La journée du 15 mai dévoile les projets des réactionnaires. — Ils se lancent violemment dans les voies rétrogrades. — Ils sont soutenus par les journaux contre-révolutionnaires. — Excès de la garde nationale. — Les prisonniers sont envoyés à Vincennes. — Projets des modérés. — Mot d'ordre contre les clubs. — Tenue des séances de l'Assemblée. — Rectification du procès-verbal. — Rapport du citoyen Garnier-Pagès. — Clubs cernés. — Dissolution des montagnards. — Attaques contre le préfet de police. — Le représentant Bonjean demande une enquête. — Le citoyen Lamartine défend la Préfecture. — La Commission exécutive mise en cause. — Elle est défendue par Jules Favre. — Explications données par Caussidière. — Il défend la garde républicaine. — Crémieux soutient Caussidière. — Celui-ci rejette le mal sur ceux qui ont fait battre le rappel. — Siège de la Préfecture de police. — On veut forcer Caussidière à quitter la Préfecture. — Bruits contradictoires que l'on fait courir sur la Préfecture. — La garde républicaine fraternise avec la garde nationale. — Licenciement et réorganisation de la garde républicaine. — Démission de Caussidière. — Ses adieux aux Parisiens. — Explications données par la garde républicaine. — Persécutions qui les attendent. — La réaction ne veut pas de républicains.La déplorable journée du 15 mai avait évidemment servi à planter le premier jalon de la contre-révolution au sein même de l'Assemblée nationale : jusqu'alors on n'avait pas osé se dire réactionnaire au milieu de la représentation du peuple. A partir de ce jour, chacun se montra ce qu'il était au fond de l'âme ; et les citoyens qui avaient fondé quelques espérances sur l'esprit de sagesse et de patriotisme de cette Assemblée furent obligés de reconnaître qu'ils s'étaient trompés. L'empressement avec lequel les républicains du lendemain, c'est-à-dire tous les ex-dynastiques, tous les contre-révolutionnaires, se mirent à démolir l'œuvre de la révolution de Février, en attaquant avec la même fureur et les hommes et les choses, ne put plus permettre le moindre doute sur les intentions de tous ces hommes arrivés à la représentation nationale avec le désir de venger leur récente défaite. A peine furent-ils rassurés sur le résultat de la tentative d'Huber et de l'échauffourée de l'Hôtel-de-Ville ; à peine se sentirent-ils raffermis sur ces bancs qu'ils avaient désertés si facilement en présence du flot populaire, qu'on les vit se lancer, avec une violence que rien ne put refréner, dans les voies rétrogrades. Ils furent, en cela, fortement secondés, dépassés même par la presse royaliste. Ces journaux, rédigés par les plus fougueux parmi les réactionnaires, étaient loin de se montrer satisfaits d'apprendre l'arrestation des principaux républicains de la veille ; ils trouvaient que ce n'était pas suffisant d'avoir jeté dans les cabanons de la Préfecture trois à quatre cents des plus valeureux combattants de Février : dans leur zèle pour la prétendue cause de l'ordre, ils auraient voulu que la moitié de Paris tînt en suspicion l'autre moitié, et que l'on fit payer chèrement aux hommes de Février leur audacieuse entreprise contre les trônes et les dynasties. Quant à la garde nationale, elle se montrait fière d'une victoire que personne ne lui avait disputée, et on la vit agir avec l'insolence du vainqueur. Ce ne fut pas assez d'avoir saccagé la maison du citoyen Sobrier, d'avoir vidé les tiroirs de son secrétaire et la caisse de son journal ; cette garde envahit, sans mandat, le domicile du citoyen Cabet, qui n'avait pas même paru à la manifestation, et le dévasta de fond en comble. D'autres domiciles furent aussi envahis et bouleversés. Peu s'en fallut que certains gardes nationaux ne s'en prissent à tous les ateliers où s'imprimaient les journaux républicains. Heureusement, ils étaient trop occupés à se débarrasser de leurs ennemis politiques. Et, en effet, quel excellent coup de filet que celui où l'on prenait à la fois et les membres les plus marquants du parti révolutionnaire, et la plupart des chefs des clubs ! Une chose digne de remarque, c'est que le seul homme qui, en bonne justice, eût dû être arrêté et mis en accusation, le seul réellement coupable dans cette affaire d'entraînement, Huber, fut aussi le seul qui s'échappa, après avoir été arrêté et détenu pendant quelque temps ! Dans la nuit, les prisonniers de l'Hôtel-de-Ville et les principaux parmi ceux gardés ailleurs furent envoyés à Vincennes[1]. Les prisons de la République se rouvrirent pour ceux qui avaient vieilli dans les prisons de la monarchie ; la magistrature de Louis-Philippe poursuivit de nouveau, et avec le même acharnement, les républicains qu'elle avait condamnés tant de fois, sans avoir pu lasser leur constant dévouement à la cause de la liberté. On renouvela contre les précurseurs de la République et contre ceux qui l'avaient fondée en février les lentes tortures des cachots du Mont-Saint-Michel et de Doullens ; on s'attacha à appliquer à des détentions qui n'étaient encore que préventives toute l'horreur du système cellulaire, et l'on jeta dans les cabanons humides et infects des hommes qui naguère couvraient leurs ennemis du manteau de leur popularité. On fit plus encore ; des fanatiques soutiens de l'ordre, ou plutôt des royalistes cachés sous le masque des républicains honnêtes et modérés, demandèrent à faire justice eux-mêmes de Barbès, de Sobrier, de Raspail et de Courtais : ils s'offrirent pour aller les fusiller dans leurs cabanons ; et l'on ne dut peut-être qu'à la sévère et impassible surveillance des troupes de ligne que ce crime ne souillât pas le règne de la Commission exécutive. Enfin, on signa dans plusieurs légions, et principalement dans celles des 1er, 2e et 10e arrondissements, composées d'honnêtes gens, une pétition demandant le rétablissement de l'échafaud politique. Tel fut le débordement des mauvaises passions déchaînées par la journée du 15 mai, que certains gardes nationaux se crurent permis de faire la chasse aux clubistes à coups de fusil[2]. Le mot d'ordre des royalistes, à l'issue de la séance permanente, fut donné à la fois contre les clubs et contre la Préfecture de police. Les gardes nationaux réactionnaires criaient donc, dans leurs bruyantes parades : A bas les clubs ! à bas Caussidière ! comme ils avaient crié, le 16 avril, A bas les communistes ! Quant à l'Assemblée nationale, elle reprit sa séance pour donner un libre cours à ses tendances contre-révolutionnaires : elles s'exerçaient déjà contre la Préfecture de police, et le bruit de la révocation de Caussidière était répandu par tous ceux qui désiraient son remplacement. Disons d'abord que, dès le matin, la place de la Révolution et le pont étaient entièrement interdits à la circulation. Les états-majors, la garde nationale, les huitième et quinzième bataillons de la garde mobile occupaient la place. Le quai d'Orsay, les rues de Lille, de l'Université, de Bourgogne, les jardins du palais de l'Assemblée étaient littéralement couverts de baïonnettes. L'esplanade des Invalides elle-même était occupée par la troupe. Le Louvre resta fermé ; et enfin les bureaux de l'Hôtel-de-Ville ne furent pas même ouverts pour les employés, la garde nationale qui défendait les abords de cette maison centrale ne voulant pas laisser passer ceux munis des cartes qu'ils avaient depuis le 25 février. Ajoutons que, sous prétexte d'un tassement qui se serait opéré dans les tribunes de l'Assemblée nationale, le public n'y fut plus admis. Ainsi, à l'avantage d'être gardée par vingt mille hommes, la majorité de l'Assemblée nationale joignit, ce jour-là, le bonheur de pouvoir discuter en famille les mesures impopulaires qu'elle méditait ! Le public siffla, il est vrai, la représentation extraordinaire qu'on lui donnait gratuitement le lendemain ; les journaux patriotes tournèrent en ridicule toutes ces précautions posthumes : ils oubliaient que les nouveaux chefs de la force armée, les nouveaux commandants des postes, ne pouvaient s'empêcher de faire preuve de zèle pour leur bienvenue. On commença par communiquer à l'Assemblée un arrêté du ministre de l'intérieur qui déclarait terminées les fonctions des commissaires généraux dans les départements. C'était combler les vœux de la réaction, tant déchaînée contre ces agents du ministre de l'intérieur ! Ordinairement, la lecture du procès-verbal de la précédente séance est un acte fort indifférent : il n'en fut pas de même le 16 mai. Le Moniteur avait rayé d'un trait de plume, et par ordre, le récit de tout ce qui s'était passé à l'Assemblée nationale depuis sa dissolution jusqu'à la reprise de la séance. Le citoyen Buchez avait cru, dit-il, de la dignité de la représentation nationale de ne pas rappeler les scènes de désordre qui avaient affligé tous les bons citoyens. Mais on reconnut que l'histoire avait aussi ses droits. Toutefois, en remplissant la lacune volontaire, on s'aperçut que le président et le bureau usèrent largement du droit de rectification ; aussi le récit posthume est-il resté en légitime suspicion dans toutes ses parties. Nous avons déjà dit pourquoi. Une circonstance, qui serait passée inaperçue si elle n'eût pas été très-caractéristique, signala encore la lecture de ce procès-verbal. Lorsque le secrétaire lut le passage relatif au général Courtais, dont les épaulettes et l'épée avaient été arrachées par des gardes nationaux, une voix de droite s'écria : Et la croix aussi ! on voulait achever de déshonorer le brave qui n'avait pas voulu faire tirer sur le peuple. Que de fiel dans l'âme des gens honnêtes et modérés ! Au milieu du tumulte qu'offrait cette séance depuis le commencement, les centres firent silence pour écouter l'un des membres de la Commission exécutive, le citoyen Garnier-Pagès : ils étaient sûrs d'apprendre de bonnes nouvelles. En effet, il venait faire part des mesures que la Commission exécutive, entraînée par le courant de la réaction, avait prises dans la nuit. Dès le matin, dit ce messager, l'ordre a été donné au ministre de l'intérieur d'opérer les arrestations nécessaires. Soixante-quinze hommes ont été arrêtés au domicile du citoyen Sobrier, où l'on a trouvé des munitions[3]. Le club Blanqui a été cerné ; des papiers et de l'argent ont été saisis[4]. Nous avons pris des mesures nécessaires pour que Blanqui, Barbès, Albert fussent dirigés sur Vincennes. Faut-il dire d'autres noms[5] ?... (Oui ! oui !) Raspail, Quentin ont été arrêtés, et le colonel d'état-major Saisset a été destitué et arrêté. Les régiments qui entouraient Paris ont été invités à y entrer. Le corps de montagnards a été dissous, et des ordres ont été donnés pour qu'ils fussent désarmés[6]. Quant à la Préfecture de police, toutes les mesures ont été prises. Nous avons trouvé dans le préfet de police, qui va se rendre dans l'Assemblée, une obéissance complète. Mais son entourage doit être changé. Toutes les mesures sont prises pour que satisfaction soit donnée à l'opinion publique. Que l'Assemblée nationale nous laisse agir, et qu'elle soit bien persuadée que nous ne cesserons nos efforts que lorsque nous aurons assuré le travail par la tranquillité et la tranquillité par l'ordre. Chacune des mesures annoncées par la Commission avait été vivement applaudie par le côté droit, car c'étaient autant de satisfactions données à l'esprit contre-révolutionnaire. Néanmoins, quelques membres de ce même côté trouvèrent qu'on n'avait pas fait assez : l'idée de voir encore Caussidière se maintenir à la Préfecture de police les contrariait tellement, qu'ils ne purent s'empêcher d'exprimer leurs désirs à ce sujet. Le représentant Bonjean se rendit l'organe de cette opinion. Il commença par déclarer que la Commission exécutive ne donnait pas assez de garanties en raison de la confiance qu'on lui témoignait, et qu'il fallait qu'on ne fût plus exposé à des attentats de la nature de celui de la veille. Puis, arrivant au préfet de police, que la réaction voulait faire tomber : Je demande, s'écria le représentant Bonjean, s'il est vrai que les ordres donnés hier n'ont pas été exécutés par le préfet de police. Je demande s'il n'est pas vrai que le personnel de la Préfecture doit être recomposé. Je demande s'il a été pris des mesures pour se défendre contre ces gardes républicains, qui font la force de certains pouvoirs ; car, il faut le dire, chacun se demande d'où surgissent ces uniformes inconnus qui effrayent Paris[7], qui solde ces troupes, qui nomme les officiers ? Je demande encore s'il n'est pas vrai que, dans un Conseil des membres du pouvoir exécutif, on a discuté cette question de savoir si le citoyen Caussidière resterait chargé de la garde de Paris... Ordonnez une enquête, et la vérité se fera jour, concluait le citoyen Bonjean. Vous saurez que pendant qu'on proclamait ici un prétendu gouvernement, la garde républicaine semait l'agitation dans la 12e légion : cette garde est animée d'un détestable esprit ; elle ne connaît pas la République, mais un homme seul ; le citoyen Caussidière[8] est son soleil, selon l'expression d'un capitaine de cette garde. S'il était évident que les réactionnaires voulaient la destitution de Caussidière, il le devenait aussi qu'ils entendaient faire remonter plus haut encore la responsabilité de la journée de la veille : ils mettaient en cause la Commission exécutive elle-même, et ne cessaient de demander une enquête, qui, faite par leurs amis, aurait été évidemment dirigée contre tout ce que les républicains avaient fait depuis la révolution de Février. M. Lamartine le comprit très-bien lorsqu'il vint défendre
les corps militaires anormaux attaqués avec tant d'ensemble et de violence
par les contre-révolutionnaires. Ce sont eux,
dit-il, et il ne faut pas l'oublier, qui ont
maintenu l'ordre dans un moment où Paris était sans force aucune ; ce sont eux
qui ont ensuite secondé la garde nationale. Le citoyen Caussidière a toutes
ces forces sous ses ordres. Je ne préjuge rien ; mais je déclare, dans mon
âme et conscience, qu'il a fait preuve d'autant de zèle que de patriotisme...
Que faut-il faire maintenant ? s'écriait cet orateur. Pacifier le pays, et
pour cela il faut calmer les passions au lieu de les exciter... Sachez, citoyens, nous continuer, pour quelques jours
encore, cette confiance qui fait notre gloire et notre force. Ce n'est pas
indéfiniment que nous vous demandons de prolonger de quelques jours le
pouvoir exécutif entre nos mains ; nous n'en voulons que pour arriver à
rétablir l'ordre qui souffre. Soyez sûrs que nous n'aurons rien à vous dire
qui ne soit une preuve de notre ardent patriotisme. Mais au fur et à mesure que le gouvernement s'abaissait, les prétentions des contre-révolutionnaires devenaient plus grandes : le citoyen Baroche déclara que les explications qu'on leur donnait étaient insuffisantes. Il dit que la Commission exécutive était responsable. Il parla de nouveau de l'enquête, et demanda impérieusement la dissolution immédiate et le désarmement de tous les corps armés illégalement. La séance prenait une tournure désavantageuse pour la Commission exécutive, que les réactionnaires accablaient d'interpellations, lorsque Jules Favre, après avoir repoussé un projet de loi draconien sur les attroupements autour de l'Assemblée, fit passer à l'ordre du jour. Ce qui a eu lieu, dit-il, n'a été que l'effet d'une surprise qui ne peut plus se renouveler, maintenant que la population a l'éveil. La législation actuelle est suffisante ; elle eût suffi hier... N'imitez pas vos devanciers ; ils ne surent jamais faire que des lois de circonstance... — Il faut que l'Assemblée s'en remette à la Commission exécutive et à la garde nationale, ajouta Sénart ; ne paraissons pas trop occupés de notre sécurité : ce serait le moyen d'en préoccuper le public. L'ordre du jour étant enfin adopté, l'Assemblée reprit la discussion du projet de règlement. Mais elle était inattentive, et une partie des membres quittaient la salle, quand Caussidière y entra ; chacun reprit sa place. J'ai été accusé dans cette enceinte d'avoir facilité ce qui s'est fait hier par un manque de surveillance, dit-il ; je vous demande un moment d'attention. Et Caussidière raconta tout ce qu'il avait fait, pendant deux mois et demi, pour faire régner l'ordre. Il exposa qu'au milieu de l'effervescence des passions, au milieu de troubles fréquents, il n'avait jamais demandé qu'un seul mandat d'arrestation contre l'homme qu'on lui désignait sans cesse comme le plus dangereux parmi les exaltés ; et que ce mandat, il ne l'avait pas même mis à exécution. Vous comprenez que moi, soldat de la liberté, que moi, qui me suis toujours battu pour la conquérir, je n'aurais pas voulu commencer, dit-il, par un acte arbitraire... ; mais je n'ai pas perdu de vue le citoyen que je regardais comme le chef du mouvement. Dans toutes les circonstances, ajouta Caussidière, j'ai employé les hommes qu'on poursuit aujourd'hui, et si ces hommes ne m'avaient pas aidé, je n'aurais pu empêcher les manifestations armées. Hier encore, dès le matin, je craignais la manifestation dont vous avez été témoins. J'ai tout fait pour l'empêcher ; j'ai réussi, autant que possible, à faire de l'ordre dans le désordre ; j'ai été dépassé... J'étais débordé, et je vais vous dire pourquoi... J'avais des agents, mais tous ne m'obéissaient pas ; j'avais un corps de cent gendarmes, qui ont fait comme les autres peut-être, et qui ont crié. Si j'avais pu sortir hier, comme je l'ai fait aujourd'hui, j'aurais invité une députation à venir près de l'Assemblée : ils auraient exposé leurs motifs, et on aurait évité un grand scandale... Le corps de la garde républicaine n'avait aucune force, aucune régularité ; ces hommes sont venus me dire : On nous avait promis une organisation régulière ; on nous trompe, et vous avec nous. Alors ils se sont abstenus... J'ai prévenu le général Courtais ; j'ai prévenu le président ; j'ai prévenu le gouvernement ; j'ai fait enfin mon devoir. D'où vient donc le mal ? C'est la fatalité... Savez-vous, citoyens, ce que nous devrions faire ? ajoutait Caussidière : agir de manière à ne pas nous faire moquer de nous à l'avenir, de manière à ce que le plus infime des journaux puisse dire de nous que nous sommes incapables de gouverner et d'administrer. Quant à moi, puisque je suis ici, permettez-moi de faire ma profession de foi. Mes sentiments démocratiques sont connus ; mes passions, mes pensées, sont pour le peuple et pour ceux qui ont souffert pour la grande cause de la liberté... Un mot en terminant. On a parlé du personnel, qui aurait pu être modifié. Citoyens, je ne pouvais, sans ingratitude, me séparer d'hommes fidèles et dévoués. En résumé, voulez-vous décréter qu'il y aura une garde républicaine ? Voulez-vous les acquérir de cœur et d'âme, ou voulez-vous que je licencie deux mille cinq cents hommes dévoués, qui ont rendu et qui peuvent rendre encore de grands services ? Voilà la question. J'étais d'avis d'une police de conciliation ; j'en ai proposé le plan au gouvernement ; je lui ai proposé ce que je vous soumets à votre tour, à savoir : d'organiser les gardes républicaines. Avec deux mille cinq cents hommes sages, bien organisés, ayant un bon esprit, vous arriverez à un plus prompt résultat qu'avec dix mille hommes mal disciplinés... Caussidière, dans le cours de son improvisation, avait dit que si l'on jugeait qu'il ne dût pas rester à la Préfecture de police, il se révoquerait de lui-même. Aucune réponse n'avait été faite à cette question ; mais, à peine était-il descendu de la tribune, qu'une foule d'interpellations lui furent adressées. Le représentant Bavoux lui demanda des explications sur la maison Sobrier, sur les fusils et les munitions qu'on y avait trouves. Il lut une lettre dans laquelle on annonçait que trois barils de poudre avaient été déterrés dans les caves ; qu'on y avait découvert trente hommes armés de mousquetons, etc.[9]. M. Dupin aîné ajouta qu'il fallait prendre toutes les mesures reconnues nécessaires pour qu'il n'y eût plus d'émeutes à Paris. Il demanda que l'on utilisât dans les ateliers de guerre cette population toujours en disponibilité permanente pour l'émeute. Ils y gagneront par leur travail, dit-il, ce salaire qu'ils touchent sans travailler. On ne pouvait plus mettre en doute que les réactionnaires ne voulussent faire tomber le préfet de police et la Commission exécutive avec lui ; toutes ces questions tendaient à ce but. Jules Favre, impatienté, rappela que Caussidière venait de donner les explications les plus complètes. Et comme on lui répondait qu'il ne s'était pas justifié : — Je n'ai pas besoin de me justifier, répondit le préfet de police, fort blessé de cette expression. — Attendez donc que j'aie fini ; faites donc taire un instant ce que vous avez dans le cœur pour que la justice puisse se faire entendre, reprit Jules Favre. Le préfet de police a été entendu. Si les explications qu'il vous a données ne sont pas complètes, questionnez-le encore. Mais il est temps de clore ici l'incident et de laisser à la Commission exécutive le soin d'accomplir le mandat que vous lui avez confié. Le citoyen Crémieux crut devoir assurer l'Assemblée que toute satisfaction serait donnée à la justice et à l'opinion. Puis, revenant sur Caussidière, qu'il voyait attaqué avec acharnement, et auquel on demandait compte à : la fois et de la fuite d'Huber et de celle de Flotte, et même de ce que Blanqui n'avait pas été arrêté ; Crémieux énumérait toutes les raisons qui avaient engagé le gouvernement provisoire à employer le préfet de police. La Commission, ajouta-t-il, avait pris toutes les mesures pour assurer la sécurité de l'Assemblée. Mais, par un malentendu déplorable, le préfet, ami dévoué du gouvernement provisoire, nous avait dit que la démonstration était pacifique, et nous l'avons cru. — Oui, s'écria alors Caussidière, la manifestation devait être pacifique, et je vous ai dit que je répondais de tout si on ne faisait pas battre le rappel. Ceux qui ont donné ces ordres sont seuls responsables du scandale qui a eu lieu, et qu'il eût été facile de prévenir. A ces mots, une explosion de murmures partis du côté droit fit sentir a Caussidière qu'il était condamné par les réactionnaires. Vainement Crémieux fit-il sentir à ces membres si susceptibles qu'ils ne s'étaient point trouvés dans les circonstances qu'avait traversées le gouvernement provisoire et le préfet de police ; qu'un monde avait été supporté par eux, sur leurs épaules, sans qu'une goutte de sang eût été versée. Il fallait des holocaustes, et Caussidière devait succomber. N'oublions pas de dire que pendant qu'il se défendait à la tribune, la Préfecture de police était comme assiégée par une masse de gardes nationaux, sous les ordres de Clément Thomas, et par des troupes de ligne, commandées par le général Bedeau. Le ministre de l'intérieur, interpellé à ce sujet, répondit qu'en effet il y avait trois ou quatre bataillons de gardes nationaux autour de la Préfecture ; mais qu'il avait recommandé la plus grande modération pour éviter l'effusion du sang. Le ministre oublia d'ajouter que la troupe de ligne et les mobiles y étaient aussi, avec du canon. Pour comprendre ces préparatifs de guerre civile commandés par l'autorité, il faut savoir que depuis la veille les contrerévolutionnaires avaient répandu les bruits les plus effrayants sur la Préfecture de police. On disait que les montagnards, les gardes républicaines et beaucoup d'autres hommes armés s'y étaient enfermés, en état d'insurrection contre l'Assemblée nationale[10]. On affirmait que Caussidière s'était placé à la tête de tous ces mécontents, et qu'il avait juré de ne point quitter la Préfecture de police que le gouvernement n'eût rendu justice à tous ces républicains si dévoués à la Révolution. Ah ! Caussidière ne veut pas quitter la Préfecture ! avaient dit les vainqueurs du 15 mai. Eh bien ! nous allons le faire sortir par la porte ou par les fenêtres ! Et aussitôt des ordres avaient été donnés aux bataillons de gardes nationaux les plus dévoués d'aller faire le siège de la Préfecture. Depuis plusieurs heures, c'est-à-dire tout le temps que Caussidière avait passé à la Commission exécutive et à l'Assemblée nationale, six mille hommes s'étaient présentés à l'hôtel de la Préfecture pour y assiéger les quinze cents gardes républicaines qui s'y trouvaient. Les gens qui voulaient en finir avec Caussidière et ses gardes du corps n'auraient pas reculé devant un conflit qui eût pu être sanglant. Mais la Commission exécutive avait décidé que les seuls moyens de conciliation seraient employés, persuadée qu'elle était qu'en procédant ainsi, on ne répandrait pas une seule goutte de sang, la Commission étant loin de considérer la Préfecture de police comme en état d'insurrection. Jules Favre se trouva donc heureux de pouvoir annoncer que la Préfecture était alors occupée simultanément par la garde nationale et par la garde républicaine. Et comme le côté droit lui répondait que cela n'était pas exact, le représentant Ducoux s'empressa de confirmer cette nouvelle. L'émotion de l'Assemblée est entretenue par des bruits tellement contradictoires, dit-il, que j'éprouve le besoin de monter à la tribune pour les démentir. Les montagnards ont évacué, ce matin, la Préfecture de police. J'ai voulu avoir des explications avec le commandant de la garde républicaine, et savoir quels étaient les sentiments de ses soldats : il m'a dit qu'ils ne reconnaissaient qu'un maître, qu'un souverain, l'Assemblée nationale. J'ai regretté alors que six mille de nos concitoyens restent depuis ce matin sur les quais, exposés aux ardeurs du soleil. On avait dit que la garde républicaine ne voulait obéir qu'à un seul nom ; j'ai voulu savoir si nous avions affaire à des janissaires ou à des soldats. J'ai vu dans la cour la garde républicaine fraterniser avec les gardes nationaux, très-nombreux, qui ont pénétré dans l'hôtel. — Je viens de la Préfecture, s'écria aussitôt le citoyen Lucien Murat, et je puis certifier qu'il n'y a pas plus de cinquante gardes nationaux qu'on ait laissés y pénétrer. J'ai voulu parlementer avec le chef de la garde républicaine ; je lui déclinai mon nom, ma qualité de représentant ; je lui dis : Si j'ai l'ordre de Caussidière, vous rendrez-vous ? — Non, me répondit-il, nous sommes ici quinze cents, et nous ne nous rendrons jamais, que sur l'ordre de Caussidière. — Eh bien ! dis-je, ce sera facile ; il est à la Chambre, et je vais vous rapporter son ordre. — Non, répondit-il, nous ne nous rendrons qu'à lui seul, et quand il sera là... Sachez maintenant que si l'on vous dit qu'il n'y a que cent cinquante à deux cents hommes à la Préfecture, on vous trompe ; il y a quinze cents hommes résolus à mourir jusqu'au dernier, non pour la République, mais pour le citoyen Caussidière. Comme on le voit, il y avait dans l'Assemblée bien des membres qui, soit conviction, soit mauvaise intention, étaient disposés à présenter la Préfecture de police comme en état d'insurrection complète, tandis que des témoins oculaires assuraient qu'il ne s'y passait rien d'extraordinaire, si ce n'est les troupes envoyées pour surveiller la garde républicaine. Il fut même démontré, par les dates, que M. Lucien Murat avait été induit en erreur. Le citoyen Emmanuel Arago mit un terme à l'indécision qui tourmentait l'Assemblée, en faisant rejeter ces rapports contradictoires, et en décidant l'Assemblée à s'en rapporter à la sollicitude de la Commission exécutive à ce sujet. Un instant après, les citoyens Perrée et Lacrosse, arrivant de la Préfecture, assurèrent qu'ils y étaient entrés avec la plus grande facilité, et qu'ils avaient vu les gardes républicaines fraterniser avec la garde nationale... Reçus eux-mêmes aux cris de Vive l'Assemblée nationale ! ils avaient rapporté une déclaration des gardes républicaines, dans laquelle ils protestaient de leur dévouement à cette Assemblée. Ainsi s'anéantirent les terreurs calculées dont la Préfecture de police avait été l'objet pendant toute la journée. Cependant, Caussidière ne s'était que trop aperçu de l'animosité dont il était tout à coup devenu l'objet. Au sortir de l'Assemblée, il se rendit à la Commission exécutive pour y apporter sa démission. Mais avant, il voulut faire régulariser la position du corps avec lequel il avait si longtemps maintenu l'ordre sans recourir à aucun moyen extrême. Il fut décidé que la garde républicaine, les montagnards et les Lyonnais seraient licenciés ; que les hommes provenant de ces corps seraient versés dans une garde républicaine parisienne que l'on formait, avec deux mille hommes d'infanterie et six cents hommes de cavalerie, pour le service spécial de police de la ville de Paris, et que ce dernier corps, soldé par la ville et placé dans les attributions du ministère de l'intérieur, serait sous les ordres du préfet de police. C'était régulariser indirectement, ainsi qu'on le promettait depuis longtemps, la position de tous les hommes qui entouraient la Préfecture de police depuis la révolution de Février. Tous les citoyens qui avaient fait ce service par dévouement se retirèrent, et principalement ceux formant le corps dit des montagnards ; les autres, voyant une carrière militaire s'ouvrir devant eux, profitèrent de la nouvelle organisation pour s'y faire admettre. En définitive, il n'y eut de changé que la dénomination et une partie de l'uniforme. La garde républicaine parisienne devait continuer d'être ce qu'elle avait été. Seulement, elle passa sous les ordres d'un autre chef, Caussidière ayant donné sa démission de préfet de police et de représentant du peuple, après avoir obtenu cette régularisation. Le lendemain, les journaux républicains publiaient les adieux de Caussidière aux habitants de Paris. J'ai donné ma double démission de préfet de police et de représentant du peuple, disait-il à ses administrés. Le gouvernement avise à mon remplacement comme préfet ; les électeurs jugeront leur mandataire... Qu'il me soit permis, en déposant un si rude fardeau, supporté avec courage et dévouement, de vous rappeler quelle était la situation de Paris au 25 février. Vous savez ce qu'elle est aujourd'hui. La population m'a su gré de mes efforts et de leur succès : elle me l'a témoigné à plusieurs reprises, et notamment par les suffrages dont elle m'a honore dans les élections... Hier, dans le sein de l'Assemblée, je n'ai pu faire que des réponses incomplètes à de vagues insinuations. Je m'expliquerai ultérieurement s'il en est besoin. Aujourd'hui, je ne veux pas me séparer de mes fonctions sans vous adresser mes vœux les plus ardents pour l'affermissement de vos libertés, et de l'ordre qui les protège... Une bonne police assure, plus puissamment que toute autre combinaison, du travail au peuple, à ce peuple parisien dont le bien-être était, je l'avoue, et sera toujours ma première préoccupation, pour lui-même, pour vous tous et pour la République. Grande fut la joie des contre-révolutionnaires lorsqu'ils virent à terre l'homme du peuple et de la Révolution ; leurs journaux chantèrent victoire ; ils se promirent bien de ne point s'arrêter en si bon chemin. Quant aux gardes républicaines, objet de la défiance et de la haine de tous les royalistes, ceux-ci les insultèrent et les calomnièrent, suivant leur habitude. Ces hommes si dévoués à la République, à laquelle ils avaient spontanément offert leurs services dès le moment de la chute du trône ; ces. hommes qui, pendant trois mois, avaient veillé nuit et jour au maintien de l'ordre ; qui ne s'étaient jamais plaints des fatigues et des privations qui leur furent imposées, répondirent avec indignation. S'adressant à la population parisienne : Citoyens, leur dirent-ils, on nous a calomniés ; on a voulu faire de nous des hommes dangereux et hostiles aux institutions que nous avons proclamées ensemble sur les barricades. Quelques journaux disent que nous avons capitulé et que nos chefs se sont rendus à discrétion. Il n'y a pas eu, il ne pouvait y avoir de capitulation, parce qu'il n'y avait ni assiégés ni assiégeants ; il n'y avait que des frères. Des forces imposantes sont, venues, il est vrai, prendre possession de la Préfecture de police, où nous étions : à leur approche, nous avons reconnu des frères qui, la veille encore, nous serraient la main, et les portes se sont ouvertes. Si nous avions été ce que la malveillance disait, nous pouvions repousser la force par la force ; mais le sang eût coulé : nous avons préféré leur tendre la main et ne point avoir de victimes à déplorer. Dites-nous maintenant si nous sommes des hommes sanguinaires, ennemis de l'ordre ; dites-nous enfin si nous ne méritons pas les sympathies de nos concitoyens et le titre de garde républicaine parisienne ? — Vive la République ! Hélas ! ces braves croyaient être arrivés à une position régulière : ils ne réfléchissaient pas qu'ils portaient avec eux les stigmates de leur péché originel, et qu'on ne leur pardonnerait jamais d'avoir contribué à fonder la République sur les ruines de la monarchie. Ils devaient s'attendre, eux et leurs chefs, à toutes sortes de persécutions ; ils devaient s'attendre à être de nouveau dissous, désorganisés et réorganisés dans le sens le plus réactionnaire, et enfin à être licenciés et jetés sur le pavé, comme un citron dont on a exprimé le jus, lorsque leur popularité eut été compromise. Après un an de vicissitudes et d'humiliations de toutes sortes éprouvées par ce corps d'élite sous tous les rapports, les gardes républicaines, tant de fois baptisées de noms différents, tant de fois dépouillées de leurs uniformes, de leurs plumets, de leurs ornements militaires, n'existèrent plus que dans les Annales de notre Révolution de 1848 ; et l'on put lire dans le Moniteur du 14 juillet de l'année suivante la note ci-après : La Commission chargée d'examiner le projet de loi présente par le ministre de la guerre relativement à l'incorporation dans l'armée et dans la nouvelle garde républicaine de quelques officiers de cette même garde, s'est réunie ce matin, et à résolu de proposer à l'Assemblée le rejet du projet de loi. C'était logique. On ne pouvait pas mêler parmi les anciens officiers royalistes de la garde municipale sous Louis-Philippe, des officiers entachés de républicanisme ! |
[1] Toute la nuit dernière, racontait un journal, Paris n'a cessé d'avoir les apparences d'une ville assiégée. On ne rencontrait partout que troupes et patrouilles... Dans la nuit et ce matin, on a saisi les papiers de plusieurs clubs... Tous les cabanons de la Préfecture de police sont encombrés aujourd'hui de citoyens arrêtés par a garde nationale.
[2] L'affaire du passage Molière, où des gardes nationaux de Charonne, fouillant la salle, tirèrent, dans l'obscurité, les uns sur les autres, et laissèrent plusieurs des leurs sur le pavé, prouve dans quelles intentions ces forcenés s'étaient portés contre le club des Droits de l'homme.
[3] Il eût été plus simple de dire que l'on y avait trouvé une partie des munitions que le gouvernement y fit apporter lui-même ; les autres cartouches, ainsi que les deux tiers des fusils, ayant déjà été rendus par Sobrier.
[4] Le club Blanqui avait, le soir même, tenu sa séance ordinaire, afin de constater un droit, que ses membres considéraient comme inaliénable. Ils étaient naturellement peu nombreux, lorsqu'il prit fantaisie à un bataillon de la garde nationale d'aller l'envahir et de le fermer ; ce qui eut lieu avec toutes les circonstances ordinaires de saccagement, de bris, de dévastation, de destruction de papiers et de disparition des sommes en caisse.
[5] Voilà un gouvernement bien informé ! Il annonce l'envoi de Blanqui à Vincennes, quand ce dernier n'était pas même arrêté. On sait qu'il ne le fut que plusieurs jours après.
[6] Voir aux Pièces justificatives, la Lettre des montagnards.
[7] Le représentant Bonjean, qui faisait de pareilles questions, ne savait donc pas qu'il y avait eu en France une grande Révolution ; que ces corps auxiliaires étaient issus de celle Révolution, et qu'ils avaient puissamment contribué à faire régner l'ordre au milieu d'une population immense, toujours agitée, et alors livrée à elle-même sans force publique organisée.
[8] C'était une calomnie de présenter la garde républicaine comme animée d'un esprit détestable, et de dire qu'elle ne connaissait pas la République. Cette garde était, sans doute, attachée à son créateur, Caussidière ; mais elle était essentiellement républicaine, essentiellement dévouée à la liberté.
[9] Tout cela était faux ; mais ces nouvelles n'en produisaient pas moins l'effet qu'on s'en promettait.
[10] Nul doute que si, au moment où Barbès et ses amis s'installaient à l'Hôtel de-Ville, la garde républicaine et les montagnards s'y fussent portés pour protéger le nouveau gouvernement, les choses n'eussent eu une autre solution ; car, il ne faut pas oublier que la garnison de l'Hôtel-de-Ville fit bientôt cause commune avec le peuple, et que bien des bataillons de la garde nationale s'étaient débandés.