HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'Espagne (suite et fin)

 

CHAPITRE XL. — La période d'expiation : deuxième partie, de 1707 à 1710. Le territoire français menacé et entamé. Désastre d'Oudenarde ; prise de Lille. Misère publique. Hiver de 1709. Humiliation de Louis XIV par les alliés. Préliminaires de La Haye. Bataille de Malplaquet ; conférences de Gertruydenberg. Nouveaux malheurs de Philippe V en 1710.

 

 

IV. — Rejet des préliminaires de La Haye. - Nouvelle adhésion des Espagnols à Philippe V ; l'esprit public en France favorable à la guerre. - Campagne de 1709. - Victoire en Alsace. - Bataille indécise de Malplaquet. - Persistance de la gêne publique. - Nouvelles tentatives de paix ; conférences de Gertruydenberg. - Campagne de 1710 ; les hostilités languissent dans les Pays-Bas. - Revers inattendus de Philippe V : Almenara et Saragosse. - Les alliés semblent l'emporter définitivement.

 

On raconte qu'à la nouvelle de la rupture, il y eut grande joie à La Haye. Les États-Généraux votèrent avec enthousiasme la continuation de la guerre. On vit Marlborough et l'envoyé autrichien Sinzendorf embrasser avec transport plusieurs députés. Ils croyaient la France épuisée ; ils l'avaient donc réduite à se livrer elle-même par une résistance impuissante ; ils allaient s'en partager les lambeaux tant convoités, selon un plan du prince Eugène.

En Espagne, par un sentiment contraire, la joie ne fut pas moins grande. Les Castillans n'avaient appris qu'avec désolation que Louis XIV les livrait à l'archiduc. Si encore la monarchie eût passé tout entière aux mains de ce prince, la conservation de leur unité aurait pu les consoler. Mais son avènement même était un démembrement par les parts, non définies, qu'il fallait abandonner au duc de Savoie, au Portugal et à la Hollande, à des puissances hérétiques ou amies d'hérétiques. Dans cette crainte, les grands se serraient de plus en plus autour de Philippe V ; un d'entre eux, un mécontent, avouait qu'il aurait un double plaisir à remplir ses devoirs de bon sujet, puisque ce serait à la fois contrarier les desseins de la France. Philippe répondait à ce dévouement par des marques d'une confiance entière, par la promesse de ne jamais renoncer au trône d'Espagne. Pendant les négociations, ils avaient remporté un grand avantage sur les Portugais — à la Gudina, 7 mai 1709 — ; cette victoire que Heinsius lui-même présentait aux alliés comme digne de considération[1] avait affermi leur confiance en leurs forces. Ce fut bien mieux quand ils purent croire que Louis XIV, dégagé de toutes ses promesses, et malgré le besoin qu'il avait de ses troupes du côté du Nord, leur en laisserait pourtant une partie comme auxiliaires[2].

En France, comme la situation avait deux faces, il y eut aussi lutte entre deux sentiments opposés. Le premier mouvement fut d'indignation contre les exigences des alliés, et d'appel aux armes pour l'honneur du pays. Tous les bons Français, tout ce qui a une goutte de sang français dans les veines, ont applaudi à la rupture ; la guerre vaut encore mieux que la honte. Mais bientôt la réflexion rabattait cette fermeté. Comment faire la guerre quand on n'a ni blé ni argent ? Alors la défaillance chassait l'enthousiasme. C'est encore Mme de Maintenon qui l'avoue dans un langage vraiment digne de l'histoire : Comment sauvera-t-on la France, s'il n'y a plus de Français ?... — Le maréchal de Boufflers et moi nous séchons de tout ce que nous voyons de lâche et de tout ce que nous redoutons de funeste. Mais elle-même, çà et là, au moins par compassion, elle semble avoir sa part de cet abattement. Mme la duchesse de Bourgogne est encore un peu plus triste que moi, elle connaît trop le fond et les circonstances de son état ; elle aime le roi, elle aime son mari, elle aime son père, elle aime sa sœur. Tous ces endroits-là lui fournissent assez de matières à ses chagrins. — Il s'y joint un soupçon de grossesse, et dans l'état où nous sommes, faire des princes, c'est presque faire des malheureux[3].

Ce fut le premier sentiment, le plus noble, qui l'emporta. Le roi y poussa énergiquement par ses paroles et par ses actes. En même temps qu'il rappelait Rouillé, il annonça à Villars (3 juin) la rupture des négociations, et la nécessité de reprendre les armes[4]. Dans ce besoin urgent de mettre la nation de son côté, il ne craignit pas de la prendre pour juge entre lui et ses ennemis. Il fit publier les Préliminaires, afin que personne n'ignorât les sacrifices qu'il avait consenti à subir et les odieuses prétentions de ses insatiables voisins. Il y joignit un manifeste adressé à tous les gouverneurs de provinces et de villes, pour commenter ces prétentions, et faire voir que, sous prétexte de leur sûreté, les alliés ne se proposaient que d'accroître leurs États aux dépens de la France, de s'ouvrir une entrée facile dans le royaume toutes les fois qu'il leur plairait de commencer la guerre, et, sous l'apparence d'une suspension d'armes de deux mois, de détruire par la main même du roi les derniers remparts qui pouvaient encore les arrêter. Son appel à l'honneur national était encore d'un ton plus élevé et plus capable d'entraîner les cœurs. Je passe sous silence, disait-il[5], les insinuations qu'ils m'ont faites de joindre mes forces à celles de la ligue, et de contraindre le roi mon petit-fils à descendre du trône s'il ne consentait pas à vivre désormais sans États. Il est contre l'humanité qu'ils aient seulement eu la pensée de m'engager à former avec eux une pareille alliance : mais quoique ma tendresse pour mes peuples ne soit pas moins vive que celle que j'ai pour mes propres enfants, quoique je partage tous les maux que la guerre fait souffrir à des sujets aussi fidèles, et que j'aie fait voir à toute l'Europe que je désirais sincèrement les faire jouir de la paix, je suis persuadé qu'ils s'opposeraient eux-mêmes à la recevoir à des conditions également contraires à la justice et à l'honneur du nom français.

Il accorda à l'opinion publique une satisfaction qui lui coûtait beaucoup. Tout le monde était alors déchaîné contre Chamillard. C'était à ce ministre qu'on s'en prenait des troupes dénuées de tout, des places dégarnies, des magasins vides. On ne lui tenait plus aucun compte ni de l'activité qui avait si vite rétabli les armées après Hochstett et Ramillies, ni de son ardeur à se mettre en pièces présentement pour le service[6], ni de ce qu'il ne pouvait pas faire dans un moment de pénurie universelle. Le roi l'avait longtemps soutenu contre ses ennemis parce qu'il lui faisait pitié ; il le sacrifia enfin (10 juin) les larmes aux yeux[7], et le remplaça par Voisin, ancien intendant en Hainaut et conseiller d'État. Il importait encore de régler la campagne que les ennemis se hâteraient d'ouvrir. Comme l'armée du Dauphiné sous Berwick paraissait être en bon état et bien retranchée contre les insultes de Victor-Amédée, il mit sa principale attention à fortifier celle de Flandre ; il envoya ce qu'il put d'argent à Villars, et prit des mesures pour lui faire voiturer du blé de Picardie et de Bretagne. Il se résolut à laisser des troupes françaises au roi d'Espagne, à la prière de la jeune reine, et dans cette pensée qu'affermir Philippe V était la bonne manière d'ôter aux alliés l'espérance de le dépouiller sans dédommagement. Il ne négligea pas non plus d'encourager les corsaires si redoutés des Anglais et des Hollandais. Ceux de Saint-Malo en particulier faisaient de temps en temps de belles prises, qui troublaient les succès de la coalition. Duguay-Trouin surtout y avait mérité le grade de capitaine et récemment des lettres de noblesse ; il armait encore en ce moment sept vaisseaux. Le roi, pour encourager ce zèle, déclara qu'il renonçait à son droit du cinquième sur les prises (27 juin).

On ne tarda pas à voir qu'il savait bien comment il faut mener les Français, selon sa propre expression. Une ardeur honorable répondit à sa confiance. A l'armée de Villars, la lecture des préliminaires et l'orgueil des ennemis soulevèrent l'indignation des soldats ; quand ils apprirent à la suite le rejet de pareilles propositions, ils poussèrent un cri de joie et d'ardeur d'en venir aux mains avec ces insolents[8]. Par tout le royaume, on remarqua, cette année, plus de zèle pour les enrôlements, plus de fidélité au drapeau dans les recrues. A la cour, malgré plus d'une répugnance, un bon nombre dé personnages offrirent au roi leur vaisselle d'argent ; soit en don provisoire jusqu'à ce que l'amélioration de ses affaires lui permit d'en rembourser le prix, soit comme moyen de remettre des espèces en circulation. La ressource était sans doute insuffisante. La vaisselle d'or du roi, sacrifiée la première, n'avait rendu que quatre cent mille livres ; la vaisselle d'argent des particuliers n'en donna guère qu'un million quatre cent mille. Mais ce sacrifice n'était pas i dédaigner dans un commencement de campagne ; il permettait déjà d'envoyer aux armées quelques secours fort appréciables dans cet état de misère[9] ; il offrait d'ailleurs un exemple de dévouement qui ne tombait pas sans fruit de Versailles sur Paris, des plus hautes classes sur le peuple ; on aime en effet à trouver sur la liste des donateurs le sculpteur Girardon à côté des noms les plus aristocratiques. Saint-Simon seul murmure d'avoir à s'imposer cette privation et se vante de l'avoir réduite aux proportions les plus modestes. Il est fidèle à son habitude de se désintéresser de tous les devoirs et de tous les malheurs publics[10].

Sous l'impulsion de ces sentiments, la campagne de 1709 annonça chez les Français un renouvellement de forces qui surprit les alliés, et les avertit une première fois que leurs espérances pourraient bien être mal fondées. Il fallait, en Flandre, tenir tête à Eugène et à Marlborough. Sur le Rhin une armée impériale, grossie d'un renfort de Hongrie, menaçait l'Alsace, et au delà la Franche-Comté où des conspirateurs de toutes les classes lui promettaient de livrer aux Allemands cet ancien fief de l'Empire. Berwick, dans les Alpes, avait à contenir le duc de Savoie et les auxiliaires allemands de ce prince qui cherchaient un chemin pour rejoindre les autres en Franche-Comté, et par derrière un nouveau mouvement des fanatiques du Languedoc toujours prêts à profiter des invasions étrangères. Il fut pourvu à tous ces besoins avec honneur sinon toujours par des victoires.

Villars avait une armée inférieure de cinquante mille hommes à celle de l'ennemi ; il ne disposait que d'une petite artillerie de campagne contre deux cents bouches à feu bien servies. Il se borna d'abord à la guerre défensive, à la protection de la frontière. Campé dans la plaine de Lens derrière un fossé revêtu de terre, il imposa tant de respect aux alliés que ceux-ci n'osèrent pas l'attaquer. Il manœuvra ensuite pour concentrer leurs efforts sur Tournay dont les fortifications, capables d'une longue résistance, lui permettraient de gagner du temps. La ville investie le 27 juin, il s'attacha à troubler les assiégeants par des attaques partielles, comme la prise de Warneton où d'Artagnan fit prisonniers les seize cents hommes de la garnison. Malheureusement la rareté du pain le retenait près des places françaises ; il ne pouvait jamais avoir de pain que pour un jour à la fois, et il ne lui était pas permis de s'avancer avec toutes ses forces à trois lieues de son campement. Pour nourrir les brigades envoyées contre Warneton, il avait fallu faire jeûner celles qui ne marchaient pas[11]. Cette pénurie et les clameurs des habitants de Tournay, qui craignaient la famine, entraînèrent la reddition de la ville le 27 juillet, mais non celle de la citadelle dont la défense retint encore l'ennemi jusqu'au 2 septembre. Pendant ce temps, l'Allemand Daun, auxiliaire de Victor-Amédée, manœuvrait pour entrer par la Savoie en Franche-Comté et occuper Annecy. Mercy, général de l'Empereur, passait le Rhin à Rhinfels, avec la connivence des Suisses, et jetait un pont entre Huningue et Brisach pour hâter l'arrivée de ses renforts. Cette combinaison fut glorieusement déconcertée. Le maréchal d'Harcourt commandait l'armée d'Alsace ; pendant qu'il gardait lui-même les lignes de Lauterbourg menacées par l'électeur de Hanovre, le comte du Bourg, son lieutenant, veillait sur la haute Alsace. A la nouvelle du mouvement de Mercy, le maréchal renforça du Bourg de deux régiments de dragons et lui envoya l'ordre de combattre fort ou faible. Du Bourg ne fit pas attendre l'exécution. Le 26 août, il assaillit Mercy près de Rumersheim et le vainquit complètement en une heure et demie de combat. Deux mille cinq cents prisonniers, tous les cations, tous les équipages des Allemands, les bateaux de leur pont, beaucoup d'étendards et de drapeaux, restèrent aux mains du vainqueur. On évalua à quinze cents le nombre de leurs morts sur le champ de bataille, à mille ceux qui se noyèrent dans le Rhin. Le reste disparut par une fuite rapide. Mercy blessé se réfugia à Bâle avec 150 hommes, laissant derrière lui son carrosse et sa cassette, où l'on trouva toutes les preuves du complot qui avait failli coûter la Franche-Comté à la France, et des desseins du prince Eugène pour le morcellement du royaume[12]. L'électeur de Hanovre, qui attendait l'effet de la marche de Mercy pour attaquer les lignes de Lauterbourg, rebroussa chemin. Dans les Alpes, la défaite d'un lieutenant de Daun près de Briançon, avec une perte de douze cents hommes tués ou blessés, correspondait presque jour pour jour à la victoire de Rumersheim. La nouvelle de la défaite de Mercy décida Daun à rentrer dans le Piémont et à abandonner ses projets d'invasion en France[13].

La Flandre réclamait de nouveaux efforts. Villars avait de lui-même représenté au roi qu'il serait prudent de ne pas le laisser seul, de mettre à côté de lui, en cas de mort ou de blessure, un remplaçant tout 'prêt. On vit alors un rare exemple d'abnégation. Le maréchal de Boufflers s'offrit pour être ce second. Comblé de gloire par la défense de Lille, et d' bonheurs par la pairie, par ses charges à la cour, par la mission toute récente d'apaiser Paris affamé, il avait en outre dix ans de grade de plus que Villars. Homme de zèle et bon citoyen, dit Dangeau, il sacrifiait son rang, la jouissance tranquille de ses honneurs, sa santé douloureusement travaillée par la goutte, à l'intérêt supérieur de la nation et du roi. Villars répondit à cette grandeur d'âme par un accueil qui est un de ses titres de gloire ; loin de montrer à Boufflers défiance ou jalousie, il le combla de déférence et de soins délicats, il lui communiqua tous ses projets, il lui offrit le commandement et ne consentit qu'à le partager avec égalité de rang. Le concert et l'intelligence fut parfait entre eux, dit Saint-Simon, qui voudrait bien ici trouver Villars en défaut ; mais après avoir examiné tous ses actes, recherché et sondé toutes ses pensées, il est contraint d'avouer qu'on n'y put rien démêler de répréhensible. La cour en fut heureuse ; Mme de Maintenon écrivait que cette conduite avait encore accrut son estime pour Villars. Cette réciprocité de désintéressement paraissait être de bon augure pour la suite de la campagne.

Les alliés venaient de prendre la citadelle de Tournay (2 septembre) et marchaient avec la plus grande partie de leurs forces contre Mons, l'hôpital de l'armée française, peu fournie de vivres et de troupes. Villars se mit en mouvement pour garantir cette ville, et rencontra l'ennemi près du village de Malplaquet. Il eut le temps pendant une nuit de se couvrir par un fossé devant son centre, par des retranchements devant ses ailes (11 septembre 1709). Les Français étaient pleins d'ardeur ; au point du jour on leur distribua le pain attendu depuis trente-six heures ; ces hommes, habitués à la faim par plusieurs mois de patience, jetèrent leurs rations sans y toucher, pour ne pas retarder la lutte d'un moment. Boufflers commandait à droite contre les Hollandais du comte de Tilly et du prince de Nassau neveu de Guillaume III. Il soutint leur choc pendant deux heures, mitraillant les assaillants par milliers, détruisant d'une seule décharge des compagnies entières, perdant et reprenant à la fin ses retranchements. Villars, à la gauche, avait en tête Marlborough. Il s'y battait comme s'il eût eu une réputation à commencer. Pas de régiment à la tête duquel il ne donnât. Il allait à la charge avec la férocité d'un lion et donnait ses ordres avec le sang-froid d'un gentilhomme en robe de chambre[14]. Il restait maitre de sa position. Mais pour résister aux assauts réitérés des Anglais, il avait été contraint de dégarnir son centre. Eugène saisit cet avantage, et massa son infanterie contre ce point faible. Villars averti rappela aussitôt Boufflers contre les Autrichiens, et il continuait à lutter lui-même contre Marlborough, lorsque un coup de canon tua son cheval, et un second lui cassa la jambe. En vain il s'asseoit sur une chaise et s'obstine à commander toujours ; les forces lui manquent, il s'évanouit sous la douleur, il faut l'emporter loin du champ de bataille. Cette vue trouble ses soldats et rend la confiance à Marlborough ; en même temps Eugène avance vers le centre que deux brigades seules défendaient. Les deux alliés combinant leurs attaques, une nouvelle mêlée commence plus terrible encore que la première. La cavalerie française, la gendarmerie, la maison du roi, l'élite de l'armée, semblaient invincibles ; six fois ils repoussèrent l'ennemi jusque sur ses pièces, et ne perdirent contenance que devant une manœuvre de Marlborough qui les prenait entre deux feux. Boufflers crut le moment venu de s'arrêter pour conserver encore une armée. Il fit replier ses bataillons, rallia ceux qui restaient du corps de Villars, et commença sa retraite en si bon ordre, que les alliés n'essayèrent pas de la troubler. Les Français n'abandonnèrent pas un canon, pas une arme, pas une marmite. Ramenés derrière la petite rivière du Haisneau, ils attendirent avec confiance l'ennemi qui ne se montra pas.

Le champ de bataille de Malplaquet offrait un spectacle effroyable. Vingt-cinq mille hommes y étaient couchés, mais dans ce nombre il fallait compter les alliés pour quinze mille. Marlborough avouait, dans son compte rendu, que, si la bataille était glorieuse pour les alliés, leur perte était considérable ; et les Hollandais, pour atténuer le nombre de leurs morts, représentaient qu'on ne forçait pas sans une perte considérable trois retranchements garnis de canons. En France il y eut d'abord une grande désolation des mères et des femmes de ceux qui avaient été tués ou blessés ; on répétait avec terreur, d'après les rapports des chirurgiens, qu'on n'avait jamais tant coupé de bras, de cuisses et de jambes[15]. La première émotion calmée, on s'aperçut que, s'il y avait eu perte du champ de bataille, rarement une défaite avait été plus glorieuse, et c'était de la bouche des ennemis mêmes qu'on tirait cette louange. Habitués par une longue suite de victoires à nier la valeur des Français, à mépriser la nation, ils venaient de reconnaitre, à leur grand étonnement, que cette valeur reparaissait, que les Français n'avaient besoin que d'être bien conduits, qu'il n'était pas aussi facile de pénétrer en France qu'on se l'était promis à La Haye. Ce témoignage arrivait de Flandre par Boufflers, d'Espagne par la princesse des Ursins. Un prédicateur, le jésuite La Rue, ne craignit pas d'annoncer, devant le roi, la fin des justices de Dieu et le retour de ses miséricordes. Il en attestait le grand combat où la victoire avait paru nous revenir et n'était retournée que teinte du sang des ennemis[16]. Boufflers appelait la journée de Malplaquet une illustre et malheureuse affaire ; malheureuse par l'avantage matériel qu'elle laissait encore à l'ennemi, illustre parce qu'elle relevait la considération de la France, et faisait entrevoir la fin des désastres. Villars eut tout l'honneur de cette espérance rendue à un peuple humilié. C'était lui qui avait formé l'armée de Flandre, qui l'avait retenue sous les drapeaux malgré la disette, et animée de son ardeur. Quand on le ramena de Flandre sur un brancard, toutes les populations par où il passa l'accueillirent par des ovations joyeuses. Le roi lui avait déjà écrit pour lui annoncer son élévation à la pairie, et celle de son lieutenant d'Artagnan, recommandé par lui, à la dignité de maréchal de France[17]. A Versailles, il le logea dans l'appartement du prince de Conti, et lui fit de fréquentes visites comme pour hâter sa guérison[18].

Les Allemands, vigoureusement refoulés au delà du Rhin, le duc de Savoie contenu dans le Piémont, et la grande armée des alliés sensiblement affaiblie par ses pertes de Malplaquet, cela ne ressemblait pas mal à une de ces années de répit que nous avons vues placées si à propos par la Providence entre les grands désastres de Louis XIV. Le profit même que Marlborough retira de la retraite des Français ne répondit pas aux grandes espérances qu'il concevait au commencement de la campagne. Les alliés assiégèrent Mons. Boufflers et son armée, faute de pain et d'argent, durent, comme l'avait d'abord fait Villars, ne pas quitter les positions où ils trouvaient encore quelque subsistance. Le siège se continua sans être contrarié ; au bout d'un mois (20 octobre) la ville était prise. Mais ce fut la fin des hostilités pour cette année. Les ennemis, après avoir fait mine de quelque tentative sur les villes voisines, séparèrent leurs troupes, au grand regret d'Eugène, par la volonté impérieuse des Brandebourgeois et de quelques autres alliés[19].

Il était sage pourtant de ne pas s'abandonner à l'illusion. La misère, les embarras ne diminuaient pas. Au 1er janvier 1710, le roi ne donna pas d'étrennes aux princes, et celles que le Trésor lui offrait chaque année à lui-même, quarante mille pistoles, il les envoya à l'armée de Flandre. Une dépense était nécessaire pour les draps du roi et autre linge ; les marchands refusèrent de livrer leur marchandise sans argent comptant. Desmarets n'en trouva qu'à force d'être tourmenté par le duc d'Aumont, gentilhomme de la chambre, qui menaçait de mettre ses tableaux en gage pour faire honneur aux besoins du roi[20]. Cependant, dit Mme de Maintenon avec douleur, ses enfants s'amusent le plus qu'ils peuvent entre Meudon, Marly, les chasses, la comédie et le jeu, où l'on voit à ce qu'on dit beaucoup d'or[21]. L'état des particuliers était pire encore. Fénelon, dans un mémoire adressé aux ministres ses amis, en trace cet exposé lamentable : Le gouvernement est une vieille machine qui va encore de l'ancien branle et qui achèvera de se briser au premier choc... Le prêt manque souvent aux soldats, le pain même leur a manqué souvent plusieurs jours ; il est presque tout d'avoine, mal cuit et plein d'ordures. Ces soldats mal nourris se battraient mal selon les apparences. Les officiers subalternes souffrent encore plus à proportion que les soldats... Les peuples craignent autant les troupes qui doivent les défendre que celles des ennemis qui veulent les attaquer... Les peuples ne vivent plus en hommes, et il n'est plus permis de compter sur leur patience, tant elle est mise à une épreuve outrée... Le fonds de toutes les villes est épuisé ; on en a pris pour le roi le revenu de dix ans d'avance, et on n'a point honte de leur demander avec menaces d'autres avances nouvelles qui vont au double de celles qui sont faites... On accable tout le pays par la demande des chariots ; on tue tous les chevaux des paysans ; c'est détruire le labourage pour les années prochaines, et ne laisser aucune espérance pour faire vivre ni les peuples ni les troupes... Les intendants font malgré eux presque autant de ravages que les maraudeurs. Ils enlèvent jusqu'aux dépôts publics. Ils déplorent publiquement la honteuse nécessité qui les y réduit ; ils avouent qu'ils ne sauraient tenir les paroles qu'on leur fait donner. On ne peut plus faire le service qu'en escroquant de tous côtés ; c'est une vie de bohèmes, et non pas de gens qui gouvernent. Il parait une banqueroute universelle de la nation ; on est souvent contraint d'abandonner certains travaux très-nécessaires, dès qu'il faut une avance de deux cents pistoles pour les exécuter dans le plus pressant besoin... La nation tombe dans l'opprobre. Les ennemis disent hautement que le gouvernement d'Espagne, que nous avons tant méprisé, n'est jamais tombé aussi bas que le nôtre[22].

Quoique les traits les plus vifs de ce tableau soient tirés des pays voisins de Cambrai, du principal théâtre de la guerre, on se figure sans peine quelle devait être encore, dans une proportion moindre, la situation des autres provinces. La paix était le seul remède ; aussi le grand nombre appelait avec impatience la paix, et parmi les amis de la paix nul n'écrivait avec plus de chaleur que Fénelon. Si on peut faire couler l'argent, disait-il dans un second mémoire, nourrir les troupes, soulager les officiers, relever la discipline et la réputation perdues, réprimer l'audace des ennemis par une guerre vigoureuse, il n'y a qu'à le faire au plus tôt. En ce cas, il serait honteux et horrible de rechercher la paix avec empressement. Qu'on fasse donc au plus tôt ce changement si nécessaire ; que ceux qui disent qu'on relâche trop pour la paix viennent au plus tôt relever la guerre et les finances ; sinon qu'ils se taisent, et qu'ils ne s'obstinent pas à vouloir qu'on hasarde de perdre la France pour l'Espagne. Dans cette ardeur, il prenait presque le parti des alliés contre Louis XIV, de l'archiduc contre Philippe V. Il excusait les insinuations faites au grand-père de contribuer à l'expulsion de son petit-fils par les soupçons naturels qu'inspirait aux alliés la mauvaise foi éprouvée du roi de France. Le roi n'avait-il pas, malgré les promesses des Pyrénées, repris en main la cause du Portugal contre l'Espagne ? Les alliés, qui s'en souvenaient, prenaient leurs précautions pour empêcher que la promesse d'abandonner Philippe V à lui-même ne fût qu'une comédie. Le roi n'avait que l'usufruit et non la propriété de son royaume ; il n'était pas libre de hasarder la France pour l'intérêt personnel d'un des princes ses petits-fils, cadet de la maison royale. Philippe V ne tenant l'Espagne que de la concession gratuite du roi et du dauphin, il n'avait pas le droit de la retenir quand ses pères et bienfaiteurs voulaient la lui reprendre. Si le roi ressentait trop de répugnance à combattre par les armes Philippe V, il ne devait pas lui être moins douloureux de le voir attaqué, pressé par ses ennemis, peut-être abandonné par les Espagnols, sans oser le secourir, et de demeurer tranquille spectateur de sa perte. Entre ces deux nécessités, il lui restait l'expédient facile d'envoyer des troupes en Espagne, non pas pour combattre son petit-fils conjointement à ses ennemis, mais pour l'enlever aux ennemis eux-mêmes et le ramener en sûreté auprès de son aïeul[23]. Enfin, dans un troisième mémoire, il en venait à nier les droits de Philippe V à la couronne d'Espagne, à soutenir la validité des renonciations d'Anne d'Autriche et de Marie-Thérèse, à condamner comme un abus que les filles mariées dans les pays étrangers succèdent aux souverainetés de leurs pères. La France n'a jamais admis de telles successions, et les autres nations auraient dû les rejeter de même. Une nation ne devrait pas s'assujettir à la domination d'un étranger qui descend par les femmes du souverain de cette nation. Une nation entière n'appartient pas en propre à une fille, comme un pré ou comme une vigne, en sorte que la propriété en puisse être transférée comme une dot à des étrangers[24]. Fénelon n'avait pas toujours tenu ce langage ; en 1702, il n'avait pas craint d'approuver la guerre pour la succession d'Espagne comme aussi juste que la précédente l'était peu[25] ; maintenant, après avoir examiné les choses de plus près, il reconnaissait son erreur.

Ces idées si hardies que les modernes croiraient les avoir seuls inventées, cette réfutation de tous les manifestes par lesquels Louis XIV avait soutenu les droits de la Reine, et surtout cette singulière façon d'enlever un roi récalcitrant comme on ramène au logis pour son bien un écolier fugitif, auraient sans doute tour à tour irrité le roi et provoqué son sourire. Il est probable qu'il n'en connut rien, sauf peut-être par un timide reflet que ses ministres en laissèrent percer dans leurs conseils. Il n'en avait pas d'ailleurs besoin pour offrir encore une fois à la paix les plus cruels sacrifices ; il suffisait, pour l'y déterminer, de l'épuisement de ses provinces, des souffrances toujours croissantes de ses sujets, de l'impuissance du ministre des finances à trouver les fonds nécessaires pour une guerre contre toute l'Europe[26]. Aussi dès que les Hollandais eurent laissé entrevoir quelque disposition à rouvrir les négociations, il s'empressa de saisir ce dernier moyen de salut. Les alliés n'étaient plus aussi sûrs d'eux-mêmes qu'ils l'avaient affecté à La Haye. La publication des Préliminaires leur avait nui auprès de l'opinion publique, et surtout la clause qui semblait obliger le roi à tourner ses armes contre son petit-fils. Ils avaient même essayé de désavouer une intention aussi odieuse ; ils étaient en outre avertis, par les derniers actes de vigueur des Français, que leur adversaire, qu'ils croyaient mort, pourrait bien avoir encore de la vie. De son côté, le roi était informé du mécontentement de quelques princes d'Empire contre les chefs de la coalition, et de dissensions dans le gouvernement anglais dont les suites seraient peut-être favorables à la paix. De ces calculs sortirent entre les Hollandais et Louis XIV les conférences de Gertruydenberg (de mars à juillet 1710).

De tous les articles préliminaires, il y en avait deux, le IVe et le XXXVIIe, qui répugnaient particulièrement à Louis XIV. Par le IVe, la monarchie espagnole devait être abandonnée, en deux mois, dans toute son intégrité, par Philippe V, sous peine pour lui d'être expulsé par les alliés et par son grand-père. Par le XXXVIIe, toutes les restitutions, évacuations de territoires Promises aux différents alliés par Louis XIV devaient être exécutées dans le même délai de deus mois, sous peine pou r lu ide la rupture des négociations et de la reprise des hostilités. Or, deux mois ne suffisaient ni pour faire sortir Philippe V d'Espagne par la persuasion ou par la force, ni pour exécuter toutes les restitutions ou démolitions promises dans les conditions exigées. Par une monstruosité jusqu'alors inouïe en diplomatie, il fallait accomplir immédiatement les propositions préliminaires, avant la conclusion du traité définitif, sans quoi il n'y aurait pas de traité définitif. Le roi demandait donc que ces deux articles fussent modifiés ; et dans son désir sincère de la paix, il acceptait tout le reste des préliminaires. Ses propositions peuvent se formuler ainsi : 1° Qu'il fût donné un dédommagement à Philippe V en retour de sa renonciation à la monarchie espagnole ; si Philippe V n'acceptait pas, le roi s'engageait à lui refuser tout secours et à défendre à tous ses sujets, officiers et soldats, de prendre du service en Espagne ; pour garantie de sa parole, il livrerait en otage aux Hollandais, jusqu'à la fin de la guerre, les villes de Bergues, Douai, Charlemont et Aire ; 2° Que l'on continuât la trêve jusqu'à la conclusion de la paix définitive ; le roi, aussitôt après la signature, livrerait aux Hollandais leur barrière, raserait Dunkerque et les places d'Alsace.

Les plénipotentiaires français étaient le maréchal d'Huxelles, l'ancien défenseur de Mayence, et l'abbé de Polignac — plus tard cardinal —, déjà connu par une ambassade en Pologne, homme d'esprit et d'éloquence, auquel l'avenir réservait, en Hollande même, l'honneur de terminer la guerre. Pour le moment il dut se contenter à u mérite plus modeste de la patience, vertu recommandée par Louis XIV à ses représentants comme la plus nécessaire avec des Hollandais. Ceux-ci, en effet, se rendirent bientôt insupportables. D'abord, toujours avec un air protecteur, ils affectèrent de se cacher pour rendre service à la France. Ils avaient demandé qu'on ne leur envoyât pas de personnages pour négocier. D' Huxelles eut ordre en conséquence de ne mettre ses armes à rien, de ne montrer ni son bâton, ni son collier de l'ordre, et l'abbé de Polignac ne devait jamais paraître qu'en habit de cavalier. Les premières conférences eurent lieu sur des yachts ; on proposa même aux deux Français d'y habiter dans un isolement complet, et ce fut une sorte de grâce, en vue de l'incommodité, que de leur permettre de prendre un logement dans la ville. Dès le premier jour, Buys et Wanderdussen — car c'étaient toujours les mêmes — refusèrent tout accommodement. Toute la monarchie d'Espagne appartenant à l'archiduc, il était contraire à l'équité d'en prétendre le moindre dédommagement au profit du duc d'Anjou qui n'y avait nul droit. La seule contrainte à laquelle Philippe V pût céder, c'était l'union des armes du roi à celles des alliés. Les villes, offertes pour gages de la parole du roi, devaient être au choix des alliés, non au sien. Enfin les préliminaires ne suffisaient plus ; quand ils seraient signés, les alliés se réservaient des demandes ultérieures ; celles des Hollandais, avouées tout bas par un des députés, consistaient dans l'abandon perpétuel à la Hollande de Valenciennes, Douai et Cassel, et le remboursement des frais qu'avaient coûté les sièges de Tournay et de Mons.

Les plénipotentiaires français insistèrent pour le dédommagement de Philippe V. Ils réclamèrent d'abord Naples et la Sicile avec les villes de Toscane, qui furent absolument refusés parce qu'il ne convenait pas qu'un prince français eût un pied en Italie ; ils proposèrent ensuite le royaume d'Aragon qui ne fut pas moins vivement refusé, parce que l'Aragon était confiaient d'Espagne et la nation même. Les Hollandais voulaient bien admettre seulement qu'il fût possible, pour le bien de la paix, d'accorder un dédommagement ; mais le plus petit possible, et ils ne le définirent pas. Ils ajoutèrent immédiatement que ce partage ne serait accordé que si le roi s'engageait à joindre ses armes à celles des alliés pour contraindre Philippe V à sortir d'Espagne, et à se contenter de la portion congrue qui lui serait laissée. Dès lors, cette exigence que, quelques mois auparavant, les alliés prétendaient désavouer, se représenta explicitement à chaque conférence, devint la condition essentielle de tout accord, et à la fin le prétexte pour rompre les négociations. Nul traité, dit Torcy, sans cette condition, nul expédient pour en adoucir la rigueur. C'est que les alliés se sentaient faibles pour dépouiller par leurs seules forces le roi d'Espagne. Philippe V, appuyé plus que jamais sur les Espagnols, se sentait fort ; il traitait de molle la conduite de la France, et de désir effréné l'empressement qu'elle témoignait pour terminer la guerre. A une si grande distance, sans autre communication que par mer, les alliés s'effrayaient de l'incertitude des dangers de la lutte. Il n'y avait de passage commode que par la France, d'armée en état d'agir qu'une armée française.

Déclarez donc, disaient un jour les députés hollandais, à quoi le roi s'oblige pour assurer la restitution effective de l'Espagne. — A telles conditions que vous voudrez, répondirent les plénipotentiaires, excepté celle de faire directement la guerre à son petit-fils. Il n'était pas permis cette fois de douter de sa sincérité ; il en donna un gage irrécusable en promettant aux alliés des subsides en argent pour les aider à détrôner Philippe V, si le prince ne se résignait pas au dédommagement qu'on voudrait bien lui laisser ; il leur offrait cinq cent mille livres ou un million par mois, c'est-à-dire le chiffre même ou le double de ce que lui avait coûté jusque-là l'entretien d'une armée française en Espagne. Il poussa encore plus loin dans l'intérêt de la paix générale ; on savait déjà à quelles demandes ultérieures on pouvait s'attendre de la part des Hollandais. On apprit bientôt que l'Autriche entendait réclamer, non plus seulement Strasbourg et Brisach, mais l'Alsace entière pour en gratifier le duc de Lorraine. L'Alsace, cette avant-garde de la France sur le Rhin, cette frontière acquise par Richelieu et tant de fois sauvée des revendications allemandes ; c'était le comble du sacrifice. Louis XIV, déterminé à faire cesser le fléau de la guerre, envoya à ses plénipotentiaires l'ordre de promettre l'Alsace à l'Autriche et Valenciennes à la Hollande.

Ils auraient dû être satisfaits, mais ils ne voulaient pas l'être. Acculée dans ses derniers retranchements, leur mauvaise foi éclata par un ultimatum inattendu et intolérable (13 juillet). Laissant de côté l'Alsace et Valenciennes que Louis XIV accordait, ils redoublèrent d'exigences sur l'article qu'il était déterminé à rejeter. Ils prétendirent que le roi se chargeât seul de combattre et de chasser Philippe V. La volonté des alliés, dirent, de la part de Heinsius, les députés hollandais, est que le roi se charge ou de persuader le roi d'Espagne ou de le contraindre lui seul de renoncer à toute la monarchie. L'argent et la jonction des troupes françaises ne leur convient pas ; l'exécution du traité est la seule sûreté qu'ils exigent, et qu'il soit satisfait à tous les articles préliminaires dans l'espace de deux mois. Ce terme expiré, la trêve est rompue ; la guerre recommencera quand même, de la part du roi, les autres conditions préliminaires auraient été pleinement accomplies.

Mais jusque-là les alliés ne réclamaient que le concours du roi de France contre Philippe V ; ils prenaient pour eux une part des charges de son expulsion. Oui, dirent les Hollandais, mais les choses sont changées ; il n'est plus question d'un tel concert, et de la part de nos maitres nous désavouons la proposition. Il ne s'agit plus de chercher des expédients ; l'unique moyen d'avoir la paix est que les alliés reçoivent des mains du roi l'Espagne et les Indes. Ce n'est point à eux à s'embarrasser des moyens ; il suffit qu'ils s'engagent à laisser au roi Philippe le partage qu'ils lui assigneront ; ils s'en expliqueront quand ils le jugeront à propos. A cette déclaration était jointe la promesse d'accorder quinze jours à Louis XIV pour répondre[27].

Tant d'insolence, comme les préliminaires, ranima en France l'esprit national. Le roi eût regardé comme un affront de profiter des quinze jours que les Hollandais ne lui laissaient que par miséricorde. Il rappela sans délai ses plénipotentiaires. Il montra le sang-froid d'un homme maitre de la paix et de la guerre. L'ardeur des princes, des grands seigneurs, moins prudente, mais d'un bon exemple, était d'un favorable augure ; jamais ils n'avaient été moins courtisans et plus citoyens[28]. Mais puisque le roi ne pouvait obtenir une paix honorable et n'acceptait pas une paix honteuse, il fallait songer à la guerre et à la défense du territoire, et cette guerre ne fut pas heureuse ; les alliés purent se flatter d'avoir fort avancé leurs affaires en refusant de traiter.

Les hostilités avaient repris pendant les conférences de Gertruydenberg. Villars, mal remis de sa blessure, mal secondé par des troupes mal payées, affaibli par des désertions fréquentes[29], n'avait pu empêcher les alliés de prendre Douai (25 juin). Ils menaçaient l'une après l'autre les villes de la frontière française, les anneaux de la chaîne de fer, comme ils disaient, et dans cette campagne ils occupèrent successivement Béthune (29 août), Saint-Venant (29 septembre), Aire (9 novembre). Le Midi s'agitait sous la triple conspiration du duc de Savoie, des Anglais de la Méditerranée, et des Camisards toujours prêts à répondre aux appels de l'étranger. Une flotte anglaise débarqua à Cette plusieurs milliers d'hommes et des fusils pour les Camisards ; ils s'attendaient à être rejoints par vingt mille révoltés de l'intérieur. Le duc de Noailles, commandant de l'armée du Roussillon, accourut avec un détachement d'infanterie et douze pièces de canon au secours du gouverneur du Languedoc, si rapidement et si à propos que l'ennemi se hâta de se rembarquer, et qu'aucun camisard ne bougea. Il y acquit une certaine gloire. Louis XIV et madame de Maintenon le félicitèrent avec enthousiasme[30] et le peuple de Paris, émerveillé de cette activité, répétait que, s'il avait marché si vite, c'était que le diable l'avait porté. Ce fut le plus grand succès de l'année, et nous venons de voir qu'il n'arrêtait pas les progrès de l'ennemi dans le Nord. Berwick eut l'avantage de ne pas laisser entamer le territoire français, mais il échoua dans une tentative diplomatique auprès du duc de Savoie que Louis XIV aurait bien voulu retirer de la coalition. On offrit en vain à Victor-Amédée la restitution de ses États, l'abandon du Milanais, et le titre de roi de Lombardie, conformément au projet de Henri IV. L'insatiable Savoyard exigeait l'abandon d'Exilles et de Fenestrelles, la ville de Monaco, et l'introduction d'une garnison suisse dans Briançon et dans Fort-Barraux, comme garantie de l'exécution du traité. Le roi refusa de mettre aux mains des étrangers deux places qui étaient les clefs de son royaume[31].

Un signe plus inquiétant encore fut le changement subit qui parut s'accomplir en Espagne. La confiance de Philippe V en ses forces, sa résistance aux propositions de Louis XIV, avaient été le grand obstacle à la paix. Durant les conférences de Gertruydenberg, on s'était réjoui à Madrid de la ténacité des Hollandais à continuer la guerre[32], pendant qu'à Versailles on se plaignait des embarras apportés aux négociations par lé roi d'Espagne. Tout à coup on eut à craindre de le voir renversé par son compétiteur. Au commencement de l'année, Louis XIV, pour attester la sincérité de ses intentions, avait retiré ses troupes d'Espagne, et n'avait consenti, un peu plus tard, qu'à prêter pour général aux Espagnols le duc de Vendôme, confiné dans une retraite involontaire depuis la campagne de 1708. Avant que Vendôme fut arrivé, la lutte s'engagea entre Philippe V et l'archiduc. Le roi d'Espagne, réduit à ses seules forces, s'était résolument mis à la tête de son armée pour achever de reconquérir la Catalogne ; il campait sur les bords de la Sègre. La famine, dans un pays aride, le contraignant à s'éloigner, les généraux de l'archiduc, l'Autrichien Stahrenberg et l'Anglais Stanhope, profitèrent de cette retraite pour le poursuivre avec avantage. Dans une première attaque, à Almenara (27 juillet), malgré sa valeur personnelle, ils mirent en désordre son armée. Il parvint à rallier ses troupes, repassa l'Èbre, et atteignit Serra-gosse. Là il put constater que les défections partielles pendant la marche l'avaient affaibli de quatre mille hommes ; au contraire les forces de l'archiduc avaient grossi bien au delà de ce nombre. Il accepta cependant une nouvelle bataille devant Saragosse (20 août). Bien servi par sa cavalerie, il vit ses fantassins plier dès la première charge ou combattre si mollement, que l'ennemi les prit pour des complices. Laissant alors au marquis de Bay le soin de réunir les débris de ses troupes, environ neuf mille hommes, il s'empressa de courir à Madrid, pour y aviser aux derniers efforts qui seraient encore possibles. La fidélité des Castillans était inébranlable ; ils l'accueillirent aux cris de vive Philippe V ! meurent les traîtres ! mais ce n'était pas à Madrid qu'on pouvait sauver l'Espagne. Il déclara le gouvernement transféré à Valladolid, et partit pour cette ville. A sa suite un grand nombre d'habitants, nobles, bourgeois, marchands, émigrèrent sans hésiter ; plus de mille voitures, plus de trente mille personnes formaient son cortège ; ceux qui se croyaient contraints de demeurer lui souhaitaient au moins un prochain retour. Mais ce retour serait-il possible ? L'archiduc, maitre de l'Aragon, avançait vers la capitale de l'Espagne. L'Anglais Stanhope l'y conduisait malgré Stahrenberg ; et le 28 septembre 1710, il entrait à Madrid.

La guerre d'Espagne, dit Torcy[33], que les Hollandais dépeignaient comme difficile, et dont les États-Généraux et leurs alliés refusaient de s'embarrasser, et qu'ils demandaient cependant de voir terminer dans un espace de deux mois, finissait dans un terme encore plus court ; cette monarchie était alors presque réduite au pouvoir des ennemis. Le principal obstacle était levé, et nulle autre difficulté ne pouvait s'opposer à la conclusion de la paix.

Ces lignes du ministre de Louis XIV expriment moins le regret que la résignation, moins l'abattement du malheur que l'espoir de la délivrance. La France en était donc réduite à subir froidement, avec la ruine de Philippe V, la perte de son ascendant en Europe, à acheter le repos du moment par la perte de ses frontières. La décadence semblait irréparable.

 

 

 



[1] Mémoires de Torcy, dépêche du 22 mai 1709.

[2] Dangeau, juin 1709 ; Mémoires de Noailles, tome II ; lettre d'Amelot à Louis XIV, 1er juillet 1709.

[3] Maintenon au duc de Noailles, 9 et 22 juin 1709.

[4] Œuvres de Louis XIV, tome VI.

[5] Ce manifeste se trouve dans les Mémoires de Torcy, tome I, et dans le Journal de Dangeau.

[6] Cette phrase est de Mme de Maintenon.

[7] C'est Saint Simon lui-même qui parle des yeux rouges et mouillés du roi après une audience donnée au fils de Chamillard. Voir aussi les lettres de Mme de Maintenon et les Mémoires de Berwick, 1709.

[8] Mémoires de Villars.

[9] Lettres de Maintenon, juin 1709.

[10] Se désintéresser de tous les devoirs... Ce mot n'est pas trop dur pour ce médisant égoïste, pour ce fainéant sans vergogne, qui n'a d'autre emploi que de guetter les défauts, les ridicules, les fautes ou les malheurs du prochain, afin de s'en prévaloir à son profit, de déprécier tout ce qui travaille, de rabaisser tout ce qui s'élève, et de se démontrer sa propre supériorité par le peu de valeur de ses contemporains. A vingt et un ou vingt-deux ans, furieux qu'on ne lui reconnaisse pas encore des qualités militaires qu'il n'a pas, il quitte pour toujours le service, où les autres auront au moins, malgré leurs fautes ou leurs erreurs humaines, le mérite de ne pas s'épargner. A l'époque d'Oudenarde, il se distrait des calamités publiques en se promenant de château en château, et il en fait sans embarras le titre d'un de ses chapitres : Je vais me promener sur la Loire. Quand Lille est assiégée, et que le danger de cette ville est devenu la grande inquiétude des esprits sérieux, il ne trouve rien de plus opportun que de faire valoir sa perspicacité en pariant, sous forme de jeu, contre quatre pistoles, que Lille succombera sans secours et sans combat ; et il s'étonne, comme d'une noirceur horrible, qu'on l'accuse d'improuver tout, d'être mécontent et de se délecter de tous les mauvais succès. Ici, sous prétexte que le sacrifice de la vaisselle d'argent ne rapportera pas assez, il s'y soustrait vilainement. Quand je me vis, dit-il, presque le seul de ma sorte mangeant dans de l'argent, j'en envoyai pour un millier de pistoles à la Monnaie et je fis serrer le reste. J'en avais peu de vieille de mon père et sans façon, de sorte que je la regrettai moins que l'incommodité et la malpropreté. De telles paroles se commentent d'elles-mêmes. Que le talent de médire avec art et d'amuser la malignité humaine a de beaux privilèges ! Voilà pourtant l'homme que, depuis cinquante ans, on admet comme la plus grande autorité historique du dix-septième siècle, comme le juge en dernier ressort d'une des plus brillantes époques de notre histoire, parce qu'il prend à tâche de la ravaler. Voir le livre de Chéruel : Saint-Simon considéré comme historien.

[11] Mémoires de Villars.

[12] Dangeau, Journal, 31 août et 1er septembre.

[13] Mémoires de Berwick.

[14] Maintenon au duc de Noailles, 14 septembre 1709.

[15] Lettres de Maintenon et de la marquise d'Huxelles.

[16] Extrait du sermon du père La Rue, dans une lettre de la marquise d'Huxelles, 1er novembre 1709.

[17] Œuvres de Louis XIV, tome VI.

[18] Dangeau dit à cette occasion : Le roi n'avait jamais été chez aucuns particuliers depuis le maréchal de Grammont, qu'il y a plus de trente ans qui est mort (3 janvier 1710).

[19] Marquise d'Huxelles, 31 octobre. — Il y a une lacune de trois mois dans le Journal de Dangeau. Les derniers éditeurs de ce Journal ont eu l'heureuse idée d'y suppléer par les lettres de la marquise d'Huxelles, qui se suivent assez régulièrement de deux en doux jours.

[20] Dangeau, 1er février 1710. Marquise d'Huxelles, 1er janvier.

[21] Maintenon à Noailles, 8 décembre 1709.

[22] Fénelon, Mémoire sur l'état de la France en 1710.

[23] Fénelon, Mémoire sur les raisons qui semblent obliger Philippe V à abdiquer la couronne d'Espagne.

[24] Fénelon, Examen des droits de Philippe V à la couronne d'Espagne.

[25] Fragment d'un Mémoire sur la campagne de 1702.

[26] Mémoires de Torcy, seconde partie : conférences de Gertruydenberg.

[27] Mémoires de Torcy.

[28] Maintenon à Noailles, 15 juillet 1710.

[29] Mémoires de Villars.

[30] Œuvres de Louis XIV : lettre au duc de Noailles, 4 août 1710 ; lettre de Maintenon à Noailles, 5 août.

[31] Mémoires de Berwick.

[32] Dangeau, 9 avril 1710. Lettre de Maintenon à Noailles, 14 mai 1710.

[33] Mémoires de Torcy, dernières lignes de la seconde partie.