions à la diète de Francfort. Le renvoi de l'adresse au Comité des affaires étrangères, chargé de proposer ses vues à l'Assemblée, mit fin à cette discussion.

Le lendemain, le citoyen Drouyn de l'Huis, rapporteur du Comité des affaires étrangères, proposa la rédaction suivante, qui fut adoptée à l'unanimité, quoiqu'elle changeât complètement la nature de là proposition du représentant Havin.

L'Assemblée nationale invite la Commission exécutive, y disait-on, à suivre, pour les affaires d'Italie et de Pologne, le sentiment de l'Assemblée, résumé par ces mots :

Pacte fraternel avec l'Allemagne ; reconstitution de la Pologne libre et indépendante, affranchissement de l'Italie.

 

Telle fut la règle de conduite que l'Assemblée nationale tout entière traça, le 24 mai, à la Commission exécutive du gouvernement. Certes, il y avait dans ces trois lignes un ensemble de bonnes idées politiques, d'excellentes vues ; mais pour les appliquer, il fallait s'identifier avec ces trois peuples en voie de s'affranchir ; il fallait faire une alliance fraternelle entre eux et la République française, et proclamer de nouveau, comme le firent nos pères : protection efficace aux nations, guerre aux despotes. La Commission exécutive n'était pas de taille à se placer dans une sphère aussi élevée. Les événements subséquents ne lui laissèrent pas d'ailleurs le temps d'adopter la marche révolutionnaire qui lui était tracée par le comité des affaires étrangères ; elle tomba avant d'avoir rien fait de conforme aux prescriptions de l'Assemblée nationale ; et celle-ci ne tarda pas à s'engager de nouveau dans la politique des cabinets ennemis des peuples.

 

 

 



[1] Le journal contre-révolutionnaire de la Sarthe, l'Union, nous fournit un exemple de l'aménité de ces adresses : celle qu'il publia, provenant de son parti, contenait les phrases suivantes, lancées par les républicains honnêtes contre la république des Barbès, des Blanqui et des Sobrier (sic) : Nous demandons que le châtiment réservé aux traîtres et aux factieux leur soit infligé sans retard. Nous demandons qu'ils soient chassés du sol de la France, où leur présence serait à la fois une souillure et un péril.

[2] La manifestation du 15 mai ne voulait pas autre chose.

[3] On lisait dans un journal de la veille les détails suivants sur le retour à Paris de plusieurs des émigrés polonais, revenus des frontières :

Hier soir, une colonne de soixante Polonais est arrivée à Paris par le chemin de fer du Nord. Ils revenaient, dans un état de dénuement pitoyable, de l'expédition qu'ils ont tentée en faveur de leur pays. Ils ont été fraternellement accueillis par la garde nationale mobile et par la troupe de ligne de service à la gare de Paris. Quelques officiers ont eu l'heureuse idée de faire une collecte en faveur des exilés : une grande quantité de voyageurs se sont empressés d'y participer.

Les administrateurs du chemin de fer du Nord ont mis à la disposition des malheureux Polonais une des salles d'attente, où ils ont fait porter des vivres.

Ainsi, la coupe du malheur n'était pas épuisée pour les Polonais !

[4] Il fallait dire pour les rois, et non pour l'Europe : ce qui implique une idée bien différente.

[5] M. Lamartine a lu, dans son beau discours, des dépêches de diplomatie, disait la Réforme. Ces notes, qui traversent les cours étrangères, nous les connaissons : Ce sont des flèches empoisonnées que nous envoie le despotisme, et nous n'irons jamais prendre nos leçons de devoir dans ces dossiers qui portent la parole intéressée des rois.

[6] En examinant la pétition lue à la tribune, le 15 mai, par le citoyen Raspail, il est aisé de voir que les idées de M. Vavin ne sont autres que celles émises par les pétitionnaires du 15 mai, et que les termes dans lesquels elles ont été présentées sont à peu près les mêmes.