HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME DEUXIÈME

 

CHAPITRE PREMIER.

 

 

Les républicains demandent l'incompatibilité radicale des fonctions publiques. —Le gouvernement provisoire ajourne cette grande question. — Exemples qu'il avait sous les yeux pour décréter le principe. — Les noms sortis de l'urne électorale appartiennent en grand nombre à d'anciens fonctionnaires. — Moyens employés par ces républicains posthumes pour se faire élire. — Elections de Paris. — Grande majorité en faveur de la liste du National. — Causes de l'insuccès des candidats socialistes. — Calculs statistiques des élections parisiennes. — Les feuilles réactionnaires font des avances à M. de Lamartine. — Pensée des contre-révolutionnaires. — Événements graves qui suivent les élections. —Les calomnies portent leurs fruits. — Luttes entre les travailleurs et la bourgeoisie. — Le peuple de Limoges désarme la garde nationale de cette ville. — La victoire ne coûte pas une goutte de sang. — Il n'en est pas de même à Rouen. — Lutte sanglante que la garde nationale provoque. — Déplorable résultat de cette lutte fratricide. — Cruel usage que la garde nationale fait de ses armes. — Suite de la lutte. — La justice des modérés demande compte aux morts de la fureur des assaillants. — Tristes tablettes judiciaires.

 

Bien avant les élections, les journaux démocratiques attachés aux principes s'étaient déclarés franchement contre les doubles fonctions publiques occupées par le même citoyen.

Nous avons souvent exprimé notre opinion sur les graves inconvénients de ne pas prononcer l'incompatibilité des fonctions de représentant du peuple avec toute autre fonction rétribuée, s'écriait l'un de ces journaux. Notre opinion à ce sujet n'a jamais varié ; elle est, aujourd'hui que nos amis sont au pouvoir, ce qu'elle était sous les précédents gouvernements : ce que nous trouvions mauvais et dangereux alors, nous le condamnerons tout aussi sévèrement aujourd'hui et avec la même persistance. Si, oubliant les principes d'ordre et de morale publique qu'ils ont défendus comme nous, les hommes du jour suivaient les errements de leurs devanciers, permis à eux de se présenter aux suffrages de leurs concitoyens, qui peuvent les élire ; mais ils doivent opter entre leurs fonctions et leur mandat... Nous maintenons que l'admission d'un seul fonctionnaire public salarié à l'Assemblée nationale serait plus qu'une faute...

Et les feuilles républicaines s'étaient montrées unanimes pour repousser tout cumul. Plusieurs fois elles avaient mis le gouvernement provisoire en demeure de décréter le principe de l'incompatibilité, et de proclamer que tout fonctionnaire public qui accepterait le mandat de député à l'Assemblée nationale serait, par ce seul fait, démissionnaire de l'emploi qu'il occupait, et immédiatement remplacé dans cet emploi.

Mais, soit qu'il n'admît pas le principe radicalement, soit que ses nombreuses préoccupations l'eussent forcé à négliger cette importante décision, le gouvernement ne se détermina que très-tard à s'en occuper, et encore se borna-t-il à créer une commission chargée de présenter un rapport sur les questions relatives au cumul des fonctions publiques salariées.

Et pourtant, le gouvernement provisoire avait sous les yeux un de ces exemples à jamais gravés dans les institutions politiques d'un peuple qui rompt avec les privilèges. Cet exemple, la Convention l'avait donné au monde dans sa première séance, en décrétant, comme règle générale, le principe de l'incompatibilité des fonctions publiques avec le mandat de représentant du peuple. Tout le monde connaissait la détermination spontanée de Danton à se dépouiller de ses fonctions de ministre pour rester l'élu de ses concitoyens ; comme aussi aucun des membres du gouvernement provisoire n'avait oublié la leçon donnée à Roland, pour avoir eu la velléité de conserver à la fois et son portefeuille et son siège à l'Assemblée nationale.

Il fallait donc que le gouvernement décrétât ce sage principe, sauf à faire étudier, par des hommes compétents, les exceptions qui pourraient être jugées justes et utiles à la chose publique. Cette seule détermination eût suffi pour éloigner les candidatures d'une foule de fonctionnaires, qui auraient reculé devant l'abandon d'un traitement supérieur à celui de député, ou qui auraient craint de quitter des fonctions paisibles pour aller se lancer dans la région des orages. Tous ces gens-là, habitués sous la monarchie à toucher les traitements affectés à des fonctions qu'ils ne remplissaient pas, espéraient que la République leur permettrait, non-seulement d'occuper deux fonctions à la fois, mais encore de toucher des traitements divers. Ce fut dans cet espoir qu'ils se jetèrent à corps perdu au milieu des clubs, pour recruter les voix nécessaires à leur réélection. Quand nous serons arrivés à l'Assemblée nationale, pensaient-ils, nous ferons en sorte d'empêcher le vote de toute loi qui pourrait venir troubler la paisible jouissance de nos emplois et de nos traitements divers.

Les hommes qui nourrissaient ces pensées n'étaient certainement pas des républicains sincères ; mais on ne les vit pas moins se présenter comme tels aux élections. Ils avaient pour eux une clientèle toute prête ; quelques protestations de patriotisme faites dans les sociétés populaires suffirent pour assurer leur élection aux dépens des démocrates les plus éprouvés. Ce fut ainsi que, dans la plupart des départements, les noms sortis de l'urne furent en général ceux de girouettes ayant servi tous les régimes, de fonctionnaires empressés de se rallier à la République, à condition qu'elle ne dérangerait personne et qu'elle respecterait toutes les positions acquises, tous les abus.

Les moyens dont se servirent ces républicains posthumes ne parurent ni honnêtes ni loyaux : ils consistèrent à crier bien haut contre la démagogie, à invoquer le fantôme de 1793, exploité depuis si longtemps, à répandre le plus possible de calomnies contre leurs concurrents, et enfin à se poser comme les seuls hommes de l'ordre. Ces moyens, mis en œuvre au moment où la réaction levait partout une tête audacieuse, eurent le résultat qu'on devait craindre sous cette sorte de panique organisée à Paris, comme partout ailleurs.

Nous avions compté sur de bien mauvaises élections, disait un journal républicain ; mais l'événement, il faut l'avouer, a dépassé notre attente. Nous avons dit sous quelle influence s'est partout ouvert le scrutin. Les fonctionnaires du régime déchu n'ont eu qu'à suivre les errements qu'une pratique de dix-sept années avait dû leur rendre faciles. L'arbre monarchique, que nous n'avons fait qu'émonder, a porté ses fruits.

C'est cette ligue de fonctionnaires royaux que les commissaires du gouvernement avaient mission de conjurer sans doute. Mais ces derniers avaient en même temps à ménager leurs candidatures ; et quand ils n'ont pas transigé avec les partis qui pouvaient leur nuire, on peut croire du moins qu'ils se sont gardés de les irriter. Voilà généralement, et à part quelques exceptions, où a abouti leur dictature. Nous n'en voudrions pas davantage pour donner raison à toutes les circulaires du citoyen ministre de l'intérieur, si elles avaient besoin d'être justifiées... La réaction a fait le reste. Elle a sonné l'alarme ; elle a crié au communisme, à l'anarchie ; et c'est sous cette sorte de panique que bien des braves gens ont voté.

Telles furent les causes qui donnèrent de si mauvais résultats dans beaucoup de départements. Sous l'influence des serviteurs de la royauté, sous la surveillance des fonctionnaires que les républicains avaient eu la faiblesse de laisser sur pied, les élections dans les départements ne pouvaient être qu'hostiles à la République : les noms sortis de l'urne ne justifièrent que trop les craintes des hommes qui avaient fait la révolution de Février.

A Paris, ces élections ne furent pas précisément contrerévolutionnaires ; mais l'alliance bâtarde d'où elles provinrent semblait annoncer aux vrais démocrates le renouvellement de la réaction thermidorienne, qui, comme on sait, conduisit la République à deux doigts de sa perte, ayant sans cesse les mots de République et de liberté à la bouche.

Ce fut cette alliance des hommes du National avec toutes les nuances de la réaction, non moins que les fautes des citoyens placés à la tête des élections démocratiques, qui donnèrent, au préjudice de la démocratie, l'immense majorité aux candidats appuyés par le National.

Tous les membres du gouvernement provisoire, portés en totalité sur les listes du National, furent élus, mais à des titres bien divers. MM. Lamartine, Dupont (de l'Eure), F. Arago, Garnier Pagès, Armand Marrast, Crémieux et Marie, considérés comme opposés à ce qu'on appelait la politique révolutionnaire de l'ancienne montagne, obtinrent, de même que les girondins de 1792, une immense majorité, qui varia depuis deux cent cinquante-deux mille voix jusqu'à deux cent dix mille. Ils eurent pour eux, non-seulement la plupart des républicains de la nuance girondine, mais encore bien de ceux que l'on considérait comme extrêmes, et enfin presque toutes les voix des hommes du lendemain, de tous les monarchistes qui avaient accepté la République comme un fait accompli.

Quant aux quatre autres membres du gouvernement provisoire, Ledru-Rollin, Albert, Louis Blanc et Flocon, dénoncés sans cesse par les feuilles de la réaction, ils n'arrivèrent à la députation du département de la Seine qu'au moyen d'une grande minorité relative, qui varia depuis cent trente-un mille voix données à Ledru-Rollin, jusqu'à cent vingt-un mille accordées à Louis Blanc.

Mais lorsque se présentèrent les autres candidats portés sur la liste du club des Clubs, ou plutôt du Luxembourg, liste pour laquelle bien des démocrates avaient pris l'engagement moral de voter, il arriva que le peuple, fort mécontent de ce qu'on lui présentait des hommes qu'il ne connaissait sous aucun rapport, ne voulut pas voter pour eux, et préféra chercher sur les diverses listes les noms qui lui étaient familiers[1]. C'est ainsi que s'éparpillèrent quarante à cinquante mille voix bien républicaines. Ajoutons que les ateliers nationaux, comptant alors plus de vingt-cinq mille votants, donnèrent, par les mêmes motifs, presque toutes leurs voix aux candidats du National, parmi lesquels se trouvaient de bons citoyens connus depuis longtemps ; les ateliers nationaux avaient cependant promis de voter pour leurs amis du Luxembourg. Ce fut là une véritable défection due, assure-t-on, aux conseils du directeur des ateliers nationaux, le citoyen Clément Thomas, qui, personnellement, marchait avec les hommes du National.

Réduits ainsi aux socialistes du Luxembourg et de quelques journaux, les ouvriers portés par les corps d'état ne purent réunir que trente à quarante mille voix ; le citoyen Pierre Leroux, seul parmi les socialistes purs, dépassa ce nombre de trois mille voix, et le citoyen Considérant ne put pas en avoir trente mille.

La statistique que l'on peut établir sur le résultat de ce grand scrutin fut celle-ci :

Sur environ 275.000 votants,

Les 252 mille voix données à M. de Lamartine, alors à l'apogée de sa popularité, se composaient de votes appartenant à des républicains de toutes les nuances, montagnards, girondins, modérés, républicains du lendemain, et même bonapartistes ; en un mot, de tous les citoyens ayant accepté la République.

Les autres voix s'étaient éparpillées, la plupart sur des dynastiques.

22 mille voix furent données à M. Em. de Girardin.

M. La Rochejaquelein en avait, en tout, réuni 28 mille[2].

Sur les 252 mille voix républicaines des diverses nuances, le parti démocrate pur, représentant les opinions révolutionnaires de l'ancienne montagne, devait être compté

Pour 132 mille voix données à Ledru-Rollin, le citoyen le plus calomnié par la réaction.

Dans ces 132 mille votants, les démocrates socialistes pouvaient revendiquer

Les 44 mille voix données à Pierre Leroux ; ce dernier chiffre comprenait

Les 30 mille voix données par les socialistes au citoyen Considérant.

Ainsi, les républicains démocrates, représentant l'opinion révolutionnaire, n'en furent pas moins incomparablement les plus nombreux, si l'on décompose, comme doivent l'être, les 252 mille votes exprimés en faveur de M. Lamartine[3].

En définitive, les élections de Paris, pour ne pas être généralement révolutionnaires, n'en furent pas moins favorables à la République ; car tous les citoyens qui furent nommés par la population de cette grande capitale pouvaient généralement être considérés comme franchement décidés à soutenir la révolution de Février, chacun suivant la portée de ses vues et la force de son tempérament. Observées à distance, les élections de la capitale devaient paraître bonnes, surtout en les comparant à celles de bien des départements. La réaction était encore contenue à Paris : la déplorable journée du 15 mai n'avait pas déchaîné complètement les hommes du lendemain contre les républicains de la veille. Ceux qui ne comprenaient pas une révolution sans rénovation du régime détruit au profit du régime nouveau étaient seuls stupéfaits des prétentions qu'affichaient les anciens amis de la monarchie à vouloir reconstituer, à leur manière, la République fondée malgré eux et contre eux.

Dans l'excès de leur désappointement, les démocrates logiques voyaient déjà la bourgeoisie conduisant la République droit au 13 vendémiaire, au moyen de la garde nationale.

Enflées par le vent des élections, les feuilles contre-révolutionnaires, non-seulement croyaient pouvoir menacer à tout propos les républicains, mais encore elles poussaient ouvertement dans les voies réactionnaires les membres du gouvernement provisoire qui paraissaient accessible à leurs éloges. Tous ces hommes de la monarchie qu'on avait vus, peu de jours avant, prendre les armes sous prétexte de protéger le gouvernement provisoire dans son intégrité, tous ces réactionnaires accourus autour de l'Hôtel-de-Ville pour s'opposer à tout projet de scinder ce gouvernement, appelaient alors de leurs vœux une scission, une décomposition dont ils comptaient profiter. Les journalistes aux gages de l'étranger s'adressaient principalement à M. Lamartine, dont la popularité était alors immense, afin de l'amener à rompre avec ceux de ses collègues auxquels les royalistes avaient déclaré une guerre à outrance : ils lui faisaient, à ce sujet, toutes sortes d'avances.

Parmi vous, disait l'un des principaux organes de la réaction, il est un homme trop faible, mais dont le cœur est bon : les amis qui l'entourent le débordent, l'entraînent. Il s'inquiète de l'avenir, il redoute la terrible responsabilité qui pèse sur lui ; il songe avec effroi au compte qui sera demandé par l'Assemblée nationale ; il voudrait revenir en arrière ; mais la pente de la route, la volonté de ses amis ne lui laissent point de repos : ils lui répètent sans cesse : Marche ! marche ! Il signale le péril, il leur montre l'abîme ; on lui crie encore : Marche !...

Nous lui dirons, nous : Qu'attendez-vous maintenant ?

Désavouez hautement les journaux qui vous compromettent. Désavouez-les ouvertement, ou, nous vous le déclarons, nous vous poursuivrons comme conspirateur, comme traître à la patrie, et bientôt, avec nous, deux cent mille gardes nationaux appelleront sur vous la justice sévère du pays.

Comme il est facile de le voir, ces avances adressées à l'un des membres du gouvernement provisoire avaient évidemment pour objet de resserrer cette alliance bâtarde qui s'était produite dans les élections, alliance que les journaux républicains signalaient au peuple, afin qu'il eût à se tenir sur ses gardes.

Quand toutes les opinions sont d'accord pour faire votre éloge, disait la Réforme aux hommes du National ; quand on a rallié à son drapeau toutes les bannières, le Siècle et le Constitutionnel, l' Univers religieux et l'Union jadis monarchique, la dynastie, la sacristie et le droit divin, qu'est-ce qu'une minorité, qu'une faction, allions-nous dire, avec laquelle on a pu compter au moment du danger, mais qui, devant ce concours inattendu, a si peu de forces ? S'il est un fait qui nous étonne, ajoutait ce journal, en poursuivant sa raillerie, c'est qu'on ait laissé, le 24 février, cette minorité agir à sa guise ; c'est qu'on ne l'ait pas écrasée sous le poids de cette unanime réprobation dont on se fait aujourd'hui un si fier appui.

Et la Réforme attendait à l'œuvre ceux qui prétendaient réédifier sur le terrain déblayé par nos pères, avec d'autres outils et d'autres ouvriers que ceux qui s'offrirent naturellement le lendemain de la révolution.

La pensée des réactionnaires était donc non pas de détruire la République immédiatement, mais de la créer à leur image ; c'est-à-dire d'en faire une de ces institutions mixtes, afin qu'en définitive elle fût repoussée par tout le monde et forcée de céder la place à un gouvernement selon leur cœur.

Ce fut dans ces dispositions qu'ils arrivèrent à l'Assemblée nationale.

Deux événements graves leur en ouvrirent les portes. Nous devons les raconter, afin de prouver encore mieux tout le mal que la réaction faisait en France. Elle avait trouvé partout un peuple de frères, une nation unie, se serrant autour de ses précieuses conquêtes ; toutes les classes étaient confondues ; la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat semblait toucher à son dernier terme. En peu de temps, les intrigues et les calomnies des réactionnaires eurent de nouveau divisé la population et séparé la nation en deux camps opposés : la ligne de démarcation entre les citoyens, effacée par la révolution de Février, se trouvait rétablie. Les deux événements arrivés à la suite des élections nous fournissent de déplorables exemples de la guerre qu'allaient se faire encore les deux partis que l'avènement de la République paraissait avoir réconciliés.

Le premier essai du suffrage universel s'était fait partout de la manière la plus paisible et la plus satisfaisante : le peuple avait prouvé qu'il était digne d'être compté pour quelque chose dans les institutions du pays, et qu'il se sentait assez mûr pour jouir de tous ses droits. Deux collisions funestes, provenant de la même cause, troublèrent seules, à Limoges et à Rouen, cet ordre admirable que les populations avaient vu régner au milieu d'un mouvement si grand et si inusité.

Dans ces deux villes, les anciens gardes nationaux et la classe des travailleurs, grâce aux manœuvres des réactionnaires, s'étaient de nouveau replacées en hostilité l'une à l'égard de l'autre ; le motif en était le même partout : l'accaparement des armes par les anciens, et leur obstination à ne pas vouloir ouvrir leurs rangs aux nouveaux inscrits sur les contrôles. Ainsi, à Limoges, comme à Rouen, comme à Paris, comme dans toutes les grandes villes, la conservation d'un privilège, que la République devait détruire à tout jamais, divisait encore la population, et annonçait des troubles, que la moindre circonstance favorable aux uns ou aux autres pouvait faire éclater.

A Limoges, la population ouvrière, récemment incorporée dans la garde nationale, réclamait vainement les armes qu'on lui promettait. Elle savait ces armes arrivées de Bourges ; mais elles étaient distribuées à la bourgeoisie, laquelle affectait de parader journellement, le fusil à la main, dans le but de narguer les citoyens sans armes. Il n'en avait pas fallu davantage pour exciter les ouvriers contre les gardes nationaux de la royauté, et une grande irritation se faisait déjà remarquer, lorsque les élections fournirent aux deux camps le prétexte de rompre en visière.

Au moment où s'achevait le dépouillement des votés de l'armée, le peuple de Limoges, convaincu que des manœuvres frauduleuses allaient faire échouer la candidature de quelques-uns de ses amis, s'empara des procès-verbaux et des bulletins, les lacéra et les réduisit en cendres. Ce fut un acte coupable que rien ne pouvait excuser, et dont les tribunaux seuls devaient connaître.

Mais l'ancienne garde nationale crut qu'il lui appartenait de mettre à la raison les violateurs du scrutin. Dans son excès de zèle, elle n'attendit pas d'être convoquée pour descendre en armes sur divers points de la ville ; elle prit une attitude menaçante contre le peuple, qui, de son côté, sortit en foule de la salle du Manège et se répandit dans la cité. En un instant, hommes, femmes et enfants entourèrent les gardes nationaux, et voulurent les empêcher de faire usage de leurs armes, qu'ils chargeaient sans ordres aucuns. Une lutte s'engagea, dans laquelle les gardes nationaux tirèrent quelques coups de fusil et blessèrent à coups de baïonnette des citoyens qui voulaient s'interposer entre les partis, afin d'empêcher une sanglante collision. L'irritation du peuple allant toujours croissant, et le nombre des républicains étant devenu immense, la garde nationale sous les armes sentit que toute résistance serait inutile : elle se décida à remettre une partie de ses fusils au peuple.

Pendant que ceci se passait d'un côté, un grand nombre de citoyens étaient accourus sur la place où se trouvaient trois pièces de canon appartenant à l'artillerie de la garde nationale, s'en étaient emparés et les avaient enclouées, après s'être assurés que ces canons étaient chargés à boulet et à mitraille.

Par ce désarmement de la garde nationale réactionnaire, la population de Limoges épargna à cette ville un conflit peut-être aussi sanglant que celui qui éclatait le même jour à Rouen.

Restait alors à prendre les mesures les plus propres à rétablir l'ordre. Quelques chefs populaires se dirigèrent vers la préfecture, traînant à leur suite les ouvriers dès lors armés. On entra en pour parler avec le commissaire du gouvernement provisoire, dont la conduite parut embarrassée, et qui demanda lui-même qu'on lui adjoignît immédiatement les membres du comité provisoire qui s'était formé le 25 février, Comité auquel la ville de Limoges avait dû alors l'heureux passage du gouvernement monarchique à la République. Les citoyens Bac, Gaston Dussoubs, Villegoureix aîné, et le commissaire Chamiot composèrent aussitôt ce Comité ; on leur adjoignit bientôt les citoyens Coralli et Frichon aîné, ainsi que plusieurs ouvriers connus par leur amour de l'ordre autant que par leur républicanisme.

Une heure après, les ouvriers en armes occupaient tous les postes, et l'ordre régnait, sans qu'il eût été répandu une seule goutte de sang par le peuple. La troupe elle-même, après avoir été spectatrice paisible de ce grand mouvement patriotique, se montra disposée à soutenir le peuple. Le caractère de ces événements était trop pur et trop démocratique pour qu'il fût possible de leur donner une autre signification ; aussi les habitants des communes voisines se portaient-ils sur Limoges dans l'intention d'appuyer les républicains. Heureusement, les paysans ne tardèrent pas à se convaincre que leur concours était inutile, et un membre du comité fut envoyé à Paris, pour y rendre compte des événements. Il devait expliquer la nécessité où s'étaient trouvés les bons citoyens de se placer à la tête de l'insurrection contre les réactionnaires, afin d'éviter l'effusion du sang.

Le même soir, le Comité révolutionnaire de Limoges adressa aux ouvriers et aux paysans une proclamation dans laquelle se trouvait la phrase suivante :

Frères, ne désespérez pas ne criez pas que la République est perdue parce que les noms de vos candidats de prédilection ne sont pas tous sortis de l'urne électorale. Le sort de la patrie n'était pas dans la main de ces hommes ; il est dans les vôtres. Non, encore une fois, ne désespérez pas : Dieu combat avec vous, soyez-en sûrs : des flancs déchirés de notre grande Révolution sortiront la paix et le bonheur du monde. La lutte que nous venons de soutenir est glorieuse et significative. Là où la lumière a pu pénétrer et où rayonnait de plus près l'idée démocratique, les candidats que nous avions proclamés ont obtenu une immense majorité ; ils n'ont succombé que là où l'erreur, l'ignorance et la calomnie ont prévalu sous l'empire d'hommes du passé, intéressés à maintenir, contre la République, les anciennes institutions. Nous nous y attendions, c'est là où l'opinion trompée a plus facilement subi l'influence des hommes représentant les idées rétrogrades. Frères, ne désespérons pas, lés populations des campagnes ne tarderont pas à ouvrir les yeux...

Ce langage, empreint de tant de modération après une sorte de victoire complète obtenue sans avoir employé aucun dé ces moyens qui déshonorent les partis, mit tout le monde du côté du peuple de Limoges et de ses autorités improvisées : celles-ci, ne voulant pas permettre qu'on soupçonnât leur soumission au gouvernement de la République une et indivisible, déclarèrent que, tout en voulant soutenir au prix de leur sang les principes démocratiques qui avaient si glorieusement triomphé en février ; ils repoussaient fortement toute idée de fédéralisme[4].

Le gouvernement provisoire fut donc complètement rassuré sur les suites de l'insurrection de Limoges, puisque les républicains étaient restés les maîtres du mouvement.

Malheureusement, il n'en fut pas de même des troubles analogues amenés par les mêmes causes dans là ville de Rouen.

C'est que si cette ville renfermait dans son sein un grand nombre de citoyens et d'ouvriers ayant salué l'avènement de la République comme une promesse d'affranchissement, elle comptait aussi bien des contre-révolutionnaires, au nombre desquels se faisait remarquer l'ancienne garde nationale. Pour la bourgeoisie de Rouen, la révolution de Février ne fut qu'un crime heureux, un fait devant lequel on pouvait plier un moment, sans l'accepter jamais. Aussi, les anciens gardes nationaux ne cessaient-ils de fondre des balles et de faire clandestinement des cartouches pour être prêts.

Ici, comme à Limoges, des ferments de discorde existaient déjà entre la classe ouvrière et la bourgeoisie ; mais à Rouen, les feuilles réactionnaires travaillaient de toutes leurs forces à agiter la population : calomnies de toutes les sortes, fausses nouvelles, exagérations en tout, ne cessaient d'être mises en œuvre pour diviser toujours davantage une ville dont tous les sentiments s'étaient d'abord confondus dans un égal dévouement à la patrie.

La question des armes à remettre aux citoyens nouvellement incorporés était venue rendre plus vive la défiance du peuple. Quatre mille fusils destinés à la garde nationale tout entière avaient été distribués aux bourgeois, au détriment absolu des ouvriers : on n'avait armé que les citoyens en uniforme, c'est-à-dire que les gardes nationaux de la royauté, et ceux-ci ne voulaient pas de blouses à leurs côtés.

A ces préférences, à ces exclusions se joignaient journellement des provocations qui ne faisaient qu'entretenir l'animosité entre les deux classes. Ces provocations dégénérèrent en outrages directs, en attaques personnelles. Les ouvriers s'étaient vus menacés de la fermeture des ateliers nationaux formés dans cette ville : on les traitait de fainéants dont on n'entendait plus nourrir la paresse. C'était, dans les circonstances où l'on se trouvait, les réduire au désespoir.

Bientôt des faits succédèrent aux insultes : un arbre de la liberté, planté par les ouvriers, fut coupé pendant la nuit. Pour avoir crié Vive la République ! un citoyen courut le risque d'être assommé par les modérés. Des gardes nationaux ne craignirent pas d'avouer qu'ils faisaient des cartouches pour tuer ces canailles d'ouvriers.

A l'époque des élections, les deux camps se trouvaient en présence : la garde nationale, gonflée de ses regrets, de ses rancunes et de son impatience d'en finir avec la révolution ; le peuple, ne voyant que sa misère, ses espérances trompées, et les humiliations qu'il recevait chaque jour ; la garde nationale en armes, munie de cartouches, préparée au combat ; le peuple désarmé, sans munitions et sans direction[5].

Les élections, favorables à la contre-révolution, achevèrent d'aveugler les gardes nationaux et d'exaspérer le peuple. Il ne fallait plus qu'une étincelle pour allumer la guerre civile.

Un groupe d'enfants, conduits par un tambour-major de six ans, et jouant au soldat, en chantant l'air des Girondins, suffit pour porter la garde nationale aux plus brutales agressions contre ces révolutionnaires en herbe. Des gardes nationaux, impatientés d'entendre ces enfants chanter un air devenu révolutionnaire, se ruèrent sur cette troupe de provocateurs, leur arrachèrent le drapeau qu'ils portaient et les frappèrent brutalement ; quelques citoyens ayant voulu réclamer contre ces actes de stupide férocité, furent également maltraités : on ne leur épargna point les injures et les épithètes de canaille, dont la bourgeoisie en uniforme se servait envers les ouvriers et les républicains. La foule s'étant rassemblée autour de l'Hôtel-de-Ville, les gardes nationaux se crurent autorisés à croiser la baïonnette ; quelques personnes furent blessées et un grenadier de la garde nationale frappa au ventre un enfant, dont les cris émurent tout le monde.

En ce moment un coup de feu retentit sous les voûtes de l'Hôtel-de-Ville : ce n'était qu'un accident. Mais la garde nationale fait semblant de se considérer comme attaquée, et l'un de ses officiers s'écrie qu'il faut en finir avec celte bande de canailles. Des armes sont chargées publiquement, sans ordre des chefs. Le commissaire central s'étant enquis pourquoi l'on procédait ainsi, on lui avait répondu : Nous n'avons pas besoin d'ordre. — Alors, aurait ajouté ce commissaire qui prévoyait le mauvais usage qu'on allait faire de ces armes chargées, si vous faites usage de votre fusil, je vous brûle la cervelle. — Nous devrions le fusiller, se disaient les gardes nationaux !

Une telle prédisposition annonçait que la journée serait déplorable.

En effet, un officier de la garde nationale, Douche, sans avoir consulté l'administration, ordonne à un officier de dragons de charger le peuple. La charge s'exécute, d'abord avec quelques ménagements. Mais bientôt elle fait une conversion subite, et renverse plusieurs curieux qui n'avaient pas eu le temps de fuir.

Cependant, la place de l'Hôtel-de-Ville est évacuée ; mais c'est à ce moment que se passe un fait décisif.

Dans la foule on avait arrêté un citoyen qui, garde national lui-même, se rendait à son poste. C'était Quesnel. Quelques gardes nationaux le conduisaient au violon, à travers la place entièrement déserte. Derrière lui marchaient des officiers de cette garde. Plusieurs personnes regardaient des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville ce qui se passait. Quesnel est rencontré par le colonel de la garde nationale ; il s'explique devant lui : il lui rappelle qu'il était de garde la veille, qu'il est citoyen paisible, qu'on n'a nul motif de l'arrêter. Le colonel le rassure et lui dit qu'il s'expliquera à l'Hôtel-de-Ville. Tout à coup Quesnel tombe. L'officier Douche venait de le tuer, en lui portant par derrière un coup d'espadon qui avait percé le poumon de ce malheureux. On l'apporte à l'Hôtel-de-Ville ; ce n'était plus qu'un cadavre.

Un homme tué ! un homme assassiné par derrière ! entend-on répéter partout. Et un long frémissement circule dans toutes les rues voisines : le peuple s'émeut. C'est la guerre civile qui commence ! s'écrient les bons citoyens désolés. — On égorge nos frères ! clament les hommes du peuple. — On a tué un enfant, on a assassiné un ouvrier par derrière, disent des gardes nationaux qui blâment ces violences ; nous ne voulons pas nous mêler à de pareilles horreurs : nous nous retirons.

Les ouvriers, qui croient leur vie menacée et qui entendent des coups de fusil, cherchent à se mettre à l'abri de ces violences, et élèvent des barricades pour se défendre contre l'invasion de la garde nationale armée. Les amis du peuple accourent, dissuadent les travailleurs de faire descendre la guerre civile dans les rues ; ils les engagent à se retirer dans les clubs, en leur démontrant que la résistance est une folie, puisqu'ils n'ont ni armes ni munitions ; mais ces amis du peuple ne pouvaient être partout. Le commissaire extraordinaire Deschamps, le citoyen Leballeur accourent aussi dans la rue du Ruissel où l'exaspération est plus grande. Néanmoins, la voix de ces magistrats est entendue. Le citoyen Deschamps obtient que l'on crie vive l'ordre ! Le général Gérard, de son côté, fait détruire quelques barricades par ceux-là mêmes qui les élevaient. On pouvait espérer de calmer les ouvriers.

Mais la garde nationale se montre moins disposée à la paix. Lorsqu'on l'exhorte à se calmer, le colonel Lanoue entend plusieurs de ses hommes répondre par ces mots : Il faut en finir avec ces canailles !... Il faut f..... des coups de fusil à ces voyous ! Aussi les gardes nationaux refusent-ils d'obéir aux ordres de leurs chefs ; ils crient : A bas Vésinet ! et ne veulent plus reconnaître d'autres supérieurs que Douche, l'homme dont l'espadon s'est déjà plongé dans les entrailles d'un ouvrier sans défense !

Alors s'engage un triste combat : les gardes nationaux font feu partout, sur les barricades, sur les maisons, aux fenêtres, dans les. rues : des femmes, des enfants, des vieillards sont atteints par leurs balles ou leurs chevrotines. L'animation, la fureur s'empare de ces hommes haineux, et l'on voit parmi eux des amateurs, portant la carnassière et le fusil à deux coups, se donner le plaisir de la chasse aux ilotes !

Le peuple, sans armes et ne trouvant sous sa main que des pierres, ne pouvait opposer que des barricade aux charges des dragons et aux feux de file des gardes nationaux ; il se mit à en construire dans la plupart des rues.

Au milieu de cette déplorable conflagration, les citoyens Deschamps et Leballeur, connus des ouvriers, s'engagent dans les rues populeuses et s'efforcent d'y faire entendre des paroles de conciliation, de paix et d'ordre. Leur voix est écoutée : les barricades s'ouvrent devant eux et devant le général Gérard, qui promet de faire cesser le feu.

Tout semblait terminé, et l'on travaillait avec ardeur à la destruction des barricades ; mais la garde nationale n'était pas satisfaite : elle voulait en finir avec la canaille. Aussi recommença-t-elle à tirer. Les chefs de l'administration faillirent être frappés dans une première décharge, et plusieurs victimes tombèrent.

On a dit que cette fusillade avait été motivée, que deux pavés, jetés d'une fenêtre, avaient frappé un dragon. Mais si ce fait, resté fort obscur dans le procès, pouvait motiver une décharge sur les lieux, comment justifier la continuation de cette guerre d'extermination que l'on fit encore pendant trois heures après le rétablissement du calme, après la destruction volontaire des barricades ? Quelle haine aveugle poussait donc les gardes nationaux à tirer sans cause, sans prétexte, à tirer au hasard, sur les fenêtres, sur les curieux, sur les passants inoffensifs, sur les premiers venus, à tirer pour le plaisir de tuer ? Comment justifier tant de meurtres inutiles commis au faubourg Saint-Sever sur des hommes qui, après avoir élevé des barricades pour leur propre sûreté, avaient déclaré qu'ils étaient prêts à les détruire ?...

Tant de vengeances, tant de massacres, tant d'horreurs inutiles devaient au moins calmer cette fureur amassée depuis février !

Ce n'était pas ainsi que l'entendaient les modérés.

Pendant le combat, ils avaient tiré sur une maison transformée en ambulance et devenue ainsi un asile sacré, respecté dans les guerres les plus acharnées. Après la lutte, des gardes nationaux pénètrent dans les maisons pour y menacer de mort et maltraiter leurs ennemis ; ils raillent, en passant, des femmes occupées à soigner des blessés ; ils ne veulent pas que les parents des morts suivent le cercueil d'une de leurs victimes ; ils arrêtent le triste cortège, en disant : C'est bien assez du corbillard pour ces misérables ! Haine impie qui poursuit jusqu'aux cadavres, et qui ne permet pas même que la tombe soit un asile respecté !...

Après l'insurrection, la garde nationale, désormais souveraine, envahit l'Hôtel-de-Ville, en chasse les ouvriers en blouse qui gardaient les urnes : Ces misérables, dit-elle, ne doivent pas être mêlés avec nous ; qu'ils sortent ![6]

Trois jours après ce combat, un sergent-major disait : Il y en a encore cinquante à tuer. Et d'autres gardes nationaux ne cessaient de se plaindre de ce qu'on n'en avait pas tué assez. Si l'on recommence, disaient-ils, nous irons les tuer jusque chez eux !

Et pourtant, les ouvriers avaient laissé cent cadavres dans les rues, et un grand nombre de blessés pouvaient montrer leurs cicatrices ; tandis que du côté des gardes nationaux, il n'y avait eu ni tués, ni blessés !

Enfin, ces défenseurs de l'ordre se portent à des actes d'une violence inouïe contre les autorités. Ils veulent tuer le commissaire général Deschamps ; ils veulent lui f... le sabre dans le ventre ; ils maltraitent le fils du maire, Leballeur, coupable de s'être exposé pour rétablir l'ordre ; ils outragent et frappent par derrière le premier adjoint Lemasson, qui n'est arraché à la mort que par l'intervention protectrice du procureur général Sénart ! La garde nationale, dominant le pavé désert, faisait ainsi régner la terreur dans une ville de cent mille âmes !

Tels furent les deux graves événements qui précédèrent l'ouverture de l'Assemblée nationale constituante : ils portaient en eux-mêmes des enseignements qui pouvaient être utiles aux hommes habitués à méditer.

Dans celui de Limoges, le peuple ayant eu le dessus, s'était borné à s'emparer des armes meurtrières laissées entre les mains des prétendus amis de l'ordre, et pas une goutte de sang n'avait coulé !

A Rouen, les modérés avaient eu facilement raison d'un peuple sans armes ; aucun garde national n'a été tué ; aucun d'eux ne peut montrer des blessures ; tandis que les ouvriers avaient laissé derrière leurs barricades, dans la rue ou les maisons même, plus de cent cadavres, sans compter un nombre considérable de blessés, presque tous par des lingots, des chevrotines ou des morceaux de cuivre !

Et pourtant, la justice des modérés ne manqua pas de demander compte aux morts et aux blessés du complot des agresseurs, de la fureur de ceux qui avaient tué !

Et le jury du Calvados déclara les ouvriers de Rouen atteints et convaincus d'avoir mis à exécution un complot ayant eu pour résultat d'armer les citoyens les uns contre les autres et d'exciter la guerre civile !

Et la Cour d'assises de ce département condamna cinq des accusés aux travaux forcés à perpétuité ; deux autres, dont une femme, à vingt années de travaux forcés ; un autre à dix ans, un autre encore à six ans, une seconde femme à cinq ans, puis un autre ouvrier à cinq ans de travaux forcés et à deux cents francs d'amende.

Puis encore, et en faveur de circonstances atténuantes :

Un autre accusé, à vingt ans de détention ; trois à dix ans, quatre à six ans, six à cinq ans de détention ;

Trois autres à dix ans de réclusion, quatre à six ans, deux à cinq ans, dix à trois ans, et enfin trois à deux ans !

Tablettes cruelles ! s'écriait un journal républicain.

Heureusement cet arrêt plus que sévère, déféré à la Cour de cassation, fut provisoirement cassé.

 

 

 



[1] Les élections générales de 1848 offrirent un fait de nature à prouver combien les listes de scrutin sont propres à favoriser les intrigants qui s'y glissent sous le manteau des candidats sérieux. Un citoyen Smith, nommé le vingt-quatrième sur la liste du National, y avait été désigné comme ouvrier, et ce fut en cette qualité qu'il obtint les voix nécessaires. Mais on sut bientôt que cet ouvrier honnête et intelligent n'était autre qu'un ancien chef de division des divers ministres de la justice sous Louis-Philippe, ancien maître des requêtes, ancien officier de la Légion-d'Honneur, jouissant de 6.000 fr. de retraite. L'Assemblée nationale ne pouvait tolérer une confusion aussi scandaleuse, constituant un faux patent : elle annula l'élection, aux applaudissements de toute la France.

[2] La Rochejaquelein fut le seul candidat royaliste qui se présenta à ces élections ; mais les 28 mille voix qu'il réunit, à côté des 22 mille données à M. E. de Girardin, furent bien plus accordées à l'homme de l'opposition et des sentiments chevaleresques, qu'au partisan de la dynastie bourbonienne.

[3] Les élections de 1849, ayant donné 129 mille voix au citoyen Ledru-Rollin, ont confirmé ces résultats ; avec la différence que les démocrates sont presque tous devenus socialistes. C'est ainsi que Pierre Leroux, Thoré et Greppo ont eu de 104 à 110 mille voix chacun ; et tout cela, malgré les déportations en masse ! Enfin, les hommes du National sont tombés, à Paris, au rang numérique qu'occupaient, l'année dernière, les simples socialistes.

[4] Pour plus amples détails sur les événements de Limoges, nous renverrons le lecteur à la plaidoirie du citoyen Bac, lors du procès auquel cette affaire a donné lieu devant la Cour d'appel de Poitiers. Dans cette affaire solennelle, comme dans celle relative aux troubles de Rouen, le citoyen Bac a eu le double talent de faire d'admirables plaidoiries, en même temps qu'il écrivait les pages les plus chaleureuses de notre histoire contemporaine.

[5] Au milieu de la diversité des récits que les journaux nous ont laissés des tristes événements de Rouen, nous avons cru ne pouvoir mieux faire, pour rester dans le vrai, que de résumer l'historique que le citoyen Bac en a fait dans l'instruction judiciaire.

[6] Une statistique des citoyens qui composaient l'ancienne garde nationale, désignés, à tort, sous la dénomination de bourgeoisie, prouve que les hommes toujours en évidence lorsqu'il faut faire de l'ordre à coups de fusil ne sont généralement que les boutiquiers les plus ignorants et dont beaucoup sont même illettrés. Ces gens-là, quoique ayant presque tous porté la blouse et les sabots, se montrent les plus implacables ennemis des ouvriers, parce que ceux-ci leur sont généralement supérieurs sous le rapport de l'instruction et des bons sentiments.