I. L'année 1704 commence par des succès. - L'archiduc Charles en Portugal ; impuissance des alliés en Espagne. - Le duc de Savoie resserré dans le Piémont. - Commencement des revers : Prise de Gibraltar par les Anglais ; désastre des Français à Hochstett ; toute l'Allemagne perdue. - A la fin de l'année, Berwick contient encore les Portugais ; Vendôme bat le duc de Savoie ; première soumission des Camisards par Villars[1]. Comme par une dérision de ce que les hommes appellent la fortune, l'année 1704, qui allait inaugurer les désastres de la France, commença par des succès. L'archiduc Charles le premier éprouva qu'il n'était pas sage de se fier sans réserve aux forces de ses alliés, aux assurances de ses partisans. Il était parti de Vienne, dès le mois d'octobre, sans aucune ressource, sans aucun appareil de grandeur. On aurait pu d ire de lui : Paupere tecto missus in imperium magnum. Il comptait sans doute, selon le mot de son père à Villars, qu'il n'aurait guère d y mettre du sien, et que l'Europe lui fournirait les troupes et l'argent nécessaires pour reprendre son trône d'Espagne. Et, en effet, depuis quatre mois il ne vivait que d'hospitalités. Ce fut l'électeur palatin, son oncle maternel, qui paya la dépense de son voyage de Vienne à La Haye ; ce fut la reine d'Angleterre qui, à la prière de l'Empereur, lui donna une garde-robe, une vaisselle d'argent, une maison conforme à sa dignité. Les éléments seuls avaient paru moins bien disposés pour lui. Des tempêtes terribles, dont les détails remplissent toutes les gazettes du temps[2], l'avaient empêché tour à tour de passer de Hollande 'en Angleterre et de sortir d'Angleterre pour gagner le Portugal. Enfin il était parti en février 1704, avec une escorte de vaisseaux anglais et un commencement d'armée, et le 9 mars il abordait à Lisbonne. On lui avait promis, et l'amirante de Castille, ce grand machinateur de la défection portugaise, affirmait plus haut que personne, que les Espagnols n'attendaient que l'arrivée de leur roi légitime pour accourir en masse à sa rencontre. Il crut qu'il ne ferait pas mal d'aider un peu à ce mouvement de fidélité. A peine débarqué, il lança un manifeste pour rappeler les Espagnols à leur intérêt bien entendu, tout autant qu'à leur devoir. Ce manifeste, diatribe burlesque contre la France, ne contenait pas une seule imputation qu'il ne fût facile de retourner contre la maison d'Autriche. Comme si le libertinage n'eût pas été poussé en Espagne jusqu'à ruiner les plus grandes fortunes[3], il accusait les Français, en remontant jusqu'aux Vêpres siciliennes, d'une grande liberté à l'égard des femmes, contagion redoutable qu'il fallait écarter de la cour de Madrid et des provinces. Comme si les rois autrichiens eussent jamais respecté les libertés des grands et du peuple, il montrait dans la royauté française le gouvernement du bon plaisir, la noblesse épuisée de sang et de richesses par l'ambition d'un roi conquérant, le peuple réduit au pain et à l'eau. Il croyait encore accabler Louis XIV par le reproche d'avoir fait mille affronts à un saint pontife, prétendu réformer les dogmes de l'Église, et préservé les Turcs de la ruine par une connivence antichrétienne ; et il ne voyait pas que son propre entourage le dénonçait déjà lui-même comme un ami des hérétiques, et qu'un prétendu roi catholique, amené par les Anglais et les Hollandais, élevait ainsi entre lui et son peuple le plus insurmontable des obstacles[4]. Il fut bien surpris de ne voir accourir personne, ou plutôt de trouver sur la frontière, au lieu d'adhérents, une armée moitié française, moitié espagnole, qui était déjà prête à le combattre. Son invasion était prévenue par une contre-invasion plus prompte. Berwick, averti qu'il était nécessaire d'agir et d'en finir avant l'époque des grandes chaleurs, avait emmené Philippe V de Madrid dès les premiers jours de mars. Les magasins le long de la route n'étaient pas prêts comme on avait pu le croire sur une promesse d'Orry ; les chemins peu commodes aux voitures gênaient considérablement la marche des caissons d'approvisionnements, et ils retardèrent plus d'une fois l'arrivée du pain ; l'orge indispensable aux chevaux d'Espagne faisait défaut, et cette privation fit périr pendant la campagne une partie de la cavalerie. En dépit de ces difficultés, Berwick entrait en Portugal le Pt mai. La dispersion des cantonnements ennemis, au nord et au midi du Tage, lui traçait en quelque sorte sa marche ; il dirigea ses forces sur trois points : Almeida, la rive droite du Tage et la rive gauche. Sur la rive droite, il prit Salvatierra et Castel-Branco, l'une en deux jours, l'autre en quatre, et enleva tout le corps d'armée du Hollandais Fagel ; il exprime lui-même son étonnement du peu de résistance des ennemis. Sur la rive gauche, Tserclaes, un lieutenant de Philippe V, perdait son temps à calculer et à craindre les mouvements de l'Anglais Schönberg. Berwick traversa hardiment le fleuve, rallia Tserclaes et emporta Port-Alègre en un jour, puis il fit assiéger par le gouverneur d'Andalousie Castel de Vide dont toute la garnison, Portugais et Anglais, ceux-ci avec grand dépit, se rendirent prisonniers de guerre[5]. Les chaleurs excessives de la fin de juin suspendirent ces avantages ; les sources étaient taries, les hommes et les chevaux tombaient asphyxiés pendant les marches du jour ; il devenait indispensable d'entrer dans les quartiers d'été selon l'usage du pays[6]. Berwick se retira prudemment à Salamanque pour y attendre une saison plus prospère ; mais il avait enlevé aux alliés plus de dix bataillons, épuisé le territoire ennemi, rasé les places les plus difficiles à garder, et il voyait les Portugais, désarmés par leur propre climat, hors d'état de rien tenter avant plusieurs mois contre Philippe V. L'archiduc n'avait pas mieux réussi en Catalogne. Sur les conseils du prince de Darmstadt, cet ancien favori de la reine allemande d'Espagne, disgracié à titre (l'Allemand par Philippe V, l'amiral anglais Rooke avait conduit ses vaisseaux et un corps de débarquement devant Barcelone (mai 1704). Il y avait sans doute dans cette ville plus d'un ami de l'Autriche, et toujours quelque levain de l'ancienne antipathie provinciale contre la Castille. Cependant quand l'Anglais parut, un petit nombre de mécontents essaya seul d'entraîner les habitants pour Charles III. Contenus par la fermeté du gouverneur, ils ne réussirent qu'à se faire convaincre et punir ; la ville ne remua pas. Au bout de quelques semaines, l'amiral anglais se retira sans avoir rien obtenu. Les Anglais commençaient à comprendre que ce n'était pas seulement à un roi d'origine étrangère, mais à la nation espagnole que les alliés auraient à faire. L'amirante de Castille, écrivait Schönberg, nous a toujours flattés d'un débandement général de l'armée du duc d'Anjou, et cependant on n'a pu encore former que deux compagnies de déserteurs espagnols, et il n'y a que trente-sept Anglais ou Irlandais qui aient abandonné le duc de Berwick (30 juillet 1704). Ce désappointement de ses ennemis était d'un heureux augure pour Philippe V ; c'est cette fidélité qui, toujours la même dans les masses, malgré quelques défaillances partielles, le soutiendra parmi les épreuves les plus douloureuses, et lui conservent son trône contre toutes les haines de la coalition et les découragements de Louis XIV lui-même. En Italie, le duc de Savoie ne trouvait pas davantage dans la jonction des Autrichiens la satisfaction de ses espérances. Maintenant que l'accord de Victor-Amédée avec la coalition avait transporté en. Piémont le principal théâtre de la guerre, c'était à la conquête de cette contrée qu'il fallait s'attacher, et il était d'une bonne tactique d'y aider par des attaques du côté de la Savoie ; mais il n'était pas moins nécessaire de veiller sur le cours inférieur du Pô, derrière le Mantouan, où un corps autrichien restait toujours sur la Secchia. Il v avait en conséquence trois armées françaises en Italie. Vendôme en Piémont avait à combattre directement Victor-Amédée ; le grand prieur son frère fut investi du soin de chasser ou de contenir au moins les Autrichiens de la Secchia ; et le duc de La Feuillade, en remplacement du maréchal de Tessé malade, devait appuyer du côté de la Savoie les opérations de Vendôme. Ces choix n'étaient pas également bons. Le grand prieur joignait aux vices de son frère des habitudes d'ivrognerie et de paresse cynique, qui ne promettaient pas un grand général. Quant à La Feuillade, il devait surtout à la partialité de Chamil lard, son beau-père, un avancement que de grands malheurs n'ont pas tardé à rendre à la fois odieux et ridicule. Néanmoins le début des opérations fut heureux des trois côtés. La Feuillade s'ouvrit une entrée en Piémont par la prise de Suze. Cette ville avait une citadelle sur un rocher escarpé, avec un fossé taillé dans le roc, et tout l'espace environnant dénué de terre ; elle était en outre protégée par la redoute dite de Catinat, et par les retranchements de la Brunette qui se dominaient les uns les autres jusqu'au sommet de la montagne. Toutes ces résistances furent vaincues en peu de jours. Le 1er juin, la ville proprement dite capitulait, la citadelle le 12. Bientôt on apprit que le grand prieur avait remporté un avantage décisif. Il chassait les Autrichiens de ces postes de la Secchia si longtemps occupés par eux, les rejetait sur l'Adige et les poussait hors de l'Italie sur le territoire de Trente (24 juin) ; il était libre d'expédier des renforts à son frère. Vendôme mit à profit ces circonstances pour assiéger Verceil, sur la Sesia, à peu près en face de Suze, à l'autre extrémité du Piémont. Les diversions tentées par Victor-Amédée échouèrent ; la mésintelligence de ce prince avec le général autrichien, leur défiance réciproque, aidaient bien plutôt à leur impuissance. Le 20 juillet, Verceil se rendit ; la garnison, c'est-à-dire 3.600 fantassins et 500 dragons ou cavaliers, se constitua prisonnière de guerre ; les vainqueurs trouvèrent dans la place soixante-douze pièces de canon de fonte, de grandes quantités d'armes, des approvisionnements de toute espèce, tout ce que le duc de Savoie y avait rassemblé pour assiéger Novare dans le Milanais. Il n'en coûtait aux Français et aux Espagnols que deux cents morts et huit cents blessés ; à Victor-Amédée dix bataillons de Piémontais ou d'Impériaux, et la forteresse la plus considérable de ses États après Turin[7]. Cette guerre, qui commençait si bien, nous la verrons se continuer presque dans les mêmes conditions jusqu'au delà de l'année suivante, et compenser par un peu de gloire les malheurs qu'il faut maintenant aborder. Le premier de ces malheurs, comme l'ordre des temps nous le présente, fut la prise de Gibraltar par les Anglais, petite affaire en elle-même qui devint considérable par ses suites. Après sa tentative infructueuse sur Barcelone, l'amiral Rooke longeait les côtes de l'Espagne, cherchant avec le prince de Darmstadt la revanche de son affront. Il avisa à la pointe de la péninsule la forteresse de Gibraltar qui n'avait, dit Saint-Simon, quoi que ce soit pour la défendre et pour toute garnison qu'une cinquantaine de gueux. Sans prendre ces rudesses à la lettre, il est juste de reconnaître que le gouvernement espagnol, malgré les leçons d'Orry, était encore bien dénué de prévoyance. On ne saurait s'imaginer, dit plus froidement Dangeau, le peu de précautions qu'ont les Espagnols. La place n'avait réellement qu'une centaine de défenseurs ; ils ripostèrent pendant trois jours par un feu actif à l'artillerie anglaise, mais la résistance leur devint impossible lorsque quelques-uns des assiégeants, en se cramponnant aux rochers, eurent atteint la muraille et reconnu le petit nombre de leurs adversaires. Cette découverte animant les Anglais, ils arrivèrent en force, la baïonnette au bout du fusil, et imposèrent la capitulation. En conscience, puisqu'il s'agissait des droits de l'archiduc, c'était à lui qu'il convenait de remettre la conquête. L'amiral Rooke en décida autrement ; en bon Anglais, il planta le drapeau anglais sur le rempart et prit possession de la place au nom de l'Angleterre. Comme par le traité de Methuen, l'Angleterre avait assujetti à son industrie le commerce portugais, par l'occupation de Gibraltar elle fondait sa suprématie sur la Méditerranée (4 août 1704). On semble avoir eu à la cour de Versailles le pressentiment de cette conséquence. Quoique cette conquête soit peu importante, dit Dangeau, cela n'a pas laissé de déplaire ici. Quelques jours après, ce n'était plus une simple contrariété, une crainte vague pour l'avenir ; c'était la certitude d'un mal présent, immense, irréparable ; on apprenait la dispersion de l'armée d'Allemagne, la ruine de l'électeur de Bavière, la supériorité définitivement acquise aux alliés. Il convient de reprendre les choses de plus haut. Malgré la fin heureuse de la campagne de 1703, la position, les besoins urgents de l'armée d'Allemagne, préoccupaient dès le mois de janvier les généraux, le gouvernement, le roi. Si la Bavière était libre, l'Autriche attaquée sur ses frontières, une armée française cantonnée dans le bassin du Danube, cette armée était pourtant séparée de la France par les quartiers du prince de Bade qui occupait la forêt Noire et fermait la route du Rhin, et de plus menacée du côté de la Franconie par les mouvements du roi de Prusse. Le maréchal de Marcin demandait avec instance des recrues bien armées et bien équipées, et, pour les anciennes troupes, de l'argent et des armes, qui est, disait-il, ce qui nous manque le plus, c'est-à-dire des fusils, des pierres à fusil, mousquetons, pistolets et épées, et des armuriers[8]. Tallard, chef de l'armée du Rhin, reçut la mission de conduire ces renforts à Marein. Il dérouta, par d'habiles manœuvres, l'attention des ennemis, tourna les obstacles dressés par les Allemands dans les passages les plus difficiles, et mena à travers les montagnes plus de dix mille hommes de recrues dont deux mille quatre cents cavaliers montés, huit cents officiers, une compagnie d'armuriers, deux cents chevaux de vivres, deux cents de l'artillerie, trois mille fusils, cent mille pierres à fusil, les habits de plusieurs régiments, les équipages de beaucoup d'officiers et un trésor de 1.300.000 livres, le tout monté sur quatre cents voitures[9]. Les ennemis avaient eux-mêmes publié qu'une pareille jonction était impraticable, et contrairement à leurs assurances elle s'était opérée sans perdre un homme ni un cheval depuis le Rhin jusqu'aux sources du Danube (19 mai 1704). Ce succès, en augmentant encore les embarras de
l'Empereur, redoubla chez ses alliés l'ardeur pour sa délivrance. Dès le
commencement de la saison de guerre, on avait remarqué dans Marlborough
l'intention de s'en tenir à la défensive dans les Pays-Bas, pour se porter
sur la Moselle ou le Rhin, et peut-être tenter par ce chemin une invasion en
France. Villeroi étudiait de son mieux les moyens d'entraver ce projet en
s'avançant lui-même des Pays-Bas vers la Lorraine. Tallard de son côté, à son
retour des montagnes, croyant déjà Landau menacé, prenait les mesures propres
à défendre cette place. L'électeur de Bavière et Marcin comprirent mieux le
véritable dessein de l'ennemi. Le prince Eugène venait de se rendre à l'armée
du prince de Bade, probablement pour prendre un commandement, et leurs
informations leur faisaient connaître que Marlborough se proposait d'entrer
en Allemagne, de rejoindre Eugène, et d'accabler ainsi entre deux armées les
Français et les Bavarois. Le pauvre électeur, épouvanté, croyait déjà toucher
au moment où il ne lui resterait plus qu'à faire
embarquer sur le Danube sa femme, ses enfants et ses effets les plus précieux
pour les envoyer chercher leur sûreté chez les rebelles de Hongrie[10]. Au moment même
où l'électeur et Marcin donna lent cet avis au roi, leur prévision devenait
un fait irréparable. Marlborough ayant marché de Maëstricht à
Aix-la-Chapelle, puis à Coblentz, puis ayant remonté le Rhin jusqu'à Mayence,
Villeroi l'avait côtoyé dans la pensée de préserver Trarbach, Trèves, et les
Trois-Évêchés. Tout à coup Marlborough, se dérobant à cette surveillance,
passa le Mein, s'avança le long du Necker, rallia les troupes de Hesse, et le
22 juin rejoignit le prince de Bade à quatre lieues d'Ulm. Pour prévenir cette
jonction, ou au moins pour lui ravir ses effets, le meilleur moyen aurait é
té de faire passer sans délai un gros corps de troupes à l'électeur. Mais il
fallut à Tallard et à Villeroi plusieurs jours pour se rapprocher, plusieurs
jours pour débattre divers projets, entre autres celui d'une diversion par le
siège de Mayence ou de Fribourg, plusieurs jours pour demander l'avis de
Louis XIV et recevoir le conseil de passer le Rhin et de s'avancer le long du
Necker, plusieurs jours pour discuter avec le roi les moyens d'exécution de ce
passage ; enfin plusieurs jours pour recevoir de lui une prescription
formelle de partager les troupes françaises, qui consistait à faire marcher
Tallard par la vallée de la Kinzig au secours de l'électeur, à cantonner
Villeroi à Offenbourg, et le comte de Coigny sur la Lauter. Tallard ne
commença à passer le Rhin que le 1er juillet. Pendant tous ces délais, les
alliés purent facilement prendre la supériorité en Bavière. Les alliés avaient formé deux armées : l'une composée des Anglais et des troupes des Cercles et commandée alternativement par Marlborough et le prince de Bade, l'autre composée des Autrichiens et commandée par Eugène. Le 1er juillet, Marlborough s'ouvrit le passage du Danube en attaquant les retranchements de Shellenberg, destinés à protéger Donawerth, et encore inachevés. Il y trouva une vigoureuse résistance ; quatorze bataillons bavarois et cinq français, avec deux régiments de dragons, tinrent tète pendant trois heures à quatre-vingt-un bataillons et cent cinquante escadrons, et ne cédèrent qu'après avoir tué plus de six mille ennemis. Si la supériorité de valeur ne pouvait leur être contestée, celle des avantages leur échappait. Marlborough passa le Danube et le Lech comme il voulut ; l'électeur fut réduit à se retrancher sous Augsbourg, et pendant que les vainqueurs n'osaient pas encore l'y attaquer, ils se répandirent dans la Bavière, exerçant des cruautés que les Turcs ne voudraient pas commettre, selon un témoignage français[11], ne faisant autre chose, comme ils s'en vantent eux-mêmes dans une relation en leur honneur[12], que de brûler et saccager le pays jusqu'à une lieue de Munich, réduisant en cendres les petites villes et deux cents villages. Dans cette situation cruelle, l'électeur, de nouveau pressé par l'Autriche de s'accommoder, était tout près de succomber à la tentation ; on lui offrait le margraviat de Burgau et le Palatinat de Neubourg ; mais on lui refusait la liberté de la retraite pour l'armée de Marcin. Ce dernier point l'empêchait de consentir. La fermeté des officiers généraux français l'embarrassait également. Réunis en conseil de guerre sur sa demande, ils furent en grande majorité d'avis d'attendre un secours encore possible, et de tout entreprendre pour l'honneur et le service du roi[13]. Enfin, il fut informé que Tallard avait franchi les montagnes noires, et lui amenait un renfort de trente mille hommes. Ranimé par cette espérance, il rejeta les supplications de sa femme, les offres de l'Empereur, et congédia même assez injurieusement, dit-on, l'envoyé impérial. Tallard avait été ralenti d'abord par les difficultés du passage des montagnes. Ignorant le combat de Donawerth, il s'était encore arrêté au siège de Willingen, près des sources du Danube, dont il jugeait l'occupation utile à ses communications. Il en pressait le siège avec moins de succès qu'il n'aurait voulu, quand une lettre de Martin lui fit connaître que l'électeur réclamait à grands cris des renforts. Il partit aussitôt, marcha sans être inquiété, et rejoignit le duc de Bavière le 3 août à Augsbourg. A ce moment, les ennemis faisaient bien voir, par leurs mouvements, qu'ils allaient sortir de Bavière, où, tout étant ravagé, ils ne trouvaient plus de subsistances. L'électeur voulut qu'on marchât immédiatement à eux, sans savoir si Eugène n'avait pas rallié Marlborough, sans considérer qu'il importait d'égaler les forces, et d'appeler à lui la meilleure partie de sa propre armée, car il n'avait avec lui de ses propres troupes que cinq bataillons sur vingt-cinq, et vingt-trois escadrons sur quarante-cinq. Le reste était dispersé dans ses places qu'il trouvait plus urgent de couvrir que la frontière. Ce reproche, qui lui a été infligé après le malheur par Tallard, avait déjà été formulé auparavant par Marcin[14]. Il promit d'en appeler la plus grande partie quand les ennemis seraient sortis de ses États, et il insista pour marcher vers le Danube et prévenir sur ce point l'arrivée des alliés. On marcha donc, on passa le fleuve, on prit quelques petits châteaux, celui d'Hochstett en particulier. On apprit en même temps que Marlborough avait lui-même repassé le fleuve près de Donawerth, et qu'Eugène venait de le rejoindre. Cette. réunion n'inspirait pas une grande inquiétude. La Bavière était délivrée, les deux généraux ennemis se proposaient sans doute de protéger la Franconie et de reculer vers Nordlingen dont ils semblaient déjà prendre la route. On se promettait de les laisser faire et d'attaquer avec avantage leur arrière-garde. Tout à coup on fut étonné de les voir déployer leurs tentes et s'établir en face des Français. C'était dans la plaine d'Hochstett illustrée l'année précédente par le succès de Villars. Le 13 août, dès six heures du matin, les ennemis se mirent en mouvement vers les Français, et bientôt cette grande plaine se trouva toute noire et couverte de troupes[15]. Un ruisseau marécageux séparait les deux armées et pouvait offrir un obstacle aux agresseurs. Les Français se rangèrent en deçà : à droite Tallard, près du village de Blenheim, à gauche l'électeur avec Marcin, à une assez grande distance l'un de l'autre. Les deux armées de Tallard et de Marcin n'avaient pas encore été mêlées. Tallard en donne pour raison que, ses chevaux ayant apporté d'Alsace une fatale maladie qui en avait déjà abattu un bon nombre, il était sage d'épargner la contagion aux chevaux de Marcin. A cette mauvaise disposition, qui a toujours été signalée comme une des principales causes du désastre, il en ajouta une seconde dont les suites furent encore plus lamentables. Préoccupé du village de Bien-hein sur lequel semblait se diriger la marche de l'ennemi, il ne garda pour son principal corps de bataille que trois brigades d'infanterie, et plaça le reste, c'est-à-dire vingt-sept de ses trente-six bataillons et quatre régiments de dragons à pied, dans Blenheim. C'était les condamner à l'inutilité pendant la plus grande partie de la lutte, et à une captivité qui est le plus grand affront de cette journée. Marlborough était en face. de Tallard, Eugène en face de Marcin. L'Anglais attaqua le premier et subit pendant plusieurs heures une canonnade plus vive que le feu de la mousqueterie, qui emportait des files entières et lui tua plus de deux mille hommes ; elle partait d'une petite hauteur qui dominait Blenheim et sauva en effet ce village. Alors Tallard rassuré voulut aller voir ce qui se passait à la gauche où Marcin tenait avantageusement contre le prince Eugène. Marlborough profita de cette absence pour exécuter une manœuvre décisive contre le corps de bataille de Tallard. Il fit passer le ruisseau à la plus grande partie de ses troupes sans qu'aucun des lieutenants généraux français donnât un ordre pour s'y opposer ; les ennemis étaient déjà sur trois lignes avant que personne les eût chargés. Les premiers escadrons, qui y furent envoyés enfin, furent repoussés par le feu de l'infanterie anglaise, et les cavaliers anglais arrivant à leur tour ne purent être contenus par le peu d'infanterie française qui leur était opposé. Tallard revenait en ce moment de la gauche. Il rallia plusieurs fois sa cavalerie ; blessé d'un coup de sabre et d'un coup de feu, il retourna bravement à la charge, mais toujours il fut ramené par des forces supérieures. Dans cette extrémité, il fit demander des renforts à Marcin. Celui-ci ayant répondu qu'il avait besoin de toutes ses troupes[16], Tallard aurait dû au moins se souvenir des bataillons qu'il avait laissés inactifs à Blenheim ; il ne pensa même pas[17] à ce remède. Il s'obstina à remettre en ligne sa cavalerie épuisée par tant de charges malheureuses. Ce fut la fin de ses efforts. Les Anglais venaient d'occuper à leur tour la hauteur qui le matin même avait donné l'avantage aux Français ; ils en tirèrent le même profit. La nouvelle ligne de cavalerie française, décimée par le canon, céda à la fin ; un escadron de gendarmerie ayant donné l'exemple de la déroute, les autres suivirent en se précipitant vers le Danube. Ceux qui voulaient lutter encore furent bientôt enveloppés, et Tallard, reconnu à son cordon bleu, fut fait prisonnier. Marlborough, maître du champ de bataille, coupait de l'armée de Marcin les bataillons de Blenheim. L'armée de Marcin, par un contraste qui n'est pas sans gloire, n'était nullement vaincue. Elle avait, par cinq charges, repoussé tous les efforts d'Eugène et obligé les Autrichiens à repasser le ruisseau ou à reculer jusqu'à l'entrée d'un bois où elle les contint jusqu'au soir. Comme marques de victoire, elle avait huit canons et trente drapeaux ennemis. L'électeur croyait la bataille entièrement gagnée. Mais la nouvelle de la défaite de Tallard, la vue des vainqueurs répandus sur le terrain conquis, lui ôta tout à coup, et à Marcin, la confiance de continuer ; ils craignirent d'avoir deux armées sur les bras et leur retraite coupée. Ils prirent sans délai la résolution de profiter de leur avantage pour repasser le Danube, et se rendre à Ulm par un chemin encore libre d'ennemis. Ce mouvement commença le soir même, et s'opéra sans qu'aucun bataillon ou escadron éprouvât de désordre ou fût inquiété par les alliés. Dans l'état présent des affaires, c'était presque un succès. Les bataillons de Blenheim furent moins heureux. S'ils eussent été tirés à temps de leur poste, peut-être auraient-ils rétabli un combat ; ils auraient pu au moins s'ouvrir un chemin vers la France. Mais laissés à eux-mêmes pendant la seconde partie de la bataille, puis abandonnés par leur chef Clérambault, qui était allé chercher des ordres et n'était pas revenu, ils n'apprirent qu'à la nuit tombante, et par les Anglais qui les cernaient, le sort funeste de la journée, la captivité de Tallard, la retraite de Marcin, et la nécessité de se rendre prisonniers de guerre. A cette proposition, quoique hors d'état de lutter sang vivres, sans munitions, contre toute une armée, ils protestèrent avec une noble colère, les uns brisant leurs armes, les autres déchirant et enfouissant en terre leurs drapeaux. N'était-il donc pas possible de leur obtenir les honneurs de la guerre, cette dernière consolation des vaincus ? Les officiers, et Blansac leur chef, comprenaient bien ce sentiment et l'effet d'une pareille reddition sur le public. Mais soit calcul de conservation personnelle, comme on les en soupçonna, soit conviction sincère de l'impuissance où tant de braves gens se trouvaient réduits, et moyennant quelques réserves pour 'rendre au roi ses soldats par échange ou par rançon, ils donnèrent l'exemple et l'ordre de baisser la tète devant les vainqueurs. L'horrible capitulation, comme dit Saint-Simon, fut aussitôt jetée sur le papier et aussitôt exécutée. Vingt-six bataillons d'infanterie française et douze escadrons de dragons livrèrent leur liberté et leurs armes sans avoir essayé de les disputer par un combat. Hochstett, la plus grande bataille qui ait été donnée[18], selon le mot d'une des relations, était aussi le plus grand malheur que Louis XIV eût éprouvé de tout son règne ; Consarbruck même dont il s'était si visiblement ému, n'était qu'un accident en comparaison. Il en but à longs traits l'amertume, parce qu'il n'en reçut que peu à peu et jour par jour les détails de plus en plus accablants. Dès le 21, des lettres de Stuttgard, de Hâle, etc., lui apprirent qu'une action s'était passée à Hochstett dans laquelle ses ennemis devaient avoir eu un avantage considérable[19] ; il entrevit à peu près par cette voie la ruine de l'armée de Tallard et la nécessité pour Marcin de ne pas rester en Allemagne. Mais il ne comprenait pas que Tallard et Marcin ne lui eussent encore rien écrit. Il courait lui-même aux nouvelles auprès de ceux qui recevaient des lettres de leurs parents prisonniers ou blessés. Quand on commença de savoir l'affront des vingt-sept bataillons, la tête en tournait à tout le monde, et le roi en doutait encore faute de comprendre comment quinze mille hommes avaient pu se rendre sans tirer un coup[20]. Pendant six jours, il demeura dans cette situation violente de savoir tout perdu en Bavière et d'ignorer le comment[21]. L'horrible vérité ne fut complète que le 29, par l'arrivée d'un prisonnier de distinction que Marlborough, à la demande de Tallard, avait laissé libre, sur parole, d'apporter au roi tous les détails de l'événement. Il aurait fallu une force supérieure à la nature humaine pour rester calme dans ces premiers moments. J'ai eu un terrible orage à essuyer, écrivait madame de Maintenon ; je ne me mêlerai plus d'aucune affaire. Si les trois maréchaux savaient combien cette bataille nous a coûté de consternation, ils répareraient bien vite leur faute. C'était surtout la capitulation de Blenheim qui lui revenait sans cesse à l'esprit et sur les lèvres. A entendre madame de Maintenon, Saint-Simon, Dangeau, répéter ses regrets de cette perte et de cet affront fatal, on dirait Auguste redemandant à Varus ses légions. La joie publique des vainqueurs ajouta à l'humiliation. Les honneurs furent prodigués à Marlborough. L'Empereur le fit prince de l'Empire, et lui donna un fief en Souabe. L'Angleterre l'éleva au-dessus de Guillaume, le proclama le modèle et le guide des héros ; la reine Anne, à la demande générale, lui concéda les droits de la couronne sur un vaste domaine, en lui exprimant le désir qu'il y bâtit un magnifique château sous le nom de Blenheim. L'Empereur satisfit enfin sa haine particulière en s'attaquant à la personne de Louis XIV. Il éleva une colonne sur le champ de bataille, et eut soin, dans l'inscription latine, non-seulement de nommer, mais de narguer le vaincu : Agnoscat tandem Ludovicus XIV neminem debere, ante obitum, aut felicem aut magnum vocari[22]. Jusque-là les alliés n'avaient pas ajouté une grande importance à leurs avantages partiels ; ils n'osaient encore se promettre ni l'abaissement de leur ennemi, ni leur propre supériorité. Aujourd'hui ils sentent, ils disent tout haut que la victoire se fixe dans leurs rangs, que la puissance du dominateur de l'Europe est entamée irréparablement, que le soleil du grand roi s'éclipse, et qu'enfin — tandem — la leçon commence. La première conséquence fut l'abandon de l'entreprise d'Allemagne, sur laquelle Louis XIV s'était obstiné à fonder le succès final de la guerre. Dès les premières nouvelles, le roi considérant que ce qu'il devait lui rester des troupes de Marcin et de Tallard était insuffisant pour continuer la lutte, avait ordonné à Martin de ramener vers le Rhin ces débris. Il conseillait en même temps à l'électeur de Bavière de s'accommoder avec l'Empereur si des conditions honorables lui étaient offertes, ou, dans le cas contraire, de revenir avec les troupes françaises pour combattre désormais en Flandre[23]. Ces ordres et ces conseils, comme s'ils avaient été devinés, furent prévenus et exécutés spontanément. Marcin, ayant rallié les restes de la cavalerie de Tallard, avait pris de lui-même la route de la France. L'électeur s'était décidé à l'accompagner avec ce qu'il avait de son armée sous la main, abandonnant sa femme et sa famille dans Munich, et ses autres troupes dans les places où elles étaient dispersées. Cette retraite protégée par Villeroi, qui était toujours resté à l'entrée des montagnes, s'accomplit sans opposition de la part des vainqueurs ; le 31 août tout était rentré en France par Kehl ; et Louis XIV, instruit par le malheur à modérer ses désirs, regardait comme un avantage que la bataille d'Hochstett n'eût rapporté à ses ennemis d'autre utilité que d'avoir obligé ses armées à repasser le Rhin et à abandonner la Bavière[24]. La suite fit bientôt voir que ce résultat tout seul n'était pas à dédaigner pour les alliés. En concentrant ses forces, le roi avait cru assurer ses propres frontières ; il n'empêcha pas Marlborough et Eugène, désormais libres du côté de l'Allemagne, d'assiéger Landau et Trarbach, et de prendre ces deux villes qui ouvraient les portes de la France par la Moselle et par le Rhin. En délaissant la Bavière, il la livra à toutes les entreprises de l'Autriche. A la fin de l'année après la prise de Landau, Eugène contraignit l'électrice, du consentement de son mari, à remettre à l'Empereur toutes les places de Bavière, à congédier les milices bavaroises, et à ne conserver que la seule ville de Munich pour sa résidence et celle de ses enfants, avec une garde de quatre cents hommes[25]. La guerre contre l'Empereur par le concours d'une partie de l'Allemagne devenait désormais impossible ; le bassin du Danube et près de cent lieues de pays étaient fermés aux armes françaises. Cependant Louis XIV ne désespérait pas encore. Les témoins ordinaires de. sa vie, par qui nous connaissons ces premières émotions bien naturelles, parlent aussi de sa résignation à la volonté de Dieu, qui releva sa constance, de son empressement à consoler les familles qui avaient fait des pertes sensibles à Hochstett. Il poussa le désir de ne décourager personne, jusqu'à ne pas remettre les fêtes préparées pour la naissance du premier enfant du duc de Bourgogne[26]. Il profita de quelques événements heureux pour ranimer la confiance de la population et de l'armée. Le 24 août[27] une bataille navale avait eu lieu en vue de Malaga entre la flotte du comte de Toulouse el celle de l'amiral Rooke. L'ennemi avait plus de vaisseaux, le vent était pour lui et contrariait le tir des Français. Jamais combat n'avait été plus opiniâtre : commencé à dix heures du matin, il durait encore au coucher du soleil. Le comte de Toulouse v déploya une valeur calme, impassible même à la mort de ses pages tués à côté de lui, et une présence d'esprit, une vivacité qui pourvoyait à tous les besoins. A la fin par une manœuvre habile, il fit craindre à Rooke d'être cerné et contraint à subir l'abordage. L'Anglais recula et gagna la haute mer ; il avait perdu trois vaisseaux et les Français pas un. On le poursuivit et le lendemain, de l'avis des plus vieux marins, on aurait pu l'accabler. Malheureusement ce ne fut pas également l'avis du vieux comte d'O, mentor imposé au comte de Toulouse et juge suprême des entreprises. Rooke échappa ainsi ; mais, ce qui attestait bien son infériorité, il quitta aussitôt la Méditerranée. Le roi mit un soin particulier à publier ce succès. Il invita les évêques à faire chanter le Te Deum, il ordonna en particulier à Marcin et à son armée de célébrer cette revanche : Je désire que vous fassiez pareillement chanter le Te Deum dans mon armée que vous commandez, que vous ordonniez aux principaux officiers d'y assister, que vous fassiez faire des feux de joie et toutes les marques de réjouissance publique accoutumées en pareilles occasions[28]. Si la partie n'était pas perdue sur mer, elle ne l'était pas non plus en Italie. Vendôme continuait à resserrer le duc de Savoie. Aussitôt après la prise de Verceil, il s'était porté sur Ivrée. Cette ville plus au nord formait avec Suze à l'ouest, et Verceil à l'est, une sorte de triangle fatal aux opérations de Victor- Amédée ; elle ouvrait le chemin de la vallée d'Aoste, et les communications avec la Savoie occupée par La Feuillade. Il y avait à la prendre plus d'une difficulté : d'abord l'irrégularité de la place composée de pièces détachées ; la ville proprement dite, un château flanqué de quatre tours sur une hauteur et séparé de la ville par un petit vallon, une citadelle sur une autre hauteur à la droite de la Doire-Baltée. La terre faisait absolument défaut sur un sol tout de roc ; il fallait en apporter de loin pour former les tranchées et faire des logements. En outre, après la bataille d'Hochstett, Vendôme dut se dégarnir d'une partie de ses escadrons pour renforcer son frère le grand prieur contre l'invasion que l'Autriche ne manquerait pas de tenter par le Tyrol. Vendôme triompha de ces obstacles et de ces contre-temps. Le 18 septembre il entra dans la ville abandonnée par la garnison ; le 26 il occupait la citadelle, le 29 le château, et il faisait toute la garnison prisonnière de guerre. Il en coûtait au duc de Savoie onze bataillons et la perte de ses communications avec la Suisse, d'où il avait tiré jusque-là de grands secours. Le val d'Aoste appartenait dès lors aux Français. Vendôme, pour s'y établir solidement, courut assiéger le fort de Bard, le seul point capable de résistance. Il le réduisit le 7 octobre, et par un double profit il prit à la solde de la France les Suisses qui l'avaient défendu. Les troupes françaises allaient passer librement de Savoie en Piémont. Voilà, écrit Dangeau, notre communication faite du val d'Aoste au marquisat d'Ivrée, et nous n'aurons plus besoin d'envoyer par mer nos recrues à l'armée d'Italie. Le roi ne manqua pas d'annoncer cette victoire à l'armée du Rhin, et Marcin fut encore une fois chargé d'y faire chanter le Te Deum[29]. Les nouvelles étaient également rassurantes du côté de l'Espagne. Les alliés en Portugal ayant voulu, à la fin des grandes chaleurs, reprendre les armes, avaient été contenus par une défensive intelligente de Berwick[30] ; après quelques pas en deçà de la frontière espagnole, et une tentative contre Valencia d'Alcantara, ils étaient rentrés en Portugal pour séparer leurs troupes (fin d'octobre). Il semblait aussi que le mal intérieur de la guerre civile touchait à son terme. Villars, employé cette année dans les Cévennes, avait décidé la ruine des Camisards par un habile mélange de force et de modération. Villars expose lui-même l'état des partis à son arrivée en Languedoc. Trois catégories de Camisards : 1° ceux qui, par lassitude de la guerre, étaient disposés à un accommodement ; 2° ceux qui étaient intraitables sur le fait de religion ; 3° les aventuriers qui trouvaient leur compte à dominer la multitude par le prestige des prophétesses, à exercer le pillage, à se faire nourrir par les paysans. Il distingue aussi trois espèces de catholiques : 1° ceux qui plaignaient les hérétiques et ne leur voulaient aucun mal ; 2° ceux qui ne prétendaient leur accorder aucune grâce ; 3° ceux pour qui la religion n'était qu'un prétexte et une occasion d'acquérir les biens des insurgés. Villars se déclara également prêt à satisfaire les amis de la paix, à contenir ou à dompter les partisans de la guerre à outrance. Il signifia qu'il serait inflexible envers le crime de révolte à main armée, qu'il ne pouvait promettre la liberté de conscience, mais que quiconque se soumettrait serait libre de passer à l'étranger, ou de vivre dans le pays sous la garantie de quelque catholique notable. Il suspendit les supplices, mais en même temps il lança des détachements dans toutes les directions pour traquer les révoltés ; lui-même en conduisait un de quatre cents hommes. Ces détachements fouillaient les villages, les hameaux, les fermes, pendant que les garnisons des petites villes s'étendaient comme un filet le long des rivières, gardaient les ponts et les défilés, et se donnaient la main par des vedettes de correspondance[31]. Au bout de quelques semaines, ce système avait réussi ; des bandes entières posaient les armes, et, conformément à ses promesses, Villars donnait aux uns des passeports pour l'étranger, aux autres la liberté de reprendre leurs travaux sous caution. Cavalier lui-même demandait à traiter (mai 1704) ; à défaut de la liberté de conscience, il obtenait la délivrance des prisonniers et des galériens, et consentait à former pour le service du roi un régiment de Camisards, dont il serait colonel, et qui irait combattre sur le Rhin ou en Espagne. Si ses lieutenants ne l'eussent pas désavoué, la guerre était terminée dès lors. Lui, du moins, il quitta les Cévennes, emmenant une centaine de ses compagnons dont il comptait former une compagnie ; il se retira à Lyon, visita Chamillard à Versailles, et il attendait à Béfort l'organisation de sa petite troupe, quand les suggestions secrètes des Hollandais le déterminèrent à passer au service de la Grande Alliance. Roland, Ravanel, Maurel dit Catinat, ses lieutenants, s'étaient obstinés à ne pas céder encore, parce qu'ils espéraient un secours prochain du duc de Savoie. On saisit en effet, près des côtes de France, des tartanes[32] parties de Nice, et chargées de réfugiés français, d'armes et de munitions. Cette assistance manquée, les Camisards se retrouvèrent seuls en face de Villars, qui reprit son système de battues, interdit le transport des blés aux endroits les plus suspects, et fit enlever comme otages — c'est lui-même qui le raconte — les pères et mères de ceux qui s'obstinaient à ne pas poser les armes. Roland fut tué dans un château où l'avait attiré un rendez-vous d'amour (14 août), et son lieutenant Maillé livré à un supplice que Villars semble regretter. Ravanel, ayant essayé une bataille rangée, près de Marvejols (13 septembre), perdit deux cents hommes tués. Dès ce moment, les grandes hostilités cessèrent. On ne vit plus que des pelotons de ravageurs qui se portèrent eux-mêmes le dernier coup en se rendant odieux aux habitants. C'est l'opinion de beaucoup d'écrivains de ce temps que les Camisards ruinèrent eux-mêmes leur cause par leurs violences. S'ils s'en étaient tenus à réclamer la liberté de conscience et la diminution des impôts, ils auraient trouvé de nombreux adhérents dans la contrée, et dans les provinces voisines, même parmi les catholiques. Ainsi pensent Saint-Simon, Dangeau, Villars et Berwick[33]. Mais ils exaspérèrent jusqu'à leurs partisans en pillant amis et ennemis, en tuant protestants et catholiques, en portant partout la flamme et la dévastation. Au contraire, Villars rassurait les gens paisibles en écartant les ravageurs, en faisant éteindre les incendies par ses soldats, en obtenant pour les paysans, dont les maisons avaient été brûlées, l'exemption de la taille et des autres impôts. A la fin de 1704, le Languedoc paraissait pacifié. Les états de la province en remercièrent 'maréchal, et lui offrirent en reconnaissance un don de 12.000 livres pour lui-même et de 8.000 pour sa femme. Ainsi il n'y avait encore que l'Allemagne qui eût été véritablement funeste aux Français. Louis XIV gardait la supériorité en Espagne, en Italie, et triomphait des révoltes intérieures patronnées par ses ennemis. Mais, après Hochstett, la perte de Landau et celle de Trarbach, qui terminaient l'année, semblaient d'un mauvais augure pour la campagne prochaine, et les alliés en concevaient de vastes espérances. |
[1] Jusqu'ici nous avons cru utile de donner un assez long développement aux opérations militaires, afin de bien faire connaître les différents théâtres des hostilités, et avec eux les personnages qui y figurent. A l'avenir, nous serons plus sobre de détails. Dans cette multitude d'événements qui se croisent en tous sens et qui, souvent, se ressemblent fort, il est convenable d'éviter les longueurs et surtout la monotonie. Ce que nous tenons principalement à mettre en relief, ce sont les causes et les résultats des faits décisifs.
[2] Voir en particulier le Journal de Dangeau, décembre 1703, janvier 1704.
[3] Voir tome III, chapitre XVI, le portrait des mœurs espagnoles, par le maréchal de Grammont.
[4] Voir ce manifeste dans Dumont, Corps diplomatique, tome VIII.
[5] Mémoires de Berwick, deuxième partie.
[6] Lettres de Berwick à Louis XIV, 28 juin et 8 juillet 1704, citées par Ernest Moret.
[7] Pelet, tome IV : Voir les trois mémoires sur les opérations de Savoie, de Piémont et de Lombardie.
[8] Pelet, tome IV : Mémoire de Marcin au roi, 9 février 1704.
[9] Pelet, tome IV, page 441, note.
[10] Pelet, tome IV, pages 883 et 887 : lettres de l'électeur, du 5 juin, et de Marcin, du 7, au roi.
[11] Lettre de Tallard au roi : Pelet, tome IV, page 547.
[12] Relation imprimée à La Haye en leur honneur : Pelet, tome IV, page 593.
[13] Conseil de guerre du 12 juillet : Pelet, tome IV, page 904.
[14] Pelet, tome IV : lettre de Marcin à Chamillard, du 8 août. Explication de la bataille d'Hochstett par Tallard, 4 septembre, pages 549 et 503.
[15] Relation de Montigny-Languet.
[16] Relation de Tallard et d'un anonyme : Pelet, tome IV.
[17] Relation de Quincy. Pelet, tome IV.
[18] Langlet de Montigny ; Pelet, tome IV.
[19] Œuvres de Louis XIV, tome VI ; lettre à Marcin, du 21 août.
[20] Maintenon à Saint-Géran : lettre du 27 août 1704.
[21] Saint-Simon, tome III, page 92.
[22] Que Louis XIV reconnaisse enfin qu'il n'appartient à personne, avant la mort, d'être appelé heureux ou grand.
[23] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre du roi à Marcin, déjà citée.
[24] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre à Marcin, du 13 septembre 1704.
[25] Pelet, tome IV, page 664.
[26] Dangeau, 22-23 août 1704 ; Saint-Simon, tome III, qui se plaint de ces réjouissances inopportunes.
[27] C'est bien le 24 août, et non pas, comme dit Saint-Simon, le 24 septembre. Le Journal de Dangeau ne permet pas de doute à ce sujet.
[28] Œuvres de Louis XIV, tome VI.
[29] Dangeau, 12 octobre. Œuvres de Louis XIV, tome VI : lente du roi à Marcin, du 10 octobre 1704.
[30] Mémoires de Berwick, an 1704.
[31] Emprunté presque mot à mot aux Mémoires de Villars.
[32] Grosses barques, allant à la rame et à la voile, en usage dans la Méditerranée.
[33] Saint-Simon, tome III, page 450 : On eut grande obligation à ce fanatisme qui s'empara d'eux, et qui bientôt leur fit commettre les derniers excès en sacrilèges, en meurtres et en supplices sur les prêtres et sur les moines. S'ils s'en étaient tenus à ne maltraiter personne que suivant les lois de la guerre, à demander seulement liberté de conscience et soulagement d'impôts, force catholiques... auraient peut-être levé le masque sous leur protection, et en auraient entraîné le grand nombre...
Berwick dit la même chose et dans les mêmes termes.