HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE V.

 

 

Déceptions qui assaillent les émigrés polonais dans leur pays. — Suites du mouvement de Cracovie. — Lutte entre le Comité national et les autorités autrichiennes. — Trahison des Autrichiens. — Combat dans les rues. — La citadelle bombarde la ville. — Convention conclue entre les habitants et la garnison. — Les émigrés chassés et emprisonnés. — Affaires de la Gallicie. — L'Autriche ravit aux nationaux leurs moyens d'action sur les paysans. — Dévouement des habitants des villes. — Affaires du duché de Posen. — La Prusse remet la province en état de siège. — Mauvaises dispositions de la diète de Berlin. — Politique de la Russie et de la Prusse envers la Pologne. — La diète déclare le grand-duché rebelle. — Elle ordonne aux troupes d'agir contre les rassemblements de patriotes. — Conventions avec le général prussien. — La réaction marche tête levée contre les Polonais. — Avantages remportés par les Polonais à Miloslaw. — Résultats de ces avantages. — Emotion que le peuple de Paris ressent, — Il demande que le gouvernement de la République appuie les Polonais. — Pétitions à ce sujet. — Manifestation du 13 mai. — Elle est considérée comme incomplète. — Les clubs se préparent à une nouvelle démarche solennelle. — Elle doit être toute pacifique. — Langage des journaux à ce sujet. — Imprudente et intempestive proclamation de la Commission exécutive.

 

Avant de parler de la Pologne et des grandes manifestations auxquelles la cause de ce peuple intéressant donna lieu, nous devons mentionner la détermination prise par l'Assemblée nationale de destiner la journée du 14 à une fête où les départements furent invités à envoyer des délégués.

Ainsi, dès le 12 et le 13, un grand nombre de citoyens étaient arrivés pour assister à cette fête, qui fut remise, la veille même de sa célébration, au dimanche suivant. Il y avait donc dans Paris une foule d'étrangers oisifs et impatients, prêts à se mêler à la population active de cette capitale le jour où les clubs et les corporations iraient solliciter de l'Assemblée quelques mesures efficaces pour le salut de la Pologne.

Les nouvelles qui arrivaient de ce pays étaient de nature à agiter cette population, et déjà le représentant Pierre Bonaparte, que l'on considérait comme le membre le plus franchement républicain de la famille, avait annoncé qu'il interpellerait le ministre des affaires étrangères sur les graves questions qui se rattachaient à l'Italie et à la Pologne, demandant par avance le dépôt sur le bureau de l'Assemblée de toutes les pièces diplomatiques relatives à ces deux affaires.

Dans le coup d'œil rapide que nous avons jeté sur la situation de la Pologne à la fin du mois de mars[1], nous avions laissé l'émigration polonaise accourir aux frontières, au milieu des acclamations des peuples de l'Allemagne ; nous l'avions quittée au moment où les déceptions allaient atteindre ces nobles victimes de la tyrannie.

Dans les deux mois qui s'étaient écoulés depuis le jour où la France, par l'organe de son ministre des affaires étrangères, Lamartine, avait promis son appui moral à la Pologne, les affaires de ce pays non-seulement étaient restées stationnaires, mais encore elles s'étaient de nouveau assombries par l'effet de la conduite tortueuse de la Prusse et du cabinet autrichien.

L'ancienne Pologne, favorisée par la révolution de Vienne et de Berlin, autant que par les sympathies de l'Allemagne, avait donné signe de vie sur trois points : à Cracovie, en Gallicie et dans le grand-duché de Posen.

On avait cru, lors des premiers moments de la terreur ressentie par les rois, qu'un remords de conscience aurait amené l'empereur d'Autriche à rendre la Gallicie à la nation polonaise, et que le roi de Prusse agissait sans arrière-pensée quand il permettait aux Posnaniens de se réorganiser en vue de leur nationalité.

Mais on ne tarda pas de s'apercevoir qu'on avait compté sans les ruses de la diplomatie et sans la volonté du cabinet de Pétersbourg.

Ce cabinet voulait bien la reconstitution du royaume de Pologne, même avec la Gallicie et le grand-duché de Posen ; mais c'était pour le placer sous sa suzeraineté, et afin de faire servir la Pologne compacte à ses desseins sur le reste de l'Europe.

Un monde séparait donc les vues émises par les magnats de Varsovie de celles que nourrissaient les révolutionnaires de l'émigration polonaise. Aussi ces derniers ne tinrent-ils aucun compte des intrigués qui se tramaient à Varsovie, dont la population frémissante ne pouvait momentanément rien pour la cause commune.

A Cracovie, le mouvement révolutionnaire n'avait pas d'abord rencontré d'obstacles sérieux, et le Comité national s'y était réorganisé promptement.

Plus de classes dans la population, avait dit le Comité en reprenant ses hautes fonctions ; plus de haines entre les sectes religieuses. Nous sommes tous frères, tous Polonais, tous citoyens de la Pologne, admis à la jouissance de la liberté, de l'égalité et de la fraternité de notre peuple Tous nous devons donc nous aimer en frères ; tous enfants de notre mère commune, la patrie, nous devons la servir.

Dieu a contemplé hier, d'en haut, cette détermination prise par vous, et l'a bénie. Dieu est à chaque instant prêt à verser ses bénédictions sur ceux qui font leur devoir. — Honneur et gloire à jamais au Seigneur !

Vive la liberté ! l'égalité et la fraternité ! vive la Pologne ! vive la fraternité des peuples !

 

Mais à peine les Polonais de Cracovie commençaient-ils à se constituer et à se former en corps militaires, avec l'aide des émigrés rentrés, que l'Autriche, s'opposant au rétablissement de la nationalité polonaise, fit entourer la république Cracovienne de troupes nombreuses, et ordonna au starost, Krig, de repousser les émigrés.

Le Comité national envoya demander des explications. Sur sa réponse évasive, le peuple se porta, le 25 avril, à la demeure du starost, qui, ainsi forcé, promit, de concert avec le général commandant, de laisser entrer, le lendemain, les émigrés comme par le passé, et d'armer la garde nationale de Cracovie. Les troupes, mises en mouvement dès le matin, rentrèrent dans la citadelle, où elles se préparèrent à la trahison méditée par le général.

Le lendemain, 26, les émigrés retenus à la frontière furent reçus aux acclamations du peuple entier. Krig quitta Cracovie. On s'occupa de l'armement de la garde nationale. Mais, pendant que les émigrés, confiants dans la parole du général, faisaient faire l'exercice hors de la ville, trois coups de canon, partis de la citadelle, donnèrent aux troupes autrichiennes le signal de l'attaque. Cinq mille soldats : cavalerie et infanterie, envahirent aussitôt la place du marché et les rues adjacentes : des détachements d'infanterie firent feu sur des femmes et des enfants inoffensifs.

Les émigrés et le peuple rentrèrent aussitôt ; mais, n'ayant d'autres armes que quelques fusils de chasse et des faux, ils furent obligés de se défendre par des barricades. Les soldats autrichiens, ne pouvant les emporter, se virent forcés de battre en retraite et de rentrer à la citadelle, au milieu d'une grêle de projectiles. De là, ils commencèrent à bombarder lâchement une ville qu'ils étaient chargés de protéger, et mirent le feu en vingt endroits[2].

Il fallut alors songer à préserver Cracovie des horreurs d'un bombardement et d'un embrasement général, contre lequel on n'avait aucun moyen de résistance, aucune chance de salut. Le Comité national se vit dans la nécessité d'envoyer à la citadelle un parlementaire chargé de conclure un arrangement. Les conditions imposées par ceux qui disposaient des canons et des fusées à la Congrève furent désastreuses pour les patriotes polonais. On arrêta que les émigrés se retireraient en Silésie ; que le Comité national et la garde nationale seraient dissous, et les barricades démolies.

Tel fut le résultat de ce guet-apens tendu par l'Autriche aux émigrés et aux patriotes polonais de cette partie de la Pologne.

Et, afin qu'il ne manquât rien à l'odieux de cette affaire, les Russes, les Autrichiens et les Prussiens se mirent à faire la chasse aux émigrés, qui, à peine arrivés de France et d'Allemagne, se trouvèrent traqués comme des bêtes fauves, et enfermés dans les forteresses.

A côté de ce triste résultat des efforts faits par les patriotes de Cracovie, on pouvait du moins espérer que, soutenus par les populations, ils réussiraient à s'établir solidement en Gallicie et dans le grand-duché de Posen, que les spoliateurs de la Pologne semblaient d'abord avoir abandonnés aux nationaux.

Mais en Gallicie, les Polonais se trouvèrent obligés de lutter contre les forces et les ruses du cabinet de Vienne, toujours le même, quoique ayant reçu de rudes leçons.

Dans cette centrée, les nobles nationaux, se rappelant les massacres de Tarnow, avaient décidé spontanément de donner la liberté aux paysans, afin de les attacher à la cause de la révolution, à laquelle toutes les autres classes se dévouaient sans réserve. Mais, par un reste de déférence pour le gouvernement autrichien, la noblesse crut devoir obtenir son autorisation avant de procéder. L'astucieux cabinet de Vienne s'empara de ce plan pour le faire tourner contre les Polonais. Pendant que, sous divers prétextes, il retenait les délégués de la noblesse, on imprimait à Lemberg, par ordre du gouvernement, une patente impériale annonçant que, de son propre mouvement, l'empereur donnait la liberté aux paysans, en indemnisant la noblesse de la dépréciation des terres entraînée par la suppression des corvées.

Par ce moyen indigne, qui fit jeter les hauts cris à tous les Polonais, l'empereur arrachait à la noblesse de Gallicie la gloire d'un acte qu'elle avait voulu accomplir, et le mérite du sacrifice qu'elle voulait faire à la patrie. Le bienfait sur lequel les classes instruites comptaient pour attacher matériellement les paysans à la révolution, paraissait dés lors appartenir au gouvernement, qui devait en retirer les fruits, en continuant à tenir les paysans dans sa dépendance. Tout ce que purent faire les patriotes, ce fut d'expédier partout des émissaires pour devancer le pouvoir dans l'affranchissement des campagnes.

Mais ils ne purent empêcher la formation d'un Conseil permanent de paysans des environs de Lemberg, Conseil organisé dans le but de s'opposer à toute violence contre le gouvernement paternel de l'Autriche ; les mêmes hommes de Tarnow y siégeaient, et promettaient à l'Autriche l'appui de deux mille paysans contre les patriotes.

La Gallicie, les villes, et principalement celle de Lemberg, étaient admirables de dévouement pour la cause de la Pologne. Déjà, plus d'une fois, les populations de ces villes avaient voulu prendre l'initiative de la lutte contre l'Autriche ; mais elles s'étaient contenues sur la première observation des chefs qu'il n'était pas encore temps d'agir.

Les patriotes de la Gallicie, malgré les obstacles que ne cessait de leur opposer le gouverneur civil Stadion, étaient cependant parvenus à organiser la garde nationale dans les villes : celle de Lemberg comptait trois mille hommes ; mais à mesure que les forces nationales se formaient ainsi, des renforts de troupes arrivaient partout pour en mesure d'accabler la noblesse. L'Autriche fit alors défendre les assemblées publiques et le port d'armes sans autorisation ; par ces mesures, elle désorganisa les forces nationales. En sorte que les Polonais de ce pays ne conservaient guère l'espoir de recouvrer leur patrie qu'autant qu'ils seraient aidés par l'Allemagne et par la France. C'était là l'objet des démarches les plus actives des envoyés près la Commission des cinquante siégeant à Francfort et du Comité national resté à Paris[3].

Si nous nous reportons maintenant dans le grand-duché de Posen, où nous avons vu les nationaux polonais installés dans la ville capitale, recevant avec enthousiasme le brave Mieroslawski et ses compagnons de prison, nous aurons à enregistrer de grandes déceptions.

A peine les Polonais avaient-ils organisé la ville, conformément aux concessions qui leur avaient été faites à la suite des événements de Berlin, que le roi de Prusse, se ravisant à ce sujet, déclara que les habitants de Posen avaient outrepassé les concessions accordées. En conséquence, il prescrivit la réorganisation du grand-duché sous la surveillance des autorités prussiennes, et les maintint telles qu'elles existaient avant. Remettant aussitôt en vigueur une ordonnance de 1845 qui défendait les assemblées populaires, il rappela que la province était toujours en état de siège ; ce qui impliquait la fermeture des portes de la ville à la nuit. Les Polonais n'opposèrent point de résistance, en attendant le retour des députés envoyés à Berlin.

Le but du roi de Prusse était évident. En remettant en place les fonctionnaires allemands, il voulait organiser l'anarchie, tandis que d'un autre côté ses agents travaillaient les paysans du grand-duché contre les nobles et les patriotes, afin de faire naître la guerre civile parmi les nationaux eux-mêmes.

La trahison du roi de Prusse était manifeste pour tout observateur judicieux. Il faut ajouter qu'il se trouvait, sur ce point, bien secondé par la diète aristocratique de Berlin, qui avait même refusé d'insérer dans son adresse au roi un paragraphe relatif à la Pologne, où l'on aurait exprimé les sympathies réciproques des Polonais et des Allemands : l'opposition, à ce sujet, avait été générale, et les patriotes polonais eurent bientôt la preuve que les sympathies dont la population allemande de la Prusse leur avait donné des marques si vives, s'arrêtaient à la question de territoire, les Prussiens voyant avec peine le duché de Posen se démembrer de leur monarchie. Les patriotes polonais savaient donc à quoi s'en tenir : ils durent agir en conséquence.

La politique de la Prusse, comme celle de la Russie, avait été d'enlever de la Pologne, en général, et l'argent et les armes, et même les approvisionnements en blés. Il ne restait, sous ce rapport, qu'un papier-monnaie qu'on ne pouvait guère utiliser pour les besoins des armements. La Pologne se trouvait donc dans l'impossibilité d'agir. Le roi de Prusse avait bien promis des armes et des munitions pour combattre les Russes ; mais il s'était ravisé aussitôt : l'ennemi n'était plus en Russie, quoiqu'on eût fait semblant de croire à un conflit de ce côté.

Il était vrai que l'Empereur Nicolas ne faisait point encore avancer ses troupes, qu'il ne se pressait pas, sachant bien qu'il aurait le temps : il se bornait à de grands préparatifs destinés à frapper plus tard l'Occident. Et, pour qu'on ne se méprît pas sur ses intentions, il publiait une proclamation à ses troupes, dans laquelle, après avoir parlé du torrent dévastateur qui avait fini par atteindre les Etats autrichiens et prussiens, ses alliés, il déclarait être prêt à combattre les ennemis de l'ordre social partout où ils se présenteraient, annonçant qu'il ne reculerait devant aucun sacrifice.

La situation des patriotes polonais à Posen s'était donc gâtée vers la fin du mois de mars ; mais ils comptaient sur l'élan que Mieroslawski et les autres chefs émigrés allaient imprimer aux populations.

A peine ces chefs eurent-ils mis le pied dans le duché, qu'ils y déployèrent l'étendard polonais blanc et rouge, et créèrent, à Posen, un centre de la République Polonaise. En peu de temps les volontaires affluèrent dans les villes indiquées comme points de réunion et d'organisation. Mais les plus grands obstacles que les chefs eurent à surmonter furent le manque absolu de l'argent et la rareté des armes.

Néanmoins, bien des régiments se formaient ; toute la jeunesse arrivait sous les drapeaux, et l'on espérait pouvoir lutter avantageusement avec les Russes, sans songer que les ennemis les plus immédiats des patriotes polonais étaient les soldats prussiens, dont on entourait la province.

Bientôt le voile fut déchiré. Le même ministre du roi de Prusse, qui avait autorisé les Polonais du duché à s'organiser en corps national, déclara, en pleine diète, qu'il ne pouvait pas être question de la réorganisation de la Pologne, mais seulement de l'administration du grand-duché.

Le député Krasezowski ayant répondu par l'énumération des déceptions que les Polonais éprouvaient à Posen, et ayant dit que si la Pologne n'était rien sans l'Allemagne, l'Allemagne ne serait rien sans la Pologne, que l'ennemi de l'une était évidemment l'ennemi de l'autre, les représentants du privilège se levèrent aussitôt, en poussant de grands cris contre ces prétentions : ils déclarèrent le grand-duché rebelle, l'armement des Polonais illégal et dangereux, et firent ordonner aux troupes d'agir contre tout rassemblement de patriotes.

Ce fut là une trahison manifeste, qui indiquait, d'un côté, la résolution de ne jamais restituer la province de Posen, et de l'autre côté, que l'aristocratie prussienne avait retrouvé son orgueil depuis qu'elle était sûre de faire servir l'armée contre les peuples.

La Prusse ayant ainsi levé le masque, force fut aux Posnaniens de redoubler d'efforts pour reconquérir leur indépendance. Les chefs s'étant divisés, dans l'intérêt de la cause, se mirent à organiser les forces nationales des divers cercles, et répondirent aux sommations de déposer les armes que leur firent les Prussiens, en leur fermant l'entrée des villes occupées par les nationaux. Bientôt les troupes prussiennes s'avancèrent sur les rassemblements, et, dirigèrent contre les Polonais une nombreuse artillerie. Posen se trouva assiégée par un corps de 20 à 25.000 Prussiens, tandis que 15.000 autres marchaient sur les villes où se trouvaient des rassemblements.

La journée de demain va probablement décider de notre sort, écrivait-on de Posen sous la date du 10 avril. D'après ce qui s'est passé à Berlin et à Vienne, d'après la sympathie générale qui nous est acquise dans tout le midi de l'Allemagne, vous aurez de la peine à croire au système odieux que les satellites du ci-devant roi absolu de la Prusse ont adopté à notre égard : on dirait qu'ils cherchent à se venger sur nous de l'infamie dont ils ont été couverts par la vaillante population de Berlin !... Ils cherchent à nous désarmer...

 

Pour donner une idée de leur manière de procéder envers les Polonais qui déposaient les armes, le signataire de cette lettre citait plusieurs faits où. des nationaux avaient été tués après s'être soumis.

On nous calomnie dans les journaux allemands, en nous accusant d'anarchie, ajoutait ce correspondant. Qu'on nous cite ces excès, comme nous le faisons pour les lâches assassinats commis sur nos citoyens inoffensifs ou désarmés ? Et quant à l'anarchie, Dieu veuille que nous ayons toujours à nous louer, comme à présent, de l'accord et du dévouement de notre peuple !

Nous avons environ 3.000 cavaliers, 12 à 15.000 fantassins armés de piques, de faux, et à peine le quart avec des fusils, et nous sommes décidés à mourir plutôt que de souffrir plus longtemps les outrages, les vexations et les violences dont on accable notre province. Et vous, nos frères les Français, nous laisserez-vous dans l'oubli !...

 

La situation où se trouvaient les Polonais était telle, que le Comité de Posen crut de l'intérêt de la Pologne de conclure, avec le général prussien Willisen, une convention d'après laquelle tous les corps volontaires devant servir à la formation d'une armée nationale se retireraient à Miloslaw ; ce qui fut exécuté. Mais les troupes prussiennes continuèrent à envahir les villages, à les piller et à massacrer les hommes sans défense. Ces barbaries eurent cela d'avantageux, que les paysans, craignant d'être assassinés, aimèrent mieux se réunir au camp de Miloslaw, placé sous les ordres de Mieroslawski. Et comme déjà la conduite de la soldatesque prussienne amenait de sanglantes représailles, le Comité national envoya une députation à Berlin pour demander l'exécution franche et complète des clauses de la convention, l'éloignement des troupes prussiennes, et le rappel des généraux Steinnecker et Colomb, dont les Polonais avaient tant à se plaindre.

Il fallait bien se décider à voir clairement que la contrerévolution voulait arriver à ses fins par l'anarchie. Les autorités militaires, conspirant avec la cour de Postdam, refusaient partout l'obéissance aux autorités civiles, et méconnaissaient tout ordre portant la moindre empreinte libérale. Il semble même, à voir cette anarchie, écrivait-on de Berlin, qu'il n'y a plus de pouvoir réel en Prusse. Mais qu'on ne s'y trompe pas, il y en a un qui s'organise aujourd'hui : c'est la réaction, qui a pour âme la cour et pour instrument l'armée... Que les hommes placés à la tête des affaires de la République française y pensent ; chaque pas fait par la contre-révolution à Berlin, est une menace pour la révolution à Paris !...

Les Polonais se flattaient toujours que le gouvernement de la République française saurait comprendre cette vérité. Aussi annonçaient-ils qu'une fois tous les moyens de conciliation avec la Prusse usés, ils se garderaient bien de contenir, comme ils l'avaient fait jusqu'alors, l'élan de la population polonaise. Le Comité national déclarait qu'alors il engagerait sans retard la lutte, et une lutte désespérée. Mieux vaut, mille fois, pour un Polonais succomber dans une guerre à outrance, disait-il, que de présenter sa gorge au couteau de ses bourreaux.

La déloyauté du cabinet de Postdam n'ayant pas tardé à se montrer dans sa honteuse nudité, toute la province de Posen offrit le spectacle d'une affreuse boucherie. Presque entièrement dépourvus d'armes, cernés de tous côtés par des forces écrasantes, les Polonais du duché se trouvèrent réduits à une lutte sans espoir. Mais ils prouvèrent journellement, dans maints combats, qu'ils sauraient vendre chèrement leur vie.

Bientôt le général prussien Colomb fit attaquer le camp polonais, commandé par Mieroslawski à Miloslaw. La lutte fut terrible. Les Prussiens, trois fois repoussés, finirent par être mis en déroute. La victoire était restée aux Polonais ; mais douze cents hommes gisaient sur le champ de bataille, et l'on n'avait pas assez de chirurgiens pour panser les blessés !

Les résultats de cette première victoire des Polonais furent immédiats et immenses : en apprenant cette heureuse nouvelle, qu'une poignée de braves avait mis en déroute dix mille soldats prussiens, toute la population polonaise courut aux armes ; la province entière ne fut plus qu'un camp ; et quoique entourés de tous côtés par un ennemi acharné, auquel peu de jours avant les Polonais tendaient une main amie, l'espoir rentra dans le cœur des nationaux.

Quelques jours après, les Polonais soutinrent un nouveau combat à Wreschen, contre le corps du général Hirschfeld, qu'ils battirent complètement.

Mais là étaient tombés de nouveau huit cents Polonais, dont la plupart gisaient et mouraient sur le champ de bataille, sans pouvoir obtenir les premiers soins. Le Comité national s'empressa de faire un appel aux médecins français.

Ils tombent tous les uns après les autres, les nobles martyrs ! s'écriait un journal républicain. Ils tombent à Posen, comme ils tombaient près de la butte Montmartre en 1814 et 1815. Or, nous n'hésitons pas à le déclarer, si la conduite de la France républicaine eût été plus ferme à l'extérieur, la révolution allemande se serait enhardie, et eût arraché certainement des mains du jésuite-roi de Berlin les derniers enfants et l'héritage de la Pologne.

 

Telle était la position des choses en Pologne dans les premiers jours du mois de mai.

On comprend combien les Sociétés populaires de Paris et le peuple en général devaient être émus. Partout on demandait que le gouvernement fût invité à accorder franchement l'appui de la République française à la Pologne : on se fondait sur les déclarations solennelles faites, au nom de la France, par le gouvernement provisoire et son ministre des affaires étrangères. Partout se signaient de nombreuses pétitions dans ce but ; et le peuple de Paris, uni aux délégués des départements, se proposait d'aller les présenter à l'Assemblée nationale.

Dans la soirée du 12 mai, une grande agitation s'étant manifestée dans les lieux publics à l'occasion des nouvelles de la Pologne, quelques clubs décidèrent qu'une manifestation populaire aurait lieu le lendemain en faveur de nos frères du Nord tombant sous le fer des soldats prussiens : on osait se flatter qu'une parole de la France arrêterait cette boucherie.

Mais la plupart des autres clubs pensèrent que la manifestation serait plus efficace si elle avait lieu le jour fixé par l'Assemblée elle-même pour la lecture des pièces diplomatiques et la discussion solennelle de cette intéressante question.

Malgré cette divergence d'opinion, ceux qui voulaient la manifestation pour le lendemain se réunirent, le 13 au matin, à la Bastille, afin de se rendre, en suivant les boulevards, sur la place de la Madeleine, et de là envoyer à l'Assemblée nationale des délégués porteurs des pétitions relatives à la Pologne. Pendant le défilé, les boulevards présentaient une grande animation, et de toutes parts on n'entendait que ce cri mille fois répété : Vive la Pologne ! Lorsque le cortège, considérablement grossi pendant le trajet, fut arrivé à la place de la Madeleine, il s'arrêta et envoya les pétitions par une douzaine de délégués, qui trouvèrent deux commissaires de police à l'entrée du pont de la Révolution. Les délégués ayant annoncé le désir de remettre les pétitions dont ils étaient porteurs au représentant Vavin, on les conduisit dans la salle d'attente du Palais législatif. Le citoyen Vavin étant sorti de la salle des séances, les pétitions lui furent remises par les délégués, et le citoyen Buchet, président de la délégation, lui adressa, au nom des pétitionnaires, une allocution dans laquelle se trouvait la phrase suivante :

Le bon sens du peuple voit dans le rétablissement de la Pologne un devoir et un intérêt pour la France. Il aime mieux faire la guerre tout de suite que d'être obligé de la subir plus tard, dans quelques années, quand la Pologne aura péri sans retour... Pas d'abandon caché sous le silence ou sous des paroles équivoques ! La République française, pour être digne, doit dire hautement sa pensée, sa volonté ; elle doit demander aux gouvernements de Russie, de Prusse et d'Autriche, gouvernements lourds pour les peuples, le rétablissement immédiat de la Pologne, et leur déclarer la guerre s'ils ne consentent pas à ce qu'elle reprenne sa place parmi les Etals européens.

Le représentant Vavin répondit que toute sa vie il avait aimé la Pologne ; que ses sentiments n'étaient point changés ; qu'il appuierait de toutes ses forces, auprès de ses collègues, l'idée du rétablissement de cette grande et intéressante nation, conformément au vœu des pétitionnaires.

Les délégués s'étant retirés, accompagnés par les commissaires de police, le citoyen Buchet, de retour à la place de la Madeleine, rendit compte à la foule du résultat de la mission des délégués. Bientôt le représentant Vavin, accompagné de deux de ses collègues, vint répéter ce qu'il avait dit aux délégués. Il ajouta que, conformément à sa promesse, il s'était empressé de déposer sur le bureau du président de l'Assemblée nationale les pétitions en faveur de la Pologne ; que l'Assemblée avait cru devoir passer à l'ordre du jour ; mais que la question se présenterait de nouveau le lundi suivant, jour fixé pour la discussion de celte grande affaire[4].

Après ces explications, les citoyens composant la manifestation se séparèrent dans le meilleur ordre.

Néanmoins, il y eut de l'agitation tout le reste de la journée dans ce quartier, et cette agitation n'eut d'autre cause réelle que le rappel qui y fut battu pour rassembler les 1re et 2e légions. On se bat à la Madeleine ! disaient les gens intéressés à jeter la défaveur sur la manifestation ; et il ne dépendit pas de ces hommes-là que l'émotion publique ne dégénérât immédiatement en panique, et qu'on n'eût à constater de déplorables collisions.

Quelle est donc cette rage de rappel qui possède certains gros bonnets dé la garde nationale ? s'écriait la Réforme. Et ce journal racontait ce qui était arrivé, à la mairie du premier arrondissement, à un élève de l'Ecole Polytechnique, qui s'y était rendu pour obtenir qu'on mît fin à ces fausses alertes.

Le soir, un grand nombre de sociétés populaires se plaignirent de ce que la manifestation eût eu lieu à leur insu. Plusieurs bureaux déclarèrent qu'ils avaient refusé leur concours à cette démarche, parce qu'elle était inopportune ce jour-là, l'Assemblée ayant fixé au lundi les interpellations sur la Pologne. Des orateurs déclarèrent que la manifestation n'avait point eu le caractère imposant que les clubs et les corporations devaient lui donner. On décida donc que cette première démarche, n'ayant pas réuni l'assentiment général, serait considérée comme non avenue, et qu'une nouvelle manifestation plus générale et par conséquent plus imposante aurait lieu le surlendemain lundi 15 mai.

Cette fois, Huber, président du club Centralisateur, qui avait succédé au club des Clubs, prit l'initiative ; il annonça la manifestation par des affiches qui parurent le dimanche. Pendant toute cette dernière journée, les chefs des clubs et des corporations s'occupèrent de l'ordre à observer dans cette manifestation, que l'on prévoyait devoir être considérable. Il fut arrêté, qu'afin de ne pas tomber dans le piège que la réaction ne manquerait pas de tendre aux républicains, personne ne s'y rendrait en armes, pas même les gardes nationaux, et que l'on conserverait l'attitude la plus grave et la plus paisible. C'était le seul moyen de répondre aux bruits que les contre-révolutionnaires faisaient courir sur les intentions des pétitionnaires.

Toutefois, Huber crut devoir protester publiquement des intentions de la démarche. Un avis, qu'il envoya dans la soirée du 14 à plusieurs journaux, repoussait le bruit mensonger répandu par les ennemis de la liberté et du peuple ; bruit dont le but, disait-il, était de semer l'alarme, en attribuant faussement aux pétitionnaires des intentions anarchiques et malveillantes.

En ma qualité de président du club Centralisateur, ajoutait-il, connaissant parfaitement les sentiments pacifiques des auteurs de la pétition, je repousse de toute mon énergie les odieuses imputations dont ils sont victimes, et, pour rassurer des esprits trompés, je déclare :

Que la démarche projetée a pour but unique de réclamer pour nos frères les Polonais la restitution de leur patrie et de leur indépendance nationale ;

Que pour accomplir avec succès ce devoir fraternel envers un peuple opprimé et toujours ami de la France, les pétitionnaires observeront, dans leur manifestation, le calme et la dignité qui conviennent à des citoyens profondément pénétrés de la connaissance de leurs droits et de la justice de leur cause.

 

Le président du club Centralisateur n'était pas le seul contrarié par les bruits que l'on faisait courir d'une collision probable pour le lendemain ; les citoyens rassemblés au cercle patriotique de Sobrier étaient également désolés du mauvais effet que ces bruits produisaient sur une partie de la population : ils savaient que la tactique des malveillants consistait à annoncer par avance des troubles pour qu'ils eussent réellement lieu. Toute la soirée de Sobrier et de ses amis fut donc employée à chercher les moyens de renvoyer la manifestation à un autre jour.

Malheureusement il était trop tard pour contrebalancer les affiches de la veille et de la journée ; et, en présence des clubs travaillant à régler les détails de la marche du peuple, le cercle de la rue de Rivoli se vit dans la nécessité de laisser la manifestation suivre son cours.

Dans l'intérêt de l'ordre et dans le même but qu'Huber, Sobrier envoya, dans la soirée, aux journaux républicains, qui l'insérèrent, l'avis suivant, témoignage éclatant des préoccupations des démocrates, et de leur désir d'éviter tout désordre :

Les citoyens qui veulent concourir à la manifestation démocratique du peuple français en faveur de la Pologne, y était-il dit, sont prévenus qu'on se réunira, aujourd'hui lundi, à dix heures du matin, autour du monument de la place de la Bastille.

Les délégués des départements qui se trouvent à Paris sont fraternellement invités à se réunir à ceux de Paris, afin que cette manifestation puisse-être considérée comme l'expression des sentiments de toute la France.

La marche devra être grave et solennelle, car il s'agit du salut d'une nation amie qu'on opprime. Point de tambours, point de musique, point d'armes, point d'autres cris que ceux de Vive la République ! vive la Pologne !

 

A ces avis multipliés, qui auraient dû ôter à la réaction tout prétexte de pousser à une collision entre les amis de la Pologne et cette portion de la garde nationale toujours prête à intervenir déplorablement dans les démonstrations populaires les plus légales ; à ces démarches faites pour assurer la tranquillité publique, les feuilles républicaines joignirent aussi leurs conseils pacifiques.

Après avoir énuméré les causes du malaise de la population et de l'inquiétude des républicains, le journal la Réforme concluait ainsi :

La violence organiserait-elle le travail ? la violence sauverait-elle la Pologne et servirait-elle l'Italie ? Non, mille fois non ! Que faut-il faire ? travailler par la presse, par l'association, par les clubs, à faire de l'opinion publique une armée vivante au service du droit et de la- Révolution.

La Constituante, dit-on, est le produit d'élections viciées par la ligue des influences contre-révolutionnaires. Cela est vrai. Mais l'esprit public est puissant, et, sous sa pression, là Chambre a déjà fait plus d'un pas... Avec de la persévérance et de l'énergie, toutes les initiatives étant ouvertes, nous pouvons, par les voies légales, organiser et consolider la République ; nous pouvons sauver la France et délivrer l'Europe...

 

Malgré tous ces efforts pour rassurer l'Assemblée nationale sur l'issue d'une manifestation qui devait être calme, pacifique, imposante, et, par cela même, au-dessus de tout accès aux provocations des brouillons, le gouvernement, épousant les craintes semées par la réaction, crut de son devoir d'adresser au peuple une proclamation qui se ressentait beaucoup trop des inquiétudes répandues par la malveillance.

Depuis hier, disait la Commission exécutive, Paris a revu quelques attroupements qui ont jeté dans les esprits des inquiétudes nouvelles.

Pourquoi donc des attroupements ?

Le droit de réunion, le droit de discussion, le droit de pétition sont sacrés ; ne les compromettez pas par des agitations extérieures et imprudentes, qui ne peuvent rien ajouter à leur force...

La Commission exécutive, convaincue que toute excitation à des manifestations illégales ou insensées tue le travail et compromet l'existence du peuple, saura maintenir avec vigueur et partout la tranquillité menacée.

La Commission, pour l'accomplissement de ce devoir, fait appel à tous les hommes sincèrement républicains ; elle compte sur cet excellent esprit de la population parisienne, qui a jusqu'ici protégé et protégera la Révolution aussi bien contre la réaction que contre l'anarchie.

 

Telle fut l'imprudente et intempestive proclamation que l'on affichait sur les murs de Paris au moment où les travailleurs, les corporations, les clubs, les délégués des départements mêlés à une foule d'officiers et de simples gardes nationaux, se rassemblaient à la Bastille et sur le long des boulevards pour cette grande manifestation en faveur de la Pologne, pour cet immense mouvement qu'aucune puissance humaine ne pouvait plus ajourner sans exciter des réclamations et des troubles plus certains que ceux redoutés par le gouvernement.

 

 

 



[1] Voyez le chapitre XVI du premier volume.

[2] On ne lira pas sans intérêt les détails donnés par une correspondance digne d'attention, sur la conduite héroïque de la population, et surtout des dames de Cracovie, dans cette journée à la fois glorieuse et déplorable.

Nos Polonaises, porte cette correspondance, ont donné, dans celte mémorable journée, de nouvelles preuves du plus sublime dévouement. Au milieu des fusillades les plus meurtrières, elles portaient secours aux blessés, encourageaient les combattants, livraient les meubles les plus précieux pour faire des barricades. Honneur et admiration à leur patriotisme ; gloire au peuple de Cracovie, qui a montré tant de bravoure désespérée !

[3] Indépendamment des Comités nationaux polonais établis à Paris et sur les frontières, d'autres Comités polonais obtinrent l'autorisation de se réunir au sein de quelques villes de l'Allemagne, où ils fonctionnaient dans l'intérêt de la Pologne. Malheureusement, il y eut, à Paris, de graves dissensions entre le Comité polonais et le général Rybinski, s'annonçant comme le correspondant du Comité central siégeant en Pologne. Rybinski déclara que l'opinion de ce Comité central était que les services des émigrés, dans les circonstances actuelles, ne sauraient être employés de la manière la plus utile au pays. La Commission exécutive du Comité central siégeant à Paris répondit aussitôt que le général Rybinski n'avait aucun mandat, et qu'elle persistait dans sa conviction que l'heure de secouer le joug de la Pologne avait sonné.

[4] On a dit encore que le représentant Vavin avait annoncé que le lundi suivant il se chargerait aussi de remettre sur le bureau les nouvelles pétitions qu'on préparait pour ce jour-là.