HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VIII.

 

 

Faute immense que commettent les révolutionnaires. — Ils laissent les représentants se reconstituer. — Proclamation de la questure. — Quelques députes rentrent en séance. — Outrages faits au général Courtais. — Les gardes nationaux en armes s'emparent de la salle. Ils protègent les représentants, qui arrivent successivement. — Lamartine propose de marcher sur l'Hôtel-de-Ville. — Départ de sa colonne. — Permanence de l'Assemblée. — Les réactionnaires retrouvent la parole. — Proposition d'enquête. — Mise en accusation du général Courtais. — Le questeur Degousée demande la réorganisation de l'état-major et de la préfecture de police. — Léon Faucher soutien ! les réactionnaires. — L'Assemblée s'oppose d'abord aux propositions irréfléchies. — Berryer fait passer à l'ordre du jour. — Motions diverses du citoyen Luneau. — La Préfecture de police. - Sac de la maison Sobrier. — Echauffourée au ministère de l'intérieur. — La position s'éclaircit. — Propositions intempestives et surannées. — Odilon Barrot, Jules Favre, Portalis. — Réquisitoire de ce dernier contre Courtais et Barbès. — Discussion à ce sujet. — Attaque contre les clubs. — Garnier-Pagès promet la République honnête et modérée. — Retour de Lamartine de l'Hôtel-de-Ville. — Premier exemple de ta République honnête et modérée. — Mauvais traitements subis par Louis Blanc. — Récit qu'il fait de sa rentrée à l'Assemblée. — Fureur déployée par les modérés. — Louis Blanc à la tribune. — injures que lui prodiguent les modérés. — Il déclare qu'il n'a pas été à l'Hôtel-de-Ville. — Rapport du citoyen Marrast. — Poursuites sollicitées contre Albert. — Il est défendu par Louis Blanc. — Flocon rappelé à l'ordre pour avoir prêché la modération. — Fin de la séance permanente.

 

S'il était encore besoin de démontrer que le crime commis par Huber fut l'effet d'une détermination spontanée produite par un vertige, et que nulle préméditation n'avait précédée, nous rappellerions ici que, lorsque le peuple se trouva maître absolu de la salle et du Palais législatif, aucune mesure ne fut prise par lui pour empêcher les représentants en fuite de S'y réunir de nouveau.

C'était là cependant le premier conseil que la plus simple prudence eût dû présenter aux conspirateurs, dont la plupart devaient connaître assez les fautes commises par le peuple dans les journées de prairial de l'an III, pour en éviter la répétition. S'il y eût eu un plan, un projet quelconque, des bases arrêtées, nul doute qu'on y eût prévu le cas de la dissolution de l'Assemblée, de la sortie volontaire ou forcée des représentants chassés de la salle, et enfin des efforts qui seraient faits par tout ou partie de la représentation nationale, revenue du premier mouvement de surprise, pour se réunir de nouveau dans le lieu ordinaire des séances, si on leur en laissait la possibilité. Les révolutionnaires devaient faire fermer les portes du palais, garder en forces les abords, et empêcher, par tous les moyens possibles, au moins pour le reste de la nuit, les représentants de s'y réunir et d'y délibérer. A cette condition seule, les révolutionnaires pouvaient espérer de ne pas mettre l'autorité qu'ils allaient établir à l'Hôtel-de-Ville en présence d'une autre autorité redoutable, autour de laquelle les pouvoirs et la force armée devaient nécessairement se rallier encore.

Ce fut donc une faute immense de ne pas avoir fait complètement évacuer et fermer le local qu'ils venaient de quitter, L'échauffourée, si imprévue par les chefs de clubs, ne pouvait avoir quelques chances de succès qu'autant que la représentation nationale eût pu être considérée comme irrévocablement dissoute, comme définitivement mise hors d'état d'agir, comme n'existant plus ; et il eût suffi pour cela que des obstacles physiques fussent mis à toute tentative de réunion. Déjà, la plupart des représentants paraissaient avoir pris au sérieux la sentence prononcée par Huber. Quoi qu'en dise le procès-verbal posthume, plus d'un de ces députés étaient rentrés chez eux ; d'autres erraient dans le jardin des Tuileries, sur les quais et même sous les arbres des Invalides. Quelques-uns, il est vrai, s'étaient rassemblés à la Présidence, où se trouvaient réunis un ou deux vice-présidents et les questeurs ; mais le président de l'Assemblée lui-même était au Luxembourg. Il eût donc été très-facile d'expulser de la Présidence ceux qui s'y trouvaient ; et, certes, les autres ne seraient pas revenus s'ils eussent su que le peuple gardait les approches du palais.

Mais les révolutionnaires avaient laissé tout à l'abandon. Le local était resté entièrement ouvert de tous les côtés ; on y entrait et en sortait sans aucune difficulté ; la salle des séances, les tribunes, pleines de citoyens, offraient l'aspect de la plus grande liberté ; les curieux qui s'y trouvaient semblaient attendre la reprise des délibérations de la représentation nationale ; et lorsque enfin un bataillon de la garde mobile fit sortir les étrangers de l'enceinte réservée aux représentants, ces gardes agirent d'après les ordres des questeurs, et non d'après ceux de l'insurrection victorieuse.

Les questeurs seuls donnèrent signe de vie, dans l'intervalle d'une séance à une autre : la première protestation qui parut contre la dissolution fut affichée par les soins et avec la signature du seul questeur Degousée ; ce qui prouve au moins que ceux qui la rédigèrent n'étaient pas nombreux... On y disait que la dissolution de l'Assemblée était un fait faux, contre lequel les citoyens devaient se tenir en garde, et on y annonçait la prochaine reprise des séances.

Pendant qu'on affichait cette déclaration propre à mettre en doute le fait accompli naguère, des gardes nationaux de la 2e légion arrivaient aussi dans les salles de l'Assemblée et les faisaient évacuer successivement, sans rencontrer d'obstacle, les citoyens qui s'y trouvaient encore n'étant guère, que des curieux peu disposés à entrer en lutte avec les baïonnettes. La salle des délibérations se trouvant ainsi complètement déblayée, les représentants rassemblés à la Présidence ou dans les bureaux furent invités à aller reprendre la séance ; ce qu'ils firent sous la présidence du ministre des finances Duclerc, assisté par les représentants Grandin et Lagache. La salle était alors pleine de gardes nationaux en armes[1], auxquels ce dernier représentant annonça qu'en l'absence du président et des vice-présidents c'était un membre du gouvernement provisoire, le citoyen Duclerc, qui montait au bureau : il les engagea à soutenir l'Assemblée nationale.

Rassuré sur les intentions des gardes nationaux qui occupaient la salle, le citoyen Duclerc déclara, au nom du peuple français, que l'Assemblée reprenait ses travaux. Vive l'Assemblée nationale ! crièrent les citoyens en armes.

En ce moment, raconte un journal, le général Courtais entrait dans la salle par une des portes de droite ; il était en uniforme de commandant en chef de la garde nationale, ce qui n'empêcha pas ses subordonnés et une partie des députés de l'accueillir aux cris de : A bas Courtais ! à bas le traître ![2] Le général voulut exposer sa conduite afin de se justifier du reproche de trahison qu'on lui adressait ; mais il en fut empêché par une foule d'hommes furieux qui se jetèrent sur lui, le renversèrent de son banc, lui déchirèrent ses habits, en l'accablant d'épithètes les plus insultantes : l'un lui enlève son épée et la brise, l'autre lui arrache ses épaulettes et l'en frappe au visage[3]. Des baïonnettes sont dirigées contre sa poitrine ; et malgré son grade de général, son titre de représentant et ses cheveux blancs, ce brave et digne citoyen eût été assassiné au milieu de ses collègues les modérés de l'Assemblée, si les citoyens Flocon, Vieillard et le garde national Fitz-James ne se fussent jetés au-devant des assassins. On protégea ainsi la sortie par les portes latérales d'un homme à qui la contrerévolution ne pouvait pardonner de ne pas avoir fait tirer sur le peuple désarmé. Mais ce ne fut pas sans peine qu'on parvint à mettre le général hors d'atteinte des coups de crosses et de baïonnettes que des misérables couverts de l'habit de garde national lui portaient sans cesse[4].

 

D'après cette première scène de la réouverture, on dut prévoir ce que serait cette séance, la première où la réaction put donner ouvertement cours à ses haines.

Ce fut d'abord le tour du citoyen Clément Thomas, qui, au nom de la garde nationale de Paris tout entière, parut à la tribune pour protester contre la violation de l'Assemblée et contre une dissolution que la garde nationale, dit-il, n'acceptait pas. De vives acclamations accueillirent les paroles du nouveau commandant de la garde civique parisienne, et celui-ci conjura l'Assemblée de reprendre et de continuer ses travaux, sous la protection de cette troupe. Les gardes nationaux présents jurèrent de ne point déposer les armes tant que la sûreté de l'Assemblée serait menacée ; et ce serment fut prêté avec des trépignements de joie. De son côté, un membre déclara, au nom de l'Assemblée, qu'elle mourrait à son poste plutôt que d'abandonner ses devoirs. C'était oublier bien promptement les événements de la journée !

Cependant, les représentants arrivaient successivement, quoique lentement. Le ministre de la justice et le citoyen Lamartine étaient venus, l'un du ministère, l'autre de la Commission exécutive. Mais Crémieux ne put se faire entendre, à cause du bruit qui régnait dans la salle. Ce fut alors que le président provisoire insista pour que les gardes nationaux qui occupaient les bancs les plus rapprochés de la tribune et les couloirs de l'hémicycle se rangeassent en cordon tout autour des bancs les plus élevés.

Ayant enfin obtenu un peu de silence, le citoyen Lamartine, qui se tenait à la tribune, entouré de Crémieux et de Ledru-Rollin, prit la parole ; mais il fut encore nécessaire de la lui conserver au moyen d'un ban que le bureau fit battre par les tambours. Suivant l'habitude de tous les triomphateurs possibles, Lamartine proposa de voter des remerciements à la garde nationale, à qui, dit-il, était due la rentrée libre de l'Assemblée nationale dans son enceinte, à l'ombre des baïonnettes. Ce fut alors un déluge de propositions analogues : l'un demandait la reconnaissance de la patrie pour la garde mobile ; un autre voulait qu'on y ajoutât l'armée. M. de Lamartine la fit obtenir aussi à la principale, à l'immense majorité de la population de Paris, indignée, dit-il, des scandales qui avaient un instant déshonoré l'enceinte de la représentation nationale. Comme on le pense, tout cela fut voté avec un grand enthousiasme ; et il est probable qu'on eût compris dans ce décret le bureau même, si l'on avait su en ce moment-là ce que ce bureau était devenu.

Mais il fallait mériter ces honneurs accordés jusque-là à la bonne volonté et par avance. Lamartine le fit sentir à tout le monde, en déclarant que, dans les circonstances où l'on se trouvait, la tribune n'était pas la seule place d'honneur d'où l'on pût veiller au salut de la patrie.

Sachez bien, citoyens, ajouta-t-il, que si la compromission momentanée, malheureuse, que dis-je ? peut-être heureuse... sachez que si cette compromission momentanée de l'indépendance de l'Assemblée nationale a affecté la garde nationale tout entière, elle n'a pas moins affecté la population de Paris, qui se pressait autour de vous pour une pétition, et qui rougissait d'avoir envahi votre enceinte et profané la représentation nationale...

 

Et comme la garde nationale se montrait impatiente d'accourir à l'Hôtel-de-Ville, Lamartine déclara qu'en effet les moments étaient précieux, non pas pour Paris, faisait-il observer, non pas pour ce peuple qui rougirait davantage de l'attentat commis à mesure qu'il aurait le temps de la réflexion, mais pour les départements, où il pourrait s'élever quelque malentendu terrible. Nous allons nous réunir, disait-il en terminant sa harangue ; nous allons nous réunir avec les membres du gouvernement, qui, tous, sont animés des mêmes sympathies, des mêmes sentiments que moi ; avec ceux-là même que le choix des factieux aurait déshonorés... Dans un moment pareil, le gouvernement n'est plus dans un conseil, le gouvernement est à votre tête, citoyens gardes nationaux ; il est à votre tête, dans la rue, sur le champ du combat[5].

A l'Hôtel-de-Ville, s'écrièrent les hommes armés, à l'Hôtel-de-Ville !

Aussitôt les tambours se mirent à battre la marche ; les gardes nationaux quittèrent la salle : on forma dé ceux-ci une forte colonne, à la tête de laquelle se placèrent et Lamartine et Ledru-Rollin ; puis cette colonne, grossie d'une foule de gardes nationaux qu'elle rencontra sur son passage, d'un escadron de cavalerie de la ligne, et ayant avec elle deux pièces de canon pour enfoncer les portes en cas de résistance, se dirigea, au pas de course, sur l'Hôtel-de-Ville, en faisant retentir l'air des cris de : Vive l'Assemblée nationale ! vive Lamartine !

A peine les gardes nationaux avaient-ils, en grande partie, quitté l'Assemblée nationale, que le président engagea les représentants à reprendre leurs places. La parole fut donnée au ministre de la justice, M. Crémieux. Cet orateur, après avoir fait l'application du mot de Sieyès à la situation où se trouvait l'Assemblée nationale[6], l'invita au calme et à la modération. Puis il proposa un décret en deux lignes, par lequel l'Assemblée se déclarait en permanence, décret qui fut voté par acclamation. M. Crémieux parla ensuite des mesures générales à prendre afin que la France fût rassurée. Et comme ce ministre de la justice déclarait qu'il ne connaissait pas assez les noms de ceux qui avaient commis l'attentat, une voix partie du côté droit fit entendre ces mots : Je vous les dirai, moi !...

Plusieurs représentants demandent aussitôt la parole pour s'opposer à ce que des noms soient prononcés dans ce moment d'irritation.

Pas de noms ! pas de noms ! s'écrient-ils.

Modération, amnistie pour un égarement ! ajouta le représentant F. Bouvet.

Pas de dénonciation ! dit encore le citoyen Raynal.

L'Assemblée a entendu que j'ai déclaré ne pas connaître les noms..., répond le ministre de la justice.

Mais une pareille modération ne pouvait convenir au parti occupé depuis longtemps à épier l'occasion d'assouvir ses haines ; le moment était trop favorable à ses vues pour le laisser échapper, et les hommes qui n'avaient trouvé aucune parole courageuse en présence du danger, ceux-là même qui avaient baissé la tête sous la sentence d'Huber, ceux-là encore qui sortaient de leurs cachettes, retrouvèrent la voix pour foudroyer les vaincus.

Le représentant Charancey se rendit l'organe des réactionnaires, en demandant que l'on mît à profit les circonstances.

Quand un attentat était commis sous la monarchie contre la personne royale, dit-il, non sans soulever de vives réclamations, il avait été pourvu à ces cas par des lois spéciales. Aujourd'hui tous les pouvoirs sont concentrés dans l'Assemblée nationale : un attentat a été commis contre elle ; je demande qu'une instruction soit ouverte... Je demande qu'une Commission soit nommée pour examiner les questions qui doivent être éclaircies, et surtout celle de savoir comment la sédition a pu entrer sans obstacle jusqu'au sein de l'Assemblée nationale...

 

Cette proposition d'enquête fut mal accueillie par l'Assemblée. Le citoyen Flocon prit la parole pour dire que les lois n'ayant pas éprouvé d'atteintes, devaient reprendre leur cours ordinaire. Dans l'opinion de ce ministre, on ne se trouvait pas en présence d'assez grands périls pour qu'on eût besoin de forcer l'action des lois.

Croyez-moi, citoyens collègues, ajouta-t-il, j'ai bien apprécié, et je crois que l'avenir ne me démentira pas ; j'ai bien apprécié le mouvement qui s'est produit ici ; ce mouvement a été, à son début, le résultat d'une erreur, d'un malentendu... Je pense qu'il serait politique de le dire bien haut : l'immense majorité des citoyens voulait faire une manifestation régulière et légale...

Et comme des murmures couvrirent ici la voix de l'orateur, le citoyen Flocon déclara que le calme et la modération étaient indispensables à l'Assemblée, si elle ne voulait pas s'exposer à être jugée sévèrement par l'histoire.

Ce n'est donc pas par les mesures que l'on vient de vous demander que vous devez commencer... Si vous voulez donner force et action à la Commission de gouvernement que vous avez nommée, conclut ce ministre, attendez son initiative sur les propositions d'exécution.

— Je demande, s'écrie un membre de la droite, au milieu du tumulte qui régnait dans l'Assemblée ; je demande que le général Courtais soit mis en accusation et déclaré traître à la patrie !

— C'est fait ! c'est fait ! répondent plusieurs membres. Et le côté droit applaudissait avec frénésie à ce commencement de proscription.

— Citoyens, je comprends l'animation qui règne dans cette Assemblée, dit alors le représentant Ducoux ; elle est la conséquence inévitable des vives émotions qui viennent de nous assaillir ; mais pourtant ce n'est pas le moment de faire entendre des paroles de colère ; car, je vous le dis en vérité, cette séance, qui a commencé par un crime, se terminera par le salut de la République. Cette invasion sera, pour nous tous républicains de la veille et républicains du lendemain, un avertissement qui nous servira dans tous nos actes futurs !... Je ne veux pas pousser plus loin ces reproches ; mais je déclare que je combattrai toutes les mesures de rigueur contre des hommes dont je déplore l'égarement, mais dont les principaux instigateurs n'échapperont pas, je le crois aussi, à la vigilance de votre Commission exécutive.

 

De toutes parts on demandait l'ordre du jour, quand le questeur Degousée insista pour obtenir la parole. Il parla longtemps dans le but de démontrer que les questeurs et le bureau n'avaient rien à se reprocher à l'égard de la scène scandaleuse qui s'était passée : il énuméra les mesures prises, les ordres donnés pour empêcher toute approche de l'Assemblée, et finit par dire que si le mal avait eu lieu, c'est parce qu'on avait changé leurs dispositions. En conséquence, le citoyen Degousée demandait que l'Assemblée invitât la Commission exécutive à réorganiser l'état-major général de la garde nationale et la Préfecture de police.

Ces propositions entraient trop bien dans les vues de la réaction pour qu'elle ne les accueillît pas avec empressement. En vain le citoyen Flocon ne cessait-il de dire : N'oubliez pas que vous avez un gouvernement qui fonctionne, et auquel vous ne pouvez ôter ses moyens d'action. Laissez donc la conduite et la direction des affaires générales à ce gouvernement, si vous ne voulez établir l'anarchie ! En vain offrit-il même de donner sa démission ; les réactionnaires voulaient tout reconstituer au gré de leurs passions. Ils furent soutenus par le citoyen Léon Faucher, qui vint déclarer que l'Assemblée se manquerait à elle-même si elle ne faisait justice des attentats commis dans son sein.

Vous avez vu le citoyen Barbès monter à cette tribune et vous proposer les décrets les plus attentatoires à votre liberté et aux intérêts de la nation, s'écria cet homme à qui l'épithète de sinistre est restée depuis ; vous avez entendu dire à vos questeurs que le commandant de la force publique avait changé les ordres nécessaires donnés pour protéger la liberté de vos délibérations... Je demande la mise en accusation des citoyens Barbès et Courtais.

Cette proposition si formelle agita vivement l'Assemblée : un grand nombre de membres s'opposèrent à ces mesures irréfléchies, dont on devait laisser le soin au gouvernement seul ou à l'autorité judiciaire, et l'on entendit longtemps ces mots : Point de violence ! point de mesures extrêmes !

— Je demande que l'ordre du jour soit suivi avec la permanence de l'Assemblée, s'écria alors le représentant Berryer d'une voix qui domina le tumulte provoqué par le citoyen Faucher ; je m'oppose à toutes les propositions qui viendraient troubler l'ordre du jour. Quelles que pussent être ces propositions, elles auraient peut-être, aux yeux du peuple, un caractère de colère et d'animosité : il faut que la souveraineté de l'Assemblée demeure avec sa majesté tout entière. Cette souveraineté, c'est la vie de la nation ; si elle est menacée, un jour elle sera vengée par l'autorité des lois et par l'autorité publique ; quant à nous, délibérons en paix et en suivant l'ordre du jour. Je pense que la Commission à qui nous avons confié le pouvoir exécutif ne cessera, pendant la permanence, de rendre compte de sa conduite à l'Assemblée, délibérant gravement, silencieusement, majestueusement.

 

La proposition du citoyen Berryer ayant été adoptée, l'on put croire un instant que l'Assemblée allait se renfermer dans son ordre du jour, et le suivre sans se détourner ; déjà on invitait le citoyen Wolowski à reprendre ses interpellations sur la Pologne. Mais le représentant Duclerc fit observer que l'Assemblée n'était plus en position de voter sur les affaires de la Pologne ; et d'ailleurs l'orateur déclara lui-même qu'il ajournait sa motion.

Quelques membres demandèrent alors une heure de répit pour donner aux esprits le temps de se calmer, et le président annonçait la reprise de la séance pour huit heures, quand on lui fit observer que la permanence s'opposait à tout ajournement de l'Assemblée.

Je demande la permanence réelle, s'écria le citoyen Luneau, et que vous fassiez prévenir le gouvernement que nous attendons ici de connaître les mesures qu'il a prises ;

Je demande la permanence jusqu'à ce que les gardes prétoriennes que de simples citoyens ont au milieu de Paris soient chassées de là[7] ;

Je demande la permanence jusqu'à ce que les douze cents hommes en armes qui occupent le chemin de fer du Nord en soient chassés, et que les libres communications soient rétablies[8] ;

Enfin, je demande la permanence jusqu'à ce que la sécurité soit rétablie dans la capitale, et que le gouvernement vienne nous dire : J'ai fait chasser d'ici quelques personnes qui ne devaient pas y être[9].

 

Les propositions du citoyen Luneau ayant été prises en considération, des ordres furent donnés immédiatement à un bataillon de la garde nationale d'aller s'emparer de la maison où s'imprimait la Commune de Paris, considérée, par l'auteur de la proposition et par bien d'autres, comme un antre ténébreux, renfermant des janissaires prêts à tout entreprendre. Ce bataillon, qui par hasard se trouva être l'un de ceux de la banlieue, fut conduit, au pas de charge, depuis le pont de la Concorde jusqu'au n° 16 de la rue de Rivoli. Là, le prétendu poste militaire, objet de tant d'appréhensions vraies ou feintes, fut assiégé, saccagé, pillé, dévasté, quoiqu'il ne renfermât que des citoyens occupés à faire le journal, et qui n'opposèrent pas même l'ombre d'une résistance[10].

Pendant que cette expédition avait lieu, un représentant, arrivé de l'Hôtel-de-Ville, venait apporter à l'Assemblée une grande nouvelle. On le presse de monter à la tribune ; on se recommande le silence : C'est une communication, s'écrie-t-on.

Citoyens, dit le président, on nous annonce comme certaine l'arrestation des citoyens Barbès, Blanqui, Raspail et du général Courtais. Ils sont en lieu de sûreté. Et d'interminables applaudissements accueillent cette nouvelle, quoiqu'elle fût loin d'être exactement vraie[11].

Un instant après, le citoyen Corbon, vice-président, annonçait encore que le ministère de l'intérieur ayant été envahi par une bande de cent hommes, à la tête desquels se trouvait Sobrier, cette troupe avait été dispersée, et Sobrier se trouvait également arrêté[12]. Les mêmes bravo ! bravo ! saluèrent cette nouvelle.

D'un autre côté, le citoyen Duclerc affirmait, sur la foi d'une communication qu'il recevait, qu'au moment où il parlait, trois membres de la Commission exécutive, les citoyens Arago, Garnier-Pagès et Marie, délibéraient au Luxembourg, sous la protection d'une légion, les mesures nécessaires au rétablissement de l'ordre dans la capitale.

Enfin, un représentant ayant demandé où étaient les citoyens Lamartine et Ledru-Rollin, il lui fut répondu que ces deux membres de la Commission exécutive étaient à l'Hôtel-de-Ville.

La position dès choses s'était donc éclaircie au point de ne plus laisser aucun doute sur l'évanouissement complet des craintes que quelques députés avaient pu concevoir naguère. Aussi les vit-on rentrer en foule dans la salle : le nombre des présents, qui, à la reprise de la séance, ne s'élevait guère qu'à cent quatre-vingts ou deux cents membres, s'était progressivement accru jusqu'à quatre cents et même à plus.

L'arrivée successive de tous ces représentants, dont la plupart n'avaient aucune idée de ce qui s'était passé depuis leur fuite, donna lieu à une foule de propositions surannées, qui, dans toute autre circonstance, eussent pu divertir les spectateurs.

L'un accourait à la tribune demander que l'on votât des remerciements à la garde nationale.

C'est fait ! c'est fait ! lui criait-on.

Un autre émettait l'avis que l'Assemblée se déclarât en permanence.

C'est fait ! c'est fait ! lui répondait-on encore.

Un troisième pensait qu'on ne devait pas amoindrir les pouvoirs de la Commission exécutive, sous peine de décréter l'anarchie.

On nous a déjà dit cela, lui répondait-on ; c'est fait !

Le citoyen Theissier de la Motte engageait, de sa place, le ministre de l'intérieur à faire connaître aux départements la belle conduite de la garde nationale.

C'est fait ! c'est fait ! lui disaient ses voisins.

Un autre parlait encore de la nécessité de faire surveiller la maison du citoyen Sobrier.

C'est fait ! c'est fait !

Le citoyen Boulay (de la Meurthe) aurait voulu qu'une proclamation apprît immédiatement à la France et l'attentat dont elle avait failli devenir la victime, et la répression de cet attentat.

C'est fait ! c'est fait !

Un membre de la droite arrivait pour demander que le général Courtais fût mis en accusation et déclaré traître à la patrie.

C'est fait ! c'est fait !

Le citoyen Buchez revenait du Luxembourg pour proposer la réunion de tous les pouvoirs au palais de l'Assemblée nationale.

On répondait au président lui-même, aussi en retard que bien d'autres membres :

C'est fait ! On a délibéré à ce sujet !

Puis arrivait le citoyen Odilon Barrot, qui s'empressait de soumettre à l'Assemblée une foule d'idées conçues en route :

Je demande qu'on envoie un message au pouvoir exécutif pour lui rendre compte de la situation de l'Assemblée et des dispositions prises pour empêcher de nouvelles tentatives violentes sur elle, s'écriait-il.

— C'est fait ! c'est fait ! lui répondait-on.

— Je demanderai ensuite que l'Assemblée s'occupe d'une adresse à la brave et loyale garde nationale de Paris...

— C'est fait ! c'est fait !

— Je ne parle pas de la garde nationale particulièrement, mais de la garde mobile et de toute la population de Paris...

— C'est fait ! c'est fait !

— Il faut qu'elle soit rédigée à l'instant même...

— C'est fait ! c'est fait !

 

Puis encore on voyait venir du Luxembourg le citoyen Jules Favre, sous-secrétaire d'État, accourant rendre compte de la situation du Conseil exécutif et du désir exprimé par le gouvernement de se mettre en rapports directs et incessants avec la représentation nationale.

C'est voté ! lui criait-on de toutes parts.

Puis enfin on voyait apparaître à la tribune le citoyen Portalis, procureur général de la République, qui venait apprendre à l'Assemblée qu'un grand crime, le plus grand des crimes dans un pays libre, avait été commis contre la représentation nationale.

C'est vrai ! c'est vrai ! lui répondait-on. Nous savons cela.

— Il ne s'est pas encore écoulé vingt-quatre heures, s'écriait ce procureur général ; nous sommes dans les termes rigoureux du flagrant délit ; je viens requérir contre certains individus, qui se sont présentés ici, des mandats d'amener...

— C'est fait ! c'est fait !

— Dans les auteurs présumés du crime qui vient d'être commis, reprenait le procureur général un peu déconcerté d'être arrivé si tard, il y a deux membres de cette Assemblée. Je m'arrête respectueusement devant cette Assemblée...

— Ne vous arrêtez pas !

— Je vous demande l'autorisation de les mettre sous la main de la justice...

— Oui ! oui ! vous l'avez ! Arrêtez toujours !...

 

Et, craignant qu'on ne l'eût pas bien compris, il répéta : Je vous demande l'autorisation de mettre sous la main de la justice les citoyens Barbès et Courtais.

Oui ! oui ! nous l'avons déjà voté, et ils sont arrêtés ! Au milieu de toutes ces volontés si empressées de livrer à la justice deux de leurs collègues présumés innocents, une voix grave et réfléchie se fait entendre : c'est celle de Théodore Bac, qui vient disputer au procureur général sa facile victoire. L'autorisation qu'on vient nous demander, s'écrie-t-il, n'est pas nécessaire à l'action de la justice, puisqu'en cas de flagrant délit les représentants du peuple peuvent toujours être mis en état d'arrestation. En vertu d'un principe écrit dans toutes les Constitutions, le flagrant délit est exceptionnel. L'inviolabilité des représentants c'est un principe éternel qui a sa racine dans le droit lui-même, un principe indestructible ; car il ne faut pas venir demander à l'Assemblée nationale un acte dont on n'a pas besoin. Elle ne doit pas se hâter d'intervenir là où la justice régulière peut agir sans le concours de l'Assemblée : si elle devra plus tard se prononcer, elle aura eu le temps de mûrir sa délibération. Qu'elle médite donc dans sa sagesse, dans sa modération, dans sa gravité ; mais qu'elle n'aille pas au-devant de la justice, tant que celle-ci peut se passer de faire intervenir la souveraineté nationale.

Une foule de membres se rangèrent aussitôt à l'avis du citoyen Bac ; et le représentant Latrade insista pour que le procureur général appuyât sa demande sur des pièces ou des faits positifs ; car, dit-il, je crains que, sur l'un des deux noms qu'il a prononcés, il n'y ait eu peut-être plus d'incapacité que de mauvaise volonté...

Alors s'engagea une longue discussion légale, dans laquelle exposèrent leurs doctrines les citoyens Bauchard, de Dampierre, Raynal, d'Adelsward et Portalis. Le président résuma la discussion, et demanda au procureur général de vouloir bien formuler sa proposition.

Je demande, dit aussitôt celui-ci, que l'Assemblée autorise les poursuites contre les citoyens Courtais et Barbès, représentants du peuple, et leur mise en arrestation.

La proposition, ainsi formulée, fut enfin mise aux voix et adoptée par une grande majorité, aux applaudissements de tout le côté droit, et surtout du citoyen Faucher, qui opinait pour qu'on multipliât les précautions plutôt que de se trouver en défaut.

En ce moment parut à la tribune l'un des membres de la Commission exécutive, le citoyen Garnier-Pagès : il venait rendre compte à l'Assemblée des mesures prises par le pouvoir exécutif avant et depuis la violation de l'Assemblée ; il le fit longuement. Et comme il termina en promettant de sévir avec vigueur contre les auteurs de l'attentat, le citoyen Aylies lui cria :

Et les clubs ?

C'était là la pensée constante et intime de la réaction, et l'occasion lui paraissait bien favorable pour se débarrasser de surveillants si dévoués à la cause de la liberté.

Les clubs qui ont conspiré, répondit l'homme qui n'avait rien à refuser aux royalistes, sont fermés. Nous respecterons le droit de réunion, car c'est au droit de réunion qu'est due la glorieuse révolution du 24 Février ; mais les clubs qui se réunissent en armes, les clubs qui menacent sans cesse et qui complotent l'envahissement de l'Assemblée nationale, ceux-là nous les dissiperons, nous les poursuivrons, nous les anéantirons[13]. Nous sommes décidés à donner de l'énergie au pouvoir, ou nous donnerons notre démission.

Vous ne la donnerez pas, lui crient toutes les voix de la droite, enchantées de trouver la Commission exécutive si bien disposée à faire la contre-révolution. Et Garnier-Pagès, enivré par l'encens qui lui vient de ce côté, ne cesse de répéter que la Commission exécutive agira avec la plus grande énergie.

Nous voulons tous une République ferme, honnête, modérée, reprend-il ; c'est la République que la France veut : elle n'en veut pas d'autre !

Un grand nombre de membres du côté droit quittent leurs bancs pour féliciter, applaudir, exalter l'ex-dynastique, auteur du décret des quarante-cinq centimes ; son amour-propre dut être satisfait.

Au moment où les réactionnaires embrassaient ainsi l'homme qui venait de leur promettre la République honnête et modérée selon leur cœur, Lamartine et Ledru-Rollin, conduits en triomphe par une légion de la garde nationale et d'autres troupes, aux cris de Vive l'Assemblée nationale ! arrivaient à l'Hôtel-de-Ville pour annoncer le succès complet de leur expédition, et la fin de la sédition par l'arrestation de ses chefs. Lamartine fit l'éloge de la conduite de la garde nationale, de la garde mobile, de l'armée de ligne et de tous les citoyens.

Emportez donc de cette séance, dit-il, cette seule et unanime conviction, que le peuple de la France et le peuple de Paris c'est un seul peuple, et que le peuple de Paris et l'Assemblée nationale c'est un seul et même sentiment, un seul et même intérêt ; c'est, entre eux, à la vie, à la mort !

On en était à ces félicitations générales lorsqu'à deux pas de là, dans la salle même qui précède celle des délibérations de l'Assemblée, des gardes nationaux, des citoyens, des représentants, donnaient une idée de ce qu'allait être, entre les mains des réactionnaires, la République honnête et modérée inaugurée par le citoyen Garnier-Pagès à la grande satisfaction des royalistes. Le citoyen Louis Blanc, ayant été prévenu chez lui que l'Assemblée nationale était rentrée en séance, s'était empressé d'aller reprendre son poste. Il ne s'attendait guère à l'accueil que les gens honnêtes et modérés allaient lui faire.

Laissons-le raconter lui-même l'introduction à ces scènes scandaleuses, où l'esprit de parti ne sut plus se contenir.

Arrivé au vestibule, dit-il, je fus reconnu par quelques gardes nationaux : ils se précipitèrent sur moi, en proie à un incroyable accès de rage. En accusation ! disaient ceux-ci ; il faut le tuer, ce sera plus tôt fait, disaient ceux-là. Heureusement, d'autres gardes nationaux, j'aime à le constater ici, mirent à me défendre la même ardeur que leurs camarades mettaient à m'attaquer. Le général Duvivier parut en uniforme et fut l'un des premiers à protéger ma vie. Parmi ceux qui m'entourèrent et parvinrent à me sauver de la fureur la plus aveugle qui fut jamais, je citerai, avec reconnaissance, mes collègues La Rochejaquelein, Boulay (de la Meurthe), Wolowski, Adelsward, mon compatriote Conti, représentant de la Corse, le citoyen Moussette, le peintre Gignoux et un lieutenant de la garde nationale, le citoyen Férey, délégué au Luxembourg. On m'a dit depuis que, fidèle au souvenir de notre longue amitié, M. F. Arago était sorti précipitamment de la Chambre pour venir à mon secours...

Il est certain, il est probable du moins que, sans leur intervention, c'en était fait de moi. On m'arracha des poignées de cheveux ; on mit en pièces mon habit ; des misérables essayèrent de me frapper par derrière à coups de baïonnette : il y en eut un qui, ne pouvant m'atteindre autrement, saisit ma main droite et me mordit les doigts. J'entrai dans l'Assemblée véritablement couvert de lambeaux. Dans cet état, peut-être aurais-je dû m'attendre, de la part de tous mes collègues, à quelques-uns de ces égards que commande le seul sentiment de l'humanité. Mais tel est le cruel effet de certains malentendus inséparables des temps de révolution, que je ne trouvai, dans une partie de l'Assemblée, que des dispositions hostiles...

 

En effet, lorsqu'on annonça qu'un représentant était en butte aux mauvais traitements de la garde nationale, au lieu de faire respecter leur collègue, bien des représentants crièrent : Qu'on l'arrête ! qu'on l'arrête ! c'est un factieux ! Il fallut l'intervention de plusieurs représentants pour forcer les gardes nationaux à lâcher prise et à se retirer. Mais quand Louis Blanc voulut monter à la tribune, une explosion de cris le força d'en descendre sans avoir pu parler : chacun lui adressait son interpellation ou ses injures. Une voix ayant voulu réclamer le silence pour un collègue :

Ce n'est point un collègue, répondit un membre de la droite, c'est un factieux !

La fureur des ennemis de Louis Blanc donna longtemps à l'Assemblée l'aspect d'une mer agitée par la tempête. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que les représentants Luneau, Garnier-Pagès et Odilon Barrot purent continuer à dénoncer la Préfecture de police, que la réaction ne voulait pas épargner. On entendait parfois quelques membres émettre courageusement l'avis qu'il n'y eût pas de réaction ; mais aussitôt d'autres voix voulaient que le gouvernement déployât la plus grande énergie[14], et l'on entendait Odilon Barrot s'écrier : Pas de réaction, mais pas de faiblesse !

Enfin, Louis Blanc put parler, malgré les réactionnaires qui ne voulaient lui accorder la parole que pour se justifier ; il put faire entendre ces quelques phrases bien incomplètes :

Citoyens, c'est votre liberté, c'est votre droit, dit-il, c'est votre dignité que je viens défendre dans ma personne...

Une explosion de murmures l'empêcha longtemps de continuer. A l'ordre ! à l'ordre ! lui criait-on. — Vous insultez l'Assemblée, clamait l'un. — Descendez de la tribune, vous la déshonorez, lui disait un autre.

Mais le représentant du peuple ne se laissait pas dominer par ces basses insultes, et dès que la fureur se calmait, il continuait.

Où en serait la liberté, si elle ne trouvait pas un asile dans cette enceinte ? s'écriait-il. Je ne demande pas la parole pour moi seul ; je la demande pour des amis qui ne jouissent plus du privilège qui me couvre encore... Quant à moi, ce que j'affirme sur l'honneur, sur ce que j'ai de plus sacré... (Allons donc !) c'est que j'ignorais, de la manière la plus absolue, ce qui devait se passer aujourd'hui dans cette Assemblée[15]. (Allons donc ! allons donc !) Et, au milieu des exclamations diverses et des épithètes que les honnêtes modérés ne cessaient d'adresser à l'orateur, on entendit une voix crier à Louis Blanc : Vous n'avez jamais eu de cœur ![16]

— Ne croyez pas que je recule ici devant ce que je considère comme la vérité, reprenait le courageux orateur. Ni la crainte, ni la violence, ni l'aspect de la mort ne me feront refouler ce qu'il y a dans ma conscience. Je vous dirai donc, au risque des exclamations que je pourrais soulever, que je ne suis pas de ceux qui approuvent la marche prise par l'Assemblée. J'ai profondément regretté que dans votre règlement vous ayez inséré un article qui, suivant moi, semblait placer le peuple sous le coup d'une suspicion[17].

 

Rappeler à l'Assemblée ses fautes, son orgueilleuse opiniâtreté, ce n'était certes pas le moyen de se faire écouter ; aussi les apostrophes les plus violentes étaient-elles prodiguées à l'orateur par les membres du côté royaliste.

Défendez-vous, lui criaient les plus modérés ; n'attaquez pas, ne posez pas !

Et lorsqu'il se plaignait de rencontrer tant de préventions contre lui, on lui répondait : Il y a plus que cela !Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de la haine... — Allons donc ! lui répondaient les honnêtes modérés ; il n'y a que du mépris !

— Quant à moi, reprenait Louis Blanc, je n'ai aucun sentiment de haine à l'égard de ceux qui ne partagent pas mes convictions.

— A la question ! à la question !

— Voulez-vous que je vienne à la question ? M'y voici :

Je jure, par tout ce qu'il y a de plus sacré au monde, que je n'ai rien fait pour conduire le peuple ici... Je jure, par ce qu'il y a de plus sacré au monde, que je suis dans les sentiments que le peuple a manifestés ici. (Explosion de cris : A l'ordre ! à l'ordre ! Une grande partie des représentants se lèvent et adressent les apostrophes les plus violentes à l'orateur.)

— Le citoyen Louis Blanc étant accusé, il a le droit de se défendre, dit alors timidement l'homme qui présidait le soir comme il avait présidé le matin.

Mais Louis Blanc n'avait pas besoin de la permission de personne pour exprimer ses sentiments avec la franchise d'une âme ulcérée :

Je ne me suis jamais, quant à moi, fait l'homme de la violence, continua-t-il ; j'ai toujours été l'homme du droit, et je mets au défi qui que ce soit ici de citer une parole, une ligne, un mot qui soit un appel à la force brutale... Quand je suis venu ici, j'y suis arrivé avec la plus profonde ignorance de ce qui devait s'y passer. Hier, comme tout le monde, j'avais entendu parler, d'une manière vague, de la manifestation qui devait avoir lieu aujourd'hui. Eh bien ! cette manifestation je l'ai déplorée dans le fond de mon cœur (rires d'incrédulité), et j'ai dit que je l'avais déplorée à plusieurs de mes amis, que je suis bien aise de trouver l'occasion de venir défendre à cette tribune, parce qu'eux aussi la déploraient ; si je ne le faisais pas, je serais un lâche...

— Vous l'êtes ! lui crie une voix.

— Et parmi ces amis, je citerai Barbès... Oui, Barbès, et rien au monde ne pourra me faire taire ce qui est la vérité. Je dois à la vérité, pour laquelle je professe autant de respect que pour l'Assemblée...

— L'Assemblée, que votre ami Barbés a dissoute, lui répond une voix.

— Pour l'Assemblée, reprend Louis Blanc, sans daigner répondre à ces faits controuvés ; pour l'Assemblée qui, elle-même, ne peut réclamer de respect qu'autant qu'elle en montre pour tout ce qui est liberté, justice, vérité...

— Etes-vous allé à l'Hôtel-de-Ville ? lui crie un membre.

— Non ! mille fois non ! répond avec assurance le représentant que l'on mettait ainsi à la question ordinaire et extraordinaire. Je suis venu ici reprendre mon poste de représentant. (Assez ! assez !) Et voilà l'homme qui a été insulté par ceux qui devaient le défendre !...

Je me résume en quelques mots : l'enceinte a été envahie ; on m'a dit qu'il fallait calmer les hommes qui s'y trouvaient ; j'étais convaincu de la nécessité de faire respecter l'Assemblée ; je l'ai tenté en employant tous mes moyens, toutes mes forces.

 

Louis Blanc venait de parler à des hommes prévenus, à des hommes qui ne voulaient pas l'entendre ; pendant une demi-heure, il avait souffert un supplice inconnu pour lui, tout en faisant souffrir la plupart des membres qui l'injuriaient sans cesse : aussi regardèrent-ils comme une victoire de l'avoir forcé à quitter la tribune. La séance commençait à peser à tout le monde. Il fallut cependant écouter le maire de Paris dans l'énumération des mesures qu'il avait prises dès le matin ; puis raconter l'envahissement de l'Hôtel-de-Ville et la reprise de ce poste si important. Le citoyen Marrast annonça encore que parmi les personnes arrêtées à l'Hôtel-de-Ville se trouvaient deux membres de la représentation nationale, Barbès et Albert. Ces deux citoyens sont en ce moment détenus dans une pièce, ajouta Marrast ; je viens prendre les ordres de l'Assemblée à ce sujet.

On lui répondit que les ordres nécessaires avaient déjà été donnés. Mais le procureur de la République n'oublia pas que les autorisations demandées ne concernaient que Barbès et Courtais. Il dressa donc immédiatement un nouveau réquisitoire relatif à Albert, et demanda l'autorisation préalable pour pouvoir exercer des poursuites contre ce troisième représentant du peuple.

Louis Blanc se précipite à la tribune et s'écrie : Citoyens, je dois vous déclarer qu'Albert, que j'ai vu hier, était dans la même situation d'esprit que moi, relativement à la manifestation d'aujourd'hui... Rien au monde ne m'empêchera de dire ce qui est la vérité.

Flocon prit aussi la parole, non pas pour faire revenir l'Assemblée sur ses précédentes décisions à l'égard des représentants livrés à la justice, mais pour l'adjurer de s'arrêter dans cette voie funeste, de n'aller pas plus loin. Il n'est pas un bon citoyen, ajouta-t-il, qui ne déplore amèrement les conséquences qui vont résulter des événements de la journée. Et s'il y a des moyens qui puissent empêcher ces conséquences fatales, que je n'ose même pas indiquer ici... (Rumeurs.) Je m'arrête, reprit l'orateur ; je vous demande, au nom de votre propre principe, au nom du principe qui vous couvre, de faire adopter ces moyens... Faites bien attention, citoyens, nous débutons dans la carrière d'action et de réaction des partis.

Flocon fut rappelé à l'ordre par le côté droit, qui fit observer que la peine de mort était abolie en matière politique ; c'était dire que, puisqu'on ne tuait plus, on pouvait tout se permettre, sans crainte ni remords.

Tout le monde étant d'accord sur l'inutilité de la permanence, cette longue séance fut enfin terminée, à neuf heures et demie, par une sorte de rapport que le citoyen Marie fit au nom de la Commission exécutive, rapport qui se terminait par ces mots :

Les portes de la justice vont s'ouvrir : laissez-nous maintenant ; nous allons, nous Commission exécutive, nous rendre au Luxembourg, et commencer les investigations auxquelles nous devons nous livrer ; soyez sûrs qu'une réparation éclatante ne manquera pas à l'Assemblée nationale.

 

 

 



[1] Ainsi, cette même Assemblée qui n'avait pas voulu délibérer en présence du peuple sans armes, tint pour ainsi dire à honneur de discuter et de voter au milieu d'hommes armés de fusils et de baïonnettes !

[2] Il faut avoir vu l'indignation qui s'empara du général Courtais, lorsqu'à l'une des séances de Bourges, le témoin Ginoux, sous-chef à l'administration des domaines, raconta comment il avait arraché à son général l'une de ses épaulettes. Ah ! je connais enfin le misérable !... s'écria Courtais en pâlissant de colère. Le ministère public ayant voulu contenir l'accusé, celui-ci, se dressant de toute la hauteur de sa taille : Il y a ici un homme, reprit-il hors de lui ; il y a ici un homme qui a arraché la croix que je portais, celte croix que j'avais gagnée à la tète du brave 14e de dragons, en enlevant plusieurs canons ! eh bien ! je ne la porterai que lorsque je saurai qui me l'a enlevée. Aucun témoin ne parla.

[3] Suivant une autre version, la rage des gardes nationaux éclata au moment où le général Courtais fit entendre ces mots : Citoyens, l'Assemblée ne peut délibérer en présence de la force armée ; retirez-vous. — Je n'interprétai pas mal ces paroles, a dit le témoin Fitz-James ; mais la garde nationale devint furieuse. — Et le témoin était une preuve vivante de cette fureur, car il reçut deux coups de baïonnette adressés au général Courtais.

[4] Pour atténuer les indignités commises par des gardes nationaux honnêtes et modérés sur le général Courtais, les journaux honnêtes et modérés firent courir le bruit qu'on avait découvert que le général n'était qu'un légitimiste déguisé. On voit par là que les journaux réactionnaires n'avaient pas perdu l'habitude de calomnier ceux qu'ils voulaient perdre.

[5] M. de Lamartine savait très-bien que la célérité seule pouvait déconcerter ceux qui venaient de dissoudre la représentation nationale : aussi disait-il, au moment de partir : Si le gouvernement de l'Hôtel-de-Ville dure une nui seulement, j'irai coucher à Vincennes.

[6] Nous sommes aujourd'hui ce que nous étions hier, nous sommes toujours l'Assemblée nationale (Sieyès, 1789).

[7] Le citoyen Luneau faisait ici allusion à la maison Sobrier.

[8] Les prétendus douze cents hommes armés qui s'étaient, disait-on, emparés du chemin de fer du Nord, n'étaient pas autre chose que les corporations des mécaniciens des ateliers situés près de celle gare ; mais aucun n'avait des armes.

[9] Evidemment, ceci s'adressait au préfet de police Caussidière, que la réaction voulait chasser à tout prix.

[10] Voici, au sujet de la maison Sobrier, les détails fournis à l'audience par le témoin Lallier, commandant le bataillon de la garde marine.

J'appris que des gardes nationaux cernaient la maison de la rue de Rivoli, 16, que l'on regardait comme un fort : on disait qu'elle était pleine de munitions et minée. J'y allai. Des pompiers, qu'on me dit être ceux de Montmartre, en faisaient le siège en forme. Je fis ouvrir les portes du premier : là, je vis beaucoup de gens autour d'une table ; ils me demandèrent de quel droit je violais leur domicile. Je leur répondis que c'était du droit du plus fort, et que, s'ils faisaient la moindre résistance, je ferais tirer sur eux.

Des gardes nationaux se mirent à briser les tables, les chaises, à déchirer, à brûler les papiers. La maison fut presque mise au pillage. Je fis tous mes efforts pour empêcher ces désordres, sans pouvoir y parvenir. Tout à coup, une panique se répandit dans la maison ; on se mit à crier ; La maison va sauter ! Moi, qui ne suis pas peureux de ma nature, je demandai un fanal, je descendis à la cave, et, en fait de poudre, je trouvai du vin et des lapins : c'était le vin de là liste-civile. La garde nationale se précipita sur les bouteilles, et j'eus beaucoup de peine à les empêcher de se griser tous... On trouva chez Sobrier plusieurs caisses contenant quatre cents fusils. (C'est une erreur ; il n'en restait plus que cent soixante.) Mais, ce que le témoin n'a pas dit, c'est que ces hommes trouvés paisiblement autour de leur table de travail furent arrêtés et emmenés, entre deux haies de gardes nationaux, dans les cours de la Préfecture.

[11] Barbès seul pouvait être arrêté à l'heure où cette communication fut faite à l'Assemblée nationale. Raspail ne fut arrêté que plusieurs heures après. Blanqui ne le fut qu'au bout de plusieurs jours, et Courtais se fit arrêter volontairement, ayant refusé l'offre de ceux qui voulaient le sauver.

[12] Sobrier ne fut pas arrêté au ministère de l'intérieur, comme l'annonça le citoyen Corbon, mais dans un café au coin de la rue du Bac, où il était entré pour se rafraîchir en se rendant chez lui.

[13] Tout le monde sait aujourd'hui qu'aucun club ne s'était réuni en armes, et que dans aucun on n'avait conspiré l'envahissement de l'Assemblée nationale. Mais l'occasion était si belle d'en finir avec ces ardents foyers du républicanisme !

[14] Pourvu que ce fût contre les républicains, et surtout contre ceux de vieille date.

[15] Quoiqu'il eût pu être dangereux de soutenir, ce jour-là, qu'il n'y avait pas eu de complot et que c'était un crime d'occasion, nous sommes bien convaincu que Louis Blanc n'a jamais prononcé les paroles que lui prèle ici le fameux compte-rendu officiel : il n'a, bien assurément, jamais dit qu'il ignorait ce qui devait se passer ; cela eût impliqué l'idée d'un complot qui n'a jamais existé.

[16] Je suis obligé de me servir, pour la tin de celle séance, du procès-verbal posthume, qui fui si bien retouché par les scribes de la questure. Mais voici comment s'est exprimé Louis Blanc au sujet de toutes ces insultes recueillies avec tant de soin par les arrangeurs. Est-il vrai, comme plusieurs journaux l'ont rapporté, qu'il se soit mêlé à ces murmures des insultes qu'un homme de cœur ne souffre point ? Je suis en droit de le nier, non-seulement parce que je n'ai pas entendu ces insultes, mais parce que j'ai écrit depuis une lettre qui invitait les prétendus insulteurs à se faire connaître. Or, celle lettre est demeurée sans réponse...

[17] Là, en effet, était la cause de l'irritation du peuple, de sa méfiance, la cause de tout ce qui était arrivé. Supposez, en effet, que l'Assemblée eût franchement accueilli les délégués du peuple, qu'elle eût permis la lecture de la pétition à la barre, et qu'elle eût annoncé qu'elle allait s'occuper de l'objet des pétitions, tout prétexte au désordre eût disparu, et le peuple eût défilé comme il était venu.