HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE VI.

 

 

Impossibilité d'ajourner la manifestation. — Réunion du cortège à la Bastille. — Aspect admirable du défilé. — Raspail est appelé à la tête. — Séance de l'Assemblée nationale. — Interpellations sur l'Italie. — Le citoyen Wolowski parle en faveur de la Pologne. — Mesures prises pour contenir le peuple. — Explications échangées entre le général Courtais et les chefs des clubs. — Motifs qui portent la colonne à passer le pont. — Fraternisation du peuple avec la garde mobile. — La grille s'ouvre enfin pour les délégués. — On ne veut pas les admettre dans la salle des séances. — Le peuple s'impatiente. — Démarche de Ledru-Rollin auprès du président. — La foule franchit la grille et pénètre dans les tribunes publiques. — Un questeur dénonce la conduite prudente du général en chef. — Langage des réactionnaires. — La manifestation envahit la place de Bourgogne. — Efforts du général Courtais de ce côté. — Il ne veut pas faire tirer sur le peuple. — Louis Blanc et Barbès haranguent la foule par la fenêtre. — Ils l'engagent au calme et au respect de la représentation nationale. — Les délégués sont admis dans la salle des délibérations. — Le peuple envahit l'enceinte réservée aux représentants. — Scènes de trouble. — Raspail parait à la tribune. — Opposition faite à la lecture de la pétition par les délégués. — Raspail parvient enfin à lire la pétition en faveur de la Pologne. — Accueil fait à cette pétition. —Raspail sort de la salle. — Barbès invite le peuple à se retirer. — La manifestation se dispose à quitter l'Assemblée nationale.

 

Ainsi que je viens de le dire, s'il eût été possible d'ajourner la manifestation, la plupart des chefs des clubs l'eussent fait volontiers ; car eux aussi craignaient qu'elle ne fût détournée de son but avoué ; tant de gens étaient diversement intéressés à pousser le peuple au désordre afin d'avoir le droit de le calomnier après ! Barbès, Sobrier et plusieurs autres démocrates influents s'étaient clairement exprimés au sujet de cet ajournement, et le procès de Bourges n'a laissé aucun doute sur leurs intentions.

Mais, en présence de ce qui avait été fait avec si peu d'ensemble le samedi, et de la volonté exprimée par les clubs de revenir à la charge auprès de l'Assemblée nationale le jour fixé par elle pour la discussion des affaires de la Pologne ; en présence des nombreuses affiches ayant fixé la grande manifestation au 15 mai, il fut impossible, pressé que l'on était par le temps, de faire connaître à la population un contre-ordre qu'elle aurait reçu avec déplaisir. Les inconvénients de ce contre-ordre eussent pu devenir très-graves. N'était-il pas à craindre qu'une partie des clubs, qu'une partie des corporations, que les hommes les plus ardents n'eussent persisté à aller porter les pétitions ? Et, dans ce cas, ne devait-il pas être évident qu'au lieu d'une démarche grave, solennelle, imposante et toute pacifique, d'une démarche réglée et dirigée par des hommes de poids, on n'eût qu'une manifestation désordonnée, incapable de sentir aucun frein, et par conséquent plus nuisible qu'utile aux intérêts que le peuple voulait défendre franchement et sans arrière-pensée ?

Ces motifs, joints aux craintes que l'on avait de voir la main des ennemis de la liberté s'emparer de tout mouvement qui eût flotté au gré des passions, dictèrent l'avis envoyé aux journaux le dimanche au soir, avis dont le but était de régulariser ce que l'on ne pouvait empêcher.

Mais lorsque, dans la matinée du 15, on eut connaissance de l'inconcevable proclamation de la Commission exécutive, il y eut un nouveau mouvement d'hésitation parmi les chefs : ils crurent, avec quelque raison, à un guet-apens, à une trahison même ; et cette crainte fut telle, que Sobrier ne voulait plus aller de sa personne au rendez-vous assigné : il fallut l'insistance de ses amis, qui mirent en jeu son amour-propre, pour le décider à se rendre à la Bastille, où une foule immense se trouvait réunie de bonne heure.

Le cortège se mit en marche vers les dix heures et demie. Tous les clubs, toutes les corporations, la plupart des délégués des départements, des députations de démocrates allemands, italiens, irlandais, etc., défilèrent, avec leurs bannières, sur toute la longueur du boulevard, par trente hommes de front. Le club du citoyen Raspail, rassemblé à l'Arsenal, fermait à peu près la marche. Sobrier et ses amis s'étaient placés au milieu des pétitionnaires. Ce ne fut qu'à la hauteur du Château-d'Eau que le club du citoyen Blanqui entra dans les rangs. Beaucoup d'autres citoyens s'y placèrent tout le long des boulevards, et la manifestation les parcourut dans un ordre admirable.

Ecoutons un témoin oculaire rendant compte à un journal de département des impressions qu'il éprouva en voyant défiler le cortège sur le boulevard Italien :

Au surplus, écrivait-il, la manifestation se trouvait si calme, si pacifique ; elle me parut si nombreuse, si forte, si imposante par la quantité d'officiers et de gardes nationaux qui en faisaient partie ; elle offrait tant de garanties d'ordre par l'adjonction de toutes les députations départementales qui y déployaient leurs bannières ; elle était saluée par tant et de si vifs applaudissements de la part des innombrables spectateurs qui formaient la haie, que j'oubliai toutes mes craintes pour me livrer à l'allégresse générale dont j'étais témoin... La certitude qu'on me donna de la présence du citoyen Raspail à la tête de la manifestation acheva de me rassurer ; car j'ai toujours considéré Raspail comme un homme supérieur et d'une haute sagesse...

— Je rejoignis la manifestation à la Bastille, a raconté Raspail-lui-même à Bourges ; mais au moment où je venais avec mon club de prendre place à la queue du cortège, un émissaire vint me dire que les hommes qui étaient à la tête de la colonne n'avaient pas de pétition : Tant pis, répondis-je ; moi, j'ai la mienne. On me dit alors que je devrais aller me mettre à la tête du cortège pour me présenter. Je fus une demi-heure avant d'atteindre la tête de la colonne. Lorsque j'y fus arrivé, j'y vis des figures sinistres, qui semblaient vouloir tout autre chose qu'une manifestation pacifique ; mais je ne pouvais reculer, et je fus forcé d'avancer...

 

Laissons un moment la profonde colonne de citoyens de tous les états dérouler ses longs anneaux vivants sur le boulevard, marchant avec un ordre admirable et le calme de la force, ne faisant entendre d'autres cris que celui de Vive la Pologne ! vive la République ! et n'ayant avec elle d'autre musique que l'accord de cent cinquante mille voix répétant, par intervalles, des refrains de la Marseillaise ; rendons-nous dans la salle législative, où sont déjà réunis les représentants. L'Assemblée offre, sous les apparences de la sérénité, l'aspect de gens gravement préoccupés, et l'émotion devient visible lorsque le président annonce qu'il a reçu plusieurs pétitions en faveur de la Pologne. Divers membres montent alors au bureau pour en déposer une foule d'autres. Le président lit une lettre de l'illustre chansonnier Béranger, par laquelle il insiste sur sa démission, et force ainsi l'Assemblée à l'accepter.

C'est le jour des interpellations. Le représentant d'Aragon demande d'abord au gouvernement de faire connaître la conduite qu'il a tenue, depuis le 24 février, à l'égard de l'Italie, notre vieille alliée et notre sœur en révolution, depuis que le droit combat tout armé dans le monde. Le citoyen Bastide, ministre des affaires étrangères, répond que la révolution de Février n'abdiquera jamais ses principes de fraternité morale et de propagande politique ; mais que le gouvernement français entendait garder matériellement le devoir des neutres et ne point se jeter dans les aventures extérieures, qui perdirent notre première Révolution[1]. C'est, fait observer un journal, la théorie de M. Lamartine, moins les splendeurs de la phrase. Le système n'est pas nouveau, car il s'appelait, sous le juste-milieu, le contrat de non-intervention. Il est vrai que le citoyen ministre nous fait espérer un prochain congrès, où la France aura un beau rôle !...

Après l'Italie, la Pologne. Mais, hélas ! c'est un ex-dynastique, complice de toutes les hontes du règne de Louis-Philippe, le citoyen Wolowski, qui a cessé d'être Polonais, dont l'éloquence de professeur économiste veut remuer la fibre des représentants : il oublie que pour convaincre il faut être pénétré soi-même.

Le citoyen Wolowski avait à peine commencé son exorde, où il disait qu'il saurait remplir les devoirs que lui imposait la réserve résultant de sa position personnelle, que l'on commença à entendre un immense cri de Vive la Pologne ! poussé par le peuple aux abords du Palais législatif.

Comment la manifestation, qui se proposait de se tenir à distance, se bornant à envoyer des délégués, avait-elle traversé le pont de la Révolution ?

L'explication la plus vraisemblable de ce fait imprévu par les chefs nous paraît être celle-ci[2] :

Vers midi, la manifestation arrivait sur la place de la Madeleine, où s'était rendu le général Courtais, chargé du commandement de toutes les forces destinées à protéger l'Assemblée. Ces forces consistaient en un millier d'hommes de chacune des légions de la garde nationale et de quelques bataillons de la mobile. Mais, à l'exception d'un bataillon de cette dernière garde, posté à la grille du péristyle et dans le jardin du quai, et de deux bataillons de la garde nationale, occupant les abords du Palais, les autres forces commandées étaient restées en réserve à leurs mairies ou aux points désignés. Ainsi, le général en chef n'avait avec lui que mille ou quinze cents hommes, avec lesquels il dut faire garder le pont et tous les alentours du Palais : on n'avait pas voulu déployer de plus grandes forces aux yeux des pétitionnaires, ni faire battre le rappel, afin de ne pas les irriter. Le préfet de police avait même écrit au général Courtais qu'il répondait de tout, pourvu qu'on ne fit pas battre le rappel.

Après quelques explications échangées entre le général et les citoyens marchant à la tête de la manifestation, il fut convenu que ces derniers désigneraient des délégués pour aller porteries pétitions à l'Assemblée nationale ; que le général irait solliciter l'admission de ces délégués pour donner lecture des pétitions, et qu'ensuite la colonne pourrait défiler sur le pont de la Révolution, pour s'en retourner par les quais[3]. Les délégués furent choisis : ils se dirigèrent vers l'Assemblée, tandis que la tête de la colonne s'arrêta à la hauteur de l'Obélisque, pour y attendre le résultat de la mission de ses commissaires. Il n'est pas inutile de rappeler que ce jour-là la chaleur était étouffante, et que l'on ne pouvait guère rester longtemps exposé aux rayons du soleil sans en être incommodé.

A peine la colonne eût-elle fait halte dans cette position, que l'on vit déboucher de la rue des Champs-Elysées un bataillon appartenant à la 1re légion de la garde nationale, accourant au pas de course pour barrer le passage du pont au cortège. Cette manœuvre déplut infiniment au peuple, qui crut voir dans l'attitude menaçante de ce bataillon l'intention de commencer une lutte. Des cris se firent entendre : A bas les baïonnettes ! Et comme on fit courir le bruit que ce détachement avait chargé les armes avant de quitter la mairie du 1er arrondissement, les pétitionnaires, en échangeant de vives explications avec la garde nationale de ce quartier, peu patriote, exigèrent que les baguettes fussent introduites dans le canon des fusils pour voir s'ils étaient chargés. Le chef de ce bataillon ayant refusé de se conformer à cette demande, les cris d'à bas les baïonnettes ! redoublèrent, et la garde nationale se vit dans la nécessité de se diriger sur les quais, en aval, pour aller passer, par le pont des Invalides, sur la rive gauche[4].

La fermentation était grande parmi les pétitionnaires. Un cri se fit entendre : En avant ! et la colonne s'ébranla de nouveau pour aller occuper la tête du pont.

Là se trouvait un autre bataillon de garde nationale de la 4e légion, puis, vers le milieu du pont, un demi-bataillon de la mobile ; le reste de ce bataillon était rangé derrière la grille du péristyle et dans le jardin qui domine le quai en aval. D'après les ordres du président de l'Assemblée, le pont devait être barré par le premier bataillon, qui se serait ainsi appuyé sur la mobile. Mais le général, témoin de l'irritation du peuple contre les gardes nationaux, ordonna, afin d'éviter tout conflit, que la chaussée resterait libre, et que les troupes destinées à garder le pont se placeraient sur les trottoirs des deux côtés, et formeraient la haie[5]. C'est là la faute qu'on lui a si amèrement reprochée, parce qu'elle favorisa le passage au cortège. Mais il paraîtrait que le peuple n'en aurait pas moins traversé le pont, puisque le bataillon de la mobile, placé en seconde ligne, refusa d'avancer et de fermer le pont vers le milieu, quand on lui en donna l'ordre : il ôta même les baïonnettes.

Ce fut ainsi que la manifestation passa sur la rive gauche, et déborda comme un fleuve irrésistible tout autour du palais, jusqu'à la place de Bourgogne.

Mais avant ce passage du pont, qui ne fut pas disputé un seul instant, et qui s'exécuta de part et d'autre aux cris répétés de Vive la Pologne ! Vive la République ! les délégués s'étaient présentés à la grille de la façade pour solliciter d'être admis à présenter la pétition en faveur de la Pologne. Ils avaient inutilement attendu les députés qu'ils voulaient prier de les introduire ; personne ne s'était présenté, pas même pour recevoir la pétition. Raspail allait s'en retourner, lorsqu'on lui dit que le général Courtais cherchait les délégués. Au même instant, d'autres députés parurent à la grille du péristyle, qui s'ouvrit alors pour les délégués seulement, et se referma aussitôt. Ce fut ainsi qu'ils purent enfin arriver jusqu'à la salle dite des Pas-Perdus.

Mais il fallut encore de longs pourparlers pour savoir si les pétitions seraient seulement déposées sur le bureau, ou bien lues par des députés ou par les délégués eux-mêmes. Le général Courtais avait sollicité cette autorisation ; mais, comme on le pense, le parti qui venait de faire décréter tout récemment qu'aucun étranger ne serait admis au sein de l'Assemblée nationale, s'opposa de toutes ses forces à ce que les délégués entrassent dans la salle et lussent les pétitions à la barre ou à la tribune. Cette ténacité à repousser les délégués du peuple fut la cause de l'envahissement de l'Assemblée, et de tous les malheurs de cette journée.

Les discussions dans la salle des Pas-Perdus, toutes les chaleureuses insistances des délégués, ces allées et venues du bureau du président à la salle extérieure, avaient fait perdre beaucoup de temps : le peuple s'était impatienté. On lui disait que ses commissaires étaient mal reçus ; qu'on les ballottait d'une porte à l'autre, sans vouloir les écouter : les plus turbulents parmi les pétitionnaires avaient quitté leurs rangs ; ils s'étaient approchés des grilles ; ils demandaient que la garde mobile mît la baïonnette dans le fourreau, ce qui fut exécuté sur l'ordre même du général Courtais ; enfin, le peuple se montrait de fort mauvaise humeur de la réception que ses représentants lui faisaient, car il n'avait encore vu personne lui porter des paroles de sympathie.

Cependant, en ce moment, le représentant Ledru-Rollin faisait des instances auprès du président pour qu'il se présentât, avec une vingtaine de membres, parés de leurs insignes, en haut du péristyle, afin d'agir par l'autorité morale sur le peuple, et de le déterminer à un simple défilé en dehors du palais. Le président, indécis d'abord, se décida enfin à une démarche qui, faite à temps, eût pu avoir le meilleur résultat ; mais il était malheureusement trop tard. La foule des pétitionnaires qui était devant la grille du péristyle, fraternisant avec la garde mobile, venait d'entendre très-distinctement un coup de feu parti de l'intérieur[6]. Il n'en fallut pas davantage pour que les pétitionnaires, déjà mal disposés par ce qui se passait, se crussent trahis. En un clin d'œil la grille fut escaladée, et un grand nombre de membres des clubs ou des corporations pénétrèrent dans les salles, dans les couloirs et enfin dans les tribunes publiques, où l'on vit flotter aussitôt plusieurs bannières des sociétés patriotiques.

Ainsi qu'on se le figure aisément, cette escalade, cette apparition excitèrent un trouble immense dans la salle. Le questeur Degousée, qui s'était vainement efforcé d'empêcher l'invasion du palais, et que le flot populaire avait rapporté jusqu'à la salle des conférences, courut alors à la tribune tout hors de lui-même.

Citoyens, s'écria-t-il, sans s'arrêter à l'observation qu'on lui fit de ne point aggraver l'état des choses par une scène ridicule ; citoyens, vous avez donné le commandement nécessaire pour la sûreté de l'Assemblée au président et aux questeurs. Contrairement aux ordres donnés par les questeurs, le commandant en chef de la garde nationale a exigé que la garde mobile remît la baïonnette dans le fourreau.

Le questeur Degousée aurait pu dire encore que les gardes mobiles, assis sur les marches du perron, avaient d'eux-mêmes mis leurs fusils entre leurs jambes, et qu'ils se montraient fort peu disposés à en faire usage[7] ; il aurait pu ajouter qu'un détachement de la garde nationale, chargé d'interdire l'entrée de la salle des conférences, avait aussi remis la baïonnette dans le fourreau, au moment où on lui ordonnait de la croiser contre le peuple. Ce questeur, si zélé pour l'ordre, aurait pu reconnaître que le seul moyen de calmer le peuple, déjà trop irrité contre l'Assemblée, et d'éviter toute collision, toute scène regrettable, consistait peut-être à accueillir les pétitionnaires, à leur permettre, de bonne grâce, de lire les pétitions en faveur de la Pologne, et de les autoriser ensuite à défiler devant l'Assemblée. Mais il est des gens qui abhorrent les moyens les plus simples, les moyens conciliatoires, et qui commencent toujours par les extrêmes.

Aussi entendit-on bien des voix demander qu'on fit venir le commandant à la barre, tandis que d'autres, pour punir le général Courtais de ne pas avoir fait charger le peuple à la baïonnette et ne pas avoir commandé le feu, voulaient le destituer immédiatement. Ceux-là ne pensaient sans doute pas qu'un seul mouvement hostile contre la manifestation leur eût peut-être coûté la vie en ce moment si critique.

Se drapant dans leur dignité, qu'ils considéraient comme outragée par l'entrée du peuple dans les tribunes, ces hommes, que le peuple venait tout récemment de nommer ses mandataires, eussent rougi de se trouver en contact immédiat avec leurs commettants ; aussi assiégeaient-ils le président pour faire chasser des tribunes ceux qui s'y étaient introduits. Est-ce qu'à leurs yeux le peuple était encore quelque chose ? Est-ce qu'il n'y avait pas un excès d'audace de sa part de vouloir que ses mandataires délibérassent sous ses yeux ?

Ainsi parlaient tous les hommes étrangers aux principes républicains, aux principes de la vraie démocratie ; ils pensaient sans doute qu'il était facile de contenir cent mille hommes marchant en colonnes serrées et dont les premiers rangs subissaient, peut-être malgré eux, la pression des autres rangs, et n'avançaient, ne renversaient les obstacles, n'escaladaient les grilles que pour obéir forcément à cette impulsion irrésistible qu'ils recevaient des masses venant après eux.

Peut-être ces conseillers des grands moyens eussent-ils tenu un autre langage s'ils eussent été dans la situation où le général Courtais se trouvait en ce même moment, du côté de la grande porte donnant sur la place de Bourgogne.

Nous avons vu la tête de la manifestation se détourner à gauche, après avoir traversé le pont : en un instant la rue et la place de Bourgogne se trouvèrent couvertes d'une foule considérable faisant retentir les airs des cris de Vive la Pologne ! Vive la République ! Un fort détachement de la 10e légion, stationnant à l'entrée de la grande cour, s'était vu contraint de se retirer, après avoir remis la baïonnette dans le fourreau. Le peuple était donc le maître de cette entrée. Mais la porte était fermée ; et comme les pétitionnaires demandaient à entrer dans cette cour, au milieu de laquelle se trouve construite la salle provisoire, dont une des portes est en face de celle que le peuple voulait faire Ouvrir, le général Courtais, accouru de ce côté avec quelques officiers supérieurs, se mit à conjurer le peuple de ne point franchir l'enceinte de l'Assemblée. Placé sur l'entablement, il recommandait aux pétitionnaires de se montrer calmes, les assurant que leur pétition allait être lue, et que l'Assemblée statuerait sur leur demande. Et comme quelques citoyens lui rappelèrent la promesse qui avait été faite de ne pas les mettre aux prises avec les gardes nationaux armés, le général répondit qu'il briserait son épée avant de faire tirer sur le peuple. C'est ce sentiment de prudence et d'humanité que lés réactionnaires n'ont cessé de lui reprocher, et que les modérés de la garde nationale lui firent payer si cher. Malgré les protestations du général, quelques hommes, irrités de ce qu'on tenait la porte fermée, essayèrent d'escalader les grilles ; l'un d'eux tomba dans la cour, assez grièvement blessé. Alors des artilleurs de la garde nationale ouvrirent la porte, et le flot populaire se précipita dans la cour.

De ce côté, le peuple n'entra pas d'abord dans la salle : il se borna à demander à grands cris Louis Blanc. Ce représentant, averti qu'on veut le voir, sollicite du président de l'Assemblée l'autorisation d'aller haranguer la foule, dans le but de l'engager à s'éloigner du lieu où délibèrent les délégués de la nation. Mais telles sont les préoccupations du président, qu'il refuse d'abord la permission qu'on lui demande, en disant qu'il n'a pas d'ordres à donner à cet égard, et que les représentants doivent savoir ce qu'ils ont à faire comme bons citoyens. Ne doutant pas du bien que peut produire sa démarche, Louis Blanc insiste, et le bureau finit par céder.

Louis Blanc, rejoignant alors Barbès et Albert, court parler au peuple. Il adresse à la foule entassée dans la cour une allocution chaleureuse ; il y parle de la Pologne, des promesses éludées, du droit de pétition sacré pour les peuples libres, et assure les citoyens que tant que ses amis et lui auront l'honneur d'être les représentants du peuple français, ils consacreront leurs efforts à consolider les libertés publiques et à améliorer le sort des travailleurs. On veut que l'ouvrier puisse vivre, ajoute-t-il, et nous, nous voulons qu'il arrive à ce degré de bien-être auquel il a le droit d'arriver ; nous voulons l'élever au rang qu'il doit occuper...

Barbès félicite le peuple d'avoir reconquis le droit de pétition qu'on avait voulu lui ravir, et promet son appui et celui de tous ses amis politiques pour que le cortège défile devant l'Assemblée. Le peuple salue de ses acclamations ses trois amis, et il les porte en triomphe jusque dans la salle des Pas-Perdus.

Là, d'autres pétitionnaires veulent entendre Louis Blanc : il est obligé de monter sur une chaise ; et comme les citoyens qui l'entourent ne cessent de crier vive Louis Blanc ! Mes amis, leur dit-il, les hommes sont sujets à l'erreur ; criez plutôt Vive la République, la République démocratique et sociale !... Le peuple est fort ; en lui réside la toute-puissance. Soyez donc forts, mais vigilants. N'oubliez pas que plus les sentiments et les vœux du peuple sont dignes de respect, plus il convient d'en présenter l'expression d'une manière légale, régulière. Laissez à l'Assemblée toute la liberté de ses délibérations...

En ce même moment, la porte de la salle des séances, communiquant dans celle des Pas-Perdus, s'ouvre enfin pour les délégués, et des représentants les introduisent. On espère que ces délégués useront de leur influence pour faire évacuer les tribunes. Mais au moment où les chefs de la manifestation arrivaient dans l'hémicycle du bureau, plusieurs des citoyens entassés dans les tribunes se laissent glisser le long des galeries et descendent dans la portion de la salle réservée aux représentants. C'est ainsi que l'enceinte se trouve en peu de temps occupée par le peuple, dont les cris de Vive la Pologne ! et le bruit des drapeaux qu'il agite sans cesse empêchent longtemps le président de se faire entendre. Après d'inutiles efforts pour rétablir le silence et faire régner l'ordre, le président se couvre, et la séance reste ainsi suspendue.

Cependant Raspail et les autres délégués étaient dans l'hémicycle, attendant que le calme se rétablît. Plusieurs représentants pressaient le premier de prendre la parole, espérant qu'il aurait assez d'empire sur la multitude pour obtenir le silence ; mais Raspail répondait qu'il n'avait pas le droit de parler, et se bornait à solliciter l'autorisation du président de lire la pétition en faveur de la Pologne. Bien des députés s'y opposaient, tandis que d'autres l'engageaient à monter à la tribune, afin de mettre un terme à l'envahissement de la salle. Louis Blanc, que des hommes du peuple avaient reporté au milieu de l'Assemblée, exténué par les efforts qu'il venait de faire, fut de nouveau invité à parler aux envahisseurs[8] ; et comme le président venait enfin d'autoriser Raspail à lire la pétition[9], Louis Blanc s'exprima ainsi :

Mes amis, si vous voulez que la pétition que vous avez apportée puisse être discutée dans l'Assemblée nationale et avec le sentiment qui vous anime tous, je vous demande du silence, afin que le droit de pétition soit consacré, mais afin qu'il soit dit aussi que le peuple est calme dans sa force, et que sa modération est la plus grande preuve précisément dé sa force...

Veuillez donc, mes amis, ajouta le représentant du peuple, après avoir été applaudi ; veuillez faire un instant de silence, afin que la pétition soit lue, et que l'on ne dise pas que le peuple, en entrant dans cette enceinte, a violé, par ses cris, sa propre souveraineté.

 

Louis Blanc, ayant ainsi commandé le calme, Raspail parut à la tribune, où il commença par dire que lès délégués venaient, au nom de deux cent mille citoyens, qui attendaient à la porte, présenter le vœu du peuple français en faveur de la Pologne.

Mais, à peine eut-il prononcé ces paroles, qu'un grand tumulte se fit entendre sur les bancs des députés réactionnaires. L'un d'eux, le citoyen d'Adelsward, demanda en vertu de quels pouvoirs le citoyen Raspail prenait la parole dans une Assemblée où il n'avait pas le droit de paraître. Mais un grand nombre d'autres députés criaient au délégué : Lisez ! lisez ! tandis que le peuple, s'impatientant des obstacles qu'on présentait à la lecture de sa pétition, imposait silence aux interrupteurs. De vives interpellations s'échangeaient entre les représentants qui voulaient la lecture et ceux qui s'y opposaient[10]. Raspail continuait à occuper la tribune, où étaient aussi montés pour le soutenir plusieurs autres délégués, pendant que le représentant Corbon allait se placer auprès du président afin de le seconder dans les efforts qu'il faisait pour obtenir le silence.

Mais ce fut vainement que Raspail essaya plusieurs fois de lire la pétition, les interpellations et le bruit recommençaient aussitôt ; ce ne fut enfin que lorsque les chefs des clubs eurent fait eux-mêmes la police de la salle, que Raspail put recommencer[11].

Citoyens représentants, dit-il, nous sommes ici trois cent mille hommes qui attendent à votre porte. C'est en leur nom et en celui des délégués des clubs, des corporations et de toute la population virile de Paris, que nous vous présentons la pétition dont la teneur suit :

Considérant :

1 ° Que la conquête de nos libertés sera en péril tant qu'il restera en Europe un peuple qu'on opprime ;

2° Que le devoir d'un peuple libre est de voler au secours de tout peuple opprimé, vu que la loi de la fraternité n'est pas une loi nationale, mais humanitaire ; que tous les peuples sont frères au même titre que les citoyens entre eux, comme enfants du même Dieu sur la terre ;

3° Que si tel est le devoir de la France envers les peuples opprimés, ce devoir sacré, imprescriptible, devient bien plus impérieux encore envers les peuples qu'on égorge ;

4° Que dans un moment où notre victoire sur un gouvernement corrupteur avait donné un élan de liberté à tous les peuples de l'Europe, notre politique égoïste et effrayée sembla avoir prêté main-forte aux tendances liberticides des rois coalisés, et interdit tout espoir de secours aux peuples qui s'armaient de toutes parts pour reconquérir leurs droits d'être libres ;

5° Que les peuples n'avaient levé le saint étendard de l'insurrection qu'en marchant sur nos traces et en comptant sur notre coopération ;

Que, vaincus, ils ont le droit de nous accuser de leur défaite ; que la victoire de leurs oppresseurs est une menace contre nos libertés publiques et une insulte aux principes que nous avons proclamés ;

6° Que l'Italie et l'Allemagne nous appellent pour concourir au succès de leur armes ; que la Pologne, la noble Pologne, notre sœur, dont les fers ont été rivés par la honteuse politique de nos dix-huit ans, nous somme, au nom de la justice et de la reconnaissance, de lui restituer sa nationalité ;

7° Qu'un plus long retard serait, de notre part, une félonie et une trahison ; car la Pologne est notre alliée, notre sœur, notre compagne d'armes, notre éternelle avant-garde contre les peuples du Nord ;

8° Que notre jeune armée, honteuse de son inactivité, impatiente de nobles et saintes victoires, n'attend qu'un signe de la patrie pour aller renouveler les prodiges de notre première République et de l'Empire, au profit de la liberté de tous ; que le nom de la Pologne réveille ses plus ardentes sympathies, qu'elle sent bien que c'est par là qu'elle doit commencer sa tournée en Europe, parce que c'est là que l'oppression est plus lourde, et que nous avons plus de torts à réparer ;

Par ces motifs, et dans l'intérêt de nos institutions républicaines, au nom de la Providence des peuples et de l'honneur du pays, le club demande par acclamation, à l'Assemblée nationale, qu'elle décrète incontinent :

1° Que la cause de la Pologne sera confondue avec celle de la France ;

2° Que la restitution de la nationalité polonaise doit être obtenue à l'amiable ou les armes à la main ;

3° Qu'une division de notre vaillante armée soit tenue prête à partir immédiatement après le refus qui serait fait d'obtempérer à l'ultimatum de la France.

Et ce sera justice, et Dieu bénira le succès de nos armes !

 

Comme on le pense, la lecture de cette pétition fut accueillie par le cri à peu près unanime de Vive la Pologne ! Vive la République universelle ! auquel le peuple ajouta : Vive l'organisation du travail ! Quelques députés, entre autres le citoyen Montrai, continuèrent cependant à dire qu'ils protestaient contre l'illégalité de la lecture des pétitions[12] ; et comme les pétitionnaires demandaient que l'Assemblée, sans s'arrêter à ces chicanes de procureur, délibérât sur le vœu du peuple, des représentants se levèrent pour déclarer que l'Assemblée ne pouvait ni ne devait délibérer tant qu'elle serait envahie. Quelques autres représentants ayant appuyé cette protestation, on entendit une foule de pétitionnaires s'écrier : Il y a ici des ennemis du peuple parmi les représentants : ils ne veulent pas prendre en considération le vœu de la France... Nous demandons un vote immédiat.

Cependant Raspail, qui jugeait le but des pétitionnaires atteint, ne cessait d'engager les pétitionnaires à évacuer la salle. Le peuple a émis son vœu, s'écriait l'orateur de la manifestation, il n 'a plus rien à faire ici : retirons-nous, citoyens. Et comme il trouvait plus d'un récalcitrant, Raspail joignit l'exemple au précepte ; il sortit de la salle, en entraînant avec lui ceux qui voulurent le suivre, et criant aux autres : Retirez-vous donc, ou vous n'êtes pas des républicains ![13]

Pendant que Raspail emmenait avec lui bien des pétitionnaires qui étaient dans la salle des séances, le président de l'Assemblée, Buchez, accablé lui aussi par les efforts qu'il n'avait cessé de faire pour obtenir au moins le silence, puisqu'il lui était impossible de faire évacuer la salle, essayait de prendre la parole pour mettre un terme à l'envahissement de l'Assemblée.

Citoyens, disait-il, la pétition a été déposée sur le bureau ; l'Assemblée nationale, qui s'occupait du sort de la Pologne lorsque vous êtes arrivés, va s'occuper de votre pétition... Je vous invite à sortir pour que l'Assemblée puisse traiter librement cette grave question.

Quelques voix interrompirent le président pour réclamer un décret immédiat. D'autres demandèrent que le chef de la Société centrale républicaine, le citoyen Blanqui, qui se trouvait au pied de la tribune, fût entendu ; ils insistaient fortement en criant : Laissez parler le citoyen Blanqui ! Blanqui à la tribune ! Mais avant que Blanqui pût arriver à cette tribune qu'entoure tant de monde, Huber s'écrie, en parlant aux représentants : Laissez le peuple défiler devant vous, et il se retirera ensuite avec calme et dignité[14]. Huber semblait par là vouloir s'opposer à ce que Blanqui fût entendu.

De son côté, Barbès, qui tenait aussi à ce que la salle fût évacuée avant que Blanqui eût parlé, prend de nouveau la parole, et s'adressant au peuple :

Citoyens, dit-il, vous êtes venus exercer votre droit de pétition ; vous avez bien fait, car ce droit est inhérent à la qualité de citoyen, et nul ne peut vous le contester désormais.

Maintenant le devoir de l'Assemblée est de prendre en considération la demande que vous avez faite ; et comme le vœu que vous avez exprimé est positivement le vœu de la France, l'Assemblée ne peut manquer de s'y associer, en décrétant ce que vous demandez pour vos frères les Polonais. Mais pour qu'elle ne semble pas violentée, il faut que vous vous retiriez, et que vous le fassiez avec ce calme qui est le symbole de votre force.

 

Barbès avait été fort applaudi. Déjà une partie des pétitionnaires sortaient de la salle, et lui-même, accouru à une fenêtre qui donne sur la cour, annonçait à la foule qui encombrait toujours cette cour que la manifestation ayant atteint le but qu'elle se proposait, allait défiler. Je n'ai pas besoin, ajoutait-il, de vous recommander le calme et le sang-froid.

Et le peuple accueillit ces paroles avec de grandes démonstrations de joie, et il se disposait à se ranger, aux cris de vive Barbès ! vive la Pologne ! vive la République !

La journée semblait donc finie, sans que les prédictions de ceux qui avaient annoncé des coups de fusil se fussent réalisées.

 

 

 



[1] Le citoyen Jules Bastide, du National, ignorait probablement que les aventures extérieures de la première Révolution avaient affranchi l'Italie, la Suisse, le Rhin, la Hollande, etc., et que la République française en tira un éclat immense.

[2] Les relations, les dépositions sur le fait de l'envahissement de la salle ont été si diverses, si confuses et si contradictoires, chacun n'ayant pu rendre compte que de ce qui se passa sous ses yeux, que le procès de Bourges n'a pu lui-même rien éclaircir. Raspail n'a jamais cessé de dire que, sans les provocateurs, la manifestation n'eût jamais passé le pont et fût restée paisible. L'accusation avait intérêt à prouver que les chefs des clubs étaient arrivés avec la détermination de tout oser. L'explication la plus simple est celle-ci : Le mauvais accueil fait aux délégués a impatienté les pétitionnaires ; le reste n'a été qu'une affaire d'entraînement.

[3] Tout ce que put obtenir alors le général Courtais du président Buchez fut l'admission de vingt-cinq délégués dans la salle des Pas-Perdus. M. de Lamartine fut d'avis qu'on devait les y admettre et laisser ensuite défiler là manifestation devant l'Assemblée. Mais cette décision fut sans doute ignorée, car les questeurs maintinrent l'ordre de n'ouvrir la petite grille que pour les députés.

[4] Il résulte des déclarations laites par le général Courtais lui-même qu'il avait éloigné la 1re légion du pont et de la place de la Concorde, parce que cette légion passait pour être peu sympathique au peuple. Le général cherchait ainsi à ôter tout prétexte à un commencement d'hostilités : il croyait y parvenir en se montrant confiant avec le peuple. Ce fut là sa règle de conduite durant toute la journée.

[5] Le général Courtais, dont toutes les préoccupations dans celte journée déplorable furent d'empêcher toute collision, a dit que l'ordre d'occuper seulement les trottoirs ne fut donné par lui que momentanément, et à la seule fin de laisser passer des charrettes chargées de moellons arrêtées à l'entrée du pont.

[6] Le coup de fusil tiré de l'intérieur au moment où le peuple était à la grille n'a été mis en doute par personne, vingt mille hommes l'ayant entendu ; on a même montré les traces que la balle avait laissées à la corniche de la pièce qui précède le grand escalier de droite aboutissant dans la cour ; mais on n'a jamais bien expliqué comment et sur qui le coup de feu fut tiré. Il est probable que cette arme chargée est partie entre des mains inexpérimentées et par le seul effet d'une maladresse, comme la direction de la balle le constate.

[7] Voici un bien curieux fragment de la déposition du général Courtais, relatif à ce qui se passa sur le perron, en présence de M. Degousée :

M. Degousée, dit le général, a donné l'ordre de charger les armes ; mais la garde mobile a refusé en incitant la baguette dans le canon, ce qui est le signe d'un refus formel. Alors, pour empêcher qu'on ne la désarmât, je fis ôter les baïonnettes. J'ai bien fait, et je recommencerais encore si cela était à refaire...

[8] On lit dans le Prologue d'une révolution, publié par le journal le Peuple, et que nous avons déjà eu l'occasion de citer, que Louis Blanc, voulant contenir le peuple dans les limites de la stricte légalité, aurait alors offert de lire la pétition lui-même ; mais qu'on lui aurait répondu : Non ! non ! nous voulons conserver le principe du droit de pétition ! Je ferai d'abord remarquer que Louis Blanc ne dit pas un mot de cette offre et de ce refus ; que le procès de Bourges n'a rien révélé à cet égard, et enfin que c'eût été transiger sur le principe du droit de pétition, que les clubs voulaient revendiquer et reconquérir.

[9] Le témoin Lemansois, secrétaire général de la questure, dont la déposition a été vivement contestée par les accusés, s'est exprimé ainsi sur l'interpellation, s'il avait vu le président autoriser Raspail à lire la pétition : Je n'ai pu le remarquer. A proprement dire, il n'existait pas de président dans ce moment-là.

[10] On ne saurait assez se tenir en garde contre les assertions du procès-verbal officiel de la séance du 15 mai ; car ce document, refait après coup et arrangé par divers représentants ou rédacteurs, est rempli d'erreurs et de faits inexacts, dont la plupart ont été constatés pendant le procès de Bourges. Ainsi, par exemple, ce compte-rendu affirme que plusieurs députés protestèrent contre la lecture de la pétition à la tribune, tandis que le témoin Lemansois, qui, par sa position, a pu observer tout ce qui se passait dans l'Assemblée, a déclaré qu'un seul représentant, M. d'Adelsward, protesta contre celte lecture ; ce qui est confirmé par la déposition du témoin Grégoire. Le compte-rendu officiel tend évidemment à donner à l'Assemblée nationale une physionomie qu'elle n'eut pas durant l'invasion et la présence des délégués. C'est pourtant dans cette version inexacte, à laquelle les passions réactionnaires ont donné leur couleur, que l'accusation a pris ses armes les plus acérées !

[11] La pétition lue par le citoyen Raspail avait été délibérée et adoptée par son club seulement. Ce n'était donc que la rédaction des amis du peuple qu'on présenta à l'Assemblée nationale. Mais il est probable qu'en la lisant, l'orateur aura changé les quelques mots qui devaient la transformer en pétition générale, puisqu'on avait égaré celle préparée dans ce sens.

[12] Nous croyons nécessaire, dans l'intérêt de la vérité, de répéter ici ce que nous avons déjà dit au sujet des inexactitudes que renferme le compte-rendu officiel de celte séance. La déposition du citoyen Prévost, chef des sténographes du Moniteur, est très-explicite à ce sujet.

[13] En sortant de la salle des délibérations de l'Assemblée, le citoyen Raspail, accablé par la chaleur et l'émotion, se trouva mal : on fut obligé de le porter dans le jardin de la Présidence, où il resta jusqu'à ce qu'il fût complètement remis. C'est pendant que j'étais hors de la salle qu'a eu lieu tout ce qui s'est passé, a-t-il raconté lui-même ; je n'en ai eu connaissance que plus tard... Je suis sorti par le péristyle du palais ; là, j'ai rencontré une foule de monde qui m'a annoncé que je figurais dans une liste du gouvernement provisoire. J'ai dit que j'ignorais complètement ce fait ; et, pour me débarrasser des sollicitations que l'on m'adressait, j'ai pris une voiture pour rentrer chez moi... Tout cela était vrai ; vingt témoins le confirmèrent ; et pourtant Raspail n'en a pas moins été condamné comme coupable d'avoir voulu culbuter l'Assemblée nationale et changer le gouvernement !

[14] Ces mots d'Huber, que l'on n'a pas cru devoir supprimer dans l'édition posthume du Moniteur, prouvent irrévocablement que le président du club Centralisateur était loin de penser à la dissolution de l'Assemblée, avant les scènes postérieures.