II. — Des lettres dans les dernières années de Louis XIV. - Encouragements incessants de l'autorité royale ; multiplication des académies. - Fin des grands écrivains du XVIIe siècle : Boileau, Fénelon. - Auteurs nouveaux qui font la transition avec le siècle suivant : Jean-Baptiste Rousseau, Crébillon, Lesage. - Dernière phase de la querelle des anciens et des modernes : Mme Dacier et Lamothe. - La littérature commence à changer de caractère. Boileau écrivait à Brossette le 15 mai 1709 : Je ne saurais assez vous admirer, vous et vos confrères académiciens, de la liberté d'esprit que vous conservez au milieu des malheurs publics, et je suis ravi que vous vous appliquiez plutôt à parler des funérailles des anciens qu'à faire les funérailles de la félicité publique morte en France depuis quatre ans. Il y avait sans doute un exemple et un mérite estimable à ne pas renoncer aux études et aux controverses littéraires, entre les rigueurs du grand hiver et la bataille de Malplaquet, après Oudenarde et la prise de Lille, quand on ne pouvait prévoir où s'arrêteraient les prétentions de l'ennemi ; et ce compliment de Boileau pourrait être le jugement de l'histoire sur cette dernière période de notre grand siècle littéraire. La décadence y est évidente par l'abaissement des talents, par le petit nombre des productions remarquables, et même par les défaillances partielles de ceux qui ont mission de donner l'exemple ; et néanmoins telle est l'impulsion d'un passé glorieux, des habitudes d'une société polie et ingénieuse, qu'il y a encore des écrivains, qu'il apparaît çà et là quelque œuvre nouvelle qui n'est pas trop indigne des grands modèles, et quelque succès de bon aloi qui fait diversion aux calamités publiques. Turcaret est de 1709 ; Rhadamiste et Zénobie de 1711. Constatons d'abord que l'autorité royale, malgré la difficulté des temps, n'oublie rien pour meure les moyens de travail à la disposition des bonnes volontés, pour réveiller la paresse, pois ranimer le zèle. En 1702, Pontchartrain fils[1], ayant à payer une assez forte somme pour acquisition de livres étrangers par la bibliothèque du roi, exprimait la pensée que le moment était peu favorable à des dépenses extraordinaires ; mais pour ne pas priver la France des bons livres qui s'imprimaient hors du royaume, il invitait le bibliothécaire à les acquérir désormais par échange contre les belles estampes gravées par ordre du roi. L'année suivante, averti qu'à l'Académie des inscriptions, il y avait un relâchement flagrant, qu'à l'exception de trois ou quatre qui s'appliquaient, les autres membres consacraient les séances à des discours inutiles, à des disputes frivoles, ou à ne s'occuper que de nouvelles, il leur rappelait que l'augmentation, faite par le roi depuis deux ans, aurait dû produire dans les anciens une noble émulation de servir, par leur zèle et leur application, d'exemple aux nouveaux, et dans les nouveaux une légitime ambition de remplacer les anciens. Il ajoutait comme un avis comminatoire, que, si Sa Majesté leur continuait ses grâces malgré les dépenses d'une des plus grandes guerres, c'était pour les encourager à lui faire voir des ouvrages qui fussent de dignes fruits de ses libéralités. En 1705, Foucauld, l'intendant érudit et médailliste, venait d'obtenir la reconnaissance par le roi de l'académie qu'il avait organisée à Caen. Je suis bien aise, lui écrivait Pontchartrain, d'y avoir contribué, mais si vous voulez que j'aie pour cette nouvelle assemblée, et pour ceux qui la composent, des sentiments d'estime et de considération, et que je leur rende tous mes bons offices dans les occasions, je vous prie de leur recommander de n'appliquer leur esprit et leur science qu'aux ouvrages qui le méritent, et surtout de ne penser jamais à moi[2]. Plus tard, sur la fin de la guerre, il ranimait l'académie d'Angers, presque détruite par la mauvaise volonté de son directeur ou l'indifférence de ses membres qui oubliaient de nommer aux places vacantes. Il les excitait à nommer un autre directeur, et à combler les vides : Malheur à vous, leur disait-il, si par de fausses et basses complaisances vous trahissez l'intérêt public ! Cette assurance d'une haute protection, encourageant le zèle, multipliait les corps savants. A Lyon, il se formait une académie par les soins de Brossette, à qui Boileau prédisait, dès l'an1700, un brillant avenir. Elle siégeait au plus fort de la guerre, pendant qu'on n'était pas bien assuré de n'être pas visité par les armes du duc de Savoie, et Brossette rendait compte de ses séances à Boileau. Elle n'a pourtant été confirmée par l'autorité royale qu'en 1724. Bordeaux fut plus tôt récompensé de son ardeur pour les lettres et les sciences (1712). Le roi, dit Dangeau[3], établit par lettres patentes une académie à Bordeaux qui sera pour les belles-lettres et pour les sciences. Elle sera composée de vingt académiciens, tous gens de ce pays-là, et il y aura vingt autres places pour des honoraires et des agrégés qui pourront être de tous pays. C'est le duc de la Force qui a demandé au roi l'établissement de cette compagnie, et il en sera le protecteur, comme le cardinal d'Estrées l'est de celle de Soissons, et moi, de celle d'Arles, qui sont établies depuis longtemps. Il est certain que le roi se complaisait à développer ces institutions, et à attacher son nom à leurs progrès. Cela se fait sentir aux lettres-patentes par lesquelles, au sortir de la guerre, en 1713, il confirme l'établissement des Académies des inscriptions et des sciences. Il y célèbre la splendeur qu'apporte aux États le soin des lettres et des beaux-arts, la perfection où sont parvenues, sous son règne, la langue, l'éloquence et la poésie par les travaux de l'Académie française, œuvre de son père. Il rappelle comment il a créé lui-même successivement l'Académie des inscriptions et celle des sciences, et les a soutenues par des bienfaits que la difficulté des temps n'a jamais interrompus, et comment, après la paix de Ryswick, il leur a témoigné sa satisfaction en réglant l'objet, l'ordre et la forme de leurs travaux, et en les admettant à tenir leurs séances au Louvre. L'estime et la réputation que les compagnies ont acquises depuis ce temps-là l'engagent de plus en plus à donner une forme stable et solide à des établissements si avantageux[4]. Des écrivains de la première et grande époque, il reste encore Boileau : après Corneille, disparu par droit d'aînesse dès 1684, La Fontaine est mort en 1695, Sévigné en 1696, Racine en 1699 ; Bossuet meurt en 1704. Mais Boileau n'est plus qu'un vieillard ; à l'exception de ses lettres intimes, il ne produit plus que la satire sur l'Équivoque (1710) et sa discussion contre Leclerc. Quoiqu'on retrouve encore dans ces dernières œuvres sa fermeté de pensée, sa vigueur de style, il est dominé et comme enchaîné par les infirmités qu'il supporte assez mal. La description qu'il nous donne de son état explique son affaiblissement, et ne fait pas honneur à sa patience : Je suis chargé d'incommodités et de maladies, et les médecins ne me défendent rien tant que l'application. Oh ! la sotte chose que la vieillesse !... La vieillesse m'accable de tous côtés ; l'ouïe me manque, ma vue s'éteint ; je n'ai plus de jambes, et je ne saurais monter ni descendre qu'appuyé sur les bras d'autrui. Enfin, je ne suis plus rien de ce que j'étais, et, pour comble de misères, il me reste un malheureux souvenir de ce que j'ai été. J'ai quatre-vingts ans à soixante et onze... Oh la triste chose que soixante-douze ans ![5] Cette irritation lui rend plus sensible la perte de ses vieux compagnons de gloire et le pousse jusqu'à l'injustice envers l'infériorité de leurs successeurs. On raconte qu'ayant trouvé le Diable boiteux, de Lesage, entre les mains de son valet, il le menaça de le chasser, si ce livre couchait dans sa maison. Un de ses amis ayant commencé à lui lire Rhadamiste, il ne voulut entendre que deux scènes : Quoi, monsieur, disait-il[6], cherchez-vous à me hâter l'heure fatale ? Voilà un auteur devant qui les Boyer et les Pradon sont de vrais soleils. J'ai moins de regret à quitter la vie, puisque notre suite enchérit chaque jour sur les sottises. Au contraire, cet te période est la plus brillante de la vie littéraire de Fénelon ; car sans parler de ses ouvrages de controverse qui sont bien aussi des œuvres d'art, elle commence par la popularité du Télémaque et finit par la Lettre à l'Académie française. Le Télémaque, dès son premier essai d'apparition (1699), avait eu toutes les faveurs du public, sinon de la cour. Imprimé partout, traduit dans toutes les langues, la passion qui y voyait la satire du grand roi contribua sans doute à lui donner cette gloire. Mais nous ne parlons ici que de l'approbation des littérateurs. Boileau y salua un poète, un vengeur des anciens et surtout d'Homère. L'avidité, disait-il[7], avec laquelle on le lit fait voir que, si on traduisait Homère en beaux mots, il ferait l'effet qu'il doit faire. C'est qu'il n'y a peut-être pas de livre plus capable de faire aimer et comprendre à des Français la beauté de la simplicité grecque. Il ne s'agit pas ici de justifier des plans de gouvernement impraticables comme celui de Salente, ni des tableaux de peuples parfaits, comme ceux de la Bétique, qu'on n'a jamais trouvés ici-bas, ni ces exagérations de vertu qui vont jusqu'à supprimer l'usage du vin, c'est-à-dire d'un don de Dieu. Il ne s'agit pas davantage d'examiner s'il convenait bien à Fénelon de faire la critique de Louis XIV pour l'instruction de son petit-fils. Pour notre part, nous croyons que tout précepteur consciencieux a le devoir de préserver son élève des mauvais exemples, et surtout des mauvais exemples de la famille, parce qu'ils sont les plus dangereux, pourvu qu'il sache concilier la connaissance de la vérité avec le respect filial. Ce qui nous importe en ce moment, et ce que nous lotions sans réserve, c'est ce style qui coule de source avec abondance — Voltaire —, nombreux et liant plutôt que serré ou coupé — Laharpe —, cette poésie descriptive, cette harmonie imitative qui donne à la prose la couleur, la mélodie, l'accent, l'âme de la poésie — Maury —, et ces élans de l'esprit vers les idées pures qui s'efforcent à détacher l'homme de ses passions, des sensations naturelles, pour le rétablir dans sa dignité première. Des qualités semblables se rencontrent dans un autre ouvrage, chrétien sans allégorie, qui est resté également classique : le Traité de l'existence de Dieu, dont la première partie fut publiée en 1712. Les lettres peuvent s'en faire honneur aussi bien que la philosophie. La première partie démontre l'existence de Dieu par le spectacle de la nature et la connaissance de l'homme en particulier ; la seconde la démontre par les idées intellectuelles. Autant l'une est remarquable par la richesse de l'élocution, par le charme des images et des descriptions, autant l'autre vaut par la clarté et la précision dans une matière aussi abstraite. Ce livre est sans contredit un des meilleurs qui aient été composés en français sur ce sujet ; Laharpe y a reconnu le mérite, le plus rare et le plus précieux, d'unir le sentiment à la pensée, et de répandre, sur un sujet qui exige toute la rigueur du raisonnement, une éloquence affectueuse et persuasive. A l'Existence de Dieu, il conviendrait peut-être d'ajouter les Lettres sur la Religion, dont l'étendue fait autant de traités, adressées au duc d'Orléans sur sa demande, pour démontrer, s'il était possible, à cet étrange esprit l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et le libre arbitre de l'homme (1713). Mais le temps nous presse, et nous avons encore à consacrer quelques lignes à la Lettre à l'Académie française. C'est ici surtout qu'ou est frappé de la liberté d'esprit, de la flexibilité d'intelligence, de l'étendue des connaissances de Fénelon. On aurait pu le croire absorbé dans les travaux de sa lutte contre le jansénisme ; il venait de publier cette grande instruction pastorale en forme de dialogue dont nous avons parlé. Il avait le cœur brisé par la mort du duc de Bourgogne, par la mort du due de Chevreuse, par la mort du duc de Beauvilliers. Il se dégage, il s'isole de ces controverses et de ces afflictions, et il envoie à l'Académie tout un traité de littérature (1714). Dacier, le secrétaire perpétuel, lui avait demandé, au nom de ses confrères, son avis sur les travaux qui pouvaient être les plus convenables à l'Académie par rapport à son institution. Fénelon répond par des conseils dont l'exécution aurait constitué l'Académie souveraine de la langue et de tous les genres littéraires. Au dictionnaire il voudrait ajouter une grammaire utile aux étrangers, et en même temps aux Français des diverses provinces, pou rassurer entre eux l'uniformité par la conviction de la justesse des règles, et l'adoption discrète mais résolue de mots nouveaux pour satisfaire à l'expression des coutumes et des idées nouvelles. Il demande un traité de rhétorique pour former de vrais orateurs par les principes de la saine éloquence et non par les formules vides des rhéteurs ; un traité de poésie pour ramener les poètes au naturel et contenir leurs passions dans le vrai ; un traité sur la tragédie pour la dégager enfin de cet emploi obligatoire de l'amour devenu en France un abus ridicule et dangereux, et de la vaine enflure qui est contre toute vraisemblance ; un traité sur la comédie pour en bannir le comique bas et grossier, et le tour gracieux donné au vice ; un traité sur l'histoire pour y faire régner l'impartialité envers les individus et les nations, l'ordre et l'arrangement par les idées bien plus que par la chronologie seule, la peinture des mœurs et des formes de gouvernement. Enfin, comme il craint que la querelle des anciens et des modernes n'empêche l'accord des esprits sur toutes ces questions, il aborde lui-même cette querelle pour essayer de l'apaiser en faisant aux uns et aux autres la part du bien et la part du mal. Il propose aux hommes qui ornent son siècle de ne pas mépriser ceux que tant de siècles ont admirés. Il ne vante pas les anciens comme des modèles sans imperfections, et il souhaite au contraire de voir les modernes victorieux par l'étude des anciens qu'ils auront vaincus. Ne dirait-on pas qu'il parle pour lui-même et qu'il enseigne par son exemple. Rien n'est plus moderne d'allures et de pensée que cette lettre à l'Académie, et rien n'a été plus inspiré par le souvenir et le souffle de l'antiquité. Les citations de Virgile, d'Horace, de Térence, de Plaute, de Cicéron, etc., y jaillissent pour ainsi dire à chaque phrase, comme pour mettre en latin la pensée française, et démontrent avec une grâce incomparable que les leçons du passé ne nuisent jamais au progrès. Aussi cette pièce est-elle restée, comme la dernière production de l'esprit du XVIIe siècle, digne de ses plus beaux moments, et comme un des meilleurs ouvrages classiques. Parmi les écrivains dont les commencements appartiennent au siècle de Louis XIV, et la fin au règne suivant, il convient de nommer Jean-Baptiste Rousseau qu'un autre poète a appelé l'Orphée de la France, et en faveur duquel on a quelquefois risqué l'épithète de grand. Assez malheureux au théâtre comme nous l'avons vu (tome V, chap. XXXVI), il s'était tourné vers la poésie lyrique, où il rencontrait peu de devanciers français, et où il a pris un rang qu'il serait injuste de ne pas lui reconnaitre. Singulier mélange de goûts et d'aptitudes contraires, il composait des hymnes religieuses pour le duc de Bourgogne et des épigrammes obscènes pour les libertins du Temple : David à la cour et Pétrone à la ville, comme on l'a qualifié. Il a célébré en l'honneur de Chaulieu la pureté des innocents banquets du Temple, et dans La Fare la vertu parée des attraits de la volupté ; et il s'est fait un nom fameux[8] par ses poésies sacrées, paraphrases de psaumes et de cantiques de l'Écriture sainte. Ses hommages au duc de Bourgogne, dont il a chanté le fils ainé — ode sur la naissance du duc de Bretagne —, et aux princes dont il exaltait les mérites — ode sur la mort du prince de Conti —, le protégèrent assez longtemps contre des inimitiés personnelles. A la fin l'âpreté de ses épigrammes détermina sa disgrâce. Accusé de couplets infâmes contre les habitués d'un café qu'il fréquentait, il crut en avoir découvert l'auteur véritable dans un de ses accusateurs. Mais quoiqu'il eût deviné juste, comme les preuves légales manquaient, il fut condamné par arrêt du parlement (1712) au bannissement à perpétuité pour avoir distribué des vers impurs, satiriques et diffamatoires, et fait de mauvaises pratiques pour faire réussir l'accusation contre un autre. Il avait prévenu l'arrêt en sortant de France ; ce fut contre lui une prévention impitoyable. Il est allé, dit Dangeau[9], dans les villes ennemies de Flandre, ce qui le condamne plus que le jugement du procès. Il vécut désormais à l'étranger, et quelquefois dans la familiarité des ennemis de la France. Ces tristes aventures ; peu honorables à l'homme, n'infirment pas le mérite de plusieurs de ses psaumes, quoique en ce genre il reste trop souvent inférieur à la Bible, son original[10], le ton élevé et quelquefois sublime de ses odes, et la perfection de ses cantates, genre nouveau ou il n'avait pas de modèles et où il n'a pas eu d'imitateurs. Au théâtre, depuis 1701, Crébillon cherchait la nouveauté et le succès dans les émotions violentes, dans les situations terribles qui ont la prétention de forcer l'intérêt par l'épouvante, mais qui ne prouvent ordinairement que l'impuissance de toucher par le naturel. Il le disait lui-même : Je n'ai pas à choisir ; Corneille avait pris le ciel, Racine la terre ; il ne restait que les enfers, je m'y jette à corps perdu. Ses partisans l'ont proclamé créateur d'une grande partie qui lui appartient en propre de cette terreur qui constitue la véritable tragédie. Un père condamné à tuer lui-même son fils, sans passion, pour accomplir un vœu imprudent, un frère qui se venge d'une vieille offense en forçant son frère à boire le sang de son propre fils, une fille qui, comme l'Électre de Sophocle, prépare la meut de sa mère pour venger son père assassiné par cette épouse infidèle ; de tels sujets, empruntés à des temps où la Grèce était encore cannibale, tranchaient fortement sur les habitudes du théâtre en France et même sur les emprunts faits jusqu'alors aux traditions grecques. De là Idoménée, Atrée, Électre. Cependant la terreur même faisait souvent définit à Crébillon. Dans Idoménée il concentrait l'intérêt sur une rivalité d'amour ridicule entre le roi et son fils. Dans Atrée, après la belle scène où Atrée reconnaît son frère, il n'y avait plus, pendant trois actes, d'autre émotion que la scène féroce de la coupe de sang. Dans Électre, il n'osait pas laisser à l'héroïne le caractère sauvage qu'elle a chez les Grecs, et mettait en action bien plus le dévouement de la sœur que la fureur de la Fille parricide. Son style incorrect, inégal, quoique entremêlé de vers supérieurs, et quelquefois même de belles tirades, ne révélait encore qu'un écrivain peu habile à discerner le beau du faux brillant. Tout à coup, en 1711, il donna un chef-d'œuvre : Rhadamiste et Zénobie, où, à l'exception du premier acte, tout était supérieur, la fable et le langage. La terreur y a sa part dans la haine réciproque de Pharasmane et de Rhadamiste, et la morale y trouve sa satisfaction dans le respect filial du fils triomphant de sa rancune. La politique est grande dans la haine du roi pour les Romains, et l'amour y est beau et vrai dans la reconnaissance des deux époux, dans la fidélité de Zénobie et dans l'honnêteté d'Arsame. Qu'on y joigne une conduite générale qui fait croître l'émotion de scène en scène, et ce style si fier dans la riposte de Pharasmane à l'orgueil de César, si palpitant quand Rhadamiste avoue l'état de son âme, si tendre quand il a recouvré, malgré son crime, le cœur de sa femme, et l'on comprendra que Crébillon ait pu croire un moment qu'il serait un des trois poètes tragiques de la France. Malheureusement ce moment fut court. Crébillon n'avança plus que pour déchoir par Xerxès, par Sémiramis, et ne se releva jamais. A Regnard, qui n'était pas tombé en désuétude, puisque le Légataire universel est de 1708, venait se joindre un nouvel auteur comique, qui, pour n'âtre pas poète, n'en doit pas moins compter parmi les écrivains, et surtout parmi les hommes d'esprit. Lesage, un de ceux chez qui pétille le plus vivement l'esprit français, ne semblait appelé, à son début, qu'a copier les Espagnols, comme au temps de Scarron et de Thomas Corneille, à mettre en français des comédies d'outre-Pyrénées. Il en avait déjà donné quelques-unes sans grand succès, quand il emprunta à l'Espagne l'idée, le cadre, non plus d'une comédie, mais d'un roman, qu'il remplit d'idées françaises. Il publia en 1707 le Diable boiteux, revue et satire de tous les états, de toutes les conditions, dont la vogue fut spontanée et universelle. Le diable Asmodée, délivré des charmes d'un magicien par un jeune gentilhomme, pour remercier son libérateur, le promène par toute la ville, et en soulevant les toits des maisons lui fait voir les hommes de toute classe dans les secrets de leur vie, ou raconte leur histoire. Personne n'échappe à cette revue ; plus d'un personnage vivant y est facile à reconnaître parmi ceux qui sont morts. Il y a là des aventures galantes qui ne sont pas de pures inventions, de rudes camouflets aux gentilshommes et aux grandes dames, à la justice, même aux chanoines et aux moines. Quel attrait pour la malignité et combien chacun devait être pressé d'y trouver le portrait de ses voisins et amis ! Toutes ces peintures sont si fines, si éclatantes de traits d'esprit, et dans une langue d'un goût si irréprochable, avec un choix d'expressions dont aucune convenance ne peut s'alarmer. Aussi le succès en fut si prodigieux, qu'en peu de jours il n'en restait chez le marchand qu'un seul exemplaire ; deux jeunes gens de qualité se le disputèrent, dit-on, l'épée à la main, et le vainqueur emporta le volume. Après s'être si bien mis en possession de la renommée, Lesage pouvait aborder le théâtre avec plus d'avantage. Il fit jouer en 1708 Crispin rival de son maitre, petite pièce sans caractère, mais tissu de reparties gaies ou mordantes assez serré pour ne pas laisser reposer le rire. Alors il osa s'attaquer à une classe puissante, celle des financiers ou traitants, et il donna Turcaret en 1709. L'entreprise était audacieuse, puisqu'il fallut un ordre du Dauphin pour décider les comédiens du roi à apprendre et représenter la pièce ; mais le succès fut en raison de la résistance même. La foule, ennemie des financiers, accourut au théâtre comme on court à la vengeance. Le public, dit Lesage[11], aime à rire aux dépens de ceux qui le font pleurer. Turcaret n'est pas un drame savamment conduit, une action unie et bien liée ; c'est plutôt une série de scènes, où apparaissent la sottise, l'orgueil, l'imprévoyance, les prodigalités, les abus de pouvoir d'un financier enrichi, et à côté les roueries des coquettes et les friponneries des valets qui exploitent ses défauts jusqu'à le ruiner. Nous plumons une coquette, dit Frontin[12], la coquette mange un homme d'affaires, l'homme d'affaires en pille d'autres ; cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde ; telle est à peu près la marche générale jusqu'à ce que le même Frontin, voyant Turcaret ruiné, arrêté, et lui-même nanti de ce qu'il a volé à son maitre, s'écrie pour conclusion : Lisette, nous allons faire souche d'honnêtes gens... voilà le règne de M. Turcaret fini ; le mien va commencer. Ce n'est donc pas dans l'ensemble, c'est dans les détails que réside l'intérêt ; mais dans les détails quelle abondance de tableaux piquants, de situations comiques, de traits de caractère, soit dans l'entretien de Turcaret avec l'usurier Rafle, soit dans ses rencontres imprévues avec sa sœur qu'il dédaigne et sa femme qu'il a reléguée en province, soit dans l'aplomb des coquins qui se consolent des dangers de leur état par la perspective du bénéfice, et disent avec Frontin : Après quelque temps de fatigue et de peine, je parviendrai enfin à un état d'aise. Mors quelle tranquillité ; je n'aurai plus que ma conscience à mettre en repos. C'était bien là une comédie plaçant la société en face d'elle-même, et, si l'on y joint le mérite du style qui ne se dément jamais, c'était une œuvre littéraire. On pourrait s'étonner qu'après ce triomphe sur une grande scène, Lesage, qui devait bientôt écrire Gil-Blas, n'ait plus travaillé pour d'autres théâtres que celui de la foire. Mais outre le besoin de gagner de l'argent qui l'y entrainait, il cédait à un goût qui atteignait même les hautes classes. Il constate lui-même cette décadence, dans la Critique de Turcaret, quand à fait dire par le diable boiteux, en perlant du théâtre de la foire : La plupart des femmes y courent avec fureur. Je suis bien aise de les voir dans le goût de leurs laquais et de leurs cochers. Puisque nous avons encore une fois nommé la décadence, finissons par un sujet où elle est facile à reconnaître dans l'affaiblissement du sentiment de l'art, dans la substitution de l'utilité positive aux beautés de l'imagination et de l'idéal. La querelle des anciens et des modernes reprit assez brusquement sa vivacité en 1713, par la rivalité de Lamothe et de madame Dacier. Cette vraie femme savante avait traduit Homère dès 1699, et croyait bien, par sa préface, avoir mis désormais la gloire du prince des poètes à l'abri de toutes les attaques des modernes. Elle fut tout à coup surprise par tin hommage d'un nouveau genre rendu à Homère, où elle ne pouvait voir qu' m'outrage, non-seulement au poète, mais au bon sens. Lamothe-Houdard venait de traduire l'Iliade en vers, et il offrait son œuvre à madame Dacier (1713) ; mais cette traduction était plutôt une dégradation, une mutilation, une insulte sous les formes de la politesse et du dévouement. Pour mieux faire valoir Homère, pour ne lui laisser que ses beautés, le français l'avait abrégé, déformé, défiguré. De vingt-quatre chants, l'Iliade était réduite à douze. Toutes les longueurs ennuyeuses, toutes les grossièretés tant reprochées par les modernes, avaient disparu, et aussi tous les sentiments et toute la poésie. Le bouclier d'Achille était changé, les circonstances de la mort d'Hector réformées pour la plus grande gloire des deux héros, l'allégorie des prières était réduite à deux vers plats et sans image[13], etc., etc. Ce qui aggravait encore le scandale, le roi donnait une pension de 800 livres à Lamothe, et le brevet de pension porc tait que c'était pour avoir traduit l'Iliade[14] ; et Fénelon prenait part à cette marque d'estime[15] : Fénelon dont Lamothe invoquait le témoignage se récusait dans cette affaire et ne disait pas explicitement qu'Homère fût supérieur à Lamothe. Madame Dacier, à 63 ans, reprit les armes, et publia contre Lamothe les Causes de la corruption du goût (1714). Elle y parle avec colère, avec mépris, quelquefois avec injures, mais aussi avec une grande raison. Lamothe riposta, quelquefois avec esprit ; on vit se reformer deux partis, et la querelle n'était pas terminée à la fin de la régence. Nous ne nous engagerons pas dans ces détails, qui excèdent d'ailleurs les limites de cette histoire. Il nous suffit de constater quel esprit inspirait Lamothe et lui donnait des partisans. Lamothe n'était pas poète et estimait peu la poésie. L'homme que ne touchaient pas les Adieux d'Hector et d'Andromaque, qui mutilait comme une longueur ennuyeuse cette incomparable scène de tendresse et de douleur paternelle et conjugale, n'a jamais compris l'axiome : ut pictura poesis erit. On l'avait bien vu dans ces débuts dramatiques, on le vit plus tard (1723), même dans son Inès, sa seule œuvre durable dont les vers perdraient peu à être mis en prose commune. Il a fini par avouer explicitement ses goûts et ses aptitudes dans son Discours sur la poésie où il établit que la prose peut dire plus exactement tout ce que disent les vers, et les vers ne peuvent pas dire tout ce que dit la prose. Dès lors, selon la remarque d'un critique spirituel[16], la poésie est un art plus pénible qu'important, plus puéril qu'ingénieux, et il est raisonnable de s'en affranchir. Cette théorie était favorable à l'impuissance ; et pressentie avant d'être nettement formulée, elle assurait des partisans à l'inventeur, et préparait cette formule familière au XVIIIe siècle : Beau comme de la prose. Il nous semble aussi que la littérature commence à changer de caractère, à n'être plus l'art pour l'art, mais l'art au service de l'intérêt, un moyen insinuant de polémique. Turcaret en serait le premier exemple remarquable. Il ne s'agit plus d'une vraie comédie de caractère, d'une étude des vices communs de l'humanité où l'individu n'est atteint que dans la masse. C'est un exploit avoué contre une classe d'hommes distincte, contre une institution publique que la haine populaire et l'autorité elle-même poursuivent, sous forme de rire, par les saillies spirituelles d'un écrivain. Le Diable boiteux, à son tour, à côté de nombreuses peintures de mœurs, prend à partie les puissances. Combien il est hardi contre les greffiers qui ont été jugés dignes d'avoir leu r diable particulier, et contre la justice, en général, des griffes de laquelle, tout diable qu'il est, il ne pourrait se retirer qu'en finançant ! Il n'y a pas loin vraiment du Diable boiteux aux Lettres persanes, si ce n'est que Lesage est beaucoup moins hostile que Montesquieu aux institutions religieuses. Puis viendra Voltaire, pour qui la littérature ne sera qu'un assortiment d'armes complet contre la religion et contre l'ancien régime, et le théâtre, le roman, l'histoire, la philosophie, la poésie légère autant de formes diverses de la polémique. Ajoutons que la littérature licencieuse, à laquelle La Fontaine avait renoncé dans les quinze dernières années de sa vie, a repris faveur, sous la protection du Temple, par la verve de Jean-Baptiste Rousseau. Il s'en montrait peu embarrassé lui-même, et dans son exil encore on l'entend se justifier par la morale du monde moins sévère que la morale chrétienne, par l'exemple de Marguerite de Valois, d'Arioste, de Boccace, de Virgile et de Platon. Il répète, après La Fontaine, que des pièces un peu libres et gaillardes, et qui provoquent le gros rire, sont moins dangereuses que les élégies d'Ovide, les opéras de Quinault et les romans qui insinuent l'amour dans les âmes[17]. Déplorable excuse, démentie par la corruption toujours croissante autour de lui, et d'autant plus inopportune qu'au moment où elle se produisait, Voltaire élaborait la Pucelle, et les princes et les grands seigneurs se disputaient avec avidité les premières épreuves, les premiers feuillets de ce livre odieux. |
[1] Nous avons déjà fait remarquer que, dans le langage du temps, le vieux Pontchartrain s'appelait officiellement M. le Chancelier, et signait Phélypeaux. Le fils s'appelait seul et signait Pontchartrain.
[2] Depping, Correspondance administrative : lettres à Bignon, 22 décembre 1702 ; à l'abbé de Caumartin, 9 juillet 1703 ; à Foucauld, 3 février 1705.
[3] Dangeau, 13 octobre 1712.
[4] Isambert, tome XX, page 584.
[5] Lettres de Boileau à Brossette, 1708 et 1709.
[6] Bolœana.
[7] Boileau à Brossette, novembre 1699.
[8] Dangeau l'appelle plusieurs fois fumeux poète, un peu satirique : mars et décembre 1710.
[9] Dangeau, 20 décembre 1710.
[10] Voir en particulier sa paraphrase de l'In exitu. Combien le lyrisme du poète hébreu est supérieur !
[11] Critique de Turcaret par le Diable boiteux : premier dialogue.
[12] Dernière scène du premier acte.
[13] Rigault, Querelle des anciens et des modernes, page 371.
[14] Dangeau, Journal.
[15] Fénelon, lettre à Lamothe, 26 janvier 1714.
[16] Rigault, Histoire de la Querelle, etc.
[17] Préface de l'édition de ses Œuvres en trois volumes in-4°, 1743.