II. — État des cabales à la Cour : parti de la guerre ; parti de la paix. - Année 1708 : nouveaux désastres. - Expédition manquée en Écosse. - Bataille d'Oudenarde ; perte de Lille. - Affermissement de la domination autrichienne en Italie. Avant d'aborder une nouvelle époque de désastres, et pour les mieux comprendre, il convient de nous rendre compte de l'état des esprits à la cour de France, et des partis qui la divisaient. A entendre Saint-Simon qui se donne pour bien instruit de toutes ces menées, il y avait trois partis principaux : la cabale de Mme de Maintenon ou des seigneurs, la cabale du Dauphin ou de Meudon, la cabale des ministres ou des amis du duc de Bourgogne. A la première appartenaient les favoris de Louis XIV, les amis du présent règne, qui, tenant leur fortune du roi, lui étaient au moins fidèles, sans se préoccuper de l'avenir : le duc du Maine, Boufflers, Harcourt, Huxelles, les deux Villeroi père et fils, Voisin, qui allait devenir ministre de la guerre. Saint-Simon n'y range pas Villars, quoique ce fût une créature de Mme de Maintenon, parce que Villars ne doutait ni de soi ni du roi ; il n'était de rien, et aucun des partis ne le désirait. Recueillons en passant cet aveu, qui constate dans Villars une certaine dignité et indépendance. La cabale du Dauphin ou de Meudon n'offrait rien de bien honorable. Ce prince de petit cœur et de petit esprit, vulgaire dans ses désordres comme dans ses goûts, avait fini par épouser secrètement une demoiselle Choin, ancienne fille d'honneur de la princesse de Conti, qui appuyait volontiers auprès de lui les intrigants qui la payaient de sa protection par leurs hommages. Ses courtisans étaient les Vendôme et leur cour, qui de bonne heure avaient pris l'habitude de servir le Dauphin à son gré dans leur château d'Anet ; c'étaient une des bâtardes chéries de Louis XIV, hi duchesse de Bourbon, amante déclarée du prince de Conti, roi de Pologne manqué, le marquis d'Antin seul enfant légitime de la Montespan, et cette maison de Lorraine dont le chef était Vaudemont revenu d'Italie depuis le malheur de Turin. C'était le parti des libertins d'esprit et de mœurs, des bâtards et des incrédules ; ils avaient peur clans l'avenir du duc de Bourgogne, et dans le présent de la sévérité de Louis XIV ; ils attendaient le règne du Dauphin que l'âge du roi semblait rendre prochain, pour s'emparer des affaires, et jouir à l'aise de toute liberté et de toute licence. La cabale des ministres était mieux composée. Beauvilliers, Chevreuse, Fénelon, en étaient les chefs ; ils ralliaient autour d'eux Saint-Simon qui se van te de leur avoir donné son cœur, Torcy, et même Desmarets récemment appelé au contrôle général des finances. Au delà du roi, au delà du Dauphin, ils attendaient le règne du duc de Bourgogne. Honnêtes gens, surtout les premiers, animés de bonnes intentions, et pourtant dans des vues un peu étroites et égoïstes, ils formaient le duc de Bourgogne au gouvernement de leur préférence, et lui inspiraient la pensée de réformes favorables d'un côté au soulagement du peuple, et de l'autre au rétablissement de la domination des nobles ; ils pouvaient compter le duc de Bourgogne à eux envers et contre tous[1]. On devinait déjà leurs intentions aux doctrines politiques du Télémaque, à ces arrêts contre l'ambition des conquérants, le luxe des princes et des particuliers, la puissance usurpée des ministres flatteurs, dans lesquels Louis XIV avait reconnu la critique directe de son gouvernement. Elles sont encore plus apparentes et moins désintéressées dans plusieurs autres écrits de Fénelon, tels que l'Examen de conscience sur les devoirs de la royauté, et les Mémoires particuliers sur un plan de gouvernement, où, à côté de la voix de la religion et du sentiment de l'utilité publique, l'esprit de parti, de caste nobiliaire, se fait jour et réclame sa bonne part. Dans l'Examen, c'est un cas de conscience pour les rois que de ne pas respecter les droits de chasse des seigneurs, et d'enrichir leurs domestiques pendant que les vrais nobles, d'entre les plus illustres maisons, sont dans le fond des provinces réduits à cacher leur misère[2]. Dans le Plan de gouvernement, Fénelon interdit l'ordre du Saint-Esprit et celui de Saint-Michel aux militaires sans noblesse ; il ne veut que des nobles dans la maison du roi ; il abolit la vénalité des charges militaires, mais il demande que les nobles soient toujours préférés pour les remplir, et dans la magistrature même il conseille de préférer les nobles aux roturiers à mérite égal pour les charges de premiers présidents et de procureurs généraux, les baillis d'épée aux baillis de robe ; les nobles encore, s'il se peut, pour les charges de lieutenants généraux et criminels dans les bailliages[3]. Mais, comme révélation de ces espérances personnelles, rien n'égale la franchise, l'ébahissement de Saint-Simon, quand il raconte ses tête-à-tête avec le duc de Bourgogne, les projets de ce prince contre les maîtres des requêtes, les financiers, le mode de perception des impôts, la longueur des procès, l'ordre du tableau, et surtout la promesse de rendre à la noblesse sa prépondérance et aux ducs le titre de Monseigneur. Un magnifique et prochain avenir, s'écrie-t-il, s'ouvrait devant moi. Je connus avec certitude un changement de gouvernement par principes, et la chute des tout-puissants ennemis des seigneurs et de la noblesse qu'ils avaient mise en poudre à leurs pieds (2)[4]. Ainsi, dans la pensée de ces réformateurs, la bourgeoisie, qui avait fait la grandeur du règne et la force de la royauté depuis plusieurs siècles, allait disparaître, et le bonheur public des générations futures se fonder sur le rétablissement des privilèges. En 1708, ces calculs n'étaient encore qu'une espérance d'avenir et une espérance secrète. Pour le présent, l'importance des deux cabales de Meudon et des ministres était ailleurs. Celle de Meudon passait pour le parti de la guerre. Le Dauphin, qui ne se cachait pas d'aimer peu le duc de Bourgogne, laissait voir une préférence notoire pour Philippe V ; l'intérêt de ce fils exigeant une protection efficace, il poussait, et ses amis avec lui, à la continuation des hostilités. La cabale des ministres inclinait à la paix. On a accusé le duc de Bourgogne de jalousie envers Philippe V ; il n'approuvait pas, a-t-on dit, que la France se ruinât pour établir un cadet. Il aurait pu, sans motif de jalousie, et par la seule considération des intérêts français, éprouver et soutenir ce sentiment. Il parait que déjà, après la prise de Barcelone par l'archiduc, il s'était montré favorable à un projet de partage entre son frère et l'Autrichien[5]. Ses amis n'étaient certainement pas partisans de la guerre à outrance. Fénelon n'était pas loin de dénoncer la persévérance à combattre comme un vain point d'honneur qui se tournait en déshonneur, et nous le verrons bientôt regretter la victoire de Villaviciosa comme un obstacle à la paix[6]. La duchesse de Bourgogne semble n'avoir pas été incapable d'entretenir chez son mari ces dispositions. On a soupçonné cette jeune femme d'avoir eu, dès l'enfance, la dissimulation et l'habileté politique d'un duc de Savoie[7]. Aux caresses, à la confiance du roi et de madame de Maintenon, elle n'aurait répondu que par les apparences d'une fidélité qu'elle n'avait pas. On a du moins de fortes présomptions pour croire qu'elle abusait de la confiance du roi, qu'autorisée par lui à lire par-dessus son épaule, à fureter dans ses papiers, elle lui dérobait des secrets importants, et les communiquait à son père, pour rompre les desseins de la France et la contraindre à céder. Après sa mort, Louis XIV parcourant les papiers trouvés chez elle y aurait découvert les preuves de cette trahison, et se serait écrié avec douleur : Ah ! la petite coquine, elle nous trompait[8]. C'était par cette disposition peu belliqueuse que la
cabale de Meudon travaillait à discréditer le duc de Bourgogne. Pour
atteindre jusqu'à la personne, elle exploitait les insuffisances que les amis
de ce jeune prince eux-mêmes regrettaient de trouver encore en lui, certaines
petitesses d'esprit, certains goûts vraiment puérils. Je gémis sans cesse, écrit Saint-Simon dans son discours sur le
duc de Bourgogne[9],
de voir des mouches étouffées dans l'huile, des
grains de raisins écrasés en rêvant, des crapauds crevés avec de la poudre, des bagatelles de mécanique, le trop
continuel amusement de cire fondue et surtout de dessins griffonnés,
augmenter les insolences par des problèmes scandaleux. Le duc de
Bourgogne, ami des sciences, en poussait l'étude en détail bien au delà de ce
qui convenait à un roi ; il s'enfermait dans son cabinet avec ses livres, au
lieu de chercher dans la vie publique la connaissance des hommes et des
affaires. Il était sincèrement pieux. d'une pureté de mœurs intacte, grand
mérite assurément au milieu de la corruption qui foisonnait tout bas à la
cour, et après les exemples de désordres qu'il trouvait dans le passé de sa
famille. Mais sa chasteté même le jetait dans des emportements de tendresse
pour sa femme, en public, qui le livraient au ridicule, ou lui attiraient des
avances regrettables de jeunes femmes légères, sur quoi Saint-Simon exprime
le même blâme que madame de Maintenon[10]. Sa piété était
étroite. En dépit des sages avis de Fénelon, il ne comprenait pas qu'un grand prince ne doit pas servir Dieu de la même
manière qu'un solitaire ou qu'un particulier[11]. Sa charité,
enchaînée par la frayeur de blesser, le
conduisait à une entière ignorance des vices du prochain, et l'empêchait de
pénétrer les hommes et leur valeur réelle, comme il convient à un roi dans
l'intérêt général, d'après le principe que la charité est due au public aux
dépens du particulier. Sa fidélité aux pratiques de dévotion lui faisait
confondre l'accessoire avec le nécessaire, et l'éloignait d'assemblées, de
divertissements permis, qu'un prince intelligent met au nombre de ses
devoirs, ou au moins des convenances. On l'avait vu, un jour de l'Épiphanie,
refuser après les offices de paraître à un bal de Marly, pour ne pas profaner
une si grande fête ; une autre fois refuser d'accompagner le Dauphin au
spectacle, quand une complaisance bien placée
eût été une aimable vertu[12]. Çà et là, il
lui échappait des paroles qui semblaient être la censure du roi. Fénelon
n'hésitait pas à lui reprocher une dévotion qui
se tournait à critiquer son grand-père[13]. C'est même par
ces inexpériences que s'explique en grande partie la défiance qu'il inspirait
par moments à Louis XIV et à madame de Maintenon, et qui retombait sur
Fénelon et Beauvilliers regardés comme ses inspirateurs. Quand on savait le
roi ainsi prévenu contre les défauts de son petit-fils, les adversaires
avaient beau jeu à les exploiter pour leurs intérêts. C'est dans la campagne
de 1708 que la rivalité éclata ouvertement, et contribua pour une part
sérieuse à augmenter les embarras publics. Le début de cette année fatale fut l'avortement d'une entreprise sur l'Écosse. L'acte de réunion de l'Angleterre et de l'Écosse en un seul royaume n'avait pas satisfait tous les Écossais. A en croire Berwick, une partie notable de la noblesse était prête à se soulever pour le fils de Jacques II. Quelques-uns des ministres de Louis XIV virent dans cette promesse une occasion d'enlever l'Écosse et l'Irlande à l'héritière de Guillaume III, de susciter aux Anglais une guerre civile, et de ravir aux alliés l'argent et les troupes de l'Angleterre[14]. Louis XIV y destina six mille hommes de débarquement et une escadre. Berwick ajoute que la menace parut redoutable aux Anglais, alors dépourvus de soldats dans leur ile ; la Banque royale de Londres faillit être ruinée par l'empressement des particuliers à venir retirer leur argent. Mais il aurait fallu le concours sincère de Chamillard, et du ministre de la marine, Pontchartrain fils. Le premier qui avait peur de Berwick l'écarta du commandement où semblaient l'appeler sa naissance et ses relations avec les Jacobites ; le second allégua sa pénurie pour ne pas. fournir les forces maritimes suffisantes. Le mauvais temps apporta une autre difficulté. Pendant que le prétendant était retenu à Dunkerque par les vents contraires, une flotte anglaise eut le temps de se rassembler. L'expédition, partie seulement le 17 mars, rencontra en vue d'Édimbourg un ennemi plus fort qu'elle. Si le comte de Forbin, commandant de l'escadre française, eût voulu risquer ses vaisseaux, le débarquement eût été possible ; il n'avait, dit naïvement Berwick, qu'à se faire échouer dans la rivière d'Édimbourg ; peut-être ses vaisseaux auraient été brûlés par l'ennemi, mais le prétendant aurait mis pied à terre, ce qui suffisait, avec l'assistance de la noblesse écossaise, pour assurer le succès de l'entreprise. Forbin ne poussa pas si loin le dévouement à Jacques III. Il n'apercevait d'ailleurs aucune réponse de la côte à ses signaux ; il ramena ses vaisseaux, non sans en perdre quelques-uns, à Dunkerque. Le premier essai du prétendant pour reconquérir l'héritage des Stuarts n'avait pas été brillant, il ne lui en resta que le nom de chevalier de Saint-George qu'il prit à cette occasion, et celui de Pretender que les Anglais lui donnèrent désormais[15]. Pour s'en dédommager, il demanda à servir comme volontaire dans l'armée française de Flandre[16]. En Flandre, la campagne précédente avait été bonne, si on la compare aux désastres de Ramillies, par la défensive de Vendôme qui avait empêché Marlborough de faire aucun progrès. Maintenant Louis XIV voulait reprendre vigoureusement l'offensive dans les Pays-Bas ; il y envoyait une belle armée de cent trente bataillons et de deux cent seize escadrons, et pour commandant supérieur, le duc de Bourgogne assisté de Vendôme ; il comptait sur la présence du jeune prince pour relever les esprits abattus par les malheurs précédents. Averti que le prince Eugène rassemblait une armée sur la Moselle, il avait prévu que cet ennemi se porterait au secours de Marlborough, ou que Marlborough irait rejoindre Eugène pour agir sur le Rhin ; en conséquence, il avait prescrit au duc de Bourgogne, et à Berwick chargé cette année de l'armée d'Alsace, de se tenir en communication permanente, et de s'envoyer à propos les renforts que les dangers de l'un ou de l'autre rendraient nécessaires[17]. De tous ces préparatifs, de toutes ces combinaisons, ne pouvait-on pas se promettre le succès ? Le plan aux Pays-Bas était de reporter les hostilités sur la Meuse, pour avoir des champs de bataille plus favorables à la cavalerie, soulager la Flandre, et éloigner l'ennemi des chemins qui menaient en France ; il parut d'abord réussir. Marlborough, refoulé dans le Brabant, ne put empêcher les Français de reprendre Gand et Bruges (5 et 6juillet) ; de simples détachements suffirent à ces exploits, et le bon accueil fait par les habitants aux vengeurs de Philippe V était comme une consécration de sa royauté par le consentement des populations. La consternation des autres villes invitait à les attaquer ; rien ne paraissait mieux indiqué que l'occupation d'Oudenarde pour ôter aux alliés leur unique passage sur le haut Escaut, et les couper des villes de la Lys, Courtray et Menin. Par malheur, Marlborough se dirigeait vers l'Escaut pour reprendre Gand ; Eugène avançait à marches forcées pour le rejoindre ; et si Berwick, conformément aux recommandations du roi, accourait de son côté vers le duc de Bourgogne, on ne pouvait, quelle que fût sa diligence, recevoir son assistance avant cinq ou six jours. Dans ces conditions, il ne convenait pas aux Français de s'attacher au siège d'une ville ; il fallait au plus vite repasser l'Escaut avant que Marlborough eût atteint ce fleuve, et le contenir dans le Brabant. Ici commencent les fautes, et la première fut de Vendôme. Trop confiant en ce qu'il croyait avoir d'avance sur l'ennemi, il perdit trois jours à boire et à dormir[18] ; et quand enfin l'armée commença à passer l'Escaut à Gavre, on apprit que Marlborough le passait déjà au-dessous et au-dessus d'Oudenarde sur des ponts qu'il avait eu le temps d'établir. Le duc de Bourgogne pressa la marche pour contrarier l'opération, mais il était trop tard. Lorsque la tête de l'armée française arriva à la portée d'Oudenarde, on trouva les ennemis déjà passés en si grand nombre que leurs débouchés étaient assurés ; et ils eurent le temps de s'y poster dans un terrain avantageux, formant une espèce d'amphithéâtre environné de ravins, de bois et de haies. On était si près les uns des autres, qu'il ne fut plus possible de reculer ; une affaire générale devenait inévitable[19]. Les fautes s'accumulèrent les unes sur les autres. Le combat se donna sans ordre et en détail, à mesure que les troupes françaises arrivaient, et tout devint combats particuliers sans nulle correspondance des uns avec les autres. L'infanterie ne put combattre que séparément ; la cavalerie était en grande partie réduite à l'inaction par la difficulté du terrain ; l'espace faisant défaut, il y eut plus de la moitié de l'armée qui restèrent témoins de la lutte, sans agir pendant six heures, comme on regarde l'opéra des troisièmes loges[20]. A entendre Vendôme, ses manœuvres, ses tentatives furent toujours contrariées par les officiers du duc de Bourgogne qui lui objectaient, pour ne pas agir, tantôt un ruisseau impraticable que les ennemis traversèrent pourtant sans dommage, tantôt des fossés qui n'existaient que dans leur imagination. La valeur la plus héroïque sans ensemble devait être impuissante contre les combinaisons des alliés ; l'infanterie française, inférieure pour le tir[21], peu pourvue de munitions, et sans cavalerie pour la soutenir, était toujours ramenée par un feu plus habile et mieux nourri et par une cavalerie plus libre ; sept fois elle s'avança contre les positions ennemies, un moment elle poussa jusqu'à une demi-lieue, et sept fois elle fut refoulée. Elle allait être débordée de toutes parts, quand la nuit arrivant mit fin au combat ; il durait depuis trois heures de l'après-midi (11 juillet 1708). Il avait été sanglant, un des plus rudes de la guerre, mais il n'était pas décisif. La perte de l'ennemi égalait celle des Français : trois mille hommes selon les évaluations les plus probables. Les Français n'avaient perdu ni artillerie, ni drapeaux, ni étendards, ni bagages[22]. Plus de cinquante de leurs bataillons et près de cent quatre-vingts escadrons, qui n'avaient pas donné, étaient intacts et en état de reprendre la lutte. Vendôme était d'avis de ne pas quitter le champ de bataille, et de recommencer le lendemain. Cet avis, pour avoir été soutenu avec emportement et en termes insolents contre le duc de Bourgogne, n'en est pas moins encore aujourd'hui jugé comme le meilleur par les hommes du métier. Il ne fut pas du goût des officiers généraux qui opinèrent pour la retraite immédiate. Vendôme avait commis la première faute en tardant à passer l'Escaut, le duc de Bourgogne en commit une aussi grave en se laissant entraîner par les officiers généraux à ordonner la retraite. C'est alors que commença la vraie déroute. Une partie des troupes découragées se dissipa dans diverses directions, les unes vers Tournay, les autres vers Lille, d'autres vers Ypres ; pour ces trois villes seulement Berwick en compte neuf mille. En même temps Marlborough, qui ne songeait qu'à se retrancher sur le terrain conquis, voyant ses adversaires lui céder la place, expédia des partis à leur poursuite, qui ramenèrent des prisonniers nombreux, neuf mille encore selon Berwick, dont trois cents officiers et quelques officiers généraux. Le gros de l'armée marcha toute la nuit travers beaucoup d'inquiétudes et de dangers pour les princes ; arrivé sous Gand, on se retrancha comme des vaincus derrière le canal de Gand à Bruges. Cet événement, dit un historien militaire[23], changea bien la face des affaires. Avec une armée fort supérieure nous nous trouvâmes réduits à une défensive timide et difficile. Elle fut difficile surtout par le défaut d'accord des généraux français, et le peu de concert de leurs opérations. Le prince Eugène avait assisté et pris part de sa personne à la bataille d'Oudenarde, sans son armée à qui il avait dû laisser le temps de se rassembler derrière lui sous Bruxelles et Louvain. Son projet était de la réunir sans délai à celle de Marlborough pour entamer, à efforts communs, le territoire français, et prendre une ville de la frontière de France, Ypres, Tournay, Mons ou Lille. Pendant que les deux alliés poursuivaient inflexiblement ce plan de jonction, les troupes françaises restaient dispersées à de grandes distances, et ne savaient pas convenir d'opérations communes. Le duc de Bourgogne demeurait sous Gand dans la pensée, également partagée par la cour, que tant que l'on conserverait Gand et Bruges, l'ennemi serait impuissant à assiéger une ville française ou à s'y maintenir après l'avoir prise[24]. Berwick, arrivé quelques jours après la bataille, n'avait pas rejoint le duc de Bourgogne ; il avait cru plus pressé de mettre en état de résistance les villes françaises qui paraissaient menacées, et d'y répartir une bonne partie de ses bataillons. Grâce à cette séparation des deux armées, et à cet affaiblissement de celle de Berwick, Marlborough s'enhardissait à lancer des partis sur l'Artois et la Picardie, pour y établir la contribution. Ces ravageurs brûlèrent un faubourg d'Arras, parurent à Lens, pénétrèrent jusqu'à Doullens, Péronne, Saint-Quentin. L'Artois subit une imposition de 1.700.000 livres, que Louis XIV autorisa ses sujets à payer pour éviter d'être brûlés[25]. On ne sut pas davantage rompre le plan de jonction des ennemis. Outre le nombre suffisant de troupes pour le siège d'une grande ville, il manquait à Marlborough l'artillerie et les munitions. Eugène, qui les rassemblait à Bruxelles, avait à craindre, pour les transporter à leur destination, de se heurter contre les Français. Berwick, par deux fois, proposa la réunion de son armée avec celle du duc de Bourgogne, et une marche d'ensemble vers la Dender pour surprendre et disperser les convois, ou couper les deux armées ennemies, retenir Eugène dans le Brabant, et empêcher Marlborough d'y rentrer. La première fois, Vendôme objecta que sa position à Gand était bonne, que les menaces de siège n'étaient qu'une feinte pour le déposter ; il ne remua pas ; la seconde, il affecta de craindre pour Bruges, s'il s'éloignait de Gand ; il ne remua pas davantage. Les convois passèrent ainsi librement ; le dernier était composé de soixante-dix pièces de vingt-quatre livres de balle, de plusieurs autres de seize et de douze livres, de soixante mortiers, de cinq mille chariots chargés de munitions. Ces masses arrivèrent de Bruxelles à Menin, avec le secours des rivières dont les Français tenaient tous les passages, entre leurs deux armées restées immobiles. Le 15 mit Lille était investie. On a rapporté ces résultats fâcheux, comme d'autres misères du siège de Lille, à l'antipathie réciproque de Berwick et de Vendôme[26]. Berwick ne cache pas qu'il n'aimait pas la supériorité que Vendôme s'était fait accorder par le roi sur les maréchaux[27]. Mais cette pique de vanité n'était pour rien dans la dernière mésaventure. Berwick ne pouvait pas avec une petite armée attaquer seul les forces réunies des alliés ; c'était l'armée de Bourgogne ou de Vendôme qui avait failli en négligeant d'exécuter le plan de Berwick. Lille, dont on avait prévu le danger depuis plus d'un mois, n'était pas surprise ni dépourvue de moyens de résistance. La garnison était forte depuis les renforts introduits par Berwick ; sa citadelle était un des chefs-d'œuvre de Vauban. Le vieux maréchal de Boufflers, gouverneur de Flandre, avait sollicité l'honneur de défendre la capitale de son gouvernement. Il avait réparé les fortifications, ajouté de nouveaux ouvrages, et assuré les approvisionnements. Les magistrats de la ville et les habitants ayant tenu à le seconder, deux mille hommes de milice bourgeoise, distribués en quatre régiments, partageaient les travaux de la garnison. Mais les ressources des assiégeants étaient grandes. Eugène conduisait les attaques avec cinquante-deux bataillons ; Marlborough se tenait en observation avec soixante-douze bataillons et cent vingt-quatre escadrons. Il ne convenait pas de laisser les assiégés à eux-mêmes ; une armée de secours était indispensable. Louis XIV ordonna au duc de Bourgogne de rallier l'armée de Berwick et de marcher au secours de Lille. Aussitôt les incertitudes, les rivalités d'opinions, recommencèrent. Le duc de Bourgogne était d'avis de marcher sans perdre de temps. Vendôme au contraire croyait utile de laisser l'infanterie des ennemis s'émousser au siège ; Lille pouvant tenir plus de trois semaines, ce délai suffisait bien à préparer la délivrance. A mesure qu'on avança, et quand on eut rallié Berwick, les sentiments changèrent des deux côtés ; on agita divers projets qui retardèrent la marche. Lorsque enfin on fut arrivé à Mons-en-Puelle et qu'on eut considéré la position des ennemis, ce fut Vendôme qui demanda l'attaque immédiate, ce furent le duc de Bourgogne et Berwick, de concert avec la plupart des lieutenants généraux, qui s'y opposèrent. Vendôme, furieux, écrivit au roi que la bonne volonté de son armée devenait inutile par les conseils du maréchal de Berwick et de plusieurs lieutenants généraux, et demanda son congé. Berwick écrivait à Chamillard : Il est triste de perdre Lille, mais il est encore plus triste de perdre l'unique armée qui nous reste, ou qui puisse arrêter l'ennemi après la perte de Lille. Entre deux sentiments si opposés, le duc de Bourgogne décida qu'il convenait de les soumettre au roi, et d'attendre ses ordres. Louis XIV, par un instinct tout français, ne cessait dans ses lettres de pousser à l'action au risque d'un mauvais succès : Ce mauvais succès, disait-il à son petit-fils, serait moins déshonorant pour votre personne et pour l'armée que la démarche de ne vous être approché des ennemis que pour leur voir prendre Lille. Il lui fut donc fort désagréable d'apprendre que ses ordres étaient encore ajournés, et qu'il avait à se prononcer de nouveau. Il expédia sans délai Chamillard en Flandre pour signifier sa volonté, et pourtant vérifier la situation et se conformer aux mesures qu'elle exigerait. Le résultat de l'enquête fut triste. Le débat en présence du ministre n'aboutit qu'à lui faire reconnaitre qu'il était trop tard, que le temps perdu dans les marches antérieures avait profité aux ennemis pour perfectionner leurs retranchements. Comme le roi exigeait une bataille, on tenta un simulacre d'attaque pour démontrer qu'il était impossible d'attaquer. On se porta de Mons-en-Puelle à Pont-à-Marck avec des allures d'agression. Peut-être l'ennemi se voyant menacé suspendrait-il le siège pour ne veiller qu'à sa défense ; peut-être cette suspension, à l'approche de la mauvaise saison, le réduirait-elle à abandonner ses travaux. Pauvre espoir ! On ne découvrit aucun chemin sûr pour l'aborder, et l'essai du canon sur ses retranchements démontra leur solidité. Vendôme lui-même déclara qu'il renonçait à tout acte de vigueur, et le roi se résigna[28]. Si le secours de Lille par une bataille était décidément impossible, il convenait de le tenter par d'autres moyens ; celui d'introduire des renforts dans la place fut reconnu impraticable ; on trouva plus raisonnable de faire la guerre aux convois de munitions et de vivres, principale ressource des assiégeants, dont la privation les réduirait à la retraite. Des mesures furent prises pour fermer l'Escaut de Tournay à Oudenarde et les routes d'Ath et de Bruxelles. Cette manœuvre échoua comme les autres. Une flotte venait de débarquer à Ostende des troupes anglaises, et une grande quantité de munitions (22 septembre 1708). Marlborough, qui en avait grand besoin, envoyait pour les recevoir sept cents chariots avec cinq mille hommes d'escorte, et en disposait dix mille autres sur le chemin. Leduc de Bourgogne, persuadé que de ce convoi dépendait le sort de Lille, expédia pour l'arrêter le comte de Lamothe. Lamothe était un maladroit qui allait devenir célèbre par son incapacité même. Il ne fut pas averti du départ du convoi ; quand il connut la vérité, il voulut courir après ; à Wynendal il rencontra entre deux bois des troupes qui lui étaient inférieures en nombre ; il les attaqua si sottement qu'il fut battu. Il s'en excusa, il est vrai, par la désobéissance et la lâcheté de son infanterie qui avait fait feu au lieu d'user de la baïonnette, et avait pris la fuite à la première décharge de l'ennemi, mais le convoi passa et arriva à Menin où Marlborough le reçut comme un gage de la prise de Lille (29 septembre 1708). On ressentit vivement à Versailles l'affront et les conséquences de cet échec. Il n'est pas naturel, écrivait Chamillard à Berwick[29], qu'étant (vous) maître du pays et des places avec une armée du moins égale à celle des ennemis, ils fassent passer tous leurs convois et prennent Lille sans que le duc de Bourgogne y forme aucun obstacle. Le public peu charitable en attribue la cause au peu d'accord qui est entre M. de Vendôme et vous. Un seul homme, à ce moment, soutenait l'honneur des armes françaises et commandait le respect et l'admiration à tous. Le vieux Boufflers, jeune encore d'activité, de vigilance, de force et de bravoure, étonnait à la fois les habitants de Lille par ses soins paternels, les soldats par sa présence à tous les dangers, les assiégeants par la vigueur indomptable de sa résistance. Il avait établi une sage distribution de vivres, pain, vin, viande, qui garantit jusqu'à la fin le nécessaire à chacun ; lui-même il vivait comme les soldats. Il ne se couchait pas ou dormait tout habillé ; une fois, après une blessure à la tête, il refusa de se laisser soigner pour ne perdre, disait-il, ni forces, ni temps ; il fallut une sorte d'émeute de la population et des soldats pour le décider à garder la chambre vingt-quatre heures. Harcelé par le prince Eugène, le plus entreprenant des ennemis, il rendait coup pour coup. Sorties fréquentes, grands combats contre les tentatives d'assaut, retours acharnés contre tous les progrès des assiégeants, aucun effort, aucun sacrifice ne le lassa depuis le 15 août jusqu'au 23 octobre. Tout fut disputé pied à pied tant que chaque pouce de terre le put être[30]. La nuit on réparait aux remparts les brèches de la journée ; quand des pans entiers de murs eurent été abattus, on les remplaça par de gros arbres et des grilles de fer. A quelques jours de distance, si l'on n'avait pu le faire plus tôt, on revenait sur les positions perdues pour les reprendre. Il se livra quinze grands combats, sept entre autres pour la défense du chemin couvert ; dans un, Eugène fut blessé si grièvement à la tète, qu'il dut pendant quelques jours se laisser remplacer par Marlborough, et que, à Versailles, on le disait trépané[31] ; dans un autre, cinq mille ennemis restèrent morts. On évalue à dix mille blessés et à dix-huit mille morts les pertes des assiégeants pendant les trois mois. Un renfort inespéré était venu fort à propos, le 28 septembre, fortifier la constance de Boufflers ; un chevalier de Luxembourg avait réussi par une ruse hardie, à la faveur d'un déguisement, à introduire dans la place deux mille cavaliers, deux mille fusils et quarante milliers de poudre[32] ; et ce chevalier, fidèle à son succès, figurait à la tète des plus intrépides défenseurs. Le 10 octobre encore, après quatre attaques inutiles sur le chemin couvert, les assiégeants culbutés par quatre cents dragons, ne paraissaient pas plus avancés que le premier jour. Mais si la vaillance de Boufflers n'avait pas de bornes, il ne pouvait se dissimuler à lui-même que les ressources matérielles étaient bien près de lui faire défaut. De sa garnison de dix mille hommes, il ne lui en restait plus que cinq mille cinq cents, et à peine quarante milliers de poudre. C'était peu pour continuer à défendre une aussi vaste étendue de remparts d'ailleurs entamés profondément. Il considéra qu'il pourrait au moins tenir encore dans la citadelle seule, et c'était aussi l'avis du roi, et arrêter assez longtemps les assiégeants pour donner à une armée de secours mieux inspirée le loisir d'arriver à son aide et de le délivrer par une diversion heureuse. Il offrit donc de capituler pour la ville seule, si on lui faisait des conditions honorables. J'accorderai tout ce qui sera compatible avec mon devoir, répondit Eugène, plein de respect et d'admiration pour les grands mérites du vaincu. Boufflers fut libre de renvoyer dans les villes françaises ses malades, ses blessés, les cavaliers du chevalier de Luxembourg, de transporter tout ce qu'il pourrait dans la citadelle et d'y continuer la résistance (23 octobre 1708). Toutefois il ne voulut rien décider sans le consentement du duc de Bourgogne, commandant supérieur de l'armée de Flandre ; il lui fit porter le projet de capitulation. Le duc de Bourgogne campait alors à Tournay ; quand arriva l'envoyé de Boufflers, il jouait à la paume, son jeu favori ; malgré l'urgence de l'affaire, il continua sa partie au grand étonnement de tous les assistants, et, seulement quand elle fut finie, il prit connaissance du message, et y répondit par son approbation et force louanges pour Boufflers. Il était loin, le pauvre jeune prince, d'en mériter autant pour lui-même. Inexpérience, enfantillage, ou insensibilité aux malheurs publics, de quelque nom qu'on qualifie cette conduite dans un général en chef, elle ne pouvait que fournir de nouvelles armes à ses ennemis qui en usèrent, et l'historien la croirait forgée par la haine de parti, si elle n'était attestée avec insistance par Saint-Simon qui la déplore[33]. On ne consentait pas encore à regarder la campagne comme finie ; on ne désespérait pas d'une revanche ; il en coûtait trop de s'arrêter sur une défaite. Puisque Boufflers croyait possible la continuation de la résistance, il n'y avait qu'à le seconder par quelque entreprise énergique. On agita différents avis : barrer l'Escaut à Marlborough, et intercepter les convois dont les alliés tiraient toute leur force, et qu'ils ne pouvaient recevoir que par Ostende ; menacer quelque grande ville des Pays-Bas, Bruxelles par exemple, pour attirer à son secours les troupes engagées devant la citadelle de Lille ; l'électeur de Bavière poussait même la simplicité jusqu'à s'imaginer que les habitants de Bruxelles, à son arrivée, accourraient en foule auprès de leur ancien gouverneur. Toutes ces combinaisons échouèrent. Bruxelles ne se laissant pas surprendre, il fallut en préparer le siège. A cette nouvelle, Marlborough et Eugène, avec le gros de leurs troupes, passèrent l'Escaut malgré les fanfaronnades de Vendôme et à son insu, et avancèrent rapidement dans la direction de Bruxelles. Le choc fit reculer l'armée du duc de Bourgogne des environs de Tournay à Douai ; quant à l'électeur il se retira de Bruxelles avec tant de précipitation qu'il abandonna son canon, ses munitions de guerre et de bouche, tous ses blessés et malades. Boufflers seul, quoique toujours investi, faisait une fière et utile contenance. Alors le roi perdit patience. On pourrait appeler cette année l'année des fautes ; après celles de Vendôme, de Bourgogne, de Berwick peut-être, le roi en ajouta une qui leur servit de complément parce qu'elle consacra leurs conséquences[34]. La citadelle de Lille tenait toujours ; les alliés étaient rassemblés en corps d'armée fort rapprochés les uns des autres. Le roi envoya au duc de Bourgogne l'ordre de séparer ses troupes pour leur donner le repos qu'elles avaient bien mérité. Il. recommandait bien de garnir les villes importantes, et en particulier Gand et Bruges, mais il n'eût pas été moins utile d'en protéger les approches par des campements qui leur auraient servi de premiers remparts ; c'était l'avis de Vendôme, et cette fois Berwick le trouve bon sans hésiter. Le roi passa outre ; le 8 décembre la séparation était faite et les ducs de Vendôme et de Bourgogne étaient immédiatement rappelés à la cour. Le lendemain la citadelle de Lille capitula ; ce résultat était prévu ; mais ce que le roi n'avait pas voulu entendre apparut dans sa triste réalité ; le vainqueur se trouva le maitre du pays, libre de manœuvrer et d'entreprendre à son gré. Il n'y avait plus de corps d'armée français pour lui disputer le chemin. Sans hésiter, il se porta sur Gand, la ville qui, par sa situation, était la clef des rivières et des canaux et la route de ses convois. Dès le 13, Marlborough parut devant Gand ; Eugène, le 18, compléta l'investissement. Le malheureux Lamothe était chargé de la défense ; it avait une belle garnison, il croyait surtout avoir pourvu à tous les besoins par des approvisionnements. Déconcerté par la vigueur de l'attaque, il se vit déjà prisonnier de guerre s'il s'obstinait à irriter l'ennemi. Il capitula avec les honneurs de la guerre le 30 décemb.re. Bruges fit comme Gand dans la nuit du ter au 2 janvier. Comme tout venait à point aux alliés ! Trois jours après commença l'hiver de 1709, qui allait rendre impossible tout campement au dehors, tout remuement de terre, toute opération militaire, et qui les força eux-mêmes à séparer leurs troupes. La rémunération que le roi assigna aux principaux auteurs des événements de la campagne parait assez justement proportionnée. Il disgracia véritablement Vendôme, lui retira les honoraires de général d'armée, et l'éconduisit successivement de Marly et de Meudon. Le duc de Bourgogne fut épargné. Il était, de l'aveu de Fénelon, fort décrédité auprès des militaires par ses jeux indécents, sa paresse à mon ter à cheval, ses hésitations à prendre un parti. Il s'était fait tort à se tenir renfermé au lieu de se communiquer aux officiers et aux soldats, à ne pas garder le secret de ses délibérations[35]. La cabale de Meudon avait tout exploité, jusque dans les gazettes, pour l'étouffer au moins sous le ridicule. Il échappa cependant par l'art de sa femme et de Fénelon. La petite duchesse, par Mme de Maintenon, avait tenu le roi en garde contre ces accusations. Quoiqu'elle eût peu de goût pour la personne de son mari[36], elle comprenait qu'elle n'était rien sans lui, et que sauvegarder l'importance de l'un c'était sauvegarder l'importance de l'autre. Fénelon avait de plus donné à son élève le conseil d'aborder franchement le roi, d'avouer ses fautes, mais aussi de mettre en lumière tous les obstacles qu'une cabale ennemie lui avait suscités. Il suivit cette marche et s'en trouva bien ; il reçut la promesse d'un commandement pour l'année suivante. De récompenses, il n'en pouvait être question que pour un seul homme. Boufflers occupait alors l'admiration générale. Les honnêtetés des ennemis avaient précédé les faveurs du roi. Le prince Eugène, après la capitulation, avait tenu à honneur de faire le premier visite au maréchal. Il l'avait placé à côté de lui pendant le défilé, l'avait reçu à sa table avec les officiers généraux et leur avait fourni des voitures pour se rendre à Douai. A Versailles, le roi déploya envers Boufflers toutes les délicatesses de cette grâce où il excellait, et qui fascine quelquefois jusqu'à Saint-Simon. Il lui laissa le choix des récompenses. Le maréchal se défendant de rien demander, de rien désirer : Voici, lui dit-il, ce que j'ai pensé ; je vais vous le dire afin de savoir ce que je pourrais y ajouter pour vous satisfaire. Je vous fais pair, je donne à votre fils la survivance du gouvernement de Flandre, et j'y joins pour vous les grandes entrées qui sont celles des premiers gentilshommes de la Chambre[37]. Le maréchal tomba à genoux en se déclarant comblé, et dans cette cour si envieuse il n'y eut personne qui trouvât la faveur supérieure au mérite. La France entière y applaudit comme à une réparation de son honneur. lin rayon de sa vieille gloire lui apparaissait dans l'éclat du défenseur de Lille, qui attestait qu'en dépit des humiliations et même des fautes, elle était toujours la mère des grands hommes, la terre de la vaillance et du désintéressement. La campagne n'avait pas été également malheureuse sur tous les points. En Espagne, le duc d'Orléans avait fort avancé la soumission de la Catalogne par la prise de Tortose, de Balaguer et autres bourgs fortifiés, pendant que son lieutenant le chevalier d'Hasfeld occupait Denia et Alicante dans le royaume de Valence. Mais un fâcheux soupçon s'élevait contre lui, d'avoir combiné avec les seigneurs mécontents et les Anglais un projet de démembrement de la monarchie espagnole qui le constituerait lui-même roi de trois provinces[38]. La défiance de ce complot, dont la moitié au moins a été confirmée par ses aveux à Saint-Simon et à Louis XIV, rendait bien difficile son retour en Espagne. Du côté des Alpes, Villars avait soutenu, sans trop de dommages, une défensive laborieuse contre l'insatiable ardeur de Victor-Amédée à envahir le territoire français. S'il avait perdu Exilles et Fenestrelle, il avait conservé la Savoie et forcé son adversaire à s'éloigner de Chambéry en incendiant les moissons de ses sujets. Mais ce qui devenait vraiment considérable, c'était l'usage que l'Empereur faisait de sa victoire en Italie, et son projet évident de rendre à l'empire germanique son ancienne étendue, et à la maison de Habsbourg sa prépondérance, sous couleur de préserver l'Europe de la domination française. A la suite de la conquête de Naples, Joseph Ier avait mis la main sur les États de Mantoue, comme sur un fief échu au suzerain par la révolte et la défaite du vassal. Il lui fallut en abandonner une partie, le Montferrat, au duc de Savoie, à titre de fief impérial, sans quoi Victor-Amédée, las d'attendre son salaire, menaçait de quitter la coalition ; mais il s'adjugea le reste, le Mantouan proprement dit, qui est demeuré depuis ce temps propriété autrichienne. Au mois de juin 1708, par un décret promulgué à la diète de Ratisbonne, il notifia à l'Italie sa volonté de rétablir au delà des Alpes l'ancienne autorité impériale des Othon et des Barberousse. Il entendait reprendre, dans cette contrée, tous les fiefs usurpés, examiner l'aliénation des autres. Il déclarait abusif l'hommage de Naples et de la Sicile au Saint-Siège, niait au pape le droit de nommer aux évêchés et autres bénéfices dans ce royaume, et sommait le souverain pontife de faire raison au duc de Modène des usurpations dont se plaignait ce prince. C'était sa vengeance contre Clément XI, qui, dans l'affaire de la succession d'Espagne, en évitant de se prononcer ouvertement pour Philippe V, avait encore moins servi les intérêts de l'archiduc Charles ; et telle est aussi la mesure, la valeur réelle du prétendu dévouement de l'Autriche à la papauté ; respectueuse, filiale même quand elle trouve son compte temporel à rallier autour d'elle les catholiques ; hostile et prête à toutes les violences quand le Saint-Siège se rencontre comme un obstacle sur son chemin. Le pape s'émut ; il invita les princes d'Italie à considérer le danger qui les menaçait, à former une ligue pour leur défense. Il pressa Louis XIV d'y entrer, et obtint que le maréchal de Tessé fût envoyé en Italie pour sonder les dispositions des princes. Il fit des levées dans le comtat Venaissin, fortifia plusieurs places, et put croire un moment que ses forces lui suffiraient ; il n'y avait alors qu'un petit nombre d'Impériaux dans l'Italie centrale, la masse était dans les Alpes à combattre pour Victor-Amédée contre Villars. L'accueil fait à Tessé par Gènes, Venise, Florence, semblait aussi promettre des alliés ; Venise surtout, qui avait tant favorisé les entreprises de l'Autriche, en devait être d'autant plus aux regrets qu'elle était maintenant la plus menacée. Ces apparences furent entièrement démenties à la fin de la campagne. L'Empereur s'était d'abord occupé de conquérir pour sa maison l'île de Sardaigne (août 1708). Quand il fut maitre de cette province espagnole, et les Anglais, ses alliés, de Minorque et Port-Mahon, le fort de la guerre retomba sur l'État ecclésiastique. Les Impériaux, revenus des Alpes, y eurent sans peine la supériorité du nombre ; les alliés manquaient au pape ; Gênes seule avait armé pour sa défense ; les autres États, gagnés par le marquis de Prié, agent de l'Empereur, s'étaient bien gardé de provoquer un ennemi à qui tout semblait réussir[39]. Pendant que les troupes pontificales, abandonnées à elles-mêmes, ne pouvaient soutenir aucune lutte sérieuse, les Impériaux levaient à leur gré des contributions, et vivaient à la tartare aux dépens du pays. Le pape fut réduit par les plaintes de ses sujets autant que par les menaces de ses ennemis, à admettre dans Rome le marquis de Prié et à entrer en négociations avec lui. Sur ces négociations il n'y avait pas d'équivoque : l'Empereur exigeait avant tout que le pape reconnût la royauté de Charles III en Espagne. En vain Tessé essaya, par l'ironie plus que par le raisonnement, de prouver qu'il ne fallait pas meure la crainte de la place de la religion, de l'honneur et de la justice[40]. La royauté de Philippe V n'était pas un dogme, ni un droit divin, qui engageât la conscience, et pour lequel le chef de l'Église dût mourir ; ce n'était qu'un fait soumis, comme tout ce qui est humain, aux vicissitudes et aux nécessités des temps. Clément XI voyait Ferrare et le fort Urbin bloqués, ses côtes menacées par les flottes alliées, ses États livrés aux exécutions militaires du plus fort ; il avait le couteau sous la gorge ; il céda, et reconnut Charles III pour roi en Espagne ; il s'engagea à désarmer, à ne garder que cinq mille hommes dont cinq cents cavaliers, et à laisser le passage libre par ses États aux troupes impériales. L'Autrichien joignit l'insolence à l'oppression ; il n'eut pas même la pudeur d'exécuter pour sa part le traité, ni de respecter l'humiliation du vaincu. Prié laissa continuer encore quelque temps les ravages des Impériaux ; et quoique le pape eût défendu expressément, dans cette calamité, tout spectacle et tout plaisir dans Rome, il se permit de donner la comédie et un bal dans son palais, sous prétexte qu'engagé envers les dames il ne pouvait manquer à sa parole. En quatre mots, l'Espagne réduite pour toute possession extérieure à la Sicile, la domination impériale rétablie en Italie, la suprématie anglaise sur la Méditerranée consolidée par la conquête de Minorque, et le territoire français entamé par la perte de Lille, tel était le règlement des comptes de l'année 1708. |
[1] Saint-Simon, tome IV, page 438.
[2] Fénelon, Examen de conscience, paragraphes XX et XXXIV.
[3] Fénelon, Mémoires particuliers, en 1711, après la mort du Dauphin, lorsque le duc de Bourgogne semble déjà toucher au trône.
[4] Saint-Simon, ses tête-à-tête avec le Dauphin, tome VI, chapitres vin et suivants.
[5] Mémoires du marquis de Saint-Philippe ; Combes, Histoire de la princesse des Ursins, chapitre XX.
[6] Fénelon, au duc de Chevreuse, 3 décembre 1708 : On ruine et on hasarde la France pour l'Espagne ; il ne s'agit plus que d'un point d'honneur qui se tourne en déshonneur s'il est mal soutenu. Ni le roi, ni Monseigneur, ne peuvent venir défendre la France...
[7] Madame de Caylus (Souvenirs) en réfutant ce soupçon, atteste au moins son existence.
[8] Mémoires de Noailles.
[9] En 1710, Mémoires, tome V, page 202.
[10] Lettres de Maintenon au duc de Noailles, 1706 : La duchesse de Bourgogne est souffrante et soumise à des remèdes. Monsieur son mari est furieux ; on ne peut appeler autrement la passion qu'il a pour elle ; et je ne crois pas qu'on en ait vu une si désagréable pour celle qui la cause et pour les spectateurs... Les remèdes les empêchent de vivre ensemble et de là en partie la fureur dont je vous parle.
Saint-Simon, en 1710, discours cité plus haut :
Il serait à désirer que lui (à la duchesse) donnant tout le temps a dont tous deux doivent être contents et si jaloux, et qu'ajoutant leur entier particulier un milieu plus compassé entre la gravité et la bonté, la liberté des prévenances et des familiarités usurpées se continssent sur son propre exemple, et lui fissent rendre par les jeunes dames le respect qu'elles lui doivent en tout lieu et en tout temps, et dont nulle gaieté n'excuse qui en sort ni qui l'endure.
Fénelon, 15 février 1711, au duc de Chevreuse : On dit qu'au lieu de s'être attaché à elle par raison, par estime, par vertu, par fidélité à la religion, il parait l'être par passion, par faiblesse et par entêtement, en sorte qu'il fait mal ce qui est bien en soi.
[11] Fénelon lui écrivait : Enfant de saint Louis, imitez votre père... La piété n'a rien de faible, ni de triste, ni de gêné : elle élargit le cœur ; elle est simple et aimable ; elle se fait tout à tous pour les gagner tous. Le royaume de Dieu ne consiste pas dans une scrupuleuse observation de petites formalités ; il consiste pour chacun dans les vertus propres à son état. Un grand prince, etc.
Ailleurs (instructions pour M. le duc de Bourgogne adressées à Beauvilliers) : Je rends grâce à Dieu de ce qu'il lui a donné ce courage pour ne pas rougir de l'Évangile. Il est essentiel qu'un prince de son rang fasse publiquement des œuvres qui excitent les hommes à glorifier le Dieu qu'ils adorent...
Mais on prétend que M. le duc de Bourgogne va au delà des œuvres nécessaires pour éviter tout scandale, et pour vivre avec régularité en chrétien. On est alarmé de sa sévérité contre certains plaisirs, on s'imagine même qu'il veut critiquer les autres, et les former selon ses vues scrupuleuses. — En écoutant de tels discours, j'ai compté sur l'exagération du monde : on appelle souvent excessif en piété ce qui est à peine suffisant ; mais je craindrais d'un autre côté que le prince ne la tournât un peu trop aux pratiques extérieures, qui ne sont pas d'une nécessité absolue.
[12] Fénelon, Instructions pour le duc de Bourgogne, adressées à Beauvilliers.
[13] Fénelon au duc de Chevreuse, 7 avril 1710.
[14] Lettre du duc de Chevreuse à Fénelon, 9 avril 1709.
[15] Saint-Simon, tome IV. Dangeau, 3 avril 1708.
[16] Mémoires de Berwick, an 1708, à la fin.
[17] Pelet, tome VIII : lettre du roi à Vendôme, 29 mai 1708.
[18] Mémoires de Noailles.
[19] Général Pelet, tome VIII. Nous croyons plus sûr d'emprunter textuellement l'exposition de ces faits à un homme du métier.
[20] La comparaison est de Vendôme, dans la lettre écrite au roi pour sa justification.
[21] C'était une préoccupation de Louis XIV, même avant l'ouverture des hostilités : lettre du roi à Vendôme, 20 mai 1708 : Pelet, tome VIII.
[22] Relation de d'Artagnan : Pelet, tome VIII, page 386.
[23] Pelet, tome VIII, page 38.
[24] Voir sur ce sujet les lettres de Louis XIV, de Bergeyck, dans Pelet, tome VIII, pages 397 et suivantes.
[25] Louis XIV au duc de Bourgogne, 30 juillet 1708.
[26] Vendôme, prince légitimé, n'était pas maréchal de France ; Louis XIV lui avait refusé la dignité de maréchal-général. Mais, en récompense de ses services, après la bataille de Calcinato, il lui avait accordé le droit de donner le mot aux maréchaux. Berwick ne se soumit à cette obligation que par un ordre formel du roi et pour une fois seulement.
[27] Mémoires de Berwick, année 1708.
[28] Mémoires de Berwick : Pelet, tome VIII.
[29] Pelet, tome VIII, page 466.
[30] Saint-Simon.
[31] Dangeau, 5 octobre 1708.
[32] Pelet, tome VIII, page 107.
[33] Saint-Simon, tome IV, chapitre XX, page 239.
[34] Mémoires de Berwick : Ainsi finit cette campagne d'autant pins malheureuse qu'elle ne devait pas l'être. Il fallut, pour la rendre telle, que nous fissions sottise sur sottise ; et malgré tout cela, si l'on n'avait pas fait la dernière, on aurait eu beau jeu l'année d'après.
[35] Correspondance de Fénelon, lettres au duc de Bourgogne et au duc de Chevreuse, septembre et octobre 1708.
[36] Il faut bien citer ici le texte d'un ami dévoué, de Saint-Simon, qui mérite d'être cru par son attachement. Cela dérange un peu des idées toutes faites, mais l'histoire ne doit se proposer que la vérité : Je ne crois pas qu'elle eût du goût pour la personne de monseigneur le duc de Bourgogne, ni qu'elle ne se trouvât importunée de celui qu'il avait pour elle. Je pense aussi qu'elle trouvait sa société pesante et d'un avenir qui le serait encore plus. Mais parmi tout cela elle sentait le pris et l'utile de son amitié, et de quel poids serait un jour sa confiance. Elle n'était pas moins touchée de sa réputation, d'où dépendait son poids pendant bien des années. Saint-Simon, tome IV, page 196.
[37] Dangeau, 16 décembre 1708.
[38] Voir Combes, Histoire de la princesse des Ursins. Ce complot, que les amis du duc d'Orléans affectent de représenter comme une invention de la haine de Mme des Ursins contre le prince, est clairement et heureusement discuté et élucidé dans le chapitre XXVIII.
[39] Pelet, Mémoires militaires, tome VIII.
[40] Lettres de Tessé, recommandées par Saint-Simon comme pièces curieuses.