On force Blanqui à parler. — Sa harangue. — Elle est applaudie. — Blanqui parle des événements de Rouen. — Le président de l'Assemblée ordonne secrètement de battre le rappel. — Discours de Ledru-Rollin. — Bien des pétitionnaires veulent une réponse immédiate. — Efforts des chefs de clubs pour faire défiler le peuple. — On entend le rappel. — Barbès tente un dernier effort sur le peuple. — Tumulte qui règne dans la salle. — Le peuple ne veut pas voir de baïonnettes. — Contre-ordre donné afin de faire cesser le rappel. — Huber prononce la dissolution de l'Assemblée nationale. — Effets divers de cette dissolution. — Huber persiste. — La faiblesse des uns rend les autres plus audacieux. — Les plus indécis croient devoir accepter les faits accomplis. — On ne peut plus reculer. — Nomination d'un gouvernement provisoire. — Discussion à cet effet. — Départ pour l'Hôtel-de-Ville. — Tous les chefs des clubs n'y vont pas. — Aspect du cortège. — Le premier détachement est repoussé par les gardes nationaux. — Un coup de feu met le désordre dans les rangs de la garde nationale. — Dispositions faites à l'Hôtel-de-Ville. — Les clubs se précipitent aux grilles. — Elles sont forcées. — Barbès harangue le peuple. — Nouvelle discussion de la liste du gouvernement provisoire. — Décret rendu à ce sujet. — Barbès et Albert s'occupent de mesures urgentes. — Ils ne prennent aucunes précautions personnelles. — La garde nationale, revenue de sa panique, cerne l'Hôtel-de-Ville. L'entrée en est forcée. — Arrestation de Barbès.Mais, pendant que Barbès haranguait les citoyens agglomérés dans la grande cour, les amis de Blanqui, après avoir bruyamment insisté pour qu'il prît la parole, l'avaient porté et hissé à la tribune, en même temps qu'ils demandaient une solution immédiate, une réponse positive à l'égard de la Pologne. Rentré dans la salle au moment où des cris se faisaient entendre dans ce sens, Barbès s'efforçait de nouveau de faire retirer le peuple ; mais une foule de voix invitaient Blanqui à parler, et une partie des pétitionnaires sortis avec Raspail essayaient de rentrer dans la salle, où l'on criait : Silence ! silence ! le citoyen Blanqui a la parole, écoutez-le ![1] Après un moment d'hésitation, ce chef de la Société centrale républicaine parla à peu près en ces termes : Le peuple, citoyens représentants, demande instamment qu'il ne soit plus employé de moyens dilatoires pour reculer le jour où la Pologne tout entière sera de nouveau, à l'extrémité de l'Europe, l'alliée et le bouclier naturel de la France. Le peuple connaît les obstacles qui doivent s'opposer aux armées françaises ; mais il compte que l'Assemblée nationale se souviendra de la gloire de sa devancière. Qu'elle ne craigne pas d'affronter la mauvaise humeur des rois de l'Europe : elle sait que, devant sa seule volonté fermement exprimée et appuyée d'une armée française sur le Rhin, tous les obstacles que la diplomatie pourrait lui opposer tomberont d'eux-mêmes, afin que l'ancienne Pologne, la Pologne de 1772 — le peuple rappelle cette date et applaudit l'orateur lorsqu'il la répète —, la Pologne de 1772 soit rétablie dans ses limites, depuis les bords de la Wartha jusqu'au Dniéper, et depuis la Baltique jusqu'à la mer Noire. (Vifs applaudissements, et cris : C'est cela !) La France républicaine n'a rien tant à cœur que de voir de nouveau briller la Pologne, comme une grande nation libre et indépendante, au soleil de l'Europe. C'est pourquoi le peuple invite l'Assemblée nationale à délibérer sans désemparer. Citoyens, le peuple compte que l'Assemblée nationale n'hésitera pas devant un aussi grand but ; qu'elle ne se laissera pas tromper ni intimider par les menaces de la diplomatie : l'Assemblée nationale ne doit pas oublier que le peuple est derrière elle, qu'il la suivra en masse aux frontières, sur un seul signe de sa main. Ces cris qu'elle entend d'ici et qui peut-être lui paraissent menaçants, ajouta Blanqui, ne sont que des cris de Vive la Pologne ! ils se changeront en acclamations en son honneur dès l'instant où l'Assemblée nationale aura prononcé la phrase sacramentelle que le peuple attend, qu'il attend, citoyens, et que vous lui donnerez. (Oui ! oui !) Tous les partis, citoyens, ne l'oubliez pas, sont d'accord pour cette grande œuvre. Ce n'est pas ici un parti, une fraction de parti qui vient vous parler ; c'est le peuple tout entier, le peuple, parmi lequel il y a sans doute des divisions pour les questions intérieures, mais qui est toujours unanime pour la question de la Pologne. (Applaudissements unanimes, auxquels se mêlent ceux de beaucoup de députés.) Dans votre sein, citoyens, pas plus que dans le sien, il ne pourra se rencontrer de divisions sur un pareil terrain, et, pour voter la déclaration de guerre aux oppresseurs de la Pologne, il n'y aura plus ici ni droite, ni gauche, ni centre ; il n'y aura qu'une Assemblée française, une Assemblée qui, sur un pareil sujet, n'a qu'une seule pensée, qu'une seule volonté, qu'un seul désir[2]. Blanqui venait encore d'être applaudi, non-seulement par le peuple, mais par la grande majorité des représentants ; et, en effet, son discours était loin, jusque-là, d'être, comme le dit l'acte d'accusation, une attaque violente contre l'Assemblée ; il ne pouvait guère avoir porté l'effervescence à son comble. Mais, comme l'orateur s'était arrêté, quelques voix lui crièrent : Parlez de Rouen ! car cette déplorable affaire avait vivement occupé son club, la veille même. Et Blanqui poursuivit donc ainsi : Citoyens, le peuple vient aussi vous demander justice d'événements cruels qui se sont passés dans une ville qui est maintenant aux portes de la capitale, par la promptitude des communications. Le peuple sait qu'au lieu de panser les cruelles blessures qui ont été faites dans cette ville, on semble prendre plaisir à les envenimer tous les jours, et que ni la modération, ni la clémence, ni la fraternité n'ont succédé aux fureurs des premiers jours, même lorsque trois semaines se sont écoulées depuis ces sanglantes collisions ; il sait que les prisons sont toujours pleines ; il demande que ces prisons se vident. Et, comme le peuple applaudissait ces paroles, on entendit une voix partie des bancs de la droite s'écrier : Il s'agit de justice et non de clémence. Le peuple, reprit l'orateur, demande que, s'il y a quelqu'un à punir, ce ne soient pas les victimes des massacres, mais leurs auteurs ; voilà ce que le peuple assemblé vous demande aujourd'hui. Blanqui en était à ces mots, lorsque le représentant Lasteyrie se précipita à la tribune pour en faire descendre l'orateur du peuple. Mais celui-ci, sans se préoccuper des menaces que lui adressait ce député dynastique, continua ses réclamations. Le peuple demande aussi que vous pensiez à sa misère. Il a dit qu'il avait trois mois de souffrances à offrir à la République : ces trois mois sont bientôt écoulés, et il est possible, il est probable qu'on lui en demandera d'autres. Le peuple réclame de l'Assemblée nationale qu'elle s'occupe sans désemparer des moyens de rétablir le travail, de donner de l'ouvrage à ces milliers de citoyens qui manquent de pain. Le peuple sait fort bien qu'on lui répondra que la première cause de ce manque de travail est précisément dans ces mouvements populaires, qui agitent la place publique et qui jettent la perturbation dans le commercé et dans l'industrie. Sans doute, citoyens, il peut y avoir quelque chose de vrai là-dedans ; mais le peuple sait bien, par un sentiment d'instinct, que ce n'est pas là la cause première, la cause principale de la situation déplorable où il se trouve aujourd'hui. Le manque de travail, la crise commerciale et industrielle datent d'avant la révolution de Février : elles datent de plus loin ; elles ont des causes profondes, sociales ; ces causes doivent être signalées immédiatement à l'Assemblée. Le peuple a vu avec douleur que les hommes qu'il aimait ont été, pour ainsi dire, systématiquement écartés des Conseils du gouvernement. Cela a ébranlé la confiance... Ici, bien des délégués et pétitionnaires, placés dans l'hémicycle, firent observer à l'orateur qu'étant venus pour la Pologne seulement, il ne leur paraissait pas opportun de traiter à l'improviste les questions sociales ; et Blanqui, se ravisant, répondit qu'il n'avait soulevé les questions du travail et de la misère qu'incidemment. Le peuple, reprit-il, ne vient pas ici pour vous occuper de lui ; il est venu uniquement pour vous parler de la Pologne. Mais il ne pouvait laisser passer cette occasion de rappeler à ses représentants que lui aussi est malheureux, et que c'est là un nouveau point de similitude entre le peuple de France et celui de Pologne. Mais enfin, après avoir parlé un instant de lui, le peuple rappelle toute votre attention, citoyens représentants, sur cette Pologne qui a toutes ses sympathies. Il vous demande de décréter, sans désemparer, que la France ne remettra son épée au fourreau qu'après avoir rétabli la Pologne. La conclusion de Blanqui fut fortement applaudie. Mais il n'eut pas plus tôt. fini, qu'une foule de délégués et autres pétitionnaires se mirent à demander simultanément la parole ; il en résulta une confusion et un tapage qui augmentèrent encore quand on entendit des voix s'écrier : Citoyens, veillez au bureau ! On trahit le peuple ; on donne des ordres pour faire battre le rappel et nous faire égorger. On vit alors un capitaine de l'artillerie se placer derrière le président, comme pour surveiller ses démarches secrètes. En effet, il se passait en ce moment au bureau des choses très-graves. Au milieu même de ce tumulte, a dit le représentant qui présidait ce jour-là l'Assemblée, et à qui l'on a reproché son impéritie, ou plutôt son inexpérience des grandes assemblées ; au milieu de ce désordre, et pendant que le capitaine d'artillerie avançait la tête toutes les fois qu'on venait me parler, j'eus des communications à voix basse avec MM. les questeurs et avec des officiers de la garde nationale, qui trouvaient moyen de pénétrer jusqu'à moi. Je leur disais toujours la même chose, non-seulement de faire battre le rappel, mais de faire approcher les bataillons doucement... Au bout de trois heures un quart d'effroyable tumulte, j'entendis le bruit du tambour, et dans ce moment même, un officier de la garde nationale étant venu me parler, je lui recommandai encore d'amener la garde avec beaucoup de modération dans son mouvement... Quoi ! de tous côtés on promettait que le rappel ne serait point battu, et le président donnait secrètement des ordres contraires ! Si ce n'était pas là un guet-apens, une trahison contre le peuple, qu'on nous dise de quel nom il faut qualifier une pareille conduite, d'autant plus blâmable, qu'en ce même moment Ledru-Rollin montait à la tribune pour assurer de nouveau que le rappel ne serait pas battu. Citoyens, dit-il, je ne parle pas ici comme membre du pouvoir exécutif ; car je n'ai pas eu le temps de consulter mes collègues ; je parle comme citoyen, comme représentant du peuple. Voici ce que je viens vous demander : Vous avez fait entendre votre vœu pour la Pologne, vos vœux pour les misères du peuple ; vous demandez que, pour la gloire de la France, il soit pourvu à la défense des Polonais opprimés. Vous demandez, par un sentiment de fraternité, que le peuple de France tende la main au peuple de Pologne... — Oui ! oui ! Vive la Pologne ! répond la foule. — Eh bien ! reprend Ledru-Rollin, soyez convaincus que la fibre qui agite votre cœur agite également le nôtre ; que, pas plus que vous, nous ne voulons des peuples opprimés sur la terre. Vous avez demandé également que des mesures soient prises pour que le peuple puisse vivre en travaillant... — Oui ! nous voulons l'exécution du décret du 25 février et le ministère du travail, répondent une foule de voix. — Vous avez demandé enfin que le rappel ne soit pas battu aujourd'hui. — Oui ! oui ! mais on nous trahit, comme nous l'avons été au 16 avril. — A la révolution de Février, reprit Ledru-Rollin, vous avez donné la preuve de votre sagesse, de votre prudence... (Violente interruption) Je ne dirai plus qu'un mot. Avec cet admirable bon sens qui a caractérisé le peuple de Paris, qui ne veut pas être trompé... (Il l'est ! crient plusieurs voix.) Avec cet admirable bon sens qui veut des garanties, et qui, en même temps, comprend les sentiments de justice et de convenance, vous comprenez, citoyens, qu'il est impossible à une assemblée de délibérer ainsi, sous peine de se suicider elle-même... — Elle a bien délibéré le 24 février, lui crient des délégués. — Je demande, conclut Ledru-Rollin, que l'Assemblée se déclare en permanence ; mais je demande en même temps que vous vous retiriez sur le péristyle. — Oui ! oui ! disent un grand nombre de voix. Mais quelques autres insistent pour avoir une réponse immédiate. Cependant, les masses commencent à s'ébranler et produis sent ainsi un vacarme, au milieu duquel on voit plusieurs citoyens engager le public à sortir de la salle : Barbès, Albert, Sobrier, Huber et d'autres délégués s'efforcent d'entraîner le peuple hors de l'enceinte. De son côté, le président se lève et essaye de dominer le bruit qui résulte de toute celte agitation populaire. Divers citoyens parlent pour décider le peuple à sortir. Retirons-nous, citoyens, dit Blanqui, en s'adressant aux délégués ; donnons l'exemple du calme et de la dignité. Au milieu de tous ces efforts, faits en vue d'engager le peuple à laisser l'Assemblée libre de délibérer, on aperçoit Huber près du président, auquel il parle un moment, et l'on entend le citoyen Buchez lui répondre : Vous avez raison. C'est votre devoir ; faites évacuer la salle. — J'engage le peuple, s'écrie Huber, à se retirer paisiblement. On m'a promis de laisser défiler le peuple devant la tribune ; je me ferai tuer sur la place si on ne tient pas cette promesse. Il faut que l'Assemblée sache que trois cent mille citoyens veillent sur elle. Défilons deux à deux. Huber avait à peine prononcé ces mots, que le bruit des tambours, battant le rappel, se fait entendre distinctement. Le peuple des tribunes se jette dans l'enceinte ; d'autres citoyens y pénètrent par la grande porte ; un immense tumulte, qu'il n'est plus au pouvoir des hommes de dominer, règne dans la salle. Plusieurs députés engagent le président à lever la séance ; mais le citoyen Buchez résiste, et le bureau paraît partager son opinion. Barbès tente un dernier effort pour faire sortir le peuple ; il essaye de déterminer l'assemblée à prendre enfin une détermination salutaire. Citoyens représentants, s'écrie-t-il, le peuple est à vos portes ; il demande à défiler devant vous. Je vous prie de lui accorder cette faveur ; et pour montrer que vous vous associez à ses vœux, je demande que nous, les représentants du peuple, nous descendions et que nous allions nous mêler dans ses rangs, pour lui dire que la cause de la Pologne est la nôtre. Je demande que nous déclarions que nous faisons droit à la pétition que vient de vous présenter le peuple, que partout où il y aura des peuples opprimés la France interviendra. Il faut que l'Assemblée vote immédiatement, et séance tenante, le départ d'une armée pour les bords du Rhin, et qu'elle frappe sur les riches un impôt d'un milliard pour faire face à la situation[3] : il faut enfin qu'elle défende de battre le rappel... Un tonnerre d'applaudissements accueille les propositions de Barbès ; mais le tumulte est si grand qu'il lui est impossible de continuer pour obtenir enfin de l'Assemblée quelques actes d'adhésion, dont le moindre eût suffi probablement pour déterminer le peuple à se retirer en bon ordre et satisfait. Cependant le brait du rappel se fait entendre plus distinctement : le peuple se récrie et rend l'Assemblée responsable des malheurs qui peuvent résulter de la présence de corps armés au milieu de citoyens inoffensifs et sans armes ; les menaces, les protestations des uns, les cris, les gestes des autres forment un vacarme difficile à décrire. Barbés, toujours à la tribune, cherche à rassurer le peuple. De son côté, le président se lève pour la vingtième fois, et s'efforce de rappeler les pétitionnaires au calme. Mais ceux-ci se montrent indignés de la conduite du bureau. Au bruit du tambour, les pétitionnaires répondent par un immense cri de Vive la Pologne ! Ce cri est répété par tous les citoyens qui se trouvent dans l'enceinte de l'Assemblée. On entend le président dire ; Encore une fois, citoyens, si vous voulez que l'Assemblée nationale délibère sur la pétition que vous avez apportée, laissez-lui sa liberté ; évacuez la salle. Ce fut vainement que le président des délégués des corporations au Luxembourg, le représentant Crémieux et quelques autres citoyens parurent à la tribune ; ils ne purent s'y faire entendre, le tumulte étant au comble par la nouvelle que le rappel battait dans toutes les rues. Huber, qui se montrait infatigable, ne cessait de crier : Place, faites place, citoyens, pour que le peuple puisse défiler avec ordre devant l'Assemblée nationale ! Mais c'étaient des paroles perdues au milieu du bruit que ne cessaient de faire et ceux qui récriminaient contre le président pour avoir donné l'ordre de battre le rappel, et ceux aussi nombreux qui réclamaient à la fois et l'exécution du décret du 25 février, et l'organisation du travail, et un ministère du progrès, et ceux enfin qui voulaient une décision immédiate relativement à la Pologne. Huber, Sobrier et tous les délégués s'épuisaient en vains efforts pour faire évacuer la salle ; la salle, comme les tribunes, se remplissaient plus que jamais, la foule qui avait si longtemps attendu dans les cours et sur la place s'essayant à entrer aussi. L'émotion, la chaleur, la fatigue avaient mis hors d'état d'agir la plupart des délégués ; Sobrier était dans une agitation extrême, et Huber tombait dans un long évanouissement. Tandis que les représentants, immobiles à leurs places, croyaient de leur dignité de ne prendre aucune mesure propre à renvoyer le peuple satisfait ; et lorsqu'il eût suffi d'inviter le cortège à défiler devant l'Assemblée pour que les salles fussent évacuées, nul membre du bureau ne voulut prendre cette salutaire initiative. Cependant le tambour du dehors se faisait encore entendre ; tout annonçait une prochaine intervention des baïonnettes, et l'on pouvait prévoir de grands malheurs. Barbés, s'élançant à la tribune, demande impérieusement pourquoi l'on fait battre le rappel. Que celui qui a donné cet ordre, s'écrie-t-il, soit déclaré traître à la patrie, traître à la cause du peuple ! — A bas les traîtres, ajoutent les pétitionnaires. On nous trahit ! ou veut nous assassiner dans le sein même de la représentation du peuple ! De tous côtés on s'en prend à celui qui a donné l'ordre de rassembler les baïonnettes contre le peuple inoffensif et sans armes ; on menace le président. Donnez l'ordre de ne plus battre le rappel, lui crie-ton ; faites éloigner les baïonnettes ! Et ce cri, devenu général, est le seul que l'on entende pendant longtemps. Le bureau, qui paraît résister aux prières, aux injonctions, aux menaces, est envahi, encombré ; les marches delà tribune sont également obstruées de citoyens qui réclament du président, avec une extrême vivacité, l'ordre de faire rentrer les tambours à leurs mairies, et d'éloigner les bataillons qui marchent contre le peuple. Il est trois heures et demie ; la plupart des citoyens qui ont attendu longtemps dans la cour, dans les rues adjacentes et devant le péristyle le résultat de leur pétition, ont quitté leurs rangs pour aller savoir ce qui se passe dans l'Assemblée nationale ; la salle est envahie de manière à ce qu'on ne peut plus ni y pénétrer, ni en sortir ; les tribunes fléchissent sous le poids de la foule qui les encombre. La tribune des journalistes, jusque-là respectée, est aussi occupée par le peuple qui, s'étant également aggloméré dans l'espace réservé aux sténographes du Moniteur, les force par là de se réfugier sur le bureau. On entend crier de tous côtés : Point de rappel ! Point de baïonnettes ! Qu'on donne contre-ordre ! Le président, après avoir consulté le bureau, se décide enfin à écrire l'ordre de ne plus battre ce rappel qui agite, tourmente et met en fureur les pétitionnaires : il comprend que la présence des gardes nationaux réactionnaires, surtout ceux de la 1re et de la 10e légion, serait la cause inévitable d'une collision sanglante ; le bureau s'empresse de faire des copies de ce contre-ordre, que l'on distribue aux citoyens chargés de les répandre dans la salle et au dehors. Le tumulte s'apaise un instant ; quelques ouvriers semblent presser Louis Blanc de faire un dernier effort ; mais ce représentant invoque l'extinction de voix qui le retient cloué à son banc. Voilà du papier, lui disent ces ouvriers ; écrivez, et nous lirons ce que vous direz au peuple. — Au nom de la patrie, écrit-il alors, au nom de la patrie républicaine, au nom de la souveraineté du peuple, dans l'intérêt de tous, je vous adjure, citoyens, de vous retirer... Il était trop tard. En ce moment, Huber, revenu de son évanouissement, s'élance à la tribune, où on le voit interpeller vivement le président. Puis, se retournant vers le peuple : Citoyens, dit-il, on nous abuse, on nous trompe ; on va vous faire égorger ici. On ne veut prendre aucune détermination ; eh bien ! moi, au nom peuple, trompé par ses représentants, je déclare que l'Assemblée nationale est dissoute[4]. A ces mots, dits avec force, bien des délégués, placés près de la tribune, se montrent stupéfaits de ces audacieuses paroles, et l'on entend plusieurs voix s'écrier : Non ! non ! point de violence à la représentation nationale. Mais en même temps, une foule de pétitionnaires applaudissent à un acte dont beaucoup d'entre eux sont loin d'apprécier la gravité ; ils se croient encore au 24 février, et paraissent se féliciter d'avoir été forcés de traiter les élus du suffrage universel comme ils traitèrent les élus du privilège. La pomme de discorde est tombée au milieu de cette foule immense qui, quelques minutes auparavant, n'avait qu'une seule pensée, qu'un seul but, et qui se fût trouvée satisfaite si l'Assemblée nationale eût accueilli sympathiquement son vœu pour la Pologne. Si l'on voit des citoyens se féliciter de cette dissolution, prononcée par un homme à qui ses condamnations politiques ont donné quelque influence, beaucoup d'autres protestent hautement contre un dénouement imprévu pour eux, et qu'ils regardent comme inconsidéré, comme l'effet d'un inexplicable délire. La plupart des chefs de club se montrent atterrés d'une pareille audace, et ceux qui en aperçoivent froidement les résultats inévitables laissent éclater leur colère contre le fou qui vient de compromettre si étourdiment l'avenir de la Révolution. Au nom de la République démocratique, entend-on s'écrier sur les marches de la tribune, au nom de la République une et indivisible, nous protestons contre la violation de l'Assemblée nationale ![5] Mais Huber persiste et répète de nouveau, à travers le bruit, les mots qu'il a prononcés : Encore une fois, clame-t-il en s'adressant au bureau, l'Assemblée nationale est dissoute. Le bureau est alors escaladé ; on veut arracher au président sa sonnette, dont il a fait un si pauvre usage pendant la durée de la crise ; on le menace, on le chasse du fauteuil. Vous n'êtes plus rien ici, lui dit Huber, allez-vous-en. Et le président Buchez, le vice-président Corbon, les secrétaires de l'Assemblée, celui de la questure, celui de la présidence quittent le bureau ; ils sortent de la salle en même temps que beaucoup de députés, et la foule applaudit, comme à une victoire qu'elle aurait remportée sur les adversaires du peuple, sur les ennemis de la République. Faut-il dire maintenant comment cet attentat d'occasion[6] fut pris au sérieux par ceux-là mêmes qui venaient de désapprouver ce qu'ils considéraient comme l'effet d'un déplorable vertige ? L'explication est facile : la faiblesse des uns rendit les autres plus audacieux. Nous avons déjà fait connaître avec quelle méfiance les républicains sincères et le peuple avaient vu arriver cette assemblée hétérogène, au milieu de laquelle allaient siéger tant d'hommes évidemment hostiles à la cause de la liberté, qu'ils avaient combattue ouvertement sous la royauté ; tant d'hommes qui n'acceptaient la République qu'à contre-cœur, et seulement comme un fait accompli. Dans les discussions relatives aux troubles de Limoges et aux tristes événements de Rouen, ces hommes avaient déjà donné la mesure de ce qu'ils seraient. Aussi l'Assemblée constituante était-elle généralement bien loin d'avoir les sympathies du peuple et de tous les révolutionnaires. Cependant, ils auraient respecté le produit du suffrage universel, bien que faussé, et ils eussent laissé l'Assemblée se dépopulariser plus complètement encore d'elle-même, convaincus qu'ils étaient que le peuple des campagnes finirait par s'éclairer, et que la révolution, un moment détournée de son grand but humanitaire, ne tarderait pas à reprendre son cours majestueux. Aucun des chefs des clubs et des corporations, aucun des organisateurs de la manifestation n'était arrivé au Palais législatif avec l'intention de dissoudre l'Assemblée nationale ; les efforts faits par tous ces chefs pour faire défiler le peuple le prouvent surabondamment. Mais lorsque cette foule d'hommes, fort peu dévoués à la majorité des constituants, s'aperçut que le bureau acceptait avec résignation l'arrêt jeté contre toute l'Assemblée par un audacieux poussé à bout ; lorsqu'on vit les députés, jusque-là immobiles, quitter leurs bancs et sortir de la salle ; dans l'attitude d'hommes qui viennent d'entendre leur condamnation, sans même maudire leurs juges ; oh ! alors, les plus timides, les plus indécis crurent qu'ils devaient accepter les faits accomplis : aucune voix dans la salle ne protesta plus contre la dissolution de l'Assemblée ; bien des citoyens exaltèrent même le courage qu'Huber avait déployé, et se félicitèrent du grand résultat que l'on avait si spontanément et si facilement obtenu. Il y eut un moment de jubilation poussée jusqu'au délire : les diverses bannières des clubs et des corporations furent promenées, agitées dans l'enceinte, aux cris mille fois répétés de Vive la République démocratique ! vive la Pologne ! Des hommes du peuple prirent de force Barbès et Sobrier, qu'ils portèrent en triomphe sur leurs épaules. Albert reçut la même ovation. Huber était tout à coup devenu le Danton du jour. Cependant, on ne pouvait oublier que le rappel avait été battu et que l'on ne tarderait pas à voir la garde nationale. On pensa que les représentants serviraient d'otages, en cas d'attaque, et on s'écria qu'il ne fallait pas les laisser sortir ; des mesures rigoureuses furent proposées contre ceux qui fuyaient : on demanda l'appel nominal, l'arrestation des absents ; on voulait les déclarer traîtres à la patrie pour avoir lui au moment décisif ; moyens irréfléchis, qui étaient au moins étranges en présence d'une dissolution prononcée et en quelque sorte acceptée, et qui n'empêchèrent pas les représentants de sortir par fouies les issues. Mais, en présence de ces propositions irréfléchies, les hommes qui se trouvaient déjà compromis jugèrent qu'ils ne pouvaient plus reculer, et qu'il fallait tirer promptement parti de la situation des choses en faveur de la démocratie, sous peine d'enfanter l'anarchie et la guerre civile. On proposa donc de désigner immédiatement un nouveau gouvernement provisoire, véritablement révolutionnaire et propre à garantir enfin à la France la République démocratique et sociale. Le peuple fut invité à choisir les membres auxquels il voulait accorder sa confiance. Des listes furent dressées à cet effet, et l'une d'elles, apportée à la tribune au bout de la lance d'un drapeau, y fut immédiatement lue à haute voix. Elle contenait les noms des citoyens :
Mais ces choix, généralement socialistes, ne satisfirent pas tout le monde. Quelques voix protestèrent. Et, en effet, c'était à l'expression des. opinions des socialistes exclusifs, de ceux qui s'imaginaient que, dans une révolution, on pouvait se passer d'hommes politiques, d'hommes révolutionnaires, dominant les masses par l'ascendant que devaient leur donner les longues luttes politiques soutenues pour faire triompher les principes de la révolution, les principes de la démocratie. Mes amis, dit une voix connue du peuple, ne nommons pas tant de socialistes ; nous nuirions à notre cause. L'observation porta juste. Une autre liste fut dressée : elle renfermait quelques noms de plus, au milieu desquels on cessait devoir le chef des communistes. Les membres proposés en dernier lieu étaient :
Ce dernier membre fut repoussé par bien des voix. On perdait un temps précieux. Déjà une foule de citoyens avaient crié : A l'Hôtel-de-Ville ! à l'Hôtel-de-Ville ! d'autres manifestaient la crainte de se laisser bloquer par lès baïonnettes ; d'autres enfin criaient : Aux armes ! Et comme en ce moment on vit entrer dans l'enceinte un garde national muni de son fusil, un cri général se fit entendre : Point de fusil ! — Je le garde pour la cause du peuple, répondit le garde national. Cependant on ne cessait de crier : A l'Hôtel-de-Ville ! et comme le tambour se faisait entendre de près, on pensa sérieusement à se transporter à ce siège du gouvernement provisoire. Mais cette marche, qui eût pu être décisive si elle eût offert le même ordre, la même solennité, la même force imposante développée, le matin, sur le boulevard, présenta presque l'aspect de gens que l'on pourchasse, d'une sorte de déroute. Au lieu de serrer leurs rangs, les clubs, les corporations, les diverses agglomérations de citoyens qui avaient composé l'immense cortège des pétitionnaires, se dirigèrent vers l'Hôtel-de-Ville par fractions', par détachements, par groupes dont les uns prirent la rive droite et les autres la rive gauche, ne cessant de crier : l'Assemblée est dissoute ! Vive la République ! Vive Barbès ! Vive Louis Blanc ! Vive Blanqui ! Ajoutons qu'un grand nombre de citoyens avaient déjà quitté la manifestation, ou sortaient de ses rangs au fur et à mesure qu'ils s'approchaient de chez eux, les uns pour aller dîner, d'autres pour être à portée de prendre le fusil, si cela devenait nécessaire. Quant aux chefs des clubs, tous ne se portèrent pas à l'Hôtel-de-Ville ; ni Raspail, ni Blanqui, ni Louis Blanc ne s'y rendirent, quoique l'accusation ait cherché à démontrer les tentatives faites par eux pour y arriver. Barbès semblait indécis s'il devait suivre la foule. Mais, réfléchissant que tous ses amis politiques étaient désormais compromis, il ne balança plus à se rendre, avec son ami Albert, au poste du danger. En même temps, une centaine d'hommes, au milieu desquels se trouvait Sobrier, se dirigèrent sur le ministère de l'intérieur, afin de s'en emparer et de disposer ainsi du télégraphe ; enfin un autre groupe, conduit par un membre de la Société centrale républicaine, le citoyen Quentin, prit la route du Luxembourg, où siégeait la Commission exécutive. Tous ces détachements, encore nombreux, traversèrent les quais au milieu d'une population diversement préoccupée. Cependant personne, pas même les gardes nationaux, ne s'opposèrent à la marche du peuple, dont les cris annonçaient pourtant le résultat si imprévu de la manifestation en faveur de la Pologne. Au bout du quai Pelletier, le premier détachement du cortège qui arrivait, drapeaux déployés, aux cris de Vive la République démocratique ! fut arrêté par le 4e bataillon de la 9e légion, que le colonel Vautier y avait massé en colonnes serrées : l'attitude de la garde nationale, sur ce point, fut d'abord très-ferme ; elle croisa la baïonnette contre le peuple ; ce qui obligea les corporations à rebrousser chemin, ne voulant à aucun prix engager une collision. Mais, un instant après, ce premier détachement se vit appuyé par plusieurs autres, composés en partie de gardes nationaux ralliés : ceux-ci mirent la crosse en l'air, annoncèrent la dissolution de l'Assemblée, affirmèrent que la garde mobile et la garde nationale étaient avec eux, et qu'ils venaient à l'Hôtel-de-Ville pour empêcher le désordre et prévenir l'anarchie. La 9e légion se décida alors à laisser passer quelques délégués. On commençait à fraterniser, lorsqu'un coup de pistolet, tiré par un ouvrier sur un garde national, mit le désordre dans les rangs du bataillon ; le cortège passa, en arrachant les baïonnettes et les fusils de quelques gardes nationaux ; la légion se fondit, et la plupart de ceux qui en faisaient partie rentrèrent chez eux[7]. Que faisait-on à l'Hôtel-de-Ville, dans ce moment de crise ? Depuis la veille, on y savait que la manifestation aurait lieu. Le lendemain matin, on apprit successivement que Blanqui en ferait partie, qu'elle serait très-nombreuse, et qu'elle pourrait bien ne pas être aussi pacifique qu'on l'annonçait. On se prépara à une défense. Les grenades furent tirées des caves, avec trente à quarante mille cartouches qui se trouvaient dans les armoires[8]. Ces préparatifs étaient achevés quand on sut que la salle de l'Assemblée nationale était envahie. Lorsqu'on apprit à l'Hôtel-de-Ville que celte Assemblée avait été dissoute, l'aspect de ce palais présenta un spectacle fort curieux : les fenêtres se garnirent de têtes qui s'agitaient dans l'attente d'un drame ; on voyait des hommes jusque sur les combles, sur les balustrades. La grille était gardée par la garde nationale et par la garde républicaine, et le colonel Rey paraissait bien disposé à défendre le poste important confié à son commandement. Vers les quatre heures, quand la colonne des clubs arriva, a raconté un témoin important qui se trouvait à l'une des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, quatre à cinq mille gardes nationaux étaient massés sur la place, au coin du quai Pelletier. J'étais monté sur la fenêtre ; je vis déboucher cette colonne. Un colloque s'engagea avec la garde nationale, il se fit dans les rangs plusieurs mouvements d'ondulation, et j'entendis un coup de feu. Au même instant la garde nationale se débanda, et la plupart prirent la fuite. Au moment où tout ceci se passait, on était occupé à distribuer des cartouches aux gardes nationaux, par l'ordre de M. Adam et du colonel Rey. Ayant reconnu l'impossibilité de faire cette distribution régulière au moyen de paniers, on avait pris le parti de les donner aux gardes nationaux par les fenêtres de l'entresol. Dès que la garde nationale lui eut livré passage, la colonne des clubs se précipita, au pas de course, vers la grille de l'Hôtel-de-Ville, ajouté cette déposition si précise. Les gardes nationaux qui occupaient la place se dispersèrent sans résistance. Le colonel Rey se trouva seul en face de Barbès et d'Albert, qui étaient en tête : il monta sur la serrure. Il y avait alors sur la place quinze à dix-huit cents hommes masses contre la grille : plus tard, ce nombre se trouva doublé par les curieux. Le colonel Rey harangua la foule pendant quelques minutes. Barbès était pâle ; il s'appuyait sur la grille ; il disait : Rey, laisse-nous entrer ; il n'existe plus ni Chambre, ni gouvernement ; nous sommes comme au 24 février ; laisse-nous entrer pour sauver la République. Rey lui répondait : J'ai un devoir à remplir, celui de défendre l'Hôtel-de-Ville, et vous n'y entrerez qu'en me passant sur le corps, ou en m'apportant un ordre du pouvoir exécutif[9]... Alors le colonel Rey descendit pour faire avancer son bataillon. Mais pendant ce colloque, les élèves des Écoles, des gardes nationaux[10], des hommes en blouse avaient franchi la grille sur plusieurs points ; ils étaient massés autour du colonel. Lorsqu'il descendit, l'un d'eux ouvrit la porte. Aussitôt le flot se précipita dans l'intérieur ; le colonel fut enlevé et emporté jusque dans l'escalier. Barbès ordonna de s'emparer de lui pour l'empêcher d'agir. En le voyant tenu par quatre individus, je pris mes pistolets, et parvins à le dégager. Il courut aussitôt chez M. Marrast pour le prévenir de ce qui se passait[11]. Barbès venait donc d'entrer à l'Hôtel-de-Ville, suivi de quelques milliers de citoyens et gardes nationaux. Mais presque tous étaient sans armes ; la confiance qu'ils avaient dans la dissolution de l'Assemblée nationale était telle que personne ne pensa à s'armer ; quelques fusils enlevés sur la place à la garde nationale en fuite furent les seuls qu'eussent à leur disposition ceux qui venaient de forcer les grilles de cette forteresse[12]. On vit alors flotter à toutes les fenêtres de l'Hôtel-de-Ville les diverses bannières des clubs et des corporations, que l'on agitait aux cris de Vive la République démocratique ! vive le peuple ! Arrivé, avec quelques chefs de clubs et la foule, dans les salles du premier étage, Barbès y harangua le peuple, en montant sur une table. Puis il lut de nouveau la liste des membres désignés pour faire partie du gouvernement provisoire, sur laquelle le peuple délibéra, Plusieurs réclamations se firent entendre contre les noms de Flocon et même de Ledru-Rollin, mais on finit par accepter le dernier, et les autres furent admis sans difficultés. Barbès et Albert signèrent alors le décret suivant ; Au nom du peuple et de la République démocratique ! Le peuple ayant dissous l'Assemblée nationale, il ne reste plus d'autre pouvoir que celui du peuple lui-même. En conséquence, le peuple ayant manifesté son vœu d'avoir pour gouvernement provisoire les citoyens : Louis Blanc, Albert, Ledru-Rollin, Barbès, Raspail, Pierre Leroux et Thoré[13], ces citoyens sont nommés membres de la Commission exécutive du gouvernement. Le citoyen Caussidière est continué dans les fonctions de délégué de la République à la Préfecture de police. La garde nationale reçoit l'ordre de rentrer dans ses quartiers respectifs. On se mit à faire un grand nombre de copies manuscrites de ce décret, que l'on jeta à la foule sur la place. Barbès et Albert étant les seuls membres présents du gouvernement acclamé par le peuple, se retirèrent, avec quelques amis, dans l'ancienne salle des délibérations du précédent gouvernement provisoire pour s'y livrer à la méditation et à l'exécution des mesures réclamées par les circonstances ; plusieurs ouvriers, sans armes, se chargèrent de garder cette ombre de gouvernement ; et comme jusque-là on n'avait éprouvé de résistance nulle part, chefs et citoyens comptaient tous que les faits accomplis étaient généralement acceptés, et que les citoyens allaient arriver en foule à l'Hôtel-de-Ville. Barbès et Albert s'occupèrent aussitôt de maintenir la paix publique, sans prendre pour eux-mêmes et pour le siège de leur autorité éphémère aucune des précautions que ne se serait peint refusées le pouvoir le mieux affermi : on ne pensa pas même à en défendre sérieusement les portes ; la foule y entrait et en sortait librement : tout se bornait à des cris de joie, à de bruyantes allées et venues ; personne ne donnait encore des ordres, et les forces du peuple restaient inorganisées ; on semblait croire qu'elles ne tarderaient pas à arriver en masse autour de l'Hôtel-de-Ville, dès que les démocrates sauraient qu'on les y attendait. Cette illusion ne dura pas longtemps. Les gardes nationaux du quartier, revenus insensiblement de leur panique, et réfléchissant que les envahisseurs de la place et du palais étaient sans armes, s'en rapprochèrent de nouveau. D'autres bataillons, appelés par le maire, se rendaient aussi à la défense de l'ordre : l'Hôtel-de-Ville se trouvait ainsi insensiblement cerné. Mais il était facile de voir qu'on y mettait de la prudence, de l'hésitation même, tant on redoutait les forces populaires qui y étaient entrées. Celles-ci vivaient sans aucune défiance de l'extérieur, quand elles entendirent battre le rappel et la générale. Alors des citoyens s'écrièrent : On va cerner l'Hôtel-de-Ville ! on va égorger nos frères ! nous sommes trahis ! Un moment de crainte s'empara, à son tour, de cette foule désarmée et inoffensive ; cependant le peuple se rendit maître de quelques fusils appartenant à des gardes nationaux qui se trouvaient dans les cours, et fit ainsi une espèce de service militaire dans l'intérieur. Le premier soin de Barbès et d'Albert, après avoir fait connaître la composition du nouveau gouvernement provisoire, fut de penser à la Pologne, objet primitif de la réunion du peuple. Le décret suivant fut rédigé et signé par Barbès, en attendant, sans doute, que les autres membres délégués fussent arrivés ; le voici : Le gouvernement provisoire, prenant en considération le vœu du peuple, déclare qu'il va signifier aux gouvernements russe et autrichien l'ordre de reconstituer la Pologne ; et, faute par ces gouvernements d'obéir à cet ordre, le gouvernement de la République leur déclarera immédiatement la guerre. Comme il était probable que ni la Russie ni l'Autriche n'eussent obéi à des injonctions si hautaines, ce décret, s'il fût devenu sérieux, n'eût été rien moins qu'une déclaration de guerre positive à ces deux puissances ; cette guerre eût été faite alors en temps opportun et au milieu de circonstances favorables à la cause de la révolution. Mais à peine le gouvernement de l'Hôtel-de-Ville commençait-il à fonctionner, que des bataillons de gardes nationaux allaient l'en chasser. Plusieurs détachements de la 3e, de la 6e et de la 9e légion, auxquels se joignit bientôt un détachement de l'artillerie parisienne, commandé par le capitaine Péchinay, pénétrèrent à la fois dans l'intérieur de l'Hôtel-de-Ville, en demandant Barbès... Il nous le faut, mort ou vif, s'écriaient ces gardes nationaux. Aux armes ! criait-on du côté du peuple ; aux armes !... Vous marcherez sur nos corps avant d'avoir Barbès ! Et cette fois, les hommes du peuple opposèrent une résistance telle que les assaillants furent obligés de se retirer. Mais ils ne tardèrent pas à revenir en plus grand nombre. Les 5e et 7e batteries d'artillerie arrivaient aussi à l'Hôtel-de-Ville, avec un autre détachement de la 3e légion : le chef d'escadron qui était à leur tête fit occuper tous les couloirs et corridors conduisant aux salles des délibérations ; un cordon considérable fut placé au dehors pour empêcher toute évasion, et les détachements chargés de fouiller cette aile du Palais et de s'emparer de tous ceux qui s'y trouveraient s'élancèrent au pas de course pour remplir leur mission. Barbès et quelques amis se trouvaient toujours dans la salle où ils s'étaient retirés : comptant sur le peuple, ils s'étaient peu inquiétés du bruit qu'ils entendaient. Mais la première salle ayant été forcée après une défense opiniâtre, et le bruit s'approchant de ceux qui siégeaient, Barbès se leva pour en savoir la cause. En ce moment la porte s'ouvrit ; le capitaine Péchinay entra. Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? lui dit Barbès. — Qui êtes-vous, vous-même ? répliqua le capitaine. — Je suis membre du gouvernement provisoire. — Duquel ? de celui d'aujourd'hui ou d'hier ? — De celui d'aujourd'hui, répondit Barbès avec beaucoup d'assurance. — Dans ce cas je vous arrête. On rapporte que lorsque Albert sut qu'on venait d'arrêter son ami Barbès, il demanda à être arrêté lui aussi. Je suis aussi coupable que Barbès, dit-il aux officiers de la garde nationale, je veux partager son sort. Admirable exemple de cette conformité d'opinions politiques, de cette confraternité de sentiments qui produit de pareilles abnégations ! Robespierre jeune voulut aussi partager le sort de son frère, arrêté par les thermidoriens : J'ai partagé ses vertus, s'écriait cet intéressant jeune homme, je dois partager ses malheurs ! Et il obtint la faveur d'être arrêté avec Maximilien et de mourir comme lui ! |
[1] Ce qui se passa alors, a raconté Blanqui, je ne puis le comparer qu'à la mer entrant dans un vaisseau qui sombre : la salle fut littéralement engloutie.
[2] En lisant le discours de Blanqui, on se demande comment l'accusation a pu lui faire un crime de ce qu'il a dit à la tribune : on y cherche en vain un mot qui puisse faire supposer que Blanqui eût l'intention de renverser l'Assemblée.
[3] Il serait désormais absurde de répéter cette phrase que tes arrangeurs de la séance du 15 mai oui mise dans la bouche de plusieurs chefs de clubs : NON, BARBÈS, TU TE TROMPES, CE N'EST PAS ÇA ; DEUX HEURES DE PILLAGE ! Les débats de Bourges ont prouvé jusqu'à la dernière évidence que c'est la un infâme mensonge, une insulte indigne faite au parti républicain sincère par les lâches fauteurs du royalisme, et contre laquelle les accusés de Bourges ont protesté avec indignation, en demandant acte du faux commis sciemment. L'historien qui se respecte et qui sait respecter la vérité doit rejeter de pareilles calomnies, surtout lorsqu'elles s'adressent à un peuple qui s'est conduit si honorablement toutes les fois qu'il a été le maître. En général, on peut affirmer que le compte-rendu posthume a été rédigé ou retouché dans l'intention évidente de relever le bureau et l'Assemblée aux dépens du peuple et des chefs de la manifestation.
[4] Huber, après avoir eu la loyauté d'assumer sur lui seul la responsabilité de cet acte exorbitant, n'a cessé de déclarer, dans ses lettres, qu'il n'avait pris cette détermination extrême que forcé par les circonstances devenues des plus impérieuses, et même dans l'intérêt du président et de l'Assemblée tout entière. Les explications qu'il a promises à ce sujet n'ont pas encore été données par lui.
[5] Nous lisons dans le Prologue d'une révolution, que le lieutenant de vaisseau Deflotte, l'un des délégués des clubs, se serait élancé à la tribune pour en repousser Huber, et qu'il fit entendre ces mots : Non, l'Assemblée nationale n'est pas dissoute ! Citoyens, crions vive la représentation nationale, et retirons-nous.
[6] Expression vraie dont s'est servi M. de Lamartine dans sa déposition.
[7] Il eût fallu, pour les repousser, a raconté le colonel Vautier, des ordres que je n'avais pas, et je ne pouvais pas prendre sur moi une pareille responsabilité. Dès que la foule fut arrivée sur la place de l'Hôtel, une légion se fondit immédiatement ; il me resta à peine un bataillon : les chefs de bataillon m'ayant demandé ce qu'il fallait faire, je leur donnai l'ordre d'entrer dans leurs quartiers...
[8] Il ne faut pas perdre de vue que le citoyen Blanqui était un objet de terreur pour l'Hôtel-de-Ville en général, et pour le maire personnellement. L'affaire du 16 avril ne laisse aucun doute à ce sujet. Aussi, toutes les fois que le nom de Blanqui se trouvait mêlé à quelque mouvement populaire, on pouvait être sûr que la peur l'érigeait aussitôt en colosse, en génie du mal. Il ne faut donc pas s'étonner si l'on prépara les grenades.
[9] Pourrait-on jamais croire qu'en présence de ces dépositions si précises et dont personne n'a pu révoquer en doute la véracité, le brave démocrate Rey, le chef qui, pour remplir son devoir, repoussait ainsi ses amis les plus intimes, ait pu être accusé de complicité dans l'affaire du 15 mai, et retenu sous les verrous pendant dix mois ? Il est mort dans la force de l'âge : ce long emprisonnement n'at-il pas abrégé ses jours ?
[10] Il ne faut pas oublier qu'il y avait, dans la manifestation en faveur de la Pologne, plusieurs milliers de citoyens en habits de gardes nationaux, mais sans armes.
[11] M. Marrast n'avait pas besoin que le colonel Rey lui apprit ce qui se passait à l'Hôtel-de-Ville ; mais il avait cru devoir ne pas sortir de son cabinet, où il était occupé sans doute à donner des ordres pour sauver la République. L'adjoint, M. Adam, mit prudemment son écharpe dans sa poche.
[12] Le colonel Vautier a donné une singulière idée de la force du peuple : Je ne sais, a-t-il dit, si nous avions affaire à des Hercules, mais ils enfonçaient nos rangs, tordaient les baïonnettes et ouvraient les grilles comme avec une clef.
[13] Les listes de ce gouvernement provisoire ont beaucoup varié. On y a vu successivement figurer, entre les sept membres proclamés, Blanqui, Huber, Cabet, Proudhon, Sobrier, Flocon. Nous donnons ici celle fournie par l'acte d'accusation, auquel nous empruntons aussi le texte du décret.