Adieux du gouvernement provisoire au peuple. — Il prêche la concorde et la fraternité. — Situation dans laquelle il laisse la République. — Ouverture de l'Assemblée nationale constituante. — Cérémonie et fête à ce sujet. — Discours du président du gouvernement provisoire. — Proposition du serment et de la proclamation de la République. — Fins de non-recevoir proposées par les réactionnaires. — Le général Courtais manifeste à l'Assemblée les désirs du peuple. — Proclamation solennelle de la République française par les représentants, le peuple et l'armée. — Décret à ce sujet. — Formation du bureau de l'Assemblée, — Compte-rendu par le gouvernement provisoire à l'Assemblée nationale. — Travaux d'ensemble. — Compte-rendu par le ministre de l'intérieur. — Rapport du ministre de la justice. — Discours du ministre de l'instruction publique. — Rapport du ministre des finances. — Compte-rendu par le citoyen F. Arago, comme ministre de la guerre et comme ministre de la marine. — Exposé fait par le ministre des travaux publics ; ateliers nationaux. — Rapport du ministre des affaires étrangères. — Politique expectante du gouvernement provisoire. — Les républicains la considèrent comme une 'politique négative et dangereuse pour la République. — L'Assemblée déclare que le gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie.Les événements de Rouen avaient fortement impressionné la capitale : les clubs s'étaient agités en présence de ces graves indices de contre-révolution. Le gouvernement provisoire essaya de calmer l'effervescence du peuple par une dernière proclamation, Demain, disait-il en s'adressant à tous les citoyens, le gouvernement provisoire va remettre aux mains des représentants du peuple le pouvoir que l'acclamation du peuple lui avait confié... Nous voulons vous dire pour adieux quelques paroles d'union et de concorde. Vous avez présenté au monde, dans ces temps difficiles, un grand et beau spectacle : dans cette immense cité, la paix publique au milieu de la liberté la plus illimitée !... Soyez unis devant l'Assemblée nationale. Votre République vivra par la concorde, par la fraternité. Point de réaction, point de violence : le calme de la force, la majesté de la République. Votre attitude même condamne toutes les provocations, de quelque part qu'elles viennent... La royauté, citoyens, est à jamais vaincue ; plus de privilèges, l'égalité ; plus de place aux divisions, la fraternité ! Peuple, le gouvernement de la République est le gouvernement de tous ; entourons-le de notre amour ; formons un faisceau de toutes nos volontés ; que le drapeau de la République s'élève pur et glorieux, symbole de concorde pour nous, d'espérance pour tous les peuples ! Hélas ! le gouvernement provisoire croyait toujours parler à ces hommes généreux, à ces républicains sincères dont le concours ne lui avait jamais fait défaut, et qui savaient si bien maintenir l'ordre sans nuire à la liberté. Le gouvernement provisoire cherchait à se dissimuler les dispositions qu'apportaient à l'Assemblée nationale bien de ses membres ; il oubliait qu'il laissait la République naissante en présence d'une réaction furieuse, qui voulait venger sa défaite de février en faisant une guerre à outrance aux vainqueurs de la royauté ; il oubliait enfin que le parti prêtre allait se montrer dans cette Assemblée, et qu'il y serait secondé par le parti légitimiste que quelques départements avaient osé faire revivre, et que ces factions coalisées manœuvreraient sur le terrain législatif comme elles avaient manœuvré sur le terrain électoral. Le gouvernement provisoire terminait donc sa mission en cachant le fond des choses sous des phrases auxquelles on ne pouvait refuser des applaudissements : c'était le résumé de son règne. Malgré l'anxiété naturelle qu'éprouvaient tous les bons citoyens, l'ouverture de la première Assemblée de la République n'en fut pas moins une fête populaire favorisée par un beau soleil. Dès le matin, le rappel réunissait autour du palais législatif douze mille gardes nationaux de Paris, des détachements de ceux de la banlieue, des bataillons de la mobile, deux régiments de la ligne et plusieurs escadrons de cavalerie, qui formèrent une haie continue depuis le ministère de la justice, où devait se réunir le gouvernement provisoire, jusqu'à l'entrée de l'Assemblée nationale. La place de la Révolution et les quais de l'autre côté du pont se trouvaient couverts d'un peuple immense ; les fenêtres étaient pavoisées. A midi et demi, les membres du gouvernement provisoire, accompagnés des ministres et de plusieurs officiers supérieurs de la garde nationale, sortirent du ministère de la justice et se dirigèrent, à pied, deux à deux, vers le palais législatif ; ils étaient précédés de deux escadrons de garde nationale. Les tambours battaient aux champs, la musique des divers corps faisait entendre la Marseillaise et les airs nationaux de la première Révolution ; les citoyens en armes, comme les simples spectateurs, ne cessaient de saluer le cortège par les cris de Vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! La marche était fermée par des escadrons de dragons et de lanciers, avec leurs musiques. Cependant, les diverses tribunes de l'Assemblée nationale étaient encombrées depuis longtemps : on semblait attendre avec impatience l'entrée des représentants, qui ne commencèrent à arriver qu'à midi. Au milieu de ceux qui prirent place aux divers bancs, tous les regards se portèrent sur un moine en habit de dominicain : c'était l'abbé Lacordaire, renouvelant, à soixante ans de distance, ces mascarades que l'Assemblée constituante croyait avoir défendues à tout jamais. A une heure, environ six cents représentants sont réunis dans la salle. Le citoyen Audry de Puyraveau monte au bureau, en qualité de président d'âge : les six membres les plus jeunes l'assistent comme secrétaires. Bientôt, le canon des Invalides se fait entendre : le bureau va au-devant du gouvernement provisoire ; le tambour bat aux champs, et les membres du gouvernement sont introduits au milieu des cris de Vive la République ! Après un instant de repos, le citoyen Dupont (de l'Eure) se lève et se dirige à la tribune, où ses collègues le suivent : il s'exprime en ces termes : Citoyens représentants du peuple, Le gouvernement provisoire de la République vient s'incliner devant la nation et rendre un hommage éclatant au pouvoir suprême dont vous êtes investis. Elus du peuple, soyez les bienvenus dans la grande capitale, où votre présence fait naître un sentiment de bonheur et d'espérance qui ne sera pas trompé. Dépositaires de la souveraineté nationale, vous allez fonder nos institutions nouvelles sur les larges bases de la démocratie, et donner à la France la seule constitution qui puisse lui convenir, une constitution républicaine. (Cri universel : Vive la République !) Mais, après avoir proclamé la grande loi politique qui va constituer définitivement le pays, comme nous, citoyens représentants, vous vous occuperez de régler l'action possible et efficace du gouvernement dans les rapports que la nécessité du travail établit entre tous les citoyens, et qui doivent avoir pour bases les saintes lois de la justice et de la fraternité. Enfin, le moment est arrivé pour le gouvernement provisoire de déposer entre vos mains le pouvoir illimité dont la Révolution l'avait investi. Vous savez si, pour nous, cette dictature a été autre chose qu'une puissance morale, au milieu des circonstances difficiles que nous avons traversées. Fidèles à notre origine et à nos convictions personnelles, nous n'avons pas hésité à proclamer la République naissante en février. Aujourd'hui, nous inaugurons les travaux de l'Assemblée nationale à ce cri qui doit toujours la rallier : Vive la République ! Cette acclamation ayant été répétée par toute l'Assemblée et par les spectateurs, le ministre de la justice, Crémieux, déclara, au nom du gouvernement provisoire, que les travaux de l'Assemblée étaient ouverts. Les députés se retirèrent dans leurs bureaux pour vérifier les pouvoirs, et la séance fut longtemps suspendue, sans que le peuple et les troupes, qui stationnaient aux abords, songeassent à se retirer. A la reprise, et pendant que les rapporteurs se succédaient à la tribune[1], le représentant Ollivier (des Bouches-du-Rhône) proposa la prestation du serment individuel à la République au moment de la proclamation de chaque député. Mais plusieurs voix demandèrent l'ordre du jour, et le ministre de la justice, Crémieux, rappela que le gouvernement provisoire avait cru devoir abolir les serments politiques. Du moment où un citoyen a l'honneur de siéger dans cette enceinte, ajouta-t-il, il ne saurait être que républicain. Les royalistes de l'Assemblée, et il y en avait plus d'un, se trouvèrent enchantés d'être ainsi présumés aimer la République ; on leur sauva l'embarras de donner une adhésion personnelle et publique à une forme de gouvernement qu'ils n'acceptaient guère que comme un fait accompli. Un instant après, le représentant Berger proposa, au nom des députés du département de la Seine, une proclamation solennelle de la République, afin, dit-il, que la France, que le monde entier sachent que la République française, proclamée d'enthousiasme, est et restera la forme du gouvernement du pays. Les cris de Vive la République ! ayant accueilli de toutes parts cette proposition, le citoyen Clément Thomas la revendiqua au nom de l'Assemblée entière ; et le représentant Ducoux demanda que cette proclamation se fit, non pas sous forme d'incident, mais avec toute la solennité que comportait un acte aussi important, et que la République proclamée fût la République démocratique. Point d'ajournement, s'écrièrent plusieurs représentants du côté gauche ; que nos acclamations s'élèvent de suite jusqu'au ciel. — On avait dit que le canon des Invalides et des Champs-Elysées annoncerait la proclamation de la République, ajouta le citoyen Degousée ; la population est là qui attend avec une noble impatience. Cependant, quelques voix honteuses se firent entendre au milieu des acclamations générales, non pas pour s'opposer ouvertement à cette proposition, mais pour la repousser par des fins de non-recevoir. La république est un fait accompli, disait l'une de ces voix ; je ne comprendrais pas qu'elle pût être mise en question. Et ce côté demandait la suite des rapports. — Nous n'avons qu'à proclamer la République après le peuple, s'écriait Barbés. Crions tous : Vive la République une, indivisible et sociale ! — La République, ajoutait le représentant Trélat, est un fait qui se préparait depuis longues années... La plus grande preuve de sa nécessité, c'est que, de ceux-là même qui protestaient autrefois, pas un ne proteste aujourd'hui... Ainsi que l'a dit une noble parole[2], La République est comme le soleil... Malgré toutes ces propositions, les rapporteurs des bureaux continuaient à se succéder à la tribune, et la proclamation de la République était toujours différée, à la grande satisfaction de plus d'un royaliste, quand tout à coup le général Courtais interrompt ces rapporteurs pour dire que la population parisienne demande la proclamation de la République par l'Assemblée nationale. A ces mots, bien des membres assis au côté droit et au centre se récrient ; ils veulent la continuation des rapports. Mais le général Courtais insiste, et invite le gouvernement provisoire à se rendre sur le péristyle, accompagné des représentants du peuple, pour proclamer solennellement la République. A la voix du général qui parle au nom du peuple, bien des députés pâlissent de colère ; d'autres inclinent la tête. Est-ce qu'on obéit encore au peuple des barricades ? se demandent les réactionnaires déguisés. Et quelques-uns font mine de résister à un désir si naturel, à un vœu si simple. On entend des voix crier : Les rapports ! les rapports ! L'héroïque population de Paris vous demande, par la voix du commandant général de la garde nationale, de proclamer avec elle la République à la face du soleil ! s'écrie une voix de la montagne. — Nous y allons ! nous y allons ! répondent un grand nombre de membres. Et l'Assemblée, ayant les membres du gouvernement provisoire en tête, se lève pour aller répondre au vœu du peuple. Les portes du péristyle s'ouvrent, et les représentants se trouvent en face de la population, qui les accueille aux cris de Vive la République ! Alors, raconte un journaliste, un spectacle magnifique frappe les regards. Aussi loin que la vue peut s'étendre du pont des Invalides au pont National, le long des Champs-Elysées, sur la place de la Révolution et les terrasses des Tuileries, une immense population se déroule à tous les yeux : les armes brillent et lancent des éclairs ; c'est la gardé nationale, c'est la ligne, c'est la garde mobile, c'est la garde républicaine, c'est le peuple ; trois cent mille voix s'écrient avec enthousiasme : Vive la République ! Les chapeaux et les mouchoirs s'agitent en l'air ; les drapeaux s'inclinent, les tambours battent aux champs, les musiques militaires leur succèdent ; le soleil inonde de ses rayons cette fête improvisée, qui répand la joie dans tous les cœurs[3]. La République française venait d'être sanctionnée par le peuple tout entier et par les représentants du peuple ! Bientôt l'Assemblée nationale descend du perron pour se mêler dans la foule : elle fraternise avec le prolétaire, avec le soldat, avec le peuple qui l'accueillent par de grandes démonstrations de joie ; enfin elle fait le tour du palais, va se montrer à la population en armes et sans armes qui occupe la place de Bourgogne, et rentre en séance, livrée aux plus douces émotions. L'Assemblée nationale comprit, par les acclamations qui l'avaient accueillie, que la ratification du grand acte politique consommé par le peuple le 24 février, valait mieux que tous les serments prescrits par les monarchies. Elle dut comprendre aussi que l'engagement solennel pris par les représentants devant le peuple était un contrat qu'on ne pourrait essayer de briser sans s'exposer à la plus coupable des trahisons. Ce fut là, sans doute, l'enseignement que cette journée mémorable dut laisser dans les esprits, à savoir, qu'on ne pourrait arracher au peuple français sa grande conquête qu'après l'avoir rayé du nombre des nations. Le soir, on lisait, aux flambeaux, la proclamation suivante : L'Assemblée nationale, Fidèle interprète des sentiments du peuple qui vient de la nommer, Avant de commencer ses travaux, Déclare au nom du peuple français, et à la face du monde entier, que la RÉPUBLIQUE, proclamée le. 24 février 1848, est et restera la forme du gouvernement de la France. La République que veut la France a pour devise : Liberté, Egalité, Fraternité. Au nom de la patrie, l'Assemblée conjure tous les Français de toutes les opinions d'oublier d'anciens dissentiments, de ne plus former qu'une seule famille. Le jour qui réunit les représentants du peuple est pour tous les citoyens la fête de la Concorde et de la Fraternité. Vive la République ! Ainsi, l'Assemblée nationale n'avait pas commencé par remettre en question ce que le peuple avait décidé le 24 février, comme c'était l'intention de quelques députés réactionnaires ; on pouvait donc espérer que tant qu'elle se sentirait en présence de ce même peuple des barricades, elle marcherait dans le sens de la révolution, et que le parti légitimiste ou dynastique se bornerait à se dessiner dans son coin. Mais il n'en fut pas ainsi ; l'ancienne opposition dynastique n'abdiqua pas à l'élection du bureau ; et, grâce à l'appui qu'elle prêta aux amis du National, ceux-ci occupèrent toutes les places à l'Assemblée. 382 voix portèrent le citoyen Bûchez à la présidence : les citoyens Recurt, Cavaignac, Corbon, Guinard, Cormenin et Sénart furent proclamés vice-présidents. Ce fut à peine si les républicains prononcés purent revendiquer 240 à 250 voix. Certes, parmi les représentants qui avaient voté pour le bureau, on pouvait compter bien des républicains de la veille, mais d'une nuance si peu tranchée qu'elle pouvait aisément se confondre avec la ferveur factice des républicains du lendemain. Toujours la même alliance dans la majorité, s'écriait un journal démocratique foncé ; toujours la même sagesse dans les choix ! En résumé, nous n'attendions pas mieux de cette Assemblée, et, s'il faut dire toute notre opinion, deux ou trois noms à part, nous attendions pire. Au milieu des séances assez insignifiantes destinées à la vérification des pouvoirs, le gouvernement provisoire se présenta pour rendre ses comptes. L'Assemblée, jusque-là distraite, bruyante, se groupe attentive pour entendre le premier chapitre d'une révolution que le peuple de Paris, cet éternel soldat des grandes batailles, a gravé dans les annales du monde. C'est M. Lamartine qui parle le premier : il pare de son style éblouissant le récit de ces trois mois où tant de bonnes choses furent accomplies sous les inspirations du peuple le plus intelligent de la terre. Grâce à la Providence, dit M. Lamartine après avoir retracé les travaux du gouvernement provisoire[4], grâce à la Providence, qui n'a jamais manifesté plus évidemment son intervention dans la cause du peuple et de l'esprit humain ; grâce au peuple lui-même, qui n'a jamais mieux manifesté les trésors de raison, de civisme, de générosité, de patience, de moralité, de véritable civilisation que cinquante ans de liberté imparfaite ont élaborés dans son âme, nous avons pu accomplir, bien imparfaitement sans doute, mais non sans bonheur pourtant, une partie de la tâche immense et périlleuse dont les événements nous avaient chargés. Nous avons passé quarante-cinq jours sans autre force exécutive que l'autorité morale entièrement désarmée dont la nation voulait bien reconnaître le droit en nous, et ce peuple a consenti à se laisser gouverner par la parole, par nos conseils, par ses propres et généreuses inspirations ![5] Après le rapport général sur les travaux d'ensemble dont le gouvernement provisoire eut à s'occuper, vinrent les rapports particuliers de chaque ministre. Le citoyen Ledru-Rollin s'empressa de rendre compte de l'administration du département de l'intérieur : il le fit avec autant de courage que de franchise et de clarté. Porté au pouvoir par le triomphe du parti républicain, pour lequel j'ai combattu toute ma vie, j'ai dû défendre résolument son maintien, dit-il. La foi profonde que je lui avais vouée quand il était persécuté, ne pouvait que se fortifier par son éclatante et glorieuse victoire de Paris et son unanime acclamation dans toute la France. Convaincu que le salut du pays est dans le développement complet de toutes les conséquences de la Révolution, j'ai dû veiller avec un soin jaloux à sa garde. J'ai voulu que sur tous les points de la France elle fût respectée et comprise. Ce que le ministre de l'intérieur dit ensuite des commissaires extraordinaires mérite d'être conservé, parce qu'on y trouve la réponse à toutes les attaques odieuses dont ces agents furent l'objet de la part des contre-révolutionnaires. Il explique la pensée qui avait provoqué l'envoi dans les départements de ces commissaires chargés de pouvoirs illimités. On a abusé de ce mot nécessaire, s'écriait le ministre, pour diriger contre moi les attaques les plus passionnées. Pour le juger, il faut se reporter à deux mois de distance, et alors on le comprendra ; et on comprendra aussi que le lendemain de la révolution, entouré de vainqueurs sortis des barricades, je ne pouvais, sous peine de trahison, confier à d'autres mains que les leurs le dépôt de la défense de la liberté. Pleins d'ardeur, de dévouement et de foi civique, ils devaient pénétrer le pays de l'idée qu'ils avaient fait triompher. Qui le conteste ? La question n'était pas là. Il fallait des soldats pour continuer et propager la victoire, et surtout pour la rendre durable et pacifique. Que des fautes aient été commises, ajoutait Ledru-Rollin, cela est possible ; quand je les ai connues, je n'ai pas hésité à prononcer des révocations. Mais qu'on me cite, au milieu de ce grand et rapide mouvement, une seule atteinte grave portée aux droits des citoyens par ces hommes courageux et fermes qu'on n'a pas craint de qualifier de proconsuls ? Les citoyens ont répondu en investissant de leurs suffrages la plupart d'entre eux qui sont au milieu de vous. Le ministre déclarait encore hautement que les instructions envoyées par lui, instructions qui avaient servi de prétexte à tant de déclamations passionnées, étaient indispensables. Je ne les aurais point écrites, affirmait-il, qu'elles seraient nées de la force même des choses. Mais, dans son opinion, il fallait donner à l'avance les moyens de vaincre tous les obstacles, afin que les obstacles n'eussent point à se présenter. J'aurais manqué aux antécédents de ma vie, ajoutait-il, j'aurais démenti les doctrines que j'ai constamment professées, si je n'avais été en même temps l'homme de la Révolution qui doit transformer la société et le pays, l'homme du gouvernement qui accomplit le progrès par la puissance des idées et qui proscrit tout appel à la violence et au désordre. C'est ainsi qu'en quelques jours j'ai fait armer et équiper la garde nationale de Paris, et essayé de faire armer celle des départements, persuadé qu'un fusil discipliné est un instrument d'ordre, parce qu'il est le symbole de la dignité du citoyen. Abordant ensuite les calomnies dont il avait été l'objet, le ministre assurait qu'il n'y avait répondu qu'en redoublant de dévouement à la chose publique. Je n'ai jamais vu dans ce débordement sans exemple, disait-il, qu'une raison de plus de défendre intrépidement une cause que la fureur de quelques insensés voulait compromettre en ma personne. J'ai eu confiance dans le bon sens de la nation, dans la justice de l'Assemblée, et j'ai pensé que, soldat de la Révolution, je devais tout souffrir pour elle, et ne pas perdre à relever d'odieux mensonges le temps précieux que son service réclamait tout entier. Ledru-Rollin se montrait fier d'avoir organisé, en trois semaines, le suffrage universel, considéré comme impossible peu de mois auparavant, et d'avoir été ainsi l'instrument du premier acte de virilité du peuple recouvrant ses droits. Comme tous les républicains, il aurait voulu introduire dans le mécanisme de l'administration des changements destinés à la rendre plus simple et plus démocratique. Mais réfléchissant que ces réformes ne devaient être ni isolées, ni partielles, et qu'elles seraient plus sagement accomplies par l'Assemblée nationale, il s'était abstenu, par la crainte de jeter le trouble dans l'action administrative. Pourquoi m'en cacherais-je ? s'écriait-il. Je me suis surtout inquiété de sauver la Révolution et l'ordre. J'ai voulu conserver à la victoire populaire sa grandeur, sa pureté, sa portée sociale : j'ai voulu aussi, en la défendant contre les préjugés et les attaques de la réaction, mettre cette victoire à l'abri contre les violences d'ambitions ou d'impatiences dangereuses. Ici le ministre expliquait sa conduite dans les deux journées des 17 mars et 16 avril. Il déclarait qu'il s'était associé sans réserve à la solennelle manifestation de la première journée ; mais que le jour où on avait voulu pervertir le sens et le résultat de ces démonstrations, il n'avait pas hésité à combattre de front les fous qui s'essayaient à ce jeu dangereux ; il avait fait battre le rappel[6]. Le ministre de l'intérieur terminait son compte-rendu par cette phrase qui, comme tout le rapport, fut couverte d'applaudissements. On ne fonde vraiment que ce qui est mûr dans les idées, concluait-il au sujet des ambitions qui provoquent des coups demain. La supériorité véritable consiste à distinguer celles qui, raisonnablement, peuvent être mises en pratique. Aujourd'hui la main du peuple a déchiré le voile. Le doute n'est plus possible pour personne. Bien imprudent et bien coupable celui qui voudrait arrêter la Révolution à la stérile conquête de formes politiques. Ces formes ne sont qu'un instrument de liberté mis aux mains de la nation appelée désormais à siéger elle-même. Mais pour elle la voie est tracée, le but indiqué. C'est à réaliser, dans l'ordre social, le dogme de l'égalité et de la fraternité que doivent tendre tous nos efforts. Soutiens de cette sainte cause, nous serons dignes de notre mission en l'acceptant dans toute son étendue, et, par là, nous n'aurons pas seulement rendu l'homme à sa dignité naturelle, nous aurons assuré la gloire et le bonheur de notre commune patrie, et contribué à émanciper le monde. Vint ensuite le compte-rendu du ministre de la justice, de cette administration ordinairement si calme, si paisible et si peu en évidence. Les passions humaines semblaient n'avoir rien à démêler avec la justice ; mais le gouvernement déchu avait si souvent et si effrontément violé son sanctuaire, qu'une tâche immense était échue au premier ministre de la République. M. Crémieux fit donc une complète exposition de tous les changements qu'il s'était trouvé dans la nécessité d'opérer afin de faire perdre de vue les déviations de la magistrature sous la royauté ; il énuméra aussi toutes les réformes introduites dans nos Codes. La part du ministère de la justice, dit-il, a été grande dans ces neuf semaines, où chacun de nous, dans la sphère de ses attributions, rivalisait de dévouement et de zèle. A ce ministère se rattachent un nombre considérable de décrets dont la pensée appartient d'ailleurs au gouvernement tout entier. En matière criminelle : abolition de la peine de mort pour crimes politiques, abolition des lois de septembre, abolition de l'exposition publique ; décrets qui changent la majorité du jury, qui restituent à cette juridiction le jugement des diffamations contre les fonctionnaires publics, qui renversent la jurisprudence Bourdeau, qui autorisent, sans cautionnement en argent, la mise en liberté provisoire, qui facilitent la réhabilitation. En matière civile, abolition du serment politique, abrogation de la loi sur les annonces judiciaires, suspension de la contrainte par corps, diminution des frais de justice, naturalisation des étrangers. Le ministre se félicitait ensuite des choix qui, après la Révolution, avaient remplacé, dans les tribunaux et dans les Cours, les magistrats corrompus par les lois de septembre, ou par l'invasion de la politique dans la justice. Oui, citoyens, disait-il en terminant, la République aura de bons magistrats, de bons jurés : les citoyens honnêtes seront protégés par leurs droits ; les mauvais citoyens trouveront la justice prête à les réprimer. Nul ne manquera désormais aux devoirs qu'impose le gouvernement républicain ; nous tous, citoyens, nous les remplirons avec bonheur. L'Assemblée accueillit avec joie l'assurance que le ministre donnait d'une bonne administration de la justice. Mais les républicains étaient en droit de penser que la magistrature royale des deux branches Bourbonniennes serait toujours ce qu'elle s'était montrée pendant les deux restaurations. Ils se demandaient pourquoi, sous une République ayant pour mission d'abolir tous les privilèges, le gouvernement n'avait pas eu le courage de détruire celui de l'inamovibilité des juges, et de les faire élire périodiquement par le peuple, comme l'avaient prescrit nos Constitutions républicaines de l'an Ier et de l'an IV, et même la Constitution monarchiste de 1791. Les républicains espéraient encore que le prochain travail constitutionnel rétablirait l'élection des magistrats judiciaires. C'était là l'un des articles de leur programme, et les clubs y avaient adhéré avec empressement : l'espoir de trouver une Assemblée nationale franchement républicaine restait encore aux démocrates ; la réaction ne leur avait pas encore ôté, l'une après l'autre, leurs illusions ! L'Assemblée entendit ensuite le rapport du ministre de l'instruction publique. Le citoyen Carnot parla d'abord des efforts qu'il avait faits pour établir une juste conciliation entre l'enseignement laïque et l'enseignement religieux ; il fit connaître les obstacles qu'il avait rencontrés dans un esprit de corporation peu en harmonie avec les idées républicaines, et que l'unité de ce gouvernement ne devait, point admettre. Partant de ce principe, que la première éducation doit consister, avant tout, à former des citoyens, le ministre assurait que sa sollicitude avait eu pour but de faire comprendre au clergé que l'enseignement était une magistrature, dont l'action bienfaisante et féconde devait être, comme celle de la justice, égale, solidaire et véritablement universelle. Toutefois, le ministre convenait que la République ne devait pas seulement renouveler les institutions en les améliorant, qu'il fallait qu'elle renouvelât les hommes, afin que l'éducation publique pût rendre la France entière républicaine par l'esprit et par le cœur, comme elle l'était par ses institutions. Le ministre faisait connaître à l'Assemblée tout ce qu'il avait fait pour relever et améliorer la condition des instituteurs. Il voulait que tous les enfants de la République justifiassent indistinctement de leur concours d'instruction primaire. Dans toutes les écoles élémentaires, disait-il, des examens annuels signaleront les enfants qui, ayant fait preuve suffisante d'aptitude, devront être admis gratuitement aux lycées, aux cours d'enseignement supérieur, de manière à ce que, de succès en succès, de degrés en degrés, les fils des plus pauvres familles puissent s'élever, sans obstacle, rapidement, suivant leur mérite, au seuil des plus hautes fonctions dans les différents services de l'Etat... En même temps, ajoutait-il, je me suis appliqué à jeter dans le domaine de l'instruction publique les premiers fondements de l'enseignement régulier de la politique... A la sommité de l'enseignement, j'ai voulu marquer, par une institution capitale, une nouvelle classe de connaissances dont la République me faisait une loi de favoriser le développement[7]. Dès le 29 février, j'ai nommé une haute Commission des études scientifiques et littéraires, chargée de l'examen des nouvelles questions que soulève dans l'instruction publique l'ordre républicain... Un des premiers travaux proposés à cette haute Commission a été le programme des études à introduire dans une école spéciale d'administration ; institution indispensable, assurait le ministre, désirée depuis longtemps, quelquefois tentée, mais toujours sans succès. Il ne pouvait être réservé qu'à un gouvernement républicain d'écarter franchement tous les obstacles qui, sous le régime de la monarchie, s'opposaient à sa réalisation. J'ai donc fait décréter la création de cette école nouvelle, qui, établie sur des bases analogues à celles de l'Ecole Polytechnique, servira au recrutement des diverses branches de l'administration, jusqu'à présent dépourvues d'écoles préparatoires. Le ministre terminait son rapport par les questions financières relatives à son département. Il regrettait de ne pouvoir, comme ses collègues, annoncer des économies réalisables sur son budget. Loin de là, disait-il, j'ai été désolé de me voir hors d'état de demander dès à présent, à l'Etat, d'autres millions pour améliorer le sort des instituteurs primaires, pour assurer partout la gratuité de l'enseignement élémentaire, et pour qu'il n'arrive plus jamais que la pauvreté retienne dans un rang inférieur les enfants doués par la nature de facultés qui les appellent aux premières fonctions, aux rangs supérieurs de la République. La monarchie se montrait avare pour l'instruction publique, et ne lui concédait qu'un budget réduit aux plus étroites proportions. Tandis qu'elle donnait à. la guerre, en temps de paix, près de 400 millions, elle accordait à peine 18 millions à l'instruction. Il entrera dans les desseins de la République de se montrer prodigue à cet égard : elle ne le sera jamais trop ; car c'est par l'instruction populaire, gratuite, universelle, qu'elle fondera définitivement l'égalité politique et sociale sur les seules bases qui soient indestructibles, sur celles des talents et de la vertu. Des applaudissements à peu près unanimes accueillirent le compte-rendu du ministre de l'instruction publique. Mais, quoiqu'il se fût montré bien peu révolutionnaire dans ses réformes, les réactionnaires jugèrent qu'il l'avait été beaucoup trop, et lui en gardèrent une rancune qui ne tarda pas à se montrer au grand jour. Le ministre des finances, le citoyen Garnier-Pagès, monta à la tribune après celui de l'instruction publique. Le président de la Chambre, le citoyen Buchez, crut devoir rappeler à l'Assemblée l'inconvenance de témoigner sa satisfaction parades applaudissements, et s'attira une réponse piquante de la part du citoyen Flocon, qui prétendit que le président parlait ainsi dans l'intérêt de ceux que l'on n'applaudissait pas. En effet, le compte-rendu par le citoyen Garnier-Pagès fut écouté fort silencieusement. Il n'était, au surplus, que la reproduction du bilan de la République dressé par son prédécesseur, modifié par les entrées et les sorties du Trésor depuis deux mois et demi. Le ministre annonça que, malgré les grandes augmentations de dépenses de tous les services publics, le budget des dépenses de l'année était arrêté au chiffre de 1.502 millions, et que celui des recettes s'élèverait à 1.546 millions ; ce qui devait offrir un excédant de recette de 44 millions de francs. Il terminait son rapport par cette phrase, dont la fin fut vivement applaudie, parce qu'elle énonçait une grande vérité : Maintenant, messieurs, que vous connaissez la situation vraie des finances du pays, vous pourriez, en toute connaissance de cause, organiser les grandes choses que le monde attend de vous ; ce qu'il faut exiger du ministre auquel vous confierez les finances, c'est une probité inflexible, c'est un dévouement à toute épreuve, un ardent amour de la chose publique. C'est à ces seules conditions que l'on peut espérer de sauver et de fonder la République. Oui, il faut que vous ayez la gloire de dire : La République a sauvé la France de la banqueroute ! Le compte rendu par le citoyen François Arago comme ministre de la guerre et comme intérimaire de celui de la marine ne roula, d'un côté, que sur les dispositions prises pour réorganiser et compléter l'armée ; sur la réunion des divers corps dans les vallées de l'Isère, de la Saône et du Rhône, afin d'être prêts à toute éventualité, et en général pour garantir la sécurité de nos frontières et de nos colonies. Il résultait de ce rapport, que près de cinq cent mille fusils avaient été distribués à la garde nationale depuis le mois de mars, et que sur ce nombre, la seule ville de Paris en avait reçu cent cinquante mille, C'était beaucoup trop de baïonnettes dans une ville industrielle et commerçante par-dessus tout. Mais M. Arago trouva moyen de s'extasier sur cette forêt de baïonnettes qui, le 16 avril, s'étaient montrées autour de l'Hôtel-de-Ville pour défendre l'ordre et la liberté. Il eût été plus exact de dire que cette triste et ridicule journée eut pour résultat de diviser de nouveau ce que la révolution de Février avait réuni, les travailleurs et les commerçants, c'est-à-dire le peuple et la petite bourgeoisie. Le ministre de la guerre terminait son discours en donnant à l'Assemblée nationale l'assurance que la République était en état de présenter désormais à ses ennemis un effectif de cinq cent mille hommes et de quatre-vingt-cinq mille chevaux, appuyés sur la garde nationale et sur une population toute prête à s'armer, disait-il, pour son indépendance. Le ministre oubliait sans doute que lorsque la République s'était résignée à faire les immenses sacrifices que nécessitait un effectif aussi considérable, elle avait cru que ses armes serviraient, à assurer l'indépendance des peuples amis qu'opprimaient les rois et princes de la terre. L'Assemblée accueillit avec des marques non équivoques de satisfaction les actes de M. Arago relatifs à la marine, par lesquels il avait aboli la peine du fouet et celles de la calle et de la bouline parmi nos équipages. C'était un reste de la barbarie dont tous nos vieux codes étaient si fortement imprégnés : c'étaient là des conquêtes dignes de la République. Le citoyen Marie, ministre des travaux publics, vint, lui aussi, constater une grande vérité : c'est que la prétendue prospérité du pays, sous la monarchie, n'avait été qu'une prospérité apparente, qu'une richesse factice. Là comme ailleurs, dit-il, tout était mensonge. Après avoir rendu compte de la situation particulière de son département ministériel, M. Marie entra dans une longue dissertation sur les ateliers nationaux, création qui lui appartenait complètement, mais que les ennemis de Louis Blanc ont eu la maladresse de lui reprocher, sans se douter que les ateliers nationaux furent organisés dans le but de balancer l'influence du Luxembourg. A l'époque de la réunion de l'Assemblée nationale, les ateliers nationaux n'étaient pas encore considérés comme l'armée du désordre ; aussi leur créateur ne recula-t-il pas devant l'idée d'en dire du bien. On nous a reproché l'argent dépensé pour l'organisation de ces ateliers, dit-il. Eh ! quel argent cependant a été mieux employé ? A quelles misères plus dignes de soulagement pouvions-nous compatir ? En quelles mains plus méritantes pouvions-nous verser cet argent... ? Nous avions aussi songé aux femmes, dont la position avait été trop oubliée : des ateliers nationaux pour femmes ont été organisés avec succès... En même temps que je songeais aux travailleurs de la capitale, je ne négligeais pas les intérêts des travailleurs de la province. Je me suis mis en rapport avec les commissaires de la République, et je leur ai demandé quels étaient les travaux qui pourraient, dans chaque localité, être mis à exécution avec le plus d'activité et d'utilité... N'oublions pas une chose, dit le ministre en terminant : c'est que la République est la formule la plus énergique du progrès. Le citoyen Lamartine, chargé des affaires étrangères, fut le dernier des ministres de la République française à monter à la tribune pour y faire connaître l'état de ses relations avec les puissances de l'Europe, et notre situation à l'égard des peuples qui tournaient leurs regards vers nous. Le ministre commença par établir que deux sortes de révolutions étaient constatées par l'histoire des peuples : les révolutions de territoires et les révolutions d'idées. Les premières, disait-il, se réduisent en conquêtes et en bouleversements de territoires ; les autres ont pour objet des institutions. Aux unes la guerre est nécessaire ; les autres ont besoin pour se consolider de la paix, mère des institutions, du travail et de la liberté. Quelquefois, ajoutait-il, les changements d'institutions qu'un peuple opère dans ses propres limites deviennent une occasion d'agression contre lui de la part des autres peuples et des autres gouvernements, ou deviennent une crise d'ébranlement et d'excitation chez les nations voisines. C'est une loi de la nature que les vérités sont contagieuses, et que les idées tendent à prendre leur niveau comme l'eau. Ces considérations ont déterminé et dominé, dès la première heure de la République, les actes et les paroles du gouvernement provisoire, dans l'ensemble et dans les détails de la direction de nos affaires extérieures. Il a voulu, il a déclaré qu'il voulait trois choses : la République en France, le progrès naturel du principe libéral et démocratique, avoué, reconnu dans son existence et dans son droit, à son heure ; enfin la paix, si la paix est possible, honorable et sûre à ces conditions. Nous allons vous montrer quels ont été, depuis le jour de la fondation de la République jusqu'au moment actuel, les résultats pratiques de cette attitude de dévouement au principe démocratique en Europe, combiné avec ce respect pour l'inviolabilité matérielle des territoires, des nationalités et des gouvernements. Ici, le citoyen Lamartine remontait jusqu'à 1 815 et à la révolution de Juillet 1830 pour démontrer que la diplomatie de la royauté avait fini, malgré sa prétendue habileté, par laisser la France plus isolée, plus cernée, plus garrottée de traités et de limites, plus incapable de mouvements, plus dénuée d'influence extérieure, plus entourée de pièges et d'impossibilités qu'elle ne le fut à aucune autre époque de la monarchie. Emprisonnée dans les traités de 1815, par ces traités que toutes les puissances avaient successivement violés, sans que la France osât jamais les déchirer, quoiqu'ils eussent été faits contre elle, la République, disait le ministre, trouvait la monarchie exclue de tout l'Orient, complice des Autrichiens en Italie et en Suisse, complaisante de l'Angleterre à Lisbonne, compromise sans avantage à Madrid, obséquieuse à Vienne, timide à Berlin, haïe à Saint-Pétersbourg, discréditée pour son peu de bonne foi à Londres, désertée des peuples pour son abandon du principe démocratique ; elle se trouvait en face d'une coalition morale, ralliée partout contre la France, et qui ne lui laissait de choix qu'entre une guerre extrême d'un contre tous, ou l'acceptation d'un rôle subalterne de puissance secondaire en surveillance dans le monde européen, et condamnée à faire pardonner aux rois son principe révolutionnaire et à trahir les peuples ![8] La République, poursuivait le ministre des affaires étrangères, en trouvant la France dans ces conditions d'isolement et de subalternité, avait deux partis à prendre : faire explosion armée contre tous les trônes et tous les territoires du continent, déchirer la carte de l'Europe, déclarer la guerre et lancer le principe démocratique armé partout, sans savoir s'il tomberait sur un sol préparé pour y germer, ou sur un sol impropre pour y être étouffé par le sang ; ou bien déclarer la paix républicaine et la fraternité française à tous les peuples, afficher le respect des gouvernements, des lois, des caractères ; des mœurs, des volontés de territoires, de nations ; élever bien haut, mais d'une main amie, le principe de l'indépendance et de la démocratie sur le monde, et dire aux peuples, sans contraindre et sans presser les événements : — Nous n'armons pas l'idée nouvelle du fer et du feu, comme les barbares ; nous ne l'armons que de sa propre lueur. Nous n'imposons à personne des formes ou des imitations prématurées ou incompatibles avec sa nature. Mais si la liberté de telle ou telle partie de l'Europe s'allume à la nôtre ; si des nationalités asservies, si des droits foulés, si des indépendances légitimes et opprimées surgissent, se constituent d'elles-mêmes, entrent dans la famille démocratique des peuples, et font appel en nous à la défense des droits, à la conformité des institutions, la France est là ! La France républicaine n'est pas seulement la patrie, elle est le soldat du principe démocratique dans l'avenir. Certes, il y avait dans cette déclaration un généreux sentiment ; il laissait aux peuples opprimés l'espoir que la France ne faillirait pas à ses principes, à la noble mission dont la Providence semblait lui avoir confié le succès. Mais on aurait pu. demander au gouvernement provisoire pourquoi, quand l'Italie, après des efforts inouïs de courage et de vertu, s'était enfin constituée, lorsqu'elle voulait entrer dans la grande famille démocratique, la France, ce soldat du principe, avait reculé devant le devoir fraternel qu'elle s'était prescrit à elle-même. Le ministre, jetant un coup d'œil sur les événements prodigieux qui remuaient l'Europe à la suite de notre Révolution, s'en félicitait comme étant le résultat de sa politique armée. C'est la coalition prochaine des peuples, adossés par nécessité à la France, au lieu d'être tournés contre elle, comme ils l'étaient du temps des cours, s'écriait-il avec bonheur... Notre système aujourd'hui, c'est le système d'une vérité démocratique qui s'élargira aux proportions d'une foi sociale universelle : notre horizon, c'est l'avenir des peuples civilisés ; notre air vital, c'est le souffle de la liberté dans les poitrines libres de tout l'univers. Si la démocratie doit avoir sa guerre de trente ans, comme le protestantisme, concluait le ministre des affaires étrangères de la République, au lieu de marcher à la tête de trente-six millions d'hommes, la France, comptant dans son système d'alliés la Suisse, l'Italie et les peuples émancipés de l'Allemagne, marche déjà à la tête de quatre-vingt-huit millions de confédérés et d'amis. Quelles victoires auraient valu à la République une pareille confédération, conquise sans avoir coûté une vie d'homme et cimentée, par la conviction de notre désintéressement ? La France, à la chute de la royauté, s'est relevée de son abaissement, comme un vaisseau chargé d'un poids étranger se relève aussitôt qu'on l'a soulagé. Malheureusement, à tous les beaux sentiments si bien exprimés par M. Lamartine, on pourrait déjà répondre par des faits déplorables. Nul doute qu'en proclamant la République à la face des rois, la nation française avait voulu que sa victoire tournât au profit de l'humanité. Mais on se demandait pourquoi la République française souffrait qu'un roi cherchât à recueillir les fruits d'une révolution faite à l'instar de la nôtre par un peuple qui n'avait combattu et vaincu que pour sa liberté. On se demandait encore pourquoi, au lieu de favoriser le mouvement démocratique de l'Allemagne, le gouvernement français souffrait qu'on cherchât à relever l'empire féodal dans ce pays, empire qui, composé de trente-huit dynasties, toutes ennemies jurées de la République française, se trouverait prêt à donner la main à la Russie lorsqu'il conviendrait à son empereur de nous attaquer. On se demandait enfin ce que la France se proposait de faire pour la Pologne, dont les généreux enfants étaient de nouveau traqués par les satellites des rois ! A quoi bon, disaient les hommes à instincts révolutionnaires, à quoi sert de décréter la formation d'une armée des Alpes, si nos soldats sont forcés d'assister, l'arme au bras, à la prise de possession de la Lombardie par le roi de Piémont ? A quoi sert l'armée dite du Rhin, si elle doit rester inactive en présence des efforts faits par la diplomatie des cours pour fortifier le système monarchique en Allemagne, malgré les protestations énergiques des populations ? Citoyens du gouvernement provisoire qui, au sortir d'une grande révolution, avez inauguré la politique négative, votre politique est un contre-sens ; vous ne tarderez pas à vous apercevoir qu'elle compromet les intérêts de la démocratie, les intérêts des peuples, et qu'elle perdra la République ! Et pourtant l'Assemblée nationale, appréciant sans doute les bonnes intentions des hommes portés par le peuple à l'Hôtel-de-Ville, allait déclarer que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie, quand le citoyen Barbès se leva pour protester contre une foule d'actes antipopulaires commis par le gouvernement provisoire. Seul il eut le courage de lui demander compte des massacres de Rouen, et principalement d'avoir méconnu la mission de la République française vis-à-vis de l'Europe. Je demande ce compte au nom du peuple qui se croit trahi, s'écria le représentant de l'Aude. Les réactionnaires, les satisfaits lui répondirent par de longs murmures. Le représentant Sénard, appelé à la tribune par toutes les voix réactionnaires, se récria contre les mots si durs de tueries et de massacres, que Barbès avait prononcés. Il parla de complot, et raconta les événements de Rouen de manière à soulever contre son récit tous ceux qui connaissaient la conduite de la garde nationale envers les ouvriers. Barbès persista à demander une enquête solennelle faite, dit-il, par le procureur général de la République, et non par les Frank-Carré et autres individus qui s'en sont mêlés jusqu'ici. Le ministre de la justice assura qu'une double enquête judiciaire et administrative ferait ressortir la vérité. Si les résultats de cette double enquête, ajouta-t-il, ne satisfont pas l'Assemblée, elle sera souveraine pour ordonner par elle-même une enquête nouvelle et pour en déterminer les formes particulières. La question ayant été ramenée sur les remerciements à offrir au gouvernement provisoire, le représentant Guichard, se fondant sur ce que les membres de ce gouvernement avaient bien compris et bien accompli leur mission, proposa que l'Assemblée déclarât qu'ils avaient bien mérité de la patrie. Exprimons-lui notre reconnaissance, dit-il ; exprimons notre reconnaissance au peuple de Paris, à l'armée ; ce sera remercier tous les citoyens qui, pendant vingt-cinq ans, ont marché, à travers tant d'épreuves, à l'avant-garde de la République. Il n'y a que la royauté, l'égoïsme et la corruption qui aient été vaincus en février. Les vainqueurs de février, ce sont les Français qui gardent dans leur cœur le culte de l'honneur et de la probité. Ces paroles mirent fin à la discussion. L'Assemblée nationale déclara, à l'unanimité, moins quatre à cinq voix, que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie. |
[1] Que de noms tristement connus ! s'écriait le journal la Réforme, en parlant de ces vérifications.
[2] Bien des gens croient encore que ce mot appartient à Napoléon. Il faut leur apprendre que les conventionnels s'étaient servis cent fois de cette expression, et que le représentant Boursault, traitant avec les Vendéens, refusa, dans les mêmes tenues, la reconnaissance de la République que les chefs proposaient.
[3] Au milieu de cet enthousiasme général, on pouvait bien oublier quelques députés, en très-petit nombre, qui n'avaient pas quitté la salle pour ne pas répondre à l'appel du peuple.
[4] Comme nous avons déjà reproduit bien des passages de ce rapport fait par M. Lamartine au nom du gouvernement provisoire, nous nous dispenserons de l'analyser de nouveau ici ; mais nous le publierons en entier aux pièces justificatives de ce volume.
[5] La Convention aussi gouverna par la seule autorité morale pendant longtemps ; ce qui prouve qu'un peuple qui raisonne tout et qui possède la liberté de la presse et la liberté de discussion n'a pas besoin d'être conduit par la force matérielle.
[6] Malgré la déclaration que le citoyen Ledru-Rollin fait ici, nous persistons dans l'appréciation que nous avons faite de cette dernière journée, et nous continuerons à dire que le ministre de l'intérieur a été la dupe des rapports de la police de l'Hôtel-de-Ville.
[7] Dans l'opinion de Robespierre, la politique, l'art de gouverner les hommes, devait être enseignée comme la première des sciences, car elle s'appuyait sur des principes incontestables. Robespierre aurait voulu la création d'une institution propre à apprendre aux citoyens les règles de la politique républicaine ; mais, à coup sûr, il n'aurait pas fait de cette grande chaire une école d'administration.
[8] En traçant ce panorama si vrai de la situation où se trouvait la monarchie de Louis-Philippe, M. de Lamartine ne se doutait guère que ce tableau serait de nouveau celui que la France républicaine offrirait l'année suivante.