Cris de fureur poussés contre les clubs. — Décret de la Convention pour protéger les sociétés populaires. — Loi proposée contre les réunions tenues en armes. — Sophismes entassés par le ministre de l'intérieur. — Proposition de M. Isambert pour la suppression des clubs. — Mauvais accueil qu'elle reçoit de l'Assemblée. — Vues liberticides de la réaction. — Loi qui interdit le territoire français à Louis-Philippe et à sa famille. — On oublie la dynastie Bonaparte. — Adresse au peuple français. — Jactance et excès de zèle après la panique. —Violences du côté droit. — Adresse des chefs de la garde nationale. — Le côté droit n'aperçoit pas la réaction. — Signes auxquels elle se fait connaître. — Audacieuse proposition du réactionnaire Dabeaux contre les décrets du gouvernement provisoire. — Réponse du citoyen Crémieux. — Pensées intimes des contre-révolutionnaires. — Ils profitent de toutes les circonstances difficiles pour arriver à leur but. — Fête du 21 mai. — Détails de cette grande cérémonie. — Les journaux républicains constatent les acclamations qui ont salué la république démocratique. — Mot de Saint-Just sur la Constituante de 1791.Hier et aujourd'hui, disait un journal qui, de son propre aveu, ne s'était jamais fait l'écho des clubs, nous avons entendu des cris qui nous ont fortement attristés. Dans certains quartiers, sur les quais et les boulevards, des individus isolés criaient : A bas les Clubs ! Ces véhémentes protestations avaient sans doute pour cause la manifestation conduite par les présidents des clubs de Paris. Nous ne saurions nous élever trop énergiquement, disons-le encore une fois, contre l'action coupable de ceux qui ont envahi l'Assemblée nationale et violé la salle des délibérations des représentants du peuple. Mais si la liberté de la tribune doit être à l'abri des menaces et des violences, la liberté de réunion du peuple est aussi une liberté sacrée, et il n'est donné à personne de vouloir la détruire[1]. Ces cris contre les clubs, que tout le monde aurait pu entendre, comme le mois précédent on avait entendu crier A bas les communistes ! indiquaient assez que la réaction avait mis à l'ordre du jour la destruction des sociétés populaires. Il n'y avait là rien que de très-naturel et de fort conséquent de la part de ces hommes qui font profession de détester les libertés publiques et de travailler aveuglément à leur ruine lorsqu'elles sont consacrées. Les sociétés populaires étaient en effet le plus grand obstacle que les contre-révolutionnaires pussent rencontrer pour battre en brèche la République ; aussi les avait-on vus, depuis l'événement du 15 mai, travailler de toutes leurs forces et par tous les moyens à l'anéantissement de ces ardents foyers de la Révolution. Non-seulement ils avaient poussé la garde nationale aristocratique à fermer, de son autorité, les salles qui lui avaient été indiquées, mais encore à soulever contre les clubs la partie ignorante ou timorée de la population, et à leur en faire demander la suppression. Nous avons déjà vu des membres de la Commission exécutive promettre au côté contre-révolutionnaire de l'Assemblée que les clubs dangereux, ceux qui délibéraient, en armes[2], seraient fermés ; et, dès la veille, le citoyen Garnier-Pagès avait même annoncé la fermeture du club Blanqui et de celui des Droits de l'homme. Il ne restait plus qu'à régulariser ces mesures, aussi liberticides qu'arbitraires. Dans la séance du 17 mai, le ministre de l'intérieur, Recurt, après avoir déclaré que les moyens pris par l'autorité pour assurer la tranquillité publique avaient eu le meilleur résultat, annonça que le général Cavaignac était nommé au ministère de la guerre, que le citoyen Trouvé-Chauvel remplaçait Caussidière, et que la Préfecture de police était paisiblement occupée par la garde nationale mobile et sédentaire. C'était là l'exorde obligé des moyens prétendus urgents que la Commission exécutive avait été entraînée à proposer. Vous avez proclamé solennellement la République, dit enfin le citoyen Recurt ; la France a répondu à votre voix par des cris d'enthousiasme. Il ne s'agit pas seulement d'empêcher toute restauration monarchique ; il faut aussi assurer, par des mesures énergiques, la régularisation et le maintien de la révolution que vous avez proclamée. Il importe de mettre un terme à de coupables espérances... — Accouchez donc ! criait le côté gauche, impatienté de toutes ces circonlocutions ; Accouchez donc ! — Notre Révolution doit être modérée, reprenait le ministre, assez embarrassé de savoir comment il se tirerait de la mauvaise voie où on l'avait engagé, probablement malgré lui ; mais elle doit trouver sa force dans la modération même : elle doit empêcher le retour des excès dont vous avez été les témoins, et arrêter dans leurs coupables tentatives les insensés qui voudraient aujourd'hui attenter à la République, en rêvant une restauration impossible. C'est dans ce but que nous venons vous présenter le décret suivant : L'Assemblée nationale, considérant que le droit de réunion et d'association n'existe qu'à la condition d'être pacifiquement exécuté ; que toute réunion armée est exclusive de l'ordre et attentatoire à la liberté publique, décrète : Art. 1er. Toute réunion armée est interdite. Art. 2. Quiconque sera trouvé, dans une réunion, porteur d'armes ostensibles ou cachées sera puni d'un emprisonnement de treize mois à deux ans. C'était un décret inutile, une superfétation législative, puisque, dans tous les temps, il avait été défendu aux Sociétés populaires de se réunir en armes. On comptait calmer ainsi l'irritation des réactionnaires contre les clubs, auxquels ils reprochaient leurs rassemblements en armes[3]. Mais les contre-révolutionnaires s'attendaient à des mesures plus sévères à l'égard des réunions publiques ; et l'on vit le citoyen Isambert demander la parole pour soumettre à l'Assemblée un autre projet de loi contre les clubs. Voici ma proposition, dit-il au milieu d'un tumulte que le président ne peut maîtriser. — Ecoutez ! écoutez ! s'écrient une foule de membres ; c'est curieux ! — Voici ma proposition, reprend le citoyen Isambert, sans s'inquiéter des sarcasmes de ses collègues. Les clubs ou réunions permanentes sont prohibés. Au milieu d'une exclamation à peu près générale, provoquée par ce projet de loi, on entend plusieurs voix s'écrier : C'est incroyable ! c'est par trop fort ! Relisez cela, citoyen Isambert, c'est curieux ! Et le conseiller à la Cour de cassation relit son projet en entier. Art. 1er. Les clubs ou réunions permanentes sont prohibés. Art. 2. Les citoyens ont le droit de se réunir pour signer des pétitions. Des interpellations d'une extrême vivacité sont adressées aussitôt à l'auteur de ce projet de loi : une foule de membres groupés autour de la tribune lui font à la fois les reproches les plus vifs. Ce sont les lois de septembre ! s'écrie-t-on. — Comment osez-vous les reproduire après les journées de Février ! — Vous êtes toujours les mêmes ! — Citoyens, reprend l'auteur de la malencontreuse proposition, permettez-moi d'appuyer de quelques réflexions les deux articles que je vous présente. — Non ! non ! s'écrie-t-on de toutes parts, c'est inutile. Mais le citoyen Isambert ne veut pas avoir fait en pure perte les études historiques sur lesquelles il appuie son projet de loi. La Convention, dit-il, a aboli les clubs... — L'exemple est bien choisi, lui répond-on ; vous vous emparez des plus mauvais jours de la réaction thermidorienne. Et une foule de voix couvrent celle de l'orateur réactionnaire, qui se perd dans le tumulte. De tous côtés on demande la question préalable. Le président la met aux voix, et l'Assemblée la vote à l'unanimité. Personne n'osant se présenter pour appuyer la proposition du citoyen Isambert, le président déclare encore qu'il ne lui sera pas donné de suite. Toutefois, les républicains sincères ne se méprirent pas sur l'espèce de réprobation unanime soulevée par le projet du citoyen Isambert : les vues liberticides qu'il recélait n'étaient pas si généralement repoussées que le résultat eût pu le faire croire. Il y avait dans l'Assemblée bien des républicains du lendemain, hommes sans principes, bien des contre-révolutionnaires qui pensaient comme l'auteur de la proposition ; mais ils sentaient qu'il ne fallait pas aller si vite, si on voulait arriver, et le projet Isambert, jeté comme un ballon d'essai, fut abandonné par tous ceux qui l'auraient soutenu, si le vent ne lui eût pas été si contraire. Ce n'était pas une partie perdue pour les réactionnaires ; elle n'était qu'ajournée. Le gouvernement en resta là, lui aussi. Il déclara même qu'il ne proposerait aucune loi sur les attroupements, ainsi que l'aurait voulu le représentant Billault, ni sur les cris séditieux, parce que, dit le ministre de l'intérieur, il existait à cet égard des lois qu'on pouvait faire exécuter jusqu'au moment où elles seraient révisées par l'Assemblée nationale. Seulement, le ministre annonça que, dans le but de prévenir des tentatives coupables, le gouvernement se trouvait dans la nécessité de présenter le décret suivant : Le territoire de la France, qui a été interdit à perpétuité à la famille de Charles X par la loi de 1832, est interdit également à Louis-Philippe et à sa famille[4]. Le projet fut accueilli avec faveur. Mais on se demandait pourquoi, dans un moment où il surgissait des prétendants de tous côtés, on se bornait à une loi particulière, au lieu d'une mesure générale qui eût mis dans la même catégorie tous ces prétendants, à quelque dynastie qu'ils appartinssent. Les républicains ne sauraient être assez sévères à ce sujet, et une République naissante ne doit pas se montrer généreuse envers ses ennemis les plus dangereux. On savait tout cela ; mais on feignait de croire que la liberté ne devait pas redouter celui qui, à Strasbourg et Boulogne, s'était sérieusement présenté pour revendiquer des droits dynastiques et un trône. On oublia la puissance des noms sur le vulgaire, et l'on se jeta dans les questions les plus oiseuses en présence de celle qui devait les dominer toutes. Nous n'avons pas le courage d'analyser ici les cent propos interrompus qui ont coupé la discussion sur le règlement et ses modes, disait un journal en train de faire justice des projets Isambert et Billault[5] ; mais tous les démocrates apprendront sans doute avec bonheur que les citoyens Dufaure, Vivien, Dupin et de Beaumont sont au nombre des Solons chargés de nous tailler une Constitution républicaine démocratique. Qu'on nous ramène aux carrières... de Louis-Philippe ! Le reste de la séance se passa tumultueusement à entendre, à comparer, à adopter, puis à ajourner pour être votée le lendemain, une proclamation au peuple, dans laquelle l'Assemblé se félicitait de n'avoir point accepté, par aucune délibération, l'oppression de la force. La jactance et l'excès de zèle après l'événement caractérisèrent tellement les suites de la journée du 15 mai, qu'on se croirait encore en pleine monarchie. Des discours, des adresses, des projets de loi, des propositions de toutes sortes, tout cela foisonne en ce pays et dans ce temps, disait à ce sujet un journal justement indigné ; il n'y a de rare que les actes de patriotisme et les idées républicaines... C'est une avalanche de vanités qui veulent que des noms soient inscrits au Moniteur... Le citoyen Charras avait bien raison quand il disait à toutes les mouches du coche qui voltigeaient autour du char de l'Etat depuis le 15 au soir : Je suis excessivement peiné, citoyens, de voir que lorsque l'émeute a envahi cette enceinte, si peu de voix se soient élevées pour protester contre l'attentat, et qu'aujourd'hui il s'en élève de toutes parts pour attaquer tant de citoyens de cœur ! En effet, c'était à qui se montrerait plus irrité contre les hommes jetés dans les prisons, plus violent dans les moyens de punition : le côté droit oubliait sa mission de législateur pour se faire dénonciateur[6]. Vainement lui criait-on : L'ordre règne, les accusés sont en prison et la justice informe. Laissez donc passer la justice et l'enquête, citoyens constituants ; gardez l'altitude sévère et calme d'un pouvoir organisateur ; ne faites point la besogne des parquets et la chasse des rues ; surtout ne donnez pas pour préface à votre Constitution des pénalités qui suent la colère et la peur. (Réforme.) Nous avons déjà dit que la garde nationale réactionnaire était devenue en quelque sorte le gouvernement du pays, tous ses désirs se trouvant convertis en décrets par la majorité antirévolutionnaire de l'Assemblée nationale. Heureusement toute la garde nationale n'était pas arrivée au même point de contrerévolution. La plupart des chefs, élus sous l'influence des premiers votes du suffrage universel, se montraient encore trop bons citoyens pour marcher sur la ligne que se traçaient déjà un grand nombre de députés. Cela résulte du moins de la réponse faite au nom de la garde nationale parisienne à l'Assemblée pour la remercier du décret porté en vue d'honorer la conduite de cette garde. Citoyens représentants, vous avez déclaré que la garde nationale avait bien mérité de la patrie. Ses chefs de légion vous en remercient en son nom. Armée pour la défense de la République, elle accomplit son devoir... La représentation nationale peut compter sur l'appui que nous lui prêterons toujours, décidés que nous sommes à repousser toute démonstration anarchique et toute pensée réactionnaire. La lecture de cette adresse, faite par le nouveau général en chef de la garde nationale parisienne, produisit des effets bien différents au milieu de l'Assemblée nationale : le côté républicain vit, dans cette dernière phrase, l'intention de relever la bannière républicaine, un moment affaissée sous l'orage ; mais le côté opposé considéra cette déclaration comme une insulte, en ce qu'il n'apercevait pas de réactionnaires. Il n'y a pas de réactionnaires ! s'écriaient les républicains de la veille. Quelle est donc la pensée de ce groupe de royalistes qui, par l'intrigue, la parole et le vote, paralysent les travaux sérieux et traquent la Révolution en pleine assemblée ? Il n'y a pas de réactionnaires ! A quoi tendent donc les injures, les calomnies, les provocations furieuses qui sifflent soir et matin dans les journaux de la contre-révolution ?... Il n'y a pas de réactionnaires ? dites-vous. Vous n'avez donc pas médité les vues et les intentions de ces représentants qui, par l'organe du citoyen Dabeaux, proposaient, dans la séance du 20 mai, de soumettre à l'examen de comités compétents les décrets du gouvernement provisoire rentrant dans les attributions du pouvoir législatif ? Ecoutons-le développer sa proposition, et vous verrez s'il n'y a pas de réaction. Au nombre de ces décrets, disait ce membre du côté droit, figure en première ligne celui qui a aboli la contrainte par Corps... Je citerai encore le décret qui a modifié la loi sur les faillites, en autorisant les tribunaux de commerce à surseoir trois mois aux poursuites des créanciers. En matière criminelle, ajoutait cet organe avoué de la réaction, je citerai le décret qui modifie l'institution du jury : c'est là, disait-il, un point qui doit être soumis à l'Assemblée. La même observation est faite pour le décret qui a aboli là peine de l'exposition. Puis, passant à un autre ordre d'idées, l'orateur de la réaction parlait du décret qui avait aboli l'esclavage. Ce décret, convenait-il, a été dicté par l'humanité ; mais il n'en doit pas moins être modifié dans certaines dispositions : il faut sauvegarder les intérêts des colons, qui sont des Français, dés compatriotes. Je ne citerai pas tous les décrets rendus en matière d'impôts, ajoutait le citoyen Dabeaux ; le budget n'a pas encore été présenté ; quand il le sera, toutes les questions soulevées par ces divers décrets pourront être examinées. Je pourrais parler encore des décrets qui ont ordonné la vente des forêts domaniales. Vous savez, citoyens, combien de tout temps on a tenu à l'existence des forêts domaniales : l'Assemblée seule peut décider l'urgence de l'aliénation et la mesure dans laquelle elle peut être faite. Voici le fond de ma proposition : Des doutes se sont élevés contre la légalité de ces décrets : je ne conteste pas cette légalité ; mais, pour faire cesser le doute, il faut que l'Assemblée se prononce. Mais il n'y a pas eu seulement doute, il y a eu contestation entre jurisconsultes. Il est des tribunaux qui se refusent à accepter la légalité du décret qui a aboli la contrainte par corps et qui continuent à l'appliquer... Des doutes d'une autre nature se sont élevés... On prétend que ces décrets sont émanés d'un gouvernement transitoire ; que l'Assemblée nationale peut seule donner une sanction à ces décrets ; c'est votre sanction seule qui peut prouver à la France que la plupart de ces décrets sont utiles, sont indispensables au bien du pays. Il était impossible de se méprendre sur la pensée qui avait dicté cette proposition réactionnaire au suprême degré. N'était-il pas évident qu'on voulait contester au gouvernement provisoire le droit de rendre les décrets qu'il avait portés dans l'intérêt de la République ? N'était-il pas clair aussi que les contre-révolutionnaires s'attaquaient principalement à tout ce que le gouvernement provisoire avait conçu de plus noble, de plus humanitaire, de plus en harmonie avec la révolution sociale faite par le peuple ? Combien ne fallait-il point d'audace pour mettre au ban législatif les décrets sur la contrainte par corps, sur les faillites, sur le jury, sur l'exposition, et celui qui abolissait l'esclavage ! La contre-révolution seule pouvait oser ce que le député Dabeaux demandait. Non ! ils n'avaient rien appris ceux qui, d'un trait de plume, voulaient effacer de l'histoire la place occupée par ce gouvernement provisoire, qui avait semé tant de bonnes idées sur le terrain déblayé par la révolution de Février ! C'était renouveler les maladresses et les fautes commises par la royauté après les Cent-Jours ; c'était enfin une insulte faite collectivement aux hommes que le peuple avait portés au pouvoir le jour où, de sa main puissante, il renversa un trône déshonoré et. une royauté détestée. Le gouvernement provisoire tout entier devait protester, comme le firent les journaux révolutionnaires, contre cet excès d'insolence. Le citoyen Crémieux fut le seul qui parut à la tribune, et encore ses paroles se ressentirent-elles de l'état de suspicion où les réactionnaires tenaient et l'ancien gouvernement provisoire et la Commission exécutive. Le préopinant, dit cet ancien membre du gouvernement, a de bonnes intentions, je n'en doute pas ; mais il a oublié deux choses : d'abord ce qu'était le gouvernement provisoire, et ce qu'est l'Assemblée nationale. Le gouvernement provisoire a dû rendre des décrets pour la sûreté et dans l'intérêt de la République ; il l'a fait... Certes, l'Assemblée nationale a le droit de modifier les lois. Mais, soumettre à un examen préalable chacun des décrets qui ont été rendus par le gouvernement provisoire, ce serait mettre en suspicion le dévouement, le zèle des hommes qui ont accepté avec bonheur le soin de veiller sur le pays. On propose de réviser nos décrets. Eh bien ! par le premier, nous avons proclamé la République. Est-ce ce décret que l'on veut réviser ? — Non ! non ! s'écrient un grand nombre voix. — Un autre décret a établi le suffrage universel, reprend le citoyen Crémieux, faut-il le réviser ?... Le gouvernement provisoire ne peut pas se laisser mettre en discussion. Je demande donc qu'on décrète qu'il n'y a pas à délibérer. Et comme l'immense majorité demandait à aller aux voix, le citoyen Baze, l'un des réactionnaires déjà bien connus, se récria contre cette précipitation. La matière est assez grave, dit-il, pour qu'on ne doive pas clore la discussion après le discours d'un ministre ; je demande à présenter quelques observations. L'Assemblée, n'ayant pas voulu prolonger cette scandaleuse discussion, décida qu'il n'y avait pas lieu à délibérer. Mais la proposition faite par le citoyen Dabeaux n'était,
pas un fait isolé ; c'était la pensée des réactionnaires de l'Assemblée, qui
se promirent bien d'être persévérants. Ruiner le pouvoir
dans le présent, l'empêcher pour l'avenir, le dégrader dans le passé,
disait la presse républicaine, tel est le système
que poursuit la sainte église des réactionnaires. En effet, ils surent profiter de toutes les circonstances favorables à leurs projets, de tous les événements que la France eut à déplorer, pour obtenir, en détail, ce que l'Assemblée ne leur eût jamais accordé si elle eût pu apercevoir d'un coup d'œil tout le terrain que la réaction voulait faire perdre à la révolution de Février. Au milieu des attaques incessantes qui s'adressaient tantôt à l'ex-gouvernement provisoire, tantôt à la Commission exécutive, à ce pouvoir issu, peu de jours avant, de l'Assemblée elle-même, on célébra enfin la fête qui devait avoir lieu le dimanche précédent. Ce fut une assez triste chose que ces pompes et ces magnificences déployées au moment où les arrestations étaient à l'ordre du jour, et où les prisons regorgeaient de républicains de la veille, de ceux qui avaient contribué de toutes leurs forces à la fondation de celte République au nom de laquelle la magistrature de Louis-Philippe les poursuivait à outrance, comme au temps de la monarchie. Combien de gens ne durent pas aussi regretter d'apprendre que l'on venait de jeter un million à ces entrepreneurs de tous les régimes, lorsque tant de malheureux pères de famille étaient en proie aux plus poignants besoins ! Mais il fallait passer en revue les soldats de l'ordre, non-seulement ceux de Paris et des banlieues, mais encore tous ceux arrivés en grand nombre, depuis trois à quatre jours, de toutes les contrées de la France ; car il ne faut pas oublier que pendant la panique du 15, le télégraphe avait appelé au secours de Paris les gardes nationaux d'une foule de départements voisins. Cet appel au fédéralisme fut entendu, dit à ce sujet l'auteur du Prologue d'une Révolution ; il vint des gardes nationaux des départements les plus reculés. En route, ils apprenaient que Paris était parfaitement tranquille ; n'importe, il fallait, bien venir, aux frais de l'Etat, crier Vive l'Assemblée nationale ! En compensation, les ouvriers et les étudiants s'étaient généralement abstenus de paraître à la fête, et leur place était restée vide. C'est, dit un journal qui mentionnait cette abstention comme une preuve du tact que possède le peuple, c'est qu'il y avait du deuil dans les âmes ! Mais si le programme ne tint pas sa promesse à l'égard de bien des corporations et des jeunes gens des écoles, la fête n'en fut pas moins remarquable ; favorisé par une belle journée, le reste de la population s'était rendu au Champ-de-Mars avec empressement. Voici la description de la fête du 21 mai, que nous puisons dans les journaux qui s'en sont occupés. En se dirigeant du pont d'Iéna vers l'Ecole-Militaire, on voyait d'abord quatre grands mâts surmontés d'oriflammes tricolores ; puis, en entrant dans le Champ-de-Mars, deux pyramides triangulaires, pavoisées de nombreux drapeaux, ayant chacune à leur base trois statues colossales et allégoriques. On lisait sur les faces de ces pyramides les noms des principales villes de France et des pays amis. Au milieu du Champ-de-Mars s'élevait la statue gigantesque de la République, la main gauche appuyée sur l'autel de la patrie, la droite armée d'un glaive et tenant une guirlande : sa tête était surmontée d'un bonnet phrygien. A quelques pas de cette statue, on en voyait deux autres représentant la guerre et la marine. Dans la grande avenue s'élevait une estrade en amphithéâtre, découverte et adossée à l'Ecole-Militaire : on y montait par un large escalier de. huit marches, et on y avait préparé des rangs de chaises pour les représentants, les membres de la Commission exécutive, les ministres, les corps constitués. Sur le derrière, on avait disposé des banquettes pour les personnes munies de billets. A droite et à gauche on remarquait deux pavillons couverts portant les écussons des douze légions de la garde nationale de Paris. Au pied de l'estrade, que gardait un bataillon de la garde mobile, se tenaient les choristes engagés pour chanter des hymnes patriotiques. Dès six heures, les tambours de la garde nationale battirent le rappel ; à sept heures, la troupe de ligne et la garde mobile arrivaient au palais de l'Assemblée nationale, dont la garde leur avait été confiée. Pendant que les représentants du peuple se réunissaient avec les principaux corps constitués, les membres de la Commission exécutive, les ministres et les citoyens se portaient en foule au Champ-de-Mars et sur le passage du cortège. A neuf heures et demie, les premières colonnes de la garde nationale s'étaient massées sur les côtés du Champ-de-Mars, derrière les pavillons, laissant la grande allée du centre entièrement libre. Quelques instants après, le cortège se mit en marche, dans l'ordre suivant : Un escadron de garde nationale à cheval, la 5e légion, le 73e de ligne, les membres du pouvoir exécutif, les ministres, l'Assemblée nationale, dont on reconnaissait les membres à leurs nouvelles décorations à la boutonnière, les maires de Paris et de la banlieue. L'Etat-major de la garde nationale, les vainqueurs de la Bastille avec leur étendard, la garde nationale mobile, les blessés de Février avec leur bannière, les décorés de Juillet, drapeaux en tête ; les délégués des départements : l'Ain marchait le premier et les autres suivaient par ordre alphabétique ; la garde nationale de Compiègne, étendard et musique en tête ; la députation belge, les Italiens, l'Institut et les Académies ; les hommes des ateliers nationaux, portant de nombreuses bannières ; les députations allemandes et irlandaise, les Orphéonistes de Paris, les montagnards, les vieux soldats de l'empire, revêtus de leurs uniformes historiques ; les prisonniers (les pontons de Cadix, les écoles, l'artillerie de la garde nationale, la 2e légion de la banlieue, la garde nationale à cheval de la banlieue. A une assez grande distance marchaient les délégués du commerce de Paris, les compagnons de tous les devoirs avec leurs chefs-d'œuvre sur des brancards ; le personnel de l'administration des tabacs. Venait ensuite le char allégorique traîné par huit chevaux de labour et de trait : ce char avait la forme d'un autel surmonté de deux mains d'or qui s'unissaient sur les côtés. Un chêne, une charrue, des instruments aratoires et des fruits, une gerbe, des plantes et autres emblèmes ornaient ce char de la République, derrière lequel marchaient trois cents jeunes filles choisies dans d'honnêtes familles d'ouvriers, vêtues de robes blanches, parées d'écharpes nationales et le front ceint de feuilles de chêne. A la suite du char allégorique on remarquait une charrue à vapeur d'un nouveau système, et déjà soumise à des expériences ayant donné de bons résultats. Derrière marchaient encore les ateliers des femmes, suivis de plusieurs bataillons de la troupe de ligne et de la garde nationale. A dix heures et demie, le défilé a commencé devant l'estrade de l'Assemblée nationale. Les chants patriotiques, la musique des régiments, des légions, les coups de canon qui retentissaient de l'hôtel des Invalides aux hauteurs de Chaillot, formaient un étrange et magnifique concert. A six heures du soir, la garde mobile et la troupe de ligne ont commencé à défiler ; il fallut longtemps pour que ce défilé fût achevé, et lorsque les corps traversaient Paris pour se rendre à leurs quartiers et à leurs arrondissements, toutes les places, les rues et les boulevards étaient illuminés. Tel est, en résumé, le tableau de cette fête, qui aurait été cent fois plus belle si elle n'eût pas été célébrée à quelques jours de distance du déplorable événement dont la réaction s'était emparée. Néanmoins, les républicains remarquèrent avec bonheur que les cris de Vive la République démocratique ! à bas la réaction ! à bas les royalistes ! avaient retenti avec une force nouvelle, non-seulement durant le défilé, mais encore durant le retour de la population. Ce cri unanime nous a paru très-significatif, disait le journal la Réforme, et tout nous porte à croire que cette grande voix du peuple sera une utile leçon pour ceux des membres de l'Assemblée qui sont venus s'asseoir sur les bancs de la Constituante, l'esprit préoccupé d'arrière-pensées, de vieux souvenirs et de rêves contre-révolutionnaires ! La Réforme devait savoir que les contre-révolutionnaires n'agissaient jamais en présence du peuple pour saper la liberté ; que c'était dans les conciliabules tenus par les royalistes que se dressaient les plans de campagne, exécutés ensuite avec une grande persistance par tous les ennemis de la République et des républicains ; la Réforme n'ignorait pas que l'on pouvait déjà appliquer à la nouvelle Constituante ce que Saint-Just disait, avec tant de vérité, de sa devancière dans sa décrépitude de 1791 : L'Assemblée nationale, sénat le jour, lorsqu'elle délibérait sous les yeux du peuple, n'était plus, la nuit, qu'un antre de conspirateurs vendus au Comité autrichien. |
[1] Voici, sur les clubs, un décret de la Convention nationale, fort peu connu, que nous empruntons à l'Histoire des jacobins. Quoiqu'on ait oublié de préciser sa date, il est probable qu'il doit avoir été rendu le 25 ou le 26 juillet 1793.
La Convention nationale
décrète ce qui suit :
Art 1er. Toute autorité ou
tout individu qui se permettrait, sous quelque prétexte que ce soit, de porter
obstacle à la réunion ou d'employer quelque moyen pour dissoudre les sociétés
populaires, sera poursuivi comme coupable d'attentat contre la liberté et puni
comme tel.
Art. 2. La peine contre les
fonctionnaires publics qui se seront rendus coupables de l'un ou de l'autre de
ces délits est de dix ans de fers.
Art. 3. Les commandants de la
force publique qui agiraient ou donneraient des ordres pour agir à l'effet
d'empêcher la réunion, ou pour dissoudre les sociétés populaires, s'ils sont
porteurs d'une réquisition écrite, seront condamnés à cinq ans de détention ;
s'ils ont agi sans réquisition, ils subiront dix années de fers.
Art. 4. Les particuliers
coupables des délits ci-dessus, et ceux qui auraient enlevé ou ordonné
d'enlever les registres ou documents des sociétés populaires, seront poursuivis
et punis de cinq années de fers.
Art. 5. Les administrateurs de
départements et de districts et les municipalités seront tenus, sous leur
responsabilité, de veiller à ce que les délits de cette nature, qui se sont
commis avant la promulgation de la présente loi, soient promptement réparés.
Art. 6. Les procureurs généraux syndics, les procureurs syndics et les procureurs des communes seront tenus de dénoncer, et les accusateurs publics de poursuivre tous les délits de cette espèce qui viendront à leur connaissance, à peine de destitution.
[2] Jamais aucun club n'avait délibéré ni ne s'était rassemblé en armes ; mais il fut facile au gouvernement de prouver que des fusils avaient existé dans les locaux occupés par les bureaux des clubs, car, dans ce moment-là, chacun ayant son fusil, le déposait dans les lieux le plus à sa portée.
[3] Une mesure qui atteignit au cœur un grand nombre de clubs fut celle qui ôta aux sociétés populaires la jouissance des salles et autres locaux appartenant au gouvernement ou à la ville. Cette mesure, exécutée avec rigueur, et tout à coup, jeta dans la rue une foule de réunions qui s'étaient installées dans ces locaux après en avoir obtenu la permission. On fut obligé de louer, à grands frais, des salles mal situées, étroites ou incommodes, et toutes les sociétés populaires n'en trouvèrent pas facilement dans l'intérieur de Paris. Ce fut là une sorte de veto légal mis sur les sociétés. Le gouvernement put ainsi se montrer impunément contre-révolutionnaire ; il était dans son droit !
[4] Quelques jours après, les trois fils de Louis-Philippe, François, Henri et Louis d'Orléans, connus sous les litres de prince de Joinville, duc d'Aumale et duc de Nemours, protestèrent contre ce projet de décret, comme étant, à leur égard, une mesure dont leurs antécédents et leurs sentiments devaient les garantir. L'Assemblée écouta froidement la lecture de ces réclamations, et se borna à ordonner le renvoi de ces lettres à la Commission chargée d'examiner le projet de loi. A la séance du 24 mai, le décret fut adopté, malgré l'opposition du député Vezin, par une immense majorité ; une soixantaine de membres seulement votèrent contre.
[5] Le projet de loi présenté par le citoyen Billault, dans la séance du 16 mai, portait que, pour assurer la liberté des opinions de l'Assemblée nationale, tout attroupement serait défendu dans un rayon de quinze cents mètres du lieu où siège la représentation nationale : après trois sommations, l'attroupement devait être dissipé par la force. La peine du bannissement devait être appliquée aux contrevenants.
[6] L'histoire de celle époque doit conserver le mot que l'indignation arracha au représentant Sarrut, en entendant un de ses collègues s'acharner contre le préfet de police Caussidière : Etes-vous donc un pourvoyeur de bourreau ? cria Sarrut. Et cette sanglante apostrophe arrêta peut-être plus d'une nouvelle dénonciation.