HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE IV.

 

 

La réaction repousse généralement les membres du gouvernement provisoire. — Elle veut faire entrer au pouvoir des hommes nouveaux. — Combinaisons mixtes présentées par le parti du National. — L'Assemblée ne veut pas laisser prononcer les noms proposés. — Dornès se borne à demander une Commission de cinq membres. — Rapport de la Commission à ce sujet. — Elle propose la nomination directe des ministres par l'Assemblée. — Grands débats à ce sujet. — Opinions de Jules Favre, d'Odilon Barrot, etc. — Paroles de M. Lamartine en faveur de ses collègues. — Cet élan du cœur lui fait perdre une partie de sa popularité. — Rancunes des esprits étroits. — On demande que le gouvernement provisoire conserve ses pouvoirs. — Distinctions établies par le représentant Lacaze. — Belle réponse de Ledru-Rollin. — L'Assemblée décide qu'elle nommera une Commission exécutive de cinq membres. — Intrigues des réactionnaires pour écarter les membres du gouvernement provisoire. — Déclaration du citoyen Sénard. — Lamartine ne veut rentrer au pouvoir qu'avec Ledru-Rollin. — Election de F. Arago, de Garnier-Pagès, de Marie, de Lamartine et de Ledru-Rollin. — Réflexion d'un journal sur cette Commission exécutive. — Nomination des ministres. — Ce ministère offre en général quelques garanties à l'idée révolutionnaire. — Nomination de la Commission dite des travailleurs et de la Commission de constitution. — La réaction fait adopter un décret contre le droit de pétition. — Réflexions à ce sujet.

 

Il était naturel de penser que cette même Assemblée, qui déclarait, à la presque unanimité, que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie, laisserait le pouvoir exécutif entre les mains de ce même gouvernement jusqu'à la mise à exécution de la Constitution. Mais ceux qui faisaient ce raisonnement si logique ne connaissaient pas l'esprit réactionnaire qui animait la majorité de cette réunion d'hommes inexpérimentés, parmi lesquels il était déjà facile de remarquer un grand nombre d'ennemis de la Révolution.

Ceux-ci, en haine de tout ce qui s'était fait sans eux ou contre eux, ne voulaient plus de ce pouvoir issu des barricades et acclamé par le peuple ; non pas qu'ils craignissent un entraînement révolutionnaire, l'opinion de la majorité des membres leur offrait toutes les garanties désirables à ce sujet, mais parce qu'il s'y trouvait une minorité dont les royalistes se méfiaient, et qu'ils s'étaient engagés auprès de leurs commettants et amis à renvoyer. Nous sommes honteux d'être forcés de dire que, parmi les représentants arrivés à l'Assemblée nationale avec de pareils engagements, se trouvaient de prétendus républicains ayant obtenu des fonctions du gouvernement provisoire, et même des commissaires nommés par Ledru-Rollin. Le but de ce parti, arrivé avec des intentions arrêtées, était de changer le personnel du gouvernement, afin de faire entrer au pouvoir quelques-uns de ses propres chefs. C'étaient encore les questions personnelles mises en jeu, comme sous la monarchie.

D'un autre côté, les hommes professant les principes démocratiques voulaient aussi la suppression d'un pouvoir exécutif délégué, comme étant une institution peu en harmonie avec les principes. Ceux-ci disaient que l'Assemblée nationale devait être elle-même, collectivement, ce pouvoir exécutif ; qu'elle ne devait ni ne pouvait le déléguer à quelques-uns de ses membres, sans porter atteinte à la souveraineté du peuple, qui lui avait remis son mandat pour exécuter et non pour déléguer.

Mais, convaincus bientôt que telles n'étaient pas les intentions de la majorité, décidée à changer le gouvernement, et prévoyant que ce changement ne se ferait que dans le sens contre-révolutionnaire, les républicains de la veille, tout en regrettant de ne pouvoir faire prévaloir les principes démocratiques, se virent dans la nécessité de demander la conservation du gouvernement provisoire tel qu'il était, afin d'ôter tout prétexte à la réaction de le dénaturer dans son sens.

Ici encore, les républicains devaient échouer devant les combinaisons mixtes présentées par les hommes du National ; car ceux-ci, se trouvant aussi menacés par les contre-révolutionnaires, voulaient se maintenir dans la position avantageuse qu'ils s'étaient faite.

Ce fut cette pensée qu'exprima le représentant Dornès, l'un des administrateurs de ce journal. Après avoir proposé de déclarer que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie, il demanda que le pouvoir exécutif fût confié à une Commission de cinq membres, dont il se disposait à lire les noms, lorsqu'une tempête, soulevée par la prétention de dicter ainsi des choix à l'Assemblée, couvrit la voix de l'orateur et l'empêcha, malgré son insistance, de lire les noms qu'il voulait proposer, de concert avec quelques représentants de son parti.

Vainement ceux-ci appuyèrent-ils de toutes leurs forces la demande de Dornès ; l'extrême agitation qui régna dans l'Assemblée tout le temps que l'auteur de la proposition se tint à la tribune, ne lui permit seulement pas d'achever la lecture de son projet.

Dupont (de l'Eure), ayant obtenu un moment de silence, pendant que les amis politiques de Dornès réclamaient la liberté de la tribune, on le vit blâmer la proposition en ces termes :

On ne comprend pas comment un citoyen aussi prudent que le représentant Dornès a pu prendre sur lui de compromettre des noms..., sans avoir consulté personne. Au surplus, ajouta ce président d'âge de l'Assemblée nationale, vous êtes souverains ; nous n'avons pas de règlement ; à vous de décider si vous entendrez ou non les noms...

L'Assemblée ne laissa pas achever la phrase de son président : elle se montra tellement intraitable au sujet de la proposition préparée par les hommes du National, qu'il fut nécessaire de suspendre la séance pour donner aux têtes le temps de se calmer.

Évidemment, le citoyen Dornès n'avait pas fait seul la proposition que l'Assemblée venait d'accueillir avec tant de défiance ; c'était, sans contredit, le manifeste des hommes du National que ce représentant du peuple s'était chargé de présenter à l'Assemblée, en lui lisant les noms que ce parti voulait faire arriver au pouvoir. Mais cette prétention choqua également tous les partis qui se trouvaient en présence, et fut cause qu'on ne permit pas à Dornès de couronner sa proposition par la lecture des cinq noms.

Cependant, à la reprise de la séance, il reparut à la tribune pour annoncer qu'il modifiait spontanément son projet, en ce qui touchait les noms des membres de la Commission proposés par lui. Mais il persista à demander la formation de cette Commission exécutive, composée de cinq élus par l'Assemblée, laquelle Commission nommerait les ministres responsables. C'était en quelque sorte proposer à l'Assemblée de se déjuger ; car, pour être conséquente, il fallait ou que l'Assemblée continuât ses pouvoirs au gouvernement provisoire, ou qu'elle restât elle-même pouvoir exécutif et nommât directement ses ministres par la voie du scrutin.

Ce fut à quoi conclut une Commission chargée d'examiner la proposition du citoyen Dornès.

Cette Commission émit les principes suivants :

L'Assemblée nationale réunit tous les pouvoirs, l'exécutif aussi bien que le législatif et le constituant. Tant que la Constitution n'aura pas organisé et défini les pouvoirs, ils demeureront entre les mains de la représentation nationale, indivisible et solidaire dans le sein tout-puissant de son unité : elle retient tout ce qu'elle doit retenir ; elle délègue ce qu'elle ne peut pas s'empêcher de déléguer, et elle se rapproche de son origine.

Quelle idée de sa grandeur, de sa puissance et de sa souveraineté n'allez-vous pas donner au peuple, lui qui a gémi pendant tant de siècles sous le joug d'un gouvernement indépendant et propre, lorsqu'il apprendra que c'est lui, car vous, c'est lui[1], qui vient de nommer ses ministres !

Pourquoi d'ailleurs cette superfétation, ce double emploi, ce rouage inutile, ce vote indirect ? En quoi une Commission exécutive serait-elle plus intelligente et plus apte que vous ne l'êtes ? Y aurait-il plus d'homogénéité en elle qu'en vous ?...

Quel temps ne perdriez-vous pas à définir les doubles rapports de la Commission exécutive, d'un côté avec l'Assemblée, de l'autre avec les ministres !

Ces questions, en tous temps difficiles, seraient aujourd'hui insolubles ; tandis que les pouvoirs ordinaires, les attributions existantes des ministres suffisent pour l'intérimat...

Dans les cas extrêmes, vous les révoquerez ; sous votre égide et votre pression, ils seront actifs, unis et forts, et nous arriverons heureusement au terme de cette Constitution, qui, sous les saintes inspirations de la liberté et de l'égalité, doit régir un peuple de frères.

 

Le projet de décret présenté par la Commission était celui-ci :

L'Assemblée nationale nommera directement, au scrutin individuel, à la majorité absolue, neuf ministres responsables et révocables, qui, sous la présidence d'un dixième ministre sans portefeuille, également élu par elle, formeront un Conseil exécutif, et qui rendront compte à l'Assemblée de leur gestion.

 

Quoique les conclusions de la Commission eussent été applaudies, elles n'en soulevèrent pas moins une discussion des plus vives, dans laquelle les opinions les plus diverses se firent jour.

Le représentant Vignerte considéra le rapport comme basé sur un tissu de sophismes. Après avoir fait ressortir tous les inconvénients du Conseil des ministres nommé par l'Assemblée, il parla de ceux qui s'attacheraient aussi à la nomination d'une Commission de gouvernement. Pour le gouvernement provisoire, dit-il, il en était autrement ; une haute pensée de sagesse et de sécurité avait présidé à sa formation. Je propose donc que le gouvernement provisoire soit maintenu ; c'est ce que l'Assemblée a de mieux à faire. Vignerte fut appuyé par le représentant Durrieu.

Le citoyen Lherbette vit de grandes difficultés à laisser les rênes de l'Etat entre les mains du gouvernement provisoire ou dans celles d'une Commission. Dans son opinion, les ministres avaient besoin d'autorité, et ils ne seraient considérés que comme de simples commis, s'ils ne tenaient leurs pouvoirs directement de l'Assemblée.

Le représentant Saint-Gaudens demandait une Commission exécutive de dix membres, mais seulement élue pour deux mois.

Le citoyen Bac répondait que la majorité ne s'étant pas encore manifestée dans l'Assemblée nationale, il fallait agir avec beaucoup de circonspection, et s'en tenir, du moins provisoirement, au gouvernement provisoire, qui, assurait-il, répondait aux besoins actuels.

Jules Favre, partant de ce principe que le pouvoir issu de l'Assemblée nationale devait être un pouvoir fort, afin de ne pas devenir le jouet de l'esprit de parti, le demandait condensé dans un petit nombre de personnes, afin qu'il pût agir avec la célérité et le secret nécessaires. Il contestait à une assemblée de neuf cents membres la puissance de former un bon ministère, puisqu'elle ignorait les capacités, et qu'elle s'ignorait elle-même.

Oui, citoyens, s'écriait-il, la nomination directe des ministres aurait pour résultat la mise en coupe réglée des ministres. Il faut donc qu'un pouvoir calme, réfléchi, éclairé, s'interpose entre cette assemblée et le pouvoir agissant.

Et pour démontrer qu'on n'était pas encore dans des circonstances ordinaires, qu'il fallait au-dessus des ministres un gouvernement qui les dirigeât vigoureusement, Jules Favre annonçait que le dernier mot de l'absolutisme n'était pas dit en Europe. Il faut donc, ajoutait-il, un pouvoir ferme, vigilant et libre ; il ne faut pas que, pour une dépêche télégraphique, le pouvoir soit obligé de venir vous consulter... Il faut un Conseil exécutif nommé par cette Assemblée, lequel nomme ses ministres ; et, s'il arrivait que ce Conseil s'écartât de la ligne que vous lui aurez tracée, un seul mouvement de cette Assemblée suffirait pour l'y faire rentrer.

Après Jules Favre, dont l'opinion avait touché plus d'un membre, on vit, avec une grande curiosité, paraître à la tribune le dominicain Lacordaire. Il parla en faveur de l'élection d'une Commission exécutive... Je désirerais seulement, conclut-il, que ceux qui ont été à l'avant-garde de la victoire ne soient pas écartés ; que leurs noms y figurent... Il faut reconnaître que les anciens républicains sont ici en immense minorité : c'est pour cela précisément que je veux qu'ils soient au pouvoir. L'ancien gouvernement avait une immense majorité ; il a péri par cette majorité. C'est pour cette seconde raison que j'aurai toujours un grand respect pour les minorités.

M. Ferdinand de Lasteyrie répondit aux paroles conciliantes de l'abbé Lacordaire, qu'il n'acceptait pas les termes dans lesquels ce dernier orateur avait posé la question. Je ne puis accepter, dit-il, que le lendemain d'une révolution, à laquelle tout le monde a contribué, on veuille nous transformer en vainqueurs et en vaincus. Puis il blâma l'idée de faire nommer le ministère par l'Assemblée.

On attendait avec impatience qu'Odilon Barrot prît la parole ; on était curieux de savoir quel langage il y tiendrait : il se montra d'abord grave et mesuré ; il se trouvait, disait-il, à l'aise, dès l'instant où l'on écartait les questions personnelles pour s'occuper des questions de principes. Abordant celle de la nomination d'un pouvoir exécutif, il dit que procéder d'une autre manière, serait un anachronisme.

Il faut que le pouvoir exécutif soit indépendant, dans certaines limites, du pouvoir législatif, s'écria-t-il. Il faut que le pouvoir soit libre pour être véritablement responsable. Le pouvoir exécutif étant ainsi nommé, son premier devoir sera de nommer des ministres chargés de le représenter, mais qui ne pourront être destitués par l'Assemblée, parce qu'ils relèveront immédiatement du pouvoir exécutif.

Voulez-vous des ministres forcés à répondre tout à la fois à la Commission qui les aura nommés et à l'Assemblée, qui pourra les destituer, qui les soutiendra dans certaines circonstances et qui, dans d'autres, pourra les abandonner ?... Evitez tout pouvoir qui pourrait faire naître un conflit avec vous : tout pouvoir qui rendrait votre œuvre plus difficile ne doit pas être institué...

J'en ai dit assez, conclut le dernier ministre de Louis-Philippe, pour que toute division, tout ressentiment soient éteints. On a parlé, je crois, d'une récompense à donner à des dévouements ! Ai-je bien entendu ? Quelle idée se ferait-on aujourd'hui de la sainteté du pouvoir que de l'offrir comme récompense ! Ce serait mal comprendre notre Révolution que de tenir aujourd'hui un pareil langage !

 

Ces derniers mots, de même que ceux prononcés par M. de Lasteyrie, trahissaient le fond de la pensée des réactionnaires : leur but bien avoué était de se servir de la majorité, sur laquelle ils comptaient, pour expulser du gouvernement et des ministères tous les républicains en dehors de la nuance du National ; quelques hommes du lendemain voulaient même aller plus loin, et fonder une République sans républicains.

Mais M. Lamartine vint protester contre cet ostracisme, qu'il considérait comme injuste. Après avoir rappelé ce que le gouvernement provisoire avait fait dans l'intérêt du peuple français et de la République, il parla contre la nomination d'un ministère directement élu par les neuf cents membres de l'Assemblée nationale : il regardait comme impossible la situation d'un ministère dépendant absolument d'une assemblée si nombreuse, et obligé à chaque instant d'aller lui révéler, soit les secrets de la politique extérieure, soit des questions brûlantes de la situation intérieure, Dans son opinion, il n'y avait pas de parti, de faction en France qui pût prévaloir plus d'une heure dans le pays.

Mais si vous négligiez les grands intérêts du peuple, ajoutait-il, oh ! craignez alors !...

Je me suis souvent demandé, reprit ensuite M. Lamartine, en fixant plus particulièrement l'attention des représentants, si les choix de l'Assemblée venaient à tomber sur quelques-uns d'entre nous et à en écarter quelques autres.

Eh quoi ! nous avons été portés au pouvoir par l'acclamation du peuple : il n'a pas choisi, il a pris dans tous les partis qui vivaient au sein du pays ; il a dit à toutes ces nuances : Confondez-vous et consacrez-vous ensemble au service de tous. Eh quoi ! quand nous nous sommes séparés hier, pleins d'estime les uns pour les autres, malgré quelques dissentiments ; quand nous avons, au prix de sacrifices réciproques d'opinions et d'avis différents, quand nous avons concouru ensemble à la plus haute mission qui pût échoir à des hommes politiques, on viendrait nous opposer les uns les autres ! Non ! vous ne le ferez pas !

 

Cette chaleureuse déclaration fut couverte d'applaudissements. Tous les hommes de cœur comprirent combien il y avait de grandeur d'âme à ne pas abandonner quelques-uns de ses anciens collègues aux rancunes des réactionnaires. Chose étrange, qui prouve combien il y avait de fiel dans l'âme des vaincus de Février et des contre-révolutionnaires ! c'est que, de ce jour, l'homme qui avait tiré de son cœur, plus encore que de ses convictions, des paroles propres à honorer à tout jamais son caractère, vit diminuer l'immense ascendant qu'il avait acquis, ascendant qui, reposant autant sur son talent comme orateur et comme écrivain, que sur ses services d'homme politique, devait lui rester, même en perdant son importance de membre prépondérant du gouvernement provisoire. Il y a des haines que l'on peut comprendre, parce qu'elles s'attaquent à des vices ou à des ennemis irréconciliables ; ce sont alors ces haines vigoureuses de notre grand poète. Mais ces petites animosités qui bourdonnent autour de l'homme supérieur, qui ne lui pardonnent pas de s'être montré grand et généreux, quand on aurait voulu le voir s'abaisser jusqu'aux misérables rancunes des esprits étroits, jusqu'à épouser les vues des ambitions les plus bourgeoises, ces animosités des réactionnaires que l'homme de cœur ne peut comprendre, se retournèrent contre Lamartine, parce qu'il ne leur parut plus digne de figurer au premier rang de la réaction[2].

Après avoir entendu M. Lamartine et le rapporteur de la Commission, qui répéta que la proposition de nommer directement les ministres n'avait été présentée qu'afin que l'Assemblée n'abdiquât pas la souveraineté qu'elle tenait du peuple, la majorité décida qu'elle n'adoptait pas la proposition de sa Commission.

Quelques membres demandèrent alors que l'on continuât au gouvernement provisoire ses pouvoirs, au moins pendant un mois. Mais ce n'était pas là ce que voulaient les réactionnaires. L'un d'eux, le représentant Lacaze, dévoila leur pensée. En expliquant son vote de la veille en faveur du gouvernement provisoire, il déclara que ses mandataires avaient considéré ce gouvernement comme divisé en majorité et en minorité, et que le pays étant de l'avis de la majorité, la minorité devait se retirer.

Ledru-Rollin crut devoir répondre à ces distinctions, et il le fit dans l'intérêt de l'histoire :

On vous a dit que le gouvernement n'était pas resté complètement uni, s'écria-t-il ; on vous a dit qu'avec d'excellentes intentions, qu'avec un dévouement absolu, ceux qui le composaient avaient cependant des idées plus ou moins unitaires ! Est-ce que par hasard vous auriez la prétention que les hommes placés par les événements à la tête du gouvernement eussent été faits sur un type qui ne fût pas celui de l'humanité ? Ils avaient au moins un sentiment commun, l'amour sacré de la patrie. (Vifs applaudissements.) Sans doute, vous êtes une Assemblée nationale toute-puissante, mais qui ne peut cependant oublier son origine : le peuple. Eh bien ! le peuple, sur les barricades, a fait un acte de sagesse en désignant ses élus ; il les a choisis dans des nuances diverses, et il a très-bien fait. Qu'avons-nous été, qu'un faisceau composé de branches inégales, mais toutes retenues par un lien commun, l'ardent amour du peuple ? Qu'on nous cite un acte officiel qui n'ait pas été revêtu de la signature de tous ?

Or, voudrez-vous blâmer ce qu'il y a de plus respectable dans l'homme, l'indépendance de la pensée et la liberté de la conscience ?

Nous n'étions pas d'accord, dites-vous, parce que nos opinions n'étaient pas unanimes ; mais du moins nos sentiments, nos cœurs l'étaient ; la même pensée les animait. Eh ! comment en aurait-il été autrement, placés que nous étions au milieu de ce peuple si grand, si généreux ? Comment en aurait-il été autrement, reliés que nous étions par les souffrances du peuple, souffrances que nous sentions tous si vivement ? Placés dans un pareil milieu, comment n'aurions-nous pas senti nos cœurs à l'unisson les uns des autres ?

Mais, dites-vous, nous discutions. Eh ! sans doute, nous discutions. Comment ? vous comprendriez une réunion d'hommes politiques sans discussion ? Ce qu'on ne vous dit pas, c'est que quand la minorité avait exprimé son avis, avait dit son mot, elle s'inclinait respectueusement devant la majorité. La preuve en est que pas un de nos actes n'a paru sans être revêtu de la signature de tous les membres du gouvernement provisoire. Ce qui faisait notre force, c'était précisément cette union libre, cette indépendance dans la discussion et cette unanimité après...

Faites comme nous, concluait Ledru-Rollin ; nous sommes restés unis, frères et amis ; que tous ici fassent comme nous : ne songez qu'au peuple ; négligez les discussions ; ne perdez pas de temps ; faites comme nous, agissez.

 

L'improvisation de Ledru-Rollin ayant produit le meilleur effet, l'Assemblée demanda d'aller aux voix, et ne voulut plus entendre aucun autre orateur.

Elle commença par décider que le pouvoir exécutif serait confié à une Commission, qui nommerait les ministres.

Puis elle délibéra sur le nombre des membres dont cette Commission serait composée. Et après avoir rejeté successivement le nombre onze, ceux de sept et de trois, indiqués par divers membres, elle s'arrêta au nombre cinq proposé par Dornès. La nomination de ces cinq membres fut remise au lendemain.

Il était évident qu'en se fixant au nombre de cinq, la majorité de l'Assemblée nationale avait voulu se débarrasser de tous les démocrates, et principalement des socialistes. Louis Blanc et Albert le comprirent aussitôt. Ils annoncèrent que le président et le vice-président de la Commission des travailleurs résignaient leurs fonctions, et ils prièrent l'Assemblée de pourvoir à leur remplacement. En même temps, Louis Blanc conjura les représentants du peuple de s'occuper de ses besoins par la création d'un ministère du travail, annonçant toutefois qu'il voulait rester étranger au pouvoir jusqu'au vote de la Constitution.

Malgré cette déclaration, l'Assemblée affecta de voir dans la proposition de Louis Blanc une préoccupation personnelle, et se contenta de nommer une Commission chargée de faire une enquête sur le sort des travailleurs.

On comprend combien d'intrigues s'ourdirent dans cette soirée et même dans la nuit qui devait précéder l'élection des cinq membres de la Commission exécutive. Les contre-révolutionnaires agirent par tous les moyens pour mettre hors de cause, non-seulement la minorité du gouvernement provisoire, mais encore tous les autres membres, et principalement Lamartine, qu'ils avaient trouvé moins maniable qu'ils l'espéraient : ce qu'ils voulaient, c'étaient des hommes nouveaux au pouvoir, des hommes dont les noms et les antécédents leur donnassent des garanties contre l'esprit révolutionnaire et les doctrines démocratiques, qu'ils appelaient anarchistes. Pour atteindre ce but, sans trop paraître ingrat et oublieux, ils firent courir le bruit que les anciens membres du gouvernement provisoire se refusaient tous à rentrer au pouvoir.

Heureusement il se trouva, parmi cette tourbe réactionnaire qui voulait marcher si vite, quelques hommes d'expérience et de sang-froid qui purent apprécier tout ce qu'une pareille manière de procéder pouvait avoir de funeste au milieu d'une population si généralement dévouée à la République. Ceux-ci se concertèrent afin d'empêcher toute élection propre à amener des crises. Le représentant Sénard se chargea de parler dans ce sens à l'ouverture de la séance.

Dans l'intervalle de la séance d'hier à celle d'aujourd'hui, dit-il, des bruits ont été répandus, de bonne foi, sans doute, et par suite de malentendus qui se conçoivent lorsque tant de combinaisons sont mises en avant ; mais ces bruits se sont accrédités, et ce matin, à la salle des conférences, il a été dit que des membres du gouvernement provisoire avaient exprimé l'intention de ne pas accepter la mission qui leur serait donnée.

Quelques personnes ont demandé que la liste de la Commission ne contînt pas certains noms.

D'autres voulaient que cette Commission fût formée en dehors des membres de l'ancien gouvernement provisoire.

Sur le désir de plusieurs de mes collègues, je me suis rendu près des membres du gouvernement provisoire, pour savoir ce qu'il fallait croire de ces bruits.

Voici, citoyens, ce que j'ai à rapporter à l'Assemblée.

La liste dite de conciliation, proposée par le citoyen Dornès, sera acceptée. Ainsi, tout ce qui avait été dit d'une intention de refus est inexact. Mais j'ajoute que je ne suis pas également autorisé à déclarer qu'il y aurait acceptation en cas de fractionnement de cette liste...

 

Ainsi, les paroles de M. Sénard tendaient à faire supposer que M. Lamartine ne voulait accepter que dans le cas où Ledru-Rollin rentrerait aussi au gouvernement. C'était, en effet, dans ce sens que s'était expliqué l'homme que la réaction voulait isoler du plus énergique représentant des barricades : elle n'avait pas compté avec sa loyauté et son bon sens, car ce bon sens lui disait que Ledru-Rollin était nécessaire à la Commission de gouvernement, à cause de son action puissante sur le peuple.

La réaction espérait encore que les membres portés sur la liste dite de conciliation, en faveur de laquelle M. Sénard avait parlé, laisserait facilement remplacer Ledru-Rollin par Dupont (de l'Eure) ; mais le représentant Martin (de Strasbourg) dit qu'il était autorisé à déclarer que le vénérable président du gouvernement provisoire n'accepterait pas l'honneur qu'on se proposait de lui faire.

Le scrutin, si impatiemment attendu, eut lieu enfin, au milieu d'une grande anxiété.

Le nombre des votants se trouva être de

794

voix.

La majorité absolue était donc de

399

M. F. Arago en réunit

725

M. Garnier-Pagès

715

M. Marie

702

M. Lamartine

643

Et enfin M. Ledru-Rollin

458

En conséquence, ces cinq représentants du peuple furent proclamés membres de la Commission du pouvoir exécutif.

Les réflexions que cette quintuple élection, faite à deux mois et demi de distance de la victoire des démocrates sur les royalistes, inspira au journal la Réforme, nous initie à l'accueil que l'opinion publique fit à ce résultat.

L'Assemblée constituante, en formulant ainsi sa pensée, nous éclaire ; elle nous rappelle à nos devoirs, et nous les remplirons, disait cette feuille républicaine.

Il y a trois hommes entre tous qui, depuis le 24 février, ont tenu la brèche du combat, et sur leur tête assumé la responsabilité redoutable du lendemain. — Lamartine, en réservant l'action de la France au dehors, a sauvé, pour un jour, l'Europe, ses aristocraties, ses rois, ses laquais et ses voleurs. — Ledru-Rollin, en donnant confiance à la révolution à l'intérieur, par ses énergiques et belles circulaires, Ledru-Rollin a calmé cette vaillante révolution, et la vieille société lui doit son salut ; car cette parole absente, on aurait agi. —Louis Blanc a porté le poids d'un monde ; il a calmé les irritations acerbes et légitimes du prolétariat, et M. Peupin, qui le remplacera, dit-on, n'aurait pas, le 25 février, arrêté la plus petite escouade de travailleurs.

Voici maintenant la véritable signification des faits du jour :

Louis Blanc est en dehors de la Commission, en dehors du gouvernement, en dehors de l'étude et de la conduite officielle du grand problème du temps, le salariat. Son système était mauvais, dit-on. Soit ; mais il s'est jeté vaillamment sur la barricade des misères ; il avait fait mettre à l'ordre du jour ce qui ne peut plus être oublié sans prochaine catastrophe, l'intérêt des pauvres.

Ledru-Rollin a 458 voix sur 900, et c'est un miracle, dit-on ; car les intérêts conservateurs l'avaient proscrit ; ils n'aiment ni son instinct révolutionnaire, ni sa langue, ni ses idées. Eh bien ! il y a deux mois, si on n'avait pas eu le tribun, l'homme d'Etat baptisé par l'action républicaine, le capitaine écouté par les masses, que serait-il advenu ? Les deux cent mille hommes qui, le 17 mars, étaient allés en légions pacifiques à l'Hôtel-de-Ville, sont-ils déjà passés à l'article profits et pertes ? Hélas ! si l'on veut durer, il faudrait pourtant ne pas abolir l'histoire d'hier !... Le représentant le plus énergique des barricades se trouve en complément de liste ! On se croit donc bien loin des barricades[3] ?

Quant à M. Lamartine, que l'on voulait étouffer sous les roses, on avait compté sans sa probité loyale, et l'on a voulu lui faire expier ses déclarations de conscience et d'honneur par une diminution de votes ! Les loups cerviers, les diplomates et toute la domesticité des prétendants avaient oublié, sans doute, que son manifeste à l'Europe a sauvé leurs écus, leurs privilèges et leurs frontières !...

Ils n'ont rien appris, les insensés ! ils ne voient pas les abîmes !... Ces réserves posées, nous applaudissons de tout cœur, concluait le journal la Réforme, à la Commission nommée par la Constituante. Nous verrons demain pour les ministres.

Le lendemain, l'Assemblée s'occupa de son règlement : il y eut cela de remarquable que ce règlement non-seulement chargeait le président de veiller à la sûreté intérieure et. extérieure des séances, mais encore qu'il lui conférait le droit de requérir la force armée et toutes les autorités dont il jugerait le concours nécessaire.

Ses réquisitions, portait l'article 6, peuvent être adressées directement à tous officiers, commandants ou fonctionnaires qui sont tenus d'y obtempérer immédiatement, sous peine d'être considérés comme complices d'attentat contre l'Assemblée.

Le président peut déléguer son droit de réquisition aux questeurs ou à l'un d'eux.

 

Et, pour qu'il fût bien dit que le droit accordé au président par cet article n'était pas une vaine prérogative, le représentant Vivien fit constater que ce droit n'avait pas de limites, le président pouvant faire marcher toutes les troupes du territoire[4].

A la fin de la séance, la Commission exécutive informa l'Assemblée de la composition suivante du nouveau ministère :

Le citoyen Crémieux était conservé à la justice ;

Le citoyen Jules Bastide prenait le portefeuille des affaires étrangères, et avait pour son secrétaire d'Etat le citoyen Jules Favre ;

Le ministère de la guerre était confié, par intérim, au sous-secrétaire d'Etat de ce même département, le citoyen Charras ;

Le ministère de l'intérieur était donné au citoyen Recurt, qui avait pour secrétaire d'Etat le citoyen Carteret ;

Le citoyen Trélat était désigné pour le ministère des travaux publics ;

Le citoyen Flocon prenait le ministère de l'agriculture et du commerce ;

L'instruction publique était conservée au citoyen Carnot, à qui l'on donnait pour sous-secrétaire d'Etat le citoyen Jean Reynaud ;

Le citoyen Bethmont prenait les cultes ;

Le citoyen Duclerc était appelé au ministère des finances ;

La mairie de Paris continuait à être administrée par le citoyen Marrast ;

Et enfin le citoyen Caussidière restait à la Préfecture de police.

Quoique ces choix offrissent, en général, quelques garanties à l'idée révolutionnaire, la majorité de l'Assemblée les accueillit sans murmures : elle n'avait pas encore pris l'habitude d'exiger que tout passât à sa filière : il fallait, comme toujours, qu'un événement malheureux pour la cause de la liberté vînt fournir aux réactionnaires l'occasion de mettre leurs vues au grand jour. Cet événement, à jamais déplorable, ne se fit pas attendre longtemps.

Cependant l'Assemblée, qui, durant cette première semaine, s'était montrée bruyante, inexpérimentée, qui avait perdu son temps en motions n'ayant d'autre résultat que celui de faire défiler tour à tour à la tribune un grand nombre de membres empressés de donner de leurs nouvelles aux départements qui les avait envoyés ; cette Assemblée, à laquelle on pouvait reprocher déjà plus d'un vote contradictoire, voulut prouver qu'elle existait réellement pour s'occuper des affaires publiques. Elle décida qu'une Commission, composée de trente-six membres, serait chargée d'étudier la grande question du travail et des salaires, en y comprenant les travailleurs agricoles. Convaincue que la révolution de Février était non-seulement une révolution politique, mais aussi essentiellement sociale, et qu'il était urgent de créer, à côté des institutions politiques, une série d'institutions sociales propres à substituer la liberté à l'arbitraire, la fraternité à l'égoïsme, l'Assemblée se hâta de nommer elle-même les dix-huit membres chargés de l'importante mission de présenter à sa sanction le projet de Constitution qui devait assurer à la France un gouvernement définitif, sur lequel les classes commerçantes comptaient beaucoup trop pour la reprise et la stabilité des affaires.

Enfin, elle détermina les insignes que les représentants du peuple porteraient dans l'exercice de leurs fonctions, insignes consistant tout simplement en un ruban surmonté de la cocarde tricolore, en forme de rosette, sur lequel seraient brodés les faisceaux de la République.

La réaction, qui se tourmentait beaucoup des allures de liberté prises par le peuple depuis la Révolution de Février, avait toujours vu avec une peine extrême la présentation de leurs vœux faite directement par les corporations au gouvernement provisoire. Sous prétexte de réglementer le droit de pétition, le représentant Lasteyrie proposa inopinément, le 12 mai, un décret qui eut la plus funeste influence sur la journée du 15 de ce même mois.

D'après ce projet, rédigé en haine de ce qui se pratiquait sous la Convention nationale et dernièrement, encore à l'Hôtel-de-Ville, les pétitions devaient être rédigées par séries, signées et adressées au président de l'Assemblée ; il était interdit aux membres de l'Assemblée de les déposer eux-mêmes, et nul citoyen, nulle corporation ne pouvait les apporter en personne à la barre de l'Assemblée.

C'était, en quelque sorte, annihiler le droit de pétition ; c'était décider que le peuple n'aurait plus de communication directe avec ses représentants, et que ses vœux, ses demandes les plus légitimes, les plus urgentes, passeraient de nouveau, comme sous la royauté, par la filière des bureaux. Les réactionnaires avaient la conscience de ce qu'ils faisaient en présentant un pareil projet, sous prétexte de consacrer le droit de pétition ; mais, malheureusement, les républicains n'accordèrent pas à la proposition de M. Lasteyrie toute l'importance qu'elle avait ; très-peu versés dans les grands principes du régime républicain, principes où tout se tient, ils se contentèrent de ne pas rendre illusoire le renvoi des pétitions aux ministres, et votèrent les trois à quatre articles, en apparence réglementaires du droit de pétition, avec la conscience d'avoir détruit l'arbitraire et rendu impossible l'ancien dédain ministériel pour les pétitions renvoyées aux divers ministres. Nul républicain de la veille, nul docteur du National ne prit la parole pour combattre l'atteinte grave portée au droit de pétition par la défense de présenter ces pétitions à la barre.

Ce n'était pas ainsi que nos pères, restés nos maîtres sous le rapport des principes démocratiques, entendaient l'exercice du droit de pétition. Non-seulement ils l'avaient inscrit de la manière la plus absolue dans leur Constitution de l'an I ; mais encore ils l'avaient consacré explicitement dans la déclaration des droits, en énonçant que : Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l'autorité publique ne pouvait être interdit, suspendu, ni limité.

Nos pères avaient compris qu'une pareille disposition était non-seulement conforme aux principes, mais encore qu'elle prenait sa source dans une bonne politique. Les premiers républicains de la France ayant pour règle qu'il ne fallait jamais attiédir l'esprit public, le bon sens leur indiquait en même temps des correctifs à l'excès de l'ardeur révolutionnaire. Ces correctifs consistaient à laisser ouvertes toutes les soupapes de sûreté ; et ils rangeaient dans ces moyens tempérants la liberté de la presse, les clubs, les réunions de sections et les pétitions, comme autant de conduits naturels par où se dégageait l'excédant de chaleur patriotique.

Ils se seraient donc bien gardés de repousser des pétitionnaires avant de les avoir entendus : ils les admettaient toujours à la barre de l'Assemblée nationale, comme à celle des autres autorités, les écoutaient, les invitaient même aux honneurs de la séance, lorsque leurs demandes pouvaient être prises en considération, et ces pétitionnaires défilaient ensuite tranquillement, satisfaits qu'ils étaient d'avoir exposé leurs griefs ou leurs vœux. Le gouvernement provisoire, dirigé par ces principes et ces précédents, s'était bien gardé de mettre les députations à la porte lorsqu'elles allaient lui présenter des vœux et même des conseils ; il se fit constamment un devoir de les accueillir dans ses salons dorés de l'Hôtel-de-Ville, de les écouter, de leur répondre : il ne blessa ainsi ni les droits ni l'amour-propre de personne ; et nous ne sachions pas qu'il ait eu à se repentir de s'être montré accessible au peuple. Cet échange de confiance mutuelle fut même pour beaucoup dans l'ordre qui régna à cette époque.

Voilà ce que nous avions besoin de dire au moment où nous allons raconter les événements de la journée du 15 mai, l'une des plus néfastes de la République naissante.

 

 

 



[1] A cette époque, il était encore de mise de flatter ainsi le peuple. Deux mois après, le représentant qui aurait répété cette phrase eût fait lever les épaules aux républicains du lendemain.

[2] Ce n'est pas sans émotion, disait le journal la Réforme, en appréciant la conduite de M. Lamartine, que nous avons vu ce membre du gouvernement provisoire payer la dette de la solidarité... Nous ne sommes point ingrats, nous du peuple, comme l'a dit à bon droit l'un des nôtres, et nous nous en souviendrons.

Et M. Lamartine, trompé par ses polices, était convaincu que les républicains de la Réforme, comme ceux de la Commune de Paris, en voulaient à sa personne jusqu'à attenter à ses jours ! Si M. Lamartine eût mieux connu et mieux apprécié ceux qu'on appelait les anarchistes, il aurait, comme on dit, pu dormir sur ses deux oreilles de ce côté-là ; jamais on n'eût songé à toucher à l'un de ses cheveux.

[3] Le lendemain, un journal s'exprimait ainsi, à l'égard de l'admission du nom de Ledru-Rollin sur la liste des membres de la Commission exécutive : Cette admission, disait-il, n'a été, chacun se l'avoue aujourd'hui, qu'une concession à la peur. Cela était si vrai, que, me trouvant moi-même au moment du scrutin avec un représentant républicain fort tiède, il me témoignait son embarras. D'un côté, me disait-il, j'ai presque pris l'engagement avec mes commettants de combattre sa présence au pouvoir. Mais, d'un autre côté, je vois le peuple s'agiter en sa faveur, et je crains quelque manifestation violente. Ce représentant me quitta pour aller porter son vote en faveur du modérateur de la foule.

[4] Je rappelle ici ces dispositions du règlement, parce que, plus tard, nous serons dans la nécessité d'y revenir pour combattre les prétentions de l'autorité militaire.