II. — La guerre générale déclarée. - Le triumvirat des chefs ennemis : Marlborough, Eugène, Heinsius. - Les nouveaux généraux de Louis XIV : Villars, Vendôme, Berwick. - En 1702, campagne malheureuse dans le Nord : Première campagne de Marlborough ; les alliés occupent la Gueldre et l'électorat de Cologne. - Succès des Français en Italie : Vendôme et Philippe V en Lombardie ; délivrance de Mantoue ; batailles de Luzzara et de Santa-Vittoria. - Invasion inutile des alliés en Espagne ; énergie de la jeune reine d'Espagne. - Du côté de l'Allemagne. Villars succède à Catinat. - Bataille de Friedlingen. Louis XIV eut lui-même pendant quelques jours une impression du même genre. Malgré l'état de guerre formidable dans les Pays-Bas, dont s'alarmaient les Provinces-Unies, il avait affecté de ne pas attaquer le premier ; il avait même laissé à ses ennemis, par cette hésitation, le temps de réunir leurs moyens de défense, pour éviter avant tout le reproche d'être l'agresseur. Aussitôt Guillaume mort, il voulut voir si l'âme de la coalition n'était pas partie avec son auteur ; il proposa de nouvelles négociations aux Provinces-Unies (27 mars 1702). Dans un mémoire tout bienveillant, et du ton d'un ami qui regrette la rupture, il résumait ses griefs contre les États-Généraux ; mais au lieu de s'en prendre à la République, il n'attribuait ces démarches qu'à l'état violent où se trouvaient les Provinces sous une influence hostile à la France. Présentement, disait-il, que la République est rendue à elle-même, que son esprit va gouverner, que ses seuls intérêts seront consultés, sa conduite réglera les sentiments de Sa Majesté pour elle. De séduisantes promesses fortifiaient cette insinuation : leur commerce désormais affranchi de toute entrave, la jouissance de tous les avantages et privilèges obtenus en différents temps de la France, leurs relations également assurées avec l'Espagne par le renouvellement des traités de Munster, de Nimègue et de Ryswick, et les troupes françaises évacuant les Pays-Bas espagnols. Une fois la paix rétablie et Leurs Seigneuries ayant désarmé, la garde des provinces du Roi Catholique ne serait plus confiée qu'à ses propres troupes. Une prompte résolution rendrait le calme aux Provinces-Unies ; la paix et la liberté y renaîtraient ensemble[1]. La réponse fut prompte (12 avril 1702), mais non pas telle qu'on la devait attendre, dit Dangeau. Le successeur de Guillaume, la reine Anne Stuart, cinq jours après son avènement, avait fait porter aux Provinces-Unies l'assurance de son amitié et la promesse de toute l'assistance dont l'Angleterre était capable[2]. Forts de cet appui, les États-Généraux se donnèrent l'avantage de braver, de dédaigner Louis XIV. Ils regrettaient, eux aussi, l'ancienne amitié avec la France, mais ils n'en rapportaient la rupture qu'aux menaces du roi contre leur territoire. Ils avaient toujours été libres sous Guillaume, quoi qu'on en pût penser, et ils entendaient rester fidèles après sa mort à une politique qu'ils avaient embrassée volontairement. Aussi bien, habitués à respecter les traités, il ne leur était pas permis de rompre, par des négociations particulières, leurs engagements avec leurs alliés. L'esprit de Guillaume III lui survivait donc, et particulièrement dans trois hommes, les triumvirs de la ligue, comme Torcy les appelle, dont l'accord pendant près de dix ans a réglé souverainement les affaires de l'Europe : c'étaient Marlborough, le prince Eugène de Savoie et Heinsius. Tous trois à la haine de la domination française joignaient des griefs ou des desseins personnels, plus opiniâtres encore et plus exigeants que la politique. Heinsius, grand-pensionnaire de Hollande après Fagel, et confident de Guillaume III, avait partagé tous les sentiments et secondé tous les efforts de ce prince. Il avait gagné la confiance des États-Généraux par sa modération dans l'exercice du pouvoir, par son dévouement à la défense de l'État. Simple dans la vie privée, comme Jean de Witt, sans faste dans sa maison et dans son extérieur, il n'avait en apparence que l'ambition d'ériger sa république en arbitre des nations de l'Europe, et, comme elle fournissait la plus grosse part des dépenses, de faire distribuer par elle à chacun des alliés sa part du butin de la guerre. Mais il obéissait en même temps à une vieille rancune particulière. Envoyé en France après la paix de Nimègue pour traiter des intérêts du prince d'Orange, il avait été malmené par Louvois. Je vous ferai mettre à la Bastille, lui avait dit le ministre plus habitué à imposer la soumission aux hommes de l'armée qu'à négocier avec l'étranger[3]. Il avait gardé au fond du cœur cette menace du plus fort, cet affront à sa dignité, et il en cherchait la revanche dans l'abaissement de la France, dans l'humiliation du grand roi. Le prince Eugène de Savoie était un fugitif français, chez qui dominait l'insatiable désir de se venger de Louis XIV. Dernier enfant d'Olympe Mancini, nous l'avons vu sortir de France presque en même temps que sa mère (1683). Il se plaignait, à l'âge de vingt ans, de n'être pas encore compris ni honoré selon sa valeur, de n'avoir pu obtenir du roi le commandement d'une compagnie ; espérant mieux de l'étranger, il y cherchait une patrie plus juste. et plus libérale. Pendant que la mère était accusée de mettre ses poisons au service des passions autrichiennes, le fils recevait une épée de l'Empereur et l'essayait avec succès contre les Turcs. Il l'avait ensuite tournée contre la France dans la guerre de la seconde coalition, à Staffarde ; mais c'était dans la guerre de la succession d'Espagne qu'il allait donner le plus vaste essor à son ressentiment. Nous le verrons jouir de chaque désastre des Français comme d'une satisfaction personnelle. C'est lui qui dira à des prisonniers français après sa victoire d'Oudenarde : On est heureux de forcer les gens à se repentir de leurs mépris[4] ; et à la dernière heure, quand ses alliés l'abandonneront, il se promettra encore de poursuivre Louis XIV la torche à la main, jusqu'à Versailles. Marlborough, l'Anglais, n'a pas de ces rancunes. On peut dire de lui qu'il ne hait personne, tant il va et vient facilement d'un parti à l'autre, mais aussi qu'il n'aime que l'argent, et c'est par amour de l'argent qu'il s'acharne ici à une guerre féconde en profits pour le général[5]. Sa fortune avait commencé honteusement par sa connivence aux amours de sa sœur avec le duc d'York, et par ses propres amours avec la principale maîtresse de Charles II ; il obtint par le duc d'York son premier grade dans l'armée, et reçut de la duchesse de Cleveland une somme de 125.000 francs qu'il plaça sur bonne et solide hypothèque. Traître à Jacques II en 1688, et trop peu récompensé à son gré, il offrait bientôt son repentir au roi déchu, et provoquait par ses promesses l'expédition de la Hogue (voir tome V). Réconcilié avec Guillaume, puis élevé au plus haut rang par la reine Anne, il n'en fera pas moins porter au prétendant, au milieu même des hostilités, ses protestations d'attachement[6]. Mais, ses richesses grandissant chaque jour par la guerre, par les donations en récompense de ses victoires, par les revenus doublés de ses emplois, par les remises des fournisseurs, par les retenues sur la solde des troupes étrangères, il n'aura d'autre volonté que d'écarter la paix, comme la suppression de ces bénéfices ou coupables ou justifiés par l'usage, et de prolonger sans fin une lutte où chaque succès, selon le mot d'un de ses ennemis anglais, lui vaut autant d'argent que de gloire. Ce qui donnait à cette opiniâtreté une importance redoutable, c'est que Marlborough et Eugène étaient, d'instinct et d'étude, de grands hommes de guerre. Marlborough avait fait partie du corps auxiliaire anglais fourni par Charles II pour la guerre de Hollande ; élève de Turenne, apprécié et loué publiquement par un pareil maître, il allait retourner contre la France les leçons du plus grand général qui eût encore commandé les Français. Prudence et audace, vigilance et action opportune, projets hardis et exécution rapide, tels seront les principaux traits de son génie. Eugène avait beaucoup appris dans la guerre des Turcs, sous le duc de Lorraine, ce vengeur de la chrétienté à Bude et à Mohacz. Entreprenant comme un jeune prince — c'est le mot de Louis XIV —, brave comme un Français, mais calme dans les grandes affaires comme un vieux maître, il s'était à son tour élevé au premier rang et au renom d'un vainqueur immortel, par la bataille de Zentha. Tous deux à leurs talents joignaient le gage principal du succès dans le droit d'initiative, dans la liberté absolue d'agir à leur gré, suivant l'inspiration du moment ou l'occasion, sans avoir à attendre la permission de vaincre. Eugène se l'était fait reconnaître après la bataille de Zentha par une noble réponse à un affront injuste. Il avait vaincu contre la défense formelle d'engager une action générale, et, malgré l'étendue et l'éclat du triomphe, l'Empereur lui faisait te-demander son épée : La voilà, répondit le vainqueur offensé, elle fume encore du sang de ses ennemis ; je ne la reprendrai plus si je ne peux l'employer à mon gré pour son service. L'Empereur, éclairé par cette menace, et dans la crainte de perdre un pareil serviteur, lui renvoya avec son épée l'engagement écrit de lui laisser à l'avenir mener la guerre comme il voudrait, sans jamais le rechercher pour aucune de ses entreprises. L'indépendance de Marlborough venait de sa vieille intimité avec la reine Anne. Lui et sa femme, Sarah Jennings, exerçaient sur cette princesse, depuis l'avènement de Guillaume III, une influence qui ressemblait à une fascination. Ils l'avaient soutenue dans ses efforts d'opposition personnelle contre Guillaume. Après avoir partagé sa disgrâce, ils étaient rentrés en faveur avec elle[7]. A son avènement ils furent comme associés à la royauté. La femme fut surintendante de la maison de la reine, et plus que jamais sa confidente nécessaire ; le mari, déjà nommé par Guillaume général et plénipotentiaire en Hollande, devint rapidement duc, chevalier de la Jarretière et surtout généralissime des troupes britanniques. Au dedans il imposa les ministres, tels que le trésorier Godolphin ; au dehors il commanda les opérations militaires, comme il maniait l'argent des armées, sans contrôle. Le charme durera dix ans ; ce n'est que, lorsqu'il se rompra tout à coup, que la disgrâce de Marlborough changera en quelques jours la face de la guerre. A ces raisons de supériorité pour les alliés, on a l'habitude d'opposer l'insuffisance militaire de la France à cette époque, et d'abord le mauvais choix et l'incapacité des généraux. C'étaient, a dit Saint-Simon[8], des généraux de goût, de fantaisie, de faveur, de cabinet, à qui le roi croyait donner, comme à ses ministres, la capacité avec la patente. Quelques incapacités réelles, quelques grandes fautes mises en relief par d'éclatants désastres, entretiennent encore cette prévention. Pour admettre un pareil jugement il faudrait ne pas connaître Saint-Simon et sa manière d'apprécier ou de déprécier les hommes les plus habiles, les événements les plus glorieux. Il est vrai que Catinat vieillissait, que Tourville venait de mourir (1701), que Jean Bart allait mourir (mars 1702) dès le début des hostilités. Mais Boufflers n'était pas encore effacé, et Villars, Vendôme, Berwick allaient tenir, non sans honneur, la place des Luxembourg, des Créqui, des Condé et des Turenne. De toutes les grandeurs du règne, c'est le génie militaire qui reste le plus fécond en grands sujets, et qui souffre le moins d'éclipses. Que Saint-Simon poursuive de sa haine, dans Villars, une insatiable ambition d' honneurs et une sordide cupidité d'argent — et nous ne dissimulerons pas ces vices — ; qu'il dénonce dans Vendôme et dans Berwick la bâtardise comme le motif principal de la préférence du roi, qu'il reproche en particulier à Vendôme ses mœurs infâmes et une nonchalance quelquefois funeste aux affaires — et nous ne prétendons pas les justifier — ; il n'en demeure pas moins certain que Vendôme a été pendant plusieurs années l'adversaire heureux du prince Eugène en Italie, et qu'il a fait voir en Espagne ce que valait un homme de plus ; que Berwick, maréchal à trente-cinq ans, a justifié cette faveur, même avant Almanza, par sa sagesse et sa capacité, de l'aveu même de Saint-Simon[9] ; que Villars, partout où il a paru, a rétabli la fortune, sauvé l'Alsace par son activité, forcé par ses campements Marlborough à l'admirer, et deviné et indiqué à la postérité le vrai chemin de Vienne. En poussant cet examen jusqu'aux importances secondaires, on trouverait encore contre la sentence de Saint-Simon, dans Saint-Simon même, la preuve que le goût, la faveur, le cabinet ne faisaient pas tous les choix, et qu'au lieu de prétendre conférer la capacité, le roi la cherchait toute faite pour la récompenser ; tels, par exemple, plusieurs des maréchaux créés en 1703 : Vauban, dont Saint-Simon ne songe pas à atténuer l'éloge ; Chamilly, l'ancien défenseur de Grave, dont il dit que sa promotion longtemps retardée fut généralement applaudie ; Huxelles, l'ancien défenseur de Mayence, don t il avoue les services dans toutes les campagnes sur le Rhin, et jusqu'à Tallard qu'il loue de sa victoire de Spire avant la catastrophe d'Hochstett[10]. N'en est-ce pas assez pour établir qu'il ne faut pas juger des choix de Louis XIV, même dans sa vieillesse, par la faveur continuée de Villeroi, ou par la confiance accordée en un moment malheureux à La Feuillade, gendre de Chamillard ? Il est plus juste de chercher ailleurs les véritables
causes des malheurs de la France dans cette longue guerre d'Espagne. Le roi en
a sa part de responsabilité par son opiniâtreté à vouloir diriger de loin les
opérations, à prescrire des plans sans connaissance suffisante des lieux ou
des moyens d'action disponibles, à indiquer des expédients dont l'apparente
justesse ne tient pas contre la réalité pratique des faits. C'est ce que
Catinat lui représentait dès le début, avec une fermeté digne d'être mieux
écoutée : Votre Majesté m'a fait l'honneur de me
dire qu'elle ne connaissait l'Alsace que par ses cartes[11].... Elle me permettra de lui dire que les gens qui sont sur
les lieux voient mieux que ceux qui n'y sont pas, et que, quand on ne parle
pas de certains expédients, c'est que cela est rejeté et réprouvé comme chose
à quoi on ne peut ni doit penser, et qu'on a trouvé inutile d'en parler[12]. De leur côté,
les ministres, et surtout celui de la guerre Chamillard, ne sont pas à la
hauteur des besoins. Le branle donné du temps de M.
de Louvois est perdu ; l'argent et la vigueur du commandement nous manquent.
Le mot mérite d'autant plus d'attention qu'il
est de Fénelon[13],
qui n'aimait pas Louvois. On trouve bien encore dans les conseils Chamlay, ce
second de Louvois, ce major-général de fait, qui, au commencement des
campagnes, signale la situation, indique les points à défendre, la répartition
à faire des troupes[14]. Mais il y a
loin des indications de Chamlay à l'exécution par Chamillard. Les troupes
n'arrivent pas à temps ou en nombre suffisant. Catinat qui comptait, d'après
les calculs de la cour, sur cinquante-deux bataillons et soixante-huit
escadrons, ne trouve, à son arrivée en Alsace, que vingt-deux bataillons et
cinquante-neuf escadrons à mettre en campagne. Les approvisionnements ne sont
pas mieux assurés ; l'armement fait souvent défaut. Villars, pressé par le
ministre de s'engager dans une grande expédition au cœur de l'Allemagne,
répond pour expliquer son retard : Cette armée part
sans officiers ni recrues, ni habillements, ni armes, et avec des fonds bien
médiocres pour sa subsistance[15]. Enfin, si triste
que soit cette insuffisance, c'est encore moins aux hommes qu'il convient de
s'en prendre qu'à la nature de la guerre, au nombre des champs de bataille,
aux distances qui multiplient les fatigues et les dépenses. Il faut faire
tête à la fois dans les Pays-Bas, en Allemagne, en Italie, en Espagne, du
Zuyderzée à Naples, du Danube à Gibraltar ; il faut que les forces d'une
seule nation balancent les forces de huit peuples conjurés. Jamais encore la
coalition n'avait été aussi étendue, aussi compacte, aussi tenace ; jamais la
lutte n'avait été aussi inégale. Jamais aussi la défaite, la ruine n'aurait
mérité plus d'honneur et de respect ; et pourtant en dépit des fautes, des
revers, des insolences des plus forts, et de sa noble résignation, la France
en sortira intacte, sinon invaincue, et Toujours une des plus grandes
puissances de l'Europe, sinon la plus grande. Ce résultat, prévu par
l'historien, lui donne du cœur pour traverser l'époque des épreuves. La guerre avait commencé l'année précédente en Italie, où nous avons laissé le prince Eugène et Villeroi cantonnés en quartiers d'hiver, en face l'un de l'autre. Elle était prête dans le Nord et sur les bords du Rhin. Les Français avaient occupé tous les Pays-Bas et la Gueldre espagnole, au nom de Philippe V ; et leur allié, l'électeur de Cologne, leur avait livré toutes ses places, à l'exception de Cologne même qui, brouillée avec lui, s'était donnée aux Hollandais, et de plus, la ville de Liège dont il était aussi évêque et prince. Les Français s'étendaient ainsi de la mer du Nord au Rhin. ; mais ils avaient à compter avec les troupes hollandaises, anglaises et prussiennes, au nombre de 130.000 hommes, dont le commandement supérieur était destiné à Marlborough. Du côté de l'Alsace, le prince Louis de Bade, général de l'Empereur, sortait, au mois de mars, de ses cantonnements, dans la direction de Philipsbourg, et reprenait sur le bord du Rhin des travaux commencés pour le passage de ce fleuve. Les Cercles d'Allemagne, dont la neutralité apparente avait trompé Louis XIV, adhéraient à la Grande-Alliance le 17 et le 20 mars, et lui apportaient un renfort de 20.000 hommes. Cette résolution des États d'empire élevait à six le nombre des nations liguées contre la France. En Italie, en plein hiver, le 1er février, Eugène avait tenté un coup de main dont le succès lui aurait livré la plus grande partie de l'armée française. Villeroi était dans Crémone avec ses meilleures troupes. A la faveur d'intelligences, Eugène y fit entrer par un égout, pendant la nuit, environ cinq mille hommes qui en occupèrent sans peine les places, les principales rues et l'hôtel de ville. Ils se croyaient déjà sûrs de leur conquête, lorsqu'un régiment français, commandé pour une parade, aperçut au point du jour des étrangers rangés en bataille, fit feu sur eux et commença la lutte. Villeroi, averti par ce bruit, y courut sans escorte et tomba aux mains des ennemis qui le retinrent prisonnier. Mais bientôt la garnison fut sur pied et entama d'elle-même un combat opiniâtre qui dura tout le jour. Les Autrichiens, chassés de rue en rue, et coupés des renforts qui leur arrivaient du dehors, abandonnèrent la ville jonchée de leurs morts et aussi d'un bon nombre de Français, sans autre trophée de leur expédition que le maréchal captif. Cette aventure à la fois burlesque et glorieuse, d'un général tombant au milieu de ses ennemis au lieu de ses soldats, et de troupes sans chef se tirant toutes seules du danger[16], combla le ridicule qui s'attachait à Villeroi, et valut à la garnison de Crémone les félicitations de la France et les gratifications de Louis XIV. Mais la situation n'était pas changée, Eugène gardait toutes ses positions, et son échec de Crémone ne lui inspirait qu'un plus vif désir de revanche. Dans un mémoire au roi, pour le règlement de la nouvelle campagne, Chamlay déclarait qu'il ne fallait se flatter que médiocrement de chasser les impériaux de toute l'Italie, que ce serait déjà un beau succès que de les rejeter au delà du Mincio et surtout de l'Adige[17]. Le roi nomma le duc de Bourgogne au commandement de l'armée de Flandre, dont le chef réel devait être le maréchal de Boufflers. Le jeune prince désirait fort un commandement ; ses amis (Fénelon) ne trouvaient pas non plus bienséant qu'il demeurât à Versailles[18]. Il se montre, dans une lettre, fort reconnaissant envers Mme de Maintenon, de cet honneur qu'il croit lui devoir[19]. Vendôme fut envoyé en hâte, et en même temps le roi d'Espagne confirmé par son grand-père dans la résolution de passer à Naples pour se concilier ce peuple, et en Lombardie pour prendre part à la défense de son duché de Milan[20]. L'Alsace préoccupait particulièrement le roi et son conseil. Depuis le traité de Ryswick, elle ne communiquait plus à la France que par la Franche-Comté ; si renne-mi parvenait à s'y établir, les Trois-Évêchés et la Champagne deviendraient frontières. Il importait donc de la défendre énergiquement ; mais s'il fallait des troupes nombreuses pour cet objet, il n'importait pas moins d'empêcher qu'elle ne fût mangée par ses défenseurs, et qu'elle ne retombât dans l'état de ruine et de désolation où elle avait été réduite pendant la guerre de Hollande. Pour prévenir ces désastres, Chamlay demandait qu'on y apportât du dehors les approvisionnements nécessaires aux troupes, que le roi y eût une armée au moins égale à celle que les ennemis pourraient rassembler de ce côté, et que par d'habiles opérations on préservât Landau ou Huningue de toute attaque[21]. Ces avis ne furent pas suffisamment compris. Catinat fut nommé au commandement de l'armée d'Alsace. Dans une explication franche et nette avec le roi sur les affaires d'Italie, il avait recouvré la confiance du souverain. Malheureusement, si le choix du général était bon, les moyens d'action, réclamés par Chamlay, lui manquèrent en partie. Louis XIV s'obstinant à croire à la neutralité des Cercles, et plus inquiet pour l'Italie que pour l'Alsace, n'expédia sur les bords du Rhin que les troupes qu'il ne trouvait pas nécessaires au delà des Alpes[22]. Nous verrons tout à l'heure ce que ce faux calcul apporta de tribulations à Catinat. La guerre était si bien dans toutes les volontés qu'elle éclata avant même les déclarations officielles. Ces déclarations ne parurent que le 10 ou le 15 mai 1702. On y peut remarquer que chacun des belligérants explique son agression par des raisons particulières. L'Empereur s'en prend au testament surpris à Charles II, son dommage personnel, et à l'occupation par la France de fiefs impériaux en Italie et en Allemagne, offense et dommage à l'empire. La reine Anne allègue le pouvoir exorbitant de la France sur terre et sur mer, menace d'esclavage pour l'Europe, et la reconnaissance du prince de Galles, attentat à sa dignité et à l'honneur de sa couronne. Les Hollandais, moins fiers et plus verbeux, déplorent leurs dangers, la perte de leur barrière, la formation d'une autre barrière, mais contre eux, dans l'électorat de Cologne, la ruine de leur commerce dans la Méditerranée, en Portugal et aux Indes. Les pauvres gens ! Au moment où ils publiaient cette lamentation, il y avait près d'un mois que la coalition avait commencé les hostilités pour eux, et travaillait à les débloquer par l'occupation de l'électorat de Cologne. Kayserswerth était investi depuis le 15 avril. La campagne de 1702, la première de la coalition, commencée dans les Pays-Bas, ne fut pas heureuse de ce côté pour la France. D'abord, la grande armée française, commandée par le duc de Bourgogne, ne sut ni porter un secours efficace à Kayserswerth, ni opérer une diversion décisive dans le Brabant hollandais. Les troupes détachées vers la ville assiégée en furent bientôt rappelées pour couvrir un autre point ; et la grande armée, passant par la Gueldre espagnole, entre l'électorat de Cologne et le Brabant, s'avança vers Clèves et le Wahal. Là se trouvaient en effet les principales forces hollandaises. On put croire d'abord à un grand succès ; l'ennemi reculant toujours en bataille fut poursuivi avec vigueur jusqu'à la contrescarpe et aux palissades de Nimègue ; harcelé encore dans cette position par la mousqueterie et le canon, il fut réduit à se jeter dans les chemins couverts et dans les fossés, et à fuir en désordre vers le pont du Wahal, pendant que les vainqueurs se tenaient en bataille devant les remparts, à demi portée du mousquet. Ce fut, disent les rapports officiels[23], une action d'une effronterie magnifique, et, pour le duc de Bourgogne, le début d'un très-grand et très-bon général, et d'un très-digne petit-fils du roi. Les Hollandais avaient perdu dans la déroute trois cents chariots d'artillerie et de bagages, mille chevaux qui y étaient attelés, environ mille hommes tués ou pris, et surtout l'honneur et le prestige moral de gagner la première bataille. Ils se retranchaient déjà dans le Betau, en prévision des basses eaux et d'une attaque sur Tolhuys ou sur Skenk. Ils ne tardèrent pas à se rassurer. Les vainqueurs furent ramenés, par le besoin des subsistances, de Nimègue dans le pays de Clèves, et, quatre jours après, Kayserswerth, insuffisamment secouru, capitulait (15 juin 1702). La garnison et le commandant Blainville avaient épuisé toutes les ressources que donnent le courage et l'habileté, soutenu dans une mauvaise place cinquante-huit jours de tranchée ouverte, tué aux assiégeants plus de neuf mille hommes. Blainville jugea le moment venu, selon les instructions mêmes de Louis XIV, de sauver ce qui lui restait de troupes au lieu de les perdre par un héroïsme inutile. Il régla lui-même les clauses de la capitulation. Tel était l'empressement des ennemis à tenir enfin un succès, à constater un avantage sur la France, qu'ils accordèrent tout, même le rasement de la place, sous la garantie d'otages qui ne seraient rendus qu'après que cette opération serait accomplie. La garnison sortit avec tous les honneurs de la guerre et en toute liberté. Mais la perte de Kayserswerth inaugurait les victoires de la coalition. Ce fut le prélude et comme l'augure de beaucoup d'autres avantages. L'armée qui avait pris Kayserswerth se rapprocha de celle qui avait été battue à Nimègue ; il vint s'y joindre des renforts de Hanovre, de Zell et d'Angleterre. Marlborough arrivait à La Haye pour convenir avec les États d'un nouveau plan d'opérations ; les Hollandais n'hésitèrent pas à lui confier le commandement de leurs troupes comme il avait celui des Anglais, et donnèrent par là aux forces de la ligue l'unité et la supériorité de direction. Pendant que l'ennemi resserrait ses forces, Louis XIV fut contraint de démembrer les siennes. Le mauvais état des affaires en Alsace lui faisait un devoir d'affaiblir l'armée du duc de Bourgogne pour fortifier Catinat. Ce dérangement, disait-il lui-même, réduisait l'armée des Pays-Bas à renoncer à toute entreprise, et à se tenir sur une défensive peu assurée[24]. Marlborough en profita pour entreprendre avec plus de confiance ; il passa la Meuse à Grave, dans le dessein d'éloigner les Français du duché de Clèves et de la Gueldre. Dès ses premiers mouvements, l'armée du duc de Bourgogne recula jusqu'au Brabant espagnol. Arrivé dans l'évêché de Liège, Marlborough expédia plusieurs détachements dans la Gueldre pour assiéger les villes de Venloo, Stewensverth, Ruremonde, se réservant d'assiéger Liège avec ses forces principales. Ce plan réussit de toute part. Les villes de la Gueldre étaient faibles de garnison et de moyens de défense ; Venloo n'avait qu'un chemin couvert avec un fossé, et son enceinte n'était revêtue que du côté de la Meuse ; les deux autres étaient encore en plus triste état. Bien plus, quand le duc de Bourgogne parla de secourir Venloo, le conseil des officiers généraux allégua contre cette témérité la difficulté des chemins, le manque inévitable de subsistances dans un pays trop bien gardé par les alliés. La pensée dominante de Boufflers était aussi qu'il importait bien plus de garder le Brabant, voisin de la France, que la Gueldre, qui en était si éloignée[25]. Ce sentiment, qu'on ne prit pas même la peine de cacher, ne fit qu'accroitre la confiance de l'ennemi : Venloo succomba le 25 septembre, Stewensverth le 20 octobre, Ruremonde cinq jours après. Au moins il était raisonnable de soutenir Liège, plus rapprochée de la France que le Brabant, une ville d'ailleurs qui appartenait à l'électeur de Cologne, et dont la perte pourrait contraindre ce prince à se réconcilier avec l'Empereur. Louis XIV ordonna à Boufflers de s'avancer vers Liège, de se retrancher dans le voisinage de cette place. Boufflers discuta, prouva qu'il ne pouvait quitter le Brabant sans danger pour cette province, ni risquer par des mouvements de troupes une rencontre avec des ennemis supérieurs en nombre, qu'il suffisait de renforcer la garnison de Liège, et de faire une diversion du côté du Rhin pour attirer l'ennemi de ce côté. Liège reçut en effet quelques bataillons de renfort, et Tallard fut chargé de la diversion. Mais Marlborough investit Liège le 13 octobre, et pendant que Tallard s'acquittait vaillamment de sa mission sur le Rhin et la Moselle, prenait Trèves, Trarbach, et mettait à contributions les électorats de Trèves, de Mayence, et le Palatinat, Marlborough entrait dans Liège le 31 octobre. Il avait laissé à Tallard l'éclat d'une expédition toute française par l'activité, de quelques coups de main heureux sans résultats durables, et il s'était assuré à lui-même une position avantageuse pour l'avenir, en resserrant le théâtre de la guerre par l'occupation presque entière de la Gueldre, et par celle de Liège qui dominait le cours de la Meuse. Telle fut la première campagne de Marlborough. Les Anglais l'exaltèrent non sans raison ; on proclama dans la Chambre des communes que Marlborough avait réparé l'honneur anglais, ce qui voulait dire sans doute que Guillaume III l'avait laissé compromettre, et on lui assigna une pension de cinq mille livres sterling. C'était aussi la première campagne du duc de Bourgogne. Ses amis auraient bien voulu lui en faire une gloire éclatante ; déjà Fénelon, par tendresse de précepteur aimé, parlait de ces merveilleux commencements[26] ; mais en dehors de sa bravoure personnelle, il était raisonnable de se rabattre, comme Saint-Simon, à beaucoup d'application et d'affabilité[27]. C'est justice d'ailleurs de reconnaître que, tenu en brassière par Boufflers et les lieutenants généraux, il n'était responsable ni de ce qui s'était fait sans lui, ni de ce qu'il n'avait pas pu empêcher. Heureusement l'Italie dédommagea les deux couronnes de ces pertes et de ces affronts. Vendôme et Philippe V en eurent le mérite. Vendôme, le conquérant de Barcelone, substitué à Villeroi prisonnier, avait pour mission de conserver le Milanais et le Crémonais, de débloquer Mantoue, de rendre au duc de Mantoue ses villes occupées par l'ennemi, et de préserver le duc de Parme de l'invasion autrichienne. Il exécuta ce plan dans toutes ses parties. Un caprice singulier des événements le mettait en face du prince Eugène, son cousin germain[28] ; il semble que la parenté, loin de gêner les opérations, n'ait servi qu'à leur imprimer plus de vigueur ; les deux cousins échangèrent plus d'une fois des procédés ou des paroles qui sentaient la haine de famille[29]. Le voyage de Philippe V en Italie avait pour but de confirmer Naples et le Milanais dans son obéissance, et de le recommander lui-même à l'estime publique en mettant en vue sa valeur et ses qualités royales. Cet objet fut également atteint. L'entreprise n'était pas sans danger. Ses amis craignaient pour lui le poison et les trahisons d'Italie, même celles du duc de Savoie, qui avait grand intérêt à la mort de son gendre ; quand c'est Fénelon qui parle ainsi[30], on se demande quel était donc ce singulier beau-père, capable d'inspirer de tels soupçons ! Chamlay avait aussi exprimé la crainte des conspirations et des assemblées de Naples, des agents déguisés du prince Eugène et du conseil de Vienne, et surtout d'une flotte anglaise et hollandaise qui pourrait barrer le retour[31]. Philippe V ne s'émut pas de ces appréhensions ; aucun plaisir, aucune satisfaction n'était à ses yeux comparable à celui de chasser les Allemands d'Italie. Des Espagnols voulaient s'opposer à son départ : Je leur répondrai, dit-il, dans le vaisseau[32]. Il avait désiré emmener sa jeune femme ; elle, de son côté, aurait bien voulu le suivre. II y renonça, malgré sa tendresse extrême, sur les représentations de Louis XIV, par la pensée de laisser aux Espagnols, comme gage de leur attachement, ce qu'il avait de plus précieux, et de ne pas s'embarrasser de trop d'équipages quand il avait avant tout à défendre ses États[33]. Dans la campagne précédente, les Autrichiens avaient envahi toute la contrée de l'Adige à l'Oglio, occupé le duché de Mantoue, sauf deux villes : ils bloquaient Mantoue depuis le commencement de l'hiver, et, sur la rive droite du Pô, menaçaient de leur alliance les petits souverains, entre autres le due de Parme. Tels étaient les points que Vendôme avait à délivrer. Heureusement la garnison de Mantoue tenait ferme contre le blocus, grâce à d'audacieuses sorties qui renouvelaient ses fourrages et ses vivres, et affaiblissaient l'ennemi par la perte, tantôt d'un poste avantageux, tantôt d'un bon nombre de prisonniers et de morts. Vendôme en profita comme d'un répit pour mettre son armée au complet, protéger le duc de Parme, et nettoyer le chemin du Mantouan. Au mois de mai il se porta au secours des assiégés. Un de ses lieutenants enleva en quelques heures Castel-Goffredo, qui aurait pu tenir quelques jours, et lui-même apparaissant sur la rive droite du Mincio, les Autrichiens repassèrent la rivière et laissèrent Mantoue libre au moins d'un côté (24 mai). Accueilli dans la ville comme un libérateur, Vendôme ne se fit pas illusion sur l'importance des positions que l'assiégeant tenait encore dans le voisinage ; mais avant de les attaquer, il jugea plus pressé d'assurer ses communications par derrière. Il fit assiéger Castiglione, qui se rendit le 1er juin. Cette conquête le rendit définitivement maitre de tout le pays et des rivières depuis Crémone jusqu'à Mantoue, et intercepta tous les secours que les Autrichiens avaient jusque-là reçus par le lac de Garda. Ils n'avaient plus que l'Adige pour communiquer avec l'Allemagne ; Eugène fut réduit à se tenir sur la défensive et à éviter les combats décisifs par une inaction savante. Cependant Philippe V avait visité Naples. Il y avait été bien reçu malgré une révolte antérieure, et malgré un complot contre sa vie qui fut découvert pendant son séjour[34]. Des grâces répandues sur les seigneurs et sur le peuple avaient contribué à cet accueil ; on peut croire que des troupes françaises envoyées par Louis XIV n'y avaient pas nui non plus[35]. Il venait d'arriver à Milan ; après avoir reçu les hommages de Vaudemont, des duc de Mantoue et de Parme, et même du due de Savoie, il s'acheminait par Crémone vers le Mantouan à la tête de renforts destinés à l'armée de Vendôme, lorsque, le 27 juillet au matin, il fut averti qu'une bataille allait se donner. Vendôme avait découvert à Santa-Vittoria, entre le Crostolo et le Tassone[36], un camp de quatre mille cavaliers autrichiens sans infanterie. Il fit inviter le roi d'Espagne à hâter sa marche, et sans l'attendre il se précipita sur l'ennemi. Ce fut un beau fait d'armes par la rapidité et le succès. Les cavaliers autrichiens n'eurent pas même le temps de monter tous à cheval. Attaqués de trois côtés à la fois, ils furent en peu d'instants foudroyés, pris ou chassés. Six cents restèrent morts sur le champ de bataille, et quatre cents prisonniers ; les fuyards tombèrent presque en bataille dans le Tassone, en si grand nombre qu'ils comblèrent ce ruisseau et firent de leurs corps un pont sur une longueur de deux cents pas. Le reste fut poursuivi à une demi-lieue jusqu'en vue de Guastalla. Douze cents de leurs chevaux furent ramenés par les grenadiers français ainsi changés en grenadiers à cheval. Leur camp tout tendu et leurs bagages furent pris, et leur vin distribué aux vainqueurs fort à propos après une si longue marche. L'affaire avait été si prompte que le roi d'Espagne, malgré sa diligence, n'arriva qu'aux derniers coups de feu. Aussi n'écrivit-il à Louis XIV que pour laisser tout l'honneur à Vendôme et recommander les officiers qui s'étaient le plus distingués. a Cette affaire, disait-il, est aussi complète qu'une affaire de cavalerie peut l'être. On en vit immédiatement les conséquences. Reggio et Modène sommées le surlendemain par les vainqueurs se rendirent (29 juillet) et reçurent garnison française. Dans la nuit du 31 au 1er août, le prince Eugène abandonna ses postes auprès de Mantoue, et laissa ses retranchements aux défenseurs de la ville qui complétèrent leur délivrance en les détruisant[37]. A partir de ce moment, l'avantage de la campagne fut assuré aux Français. Eugène, passé sur la rive droite du Pô et déterminé à donner bataille, se trouva, le 15 août, en présence de ses adversaires près du château de Luzzara que Vendôme venait d'investir. Le combat s'engagea à cinq heures du soir et dura jusqu'à la nuit. Il fut opiniâtre des deux parts, sanglant, animé par la valeur froide du roi d'Espagne qu'aucun péril ne paraissait émouvoir, et par l'ardeur d'Eugène qui, dit-on, aurait voulu renouveler la gloire de Pavie, et prendre une seconde fois un roi de France dans son petit-fils. Quel que fût le ravage du canon, et l'importance et la qualité des pertes dans les deux armées, la victoire ne se décida pas. On demeura en présence pendant la nuit à la portée du mousquet ; on se retrancha fortement, et le lendemain ni l'un ni l'autre ne crut prudent de recommencer l'attaque. A en juger par les pertes de chacun, Vendôme aurait été vainqueur. Les Français ne comptaient que quatre cents morts contre quinze cents morts Autrichiens, et dix-huit cents blessés contre trois mille cinq cents blessés Autrichiens. Ils avaient pris de plus du canon, des drapeaux, des étendards et quelques prisonniers. Mais si la bataille même laissait la supériorité incertaine, les événements qui suivirent l'assignèrent à la France. Ce château de Luzarra, qu'Eugène avait voulu sauver, se rendit le 17 au roi d'Espagne, et livra fort à propos ses approvisionnements. La position inexpugnable où Eugène se contenait, et qu'il était sans doute prudent de ne pas affronter, n'empêcha pas le siège de Guastalla. La garnison de cette place était de deux mille cinq cents hommes ; elle capitula après neuf jours de tranchée (9 septembre), avec les honneurs de la guerre, mais sous la condition de ne plus servir avant le mois d'avril suivant. Guastalla, dans une situation favorable aux communications par eau, devint le dépôt des fourrages que le Crémonais envoyait à l'armée des deux couronnes. La nouvelle d'une descente des Anglais et des Hollandais en Espagne n'interrompit pas cette série de succès. Philippe V, obligé de courir à la défense de son royaume (octobre), quitta l'Italie, mais n'en retira pas un soldat. Vendôme demeuré seul mena l'année à bon terme. Peu à peu le manque de subsistances forçait Eugène à quitter son camp de Luzarra. Bientôt un événement imprévu en Allemagne, contre-partie de l'invasion en Espagne, le soulèvement de l'électeur de Bavière, obligea l'Empereur à rappeler quelques-uns de ses régiments d'Italie. Le prince Eugène, condamné par ces affaiblissements à se tenir sur ses gardes, reculait pas à pas. Vendôme avançait à sa suite ; il parvint à s'établir fortement sur le cours du Pô, d'abord à Borgoforte au sud de Mantoue (15 novembre), ensuite à Governolo (18 décembre), au confluent du Pô et du Mincio, surie terrain peu accessible qui avait longtemps servi de poste principal à Eugène. Les Autrichiens, retirés entre la Secchia et le Panaro dans le duché de Modène, laissaient le Mincio et le duché de Mantoue entièrement libres, et avaient perdu la route du Milanais. Philippe Veut également le bonheur de voir ses ennemis échouer en Espagne. Pendant son absence, la jeune reine Gabrielle de Savoie, presque un enfant, avait pris aux affaires une part qui lui mérite une place dans l'histoire, et qui fonda la popularité de son mari. Elle avait présidé les états d'Aragon en dépit de la fierté de cette province qui n'aurait pas voulu d'une femme pour président : elle se les concilia si bien qu'ils lui firent présent pour son usage d'une somme de cent mille écus ; elle s'en montra digne en faisant porter immédiatement ce cadeau au roi pour les besoins publics. A Madrid, elle assistait tous les jours à la junte de gouvernement ; elle parvint à les tirer de leur vieille habitude de nonchalance. Attentive à toutes les questions sérieuses, elle ne leur permettait pas de perdre leur temps. Dès qu'ils s'égaraient en conversations inutiles ; elle affectait de prendre son ouvrage, disant : Comme on parle de choses qui ne regardent pas les affaires, j'emploierai ce temps à travailler pour moi. La leçon fut comprise et profita ; elle servit aussi à concilier à la reine une vénération qui, confondant le patriotisme avec la fidélité au souverain, a consacré la royauté de Philippe V[38]. L'essai d'invasion des Anglais et Hollandais en suscita une preuve éclatante. Le duc d'Ormond, débarqué à Cadix, avait pris position dans l'île de Léon ; de là il envoyait ses troupes au pillage, et faisait porter aux officiers supérieurs, pour les tenter de trahison, ses promesses d'agrandissement ; il ne séduisit personne : J'ai juré, lui répondit Villa d'Arias, gouverneur général de l'Andalousie, de répandre jusqu'à la dernière goutte de mon sang pour à Philippe V. Nous n'avons que de généreux exemples dans nos ancêtres ; ils n'ont jamais cherché leur élévation ni dans le sang ni dans la fuite de nos rois ; mori pro patria est ma devise. Vous pouvez la communiquer à la princesse qui gouverne l'Angleterre[39]. L'Anglais ne réussit pas mieux auprès du peuple ; il avait laissé ses soldats protestants piller les églises ; c'en était assez pour soulever contre eux les populations catholiques. En même temps la jeune reine déployait une activité au-dessus de son âge et de ses forces. Prête à aller partout où sa présence serait nécessaire, travaillée de violents maux de tête, mais infatigable, elle provoquait par son exemple une levée en masse. Tout s'offrit, tout monta à cheval, tout marcha contre les envahisseurs. Le 27 octobre les Anglais et les Hollandais se retiraient fort démunis d'hommes et d'argent ; et Philippe V rentrant en Espagne la trouvait délivrée sans qu'il eût le temps de contribuer à cette revanche. Un seul malheur vint à la traverse de ces résultats. Les galions d'Amérique, chargés de trésors qui appartenaient à plusieurs nations, étaient enfin rendus, sous l'escorte d'une flotte française commandée par Château-Renauld, dans le port de Vigo en Galice ; déjà on avait pu transporter à l'intérieur des terres beaucoup d'or, d'argent et d'effets précieux, mais il restait encore à bord de grandes quantités de marchandises. Une flotte ennemie se présenta tout à coup le 22 octobre, força le port et brûla les galions et les vaisseaux français, et emporta une prise de huit millions. Pour ne pas ressentir trop péniblement une pareille perte, on avait besoin des bonnes nouvelles qui arrivaient en ce moment d'Allemagne. En Allemagne, comme dans les Pays-Bas, la campagne avait commencé par un siège et un siège malheureux. On sait déjà que Catinat, loin de trouver les forces promises, avait reconnu que celles de l'ennemi étaient bien supérieures à tous les calculs du roi ou de Chamillard. Dès le mois d'avril, les Allemands du prince de Bade avaient passé le Rhin à Spire et à Gemersheim, puis s'avançant vers la Lauter, ils avaient séparé Landau, possession française, de l'Alsace. Il était impossible, à moins d'un de ces coups de hardiesse qui entraînent la ruine aussi bien que le succès, de les attaquer avec avantage. Leur nombre en juin s'élevait à cinquante mille ; celui des Français ne dépassait pas vingt et un mille. Landau fut donc investi le 15 juin et dut être abandonné à ses propres forces, c'est-à-dire à sept bataillons dont deux d'artillerie et à sept escadrons. Il est vrai que le commandant Mélac était un de ces hommes que l'ennemi, selon l'ancien mot de Louis XIV, avait l'habitude de redouter dans les places françaises ; il allait renouveler à Landau ce que Blainville venait de faire voir à Kayserswerth. Les assiégeants, malgré leur énorme supériorité de nombre et la présence du roi des Romains, fils de l'Empereur, n'avancèrent que lentement, contrariés par les crues du Rhin qui rompaient les ponts, par la difficulté de nourrir une telle multitude, et fort incommodés par le canon des assiégés. Louis XIV tenta bien un effort pour renforcer Catinat, il rappela des Pays-Bas à Thionville douze bataillons et seize escadrons de l'armée de Boufflers. Il n'était pas juste, disait-il, d'abandonner des places et des provinces qui lui appartenaient (Alsace) pour conserver celles qui appartenaient au roi d'Espagne (Gueldre). Ces auxiliaires furent placés sous tes ordres du marquis de Villars, qui, tiré récemment de l'ambassade de Vienne, reprenait avec empressement un commandement militaire, où son ambition se proposait des actions éclatantes et de grands honneurs. Mais ce corps d'armée, destiné d'abord à garantir la Sarre, puis appelé par Catinat à couvrir les points les plus menacés de l'Alsace, n'apporta aucun changement à la situation de Landau. Dans les derniers jours d'août, la place était battue en brèche et les assiégeants préparaient leurs ponts pour le passage du fossé. A ce moment une résolution hardie et subite de Louis XIV, pour passer de la défensive à l'attaque, sacrifia irrévocablement cette ville. Le 30 août, Catinat recevait l'ordre de dégarnir l'Alsace, et d'envoyer la plus grande partie de ses forces en Allemagne au secours de l'électeur de Bavière. Landau n'avait plus qu'à se rendre. Dans la nuit du 8 au 9 septembre, Mélac repoussait un dernier assaut ; et quelques heures après, considérant les conséquences inévitables d'une plus longue résistance, il capitulait le quatre-vingt-unième jour depuis l'ouverture de la tranchée, le cent quarantième depuis le commencement du blocus. Une pareille défense était trop digne d'hommages pour ne pas recevoir ceux de l'ennemi même. Le roi des Romains laissa partir la garnison avec les honneurs de la guerre, avec quatre pièces de canon, deux mortiers et plusieurs chariots couverts. Il reçut Mélac à sa table, lui montra son armée et lui fit rendre par elle tous les honneurs des feld-maréchaux[40]. Le parti que Louis XIV venait de notifier à Catinat était incomparablement le meilleur ; il allait changer la face de la guerre, en la reportant en pays ennemi, en opposant Allemands à Allemands, justifier l'audace par le succès, et donner à la France le dernier prix de la campagne. L'électeur de Bavière, allié secret de la France, s'était contenté d'abord d'agir auprès des Cercles pour les maintenir dans la neutralité. Quand il vit les États de son frère, l'électeur de Cologne, envahis par les alliés et entamés par la prise de Kayserswerth, il crut le moment venu d'agir. Par un nouveau traité avec Louis XIV (17 juin 1702), il s'engagea à combattre pour la France et pour l'Espagne et aussi pour lui-même, et, dans le cas où l'Empereur attaquerait la Bavière, à porter ses armes en Tyrol, en Bohême, en Autriche. La France en retour lui promettait l'appui de ses armées et la conquête des deux Palatinats du Rhin et de Neubourg[41]. A la fin d'août, il annonça qu'il allait entrer en campagne par la prise d'Ulm, ville impériale de Souabe ; il réclamait immédiatement l'envoi de troupes françaises pour le couvrir contre un retour de l'armée qui assiégeait Landau. Louis XIV, reconnaissant là un moyen de diversion capable en effet de ramener cette armée des bords du Rhin au cœur de l'Allemagne, passa par-dessus toutes les considérations que pouvait suggérer le péril de l'Alsace : Je me trouve, écrivait-il à Catinat[42], dans la nécessité pour profiter de son alliance, qui peut dans la suite me devenir très-utile, de lui donner tous les secours dont il peut avoir besoin pour faire une diversion considérable dans l'Empire. En même temps je laisse l'Alsace ouverte à mes ennemis sans y pouvoir tenir une armée suffisante. Il n'y a aucune troupe du côté de la Sarre, pas même ce qui serait nécessaire pour empêcher les partis d'entrer sur les terres de ma domination. Dans cette situation, j'ai cru que je n'avais d'autre plan à faire que de vous ordonner de faire joindre, aussitôt que le duc de Bavière vous le demandera, les troupes dont il aura besoin. L'électeur ne demandait pas moins de trente bataillons et de quarante escadrons. Le roi ordonna de les envoyer, et même davantage, si l'électeur en manifestait le désir. Cette entreprise demandait un chef hardi, entreprenant. Parmi les lieutenants de Catinat, nul ne paraissait mieux remplir cette condition que Villars. Impatient outre mesure d'être distingué, Villars, depuis qu'il avait repris le métier des armes, blâmait la lenteur et le peu d'éclat des opérations. Malgré son respect pour les chefs d'armée, il trouvait chez eux quelque chose à désirer ; il n'y trouvait pas l'audace naturelle à quiconque mène des Français, parole de Louis XIV dont il s'appuyait habilement. Pourquoi par exemple n'avait-on pas livré de grande bataille en Flandre ? Il s'était déjà offert à tenter une diversion en Allemagne par Kehl et par la Souabe. Qu'on me donne, écrivait-il à Chamillard[43], deux mille chevaux, mille dragons et cinq cents grenadiers, on verra ce que je saurai faire de ce corps-là dans les montagnes noires. Il ne cachait pas que, en faisant bien, il entendait en être bien payé ; dans la même lettre, il réclamait le cordon bleu, pour les services qu'il avait rendus dans son ambassade de Vienne, et nous lui retrouverons le même appétit jusqu'à la fin de sa carrière. Mais cet égoïsme, qui rabaissait son caractère, était aussi propre à fortifier son talent. Il était bon de le mettre à l'épreuve. Dès le premier jour, le roi l'avait désigné pour commander la diversion en Allemagne. Catinat aurait bien voulu garder ses troupes, pour défendre l'Alsace que les conquérants de Landau envahissaient par le nord et par le Rhin. Les ordres du roi étant formels, il fallut se résigner. Pendant que quelques démonstrations, du côté de Saverne et de la Lauter, entretenaient les incertitudes de l'ennemi, Villars partit pour Huningue avec une partie des forces destinées à son expédition. Ce mouvement ne put être si secret que le prince de Bade n'en eût connaissance ; il comprit sans doute les intentions de Villars, et, avec vingt mille hommes, il remonta le Rhin sur la rive droite pour intercepter la tentative des Français. Villars avait devant lui une ile formée par deux bras du Rhin, l'un profond, l'autre guéable. Au moyen d'un pont sur le premier, il transporta son artillerie dans file ; un autre pont sur le petit bras fut destiné à l'infanterie et couvert à la tête d'un fort retranchement. Tout cela fut exécuté malgré le canon de l'ennemi retranché dans le fort de Friedlingen et derrière. Le passage était préparé ; si l'électeur de Bavière se fût alors avancé sur les derrières de l'ennemi, l'attaque ne pouvait manquer de réussir. Mais l'électeur ne donnait pas même de ses nouvelles ; on finit par savoir que, au lieu de se rapprocher du Rhin, il s'en éloignait au contraire de cinquante lieues, par une marche rétrograde vers les villes de Memmingen et de Kempten qu'il occupa en effet dans les premiers jours d'octobre. Ce caprice, prélude de beaucoup d'autres chez cet homme bizarre, ne retarda que de quelques jours l'opération décisive. Louis XIV, instruit de la situation, prétendit mettre Villars en état d'agir sans les Bavarois. Il ordonna à Catinat d'envoyer à Huningue un renfort de dix bataillons et de vingt escadrons, c'est-à-dire, écrivait-il, à peu près tout ce qui vous reste. Dès que Villars eut reçu ce complément, il commença d'agir. Un détachement de deux mille hommes d'infanterie et de deux régiments de dragons traversa le Rhin hors de la vue de l'ennemi, devant Neubourg, s'empara de cette petite ville, et deux mille pionniers suivant de près commencèrent à y établir un pont. Si cette tentative réussit, disait Villars, j'irai passer à Neubourg ; si cette tentative manque, je passe au Petit-Huningue. L'ennemi comprit toute l'importance du poste de Neubourg entre les mains des Français ; le prince de Bade, pour le reprendre, quitta ses retranchements. Villars saisit le mouvement, passa le fleuve devant Huningue, occupa les retranchements abandonnés, et marchant au général autrichien le força d'accepter la bataille de Friedlingen (14 octobre 1702). Le prince de Bade, plus fort en cavalerie, rangea la
sienne dans la plaine où elle devait avoir les mouvements plus libres ; et
établit son infanterie derrière son canon sur une hauteur couronnée d'un bois
de sapins. Les fantassins de Villars n'hésitèrent pas à monter par l'autre
versant à travers des vignes, et une fois l'ennemi atteint, ils le chargèrent
à la baïonnette : mêlée terrible par la solidité des Allemands et par
l'activité des coups français. Après trois charges différentes, les Impériaux
renversés laissèrent leur canon et se précipitèrent dans la plaine poursuivis
par les plus ardents des vainqueurs. Dans la plaine, Magnac, commandant de la
cavalerie française, pour éviter le canon du fort de Friedlingen, avait
laissé le prince de Bade venir à lui et se placer entre sa propre artillerie
et les Français. Les Impériaux firent ainsi les trois quarts du chemin, et
dans le désordre inséparable d'une course au galop. Il avait été recommandé
aux cavaliers français de ne pas user de leurs armes à feu, et de ne mettre
le sabre à la main qu'à cent pas des ennemis. Dès qu'ils les virent à cette
distance, ils se lancèrent, trente-quatre escadrons contre cinquante-six.
Mais aucun ne se démentit, selon
l'expression militaire de Villars ; leur choc fut si impétueux et si rude,
que les Allemands furent entamés, et, quoique sous les yeux du prince de
Bade, mis en déroute. La bataille paraissait gagnée, quand l'infanterie
allemande, s'apercevant du petit nombre de ceux qui la poursuivaient, se
retourna contre eux et les refoula sur le corps principal. Ce mouvement
inattendu troubla toute l'infanterie française, elle crut à des forces
supérieures qui arrivaient au secours des vaincus ; elle hésitait à marcher.
D'autre part, Magnac n'avait pas poursuivi les cavaliers impériaux ; ceux-ci
commençaient à se rallier et à revenir. Dans cet instant critique, Villars
pourvut à tout : il courut à l'infanterie en criant victoire, et lança un
millier de chevaux contre les escadrons ennemis. Sous cette impulsion, les
fantassins reprirent courage, et, gardant leur victoire, ils repoussèrent les
vaincus jusqu'à une lieue et demie. Les cavaliers ne menèrent pas moins
vivement leurs adversaires, jusqu'à un défilé qui déroba les fugitifs à la
poursuite. Il ne restait rien sur le champ de bataille de l'armée du prince
de Bade. Alors éclata l'enthousiasme des Français pour Villars. Ils se
rassemblèrent autour de lui, et, dans le sentiment unanime du danger auquel
il les avait arrachés, ils le proclamèrent maréchal de France[44]. Les preuves de la victoire étaient bien complètes. Dans une affaire aussi rude et aussi disputée, les Français n'avaient perdu ni drapeaux, ni étendards, ni timbales, et ils en avaient pris trente-quatre à l'ennemi. A ces trophées s'ajoutaient de grandes quantités d'armes jetées par les fuyards, de canons, de charrettes de munitions abandonnées sur les chemins, plus de trois mille morts sur place, les villages voisins remplis de blessés et de mourants, la plupart des généraux allemands tués ou blessés, quelques-uns prisonniers. L'armée campait sur le champ de bataille. Le soir même, Villars fit sommer le fort de Friedlingen ; le commandant ayant voulu résister, on le canonna tout un jour, et le lendemain, sur la menace d'être traité sans quartier, il capitula. Ce qui montre encore mieux le désarroi du prince de Bade, c'est que ses troupes cantonnées en Alsace reçurent immédiatement l'ordre de repasser le Rhin ; le 18, quatre jours après la bataille, il ne restait plus sur la rive gauche que quelques bataillons campés au nord de la Lauter, et les ponts sur le Rhin étaient levés. En récompense de ces résultats, Louis XIV, ratifiant le vœu de l'armée, nomma Villars maréchal de France, le destina au commandement de l'armée du Rhin, et rappela Catinat. Villars n'oubliait pas que le grand but de son entreprise était la jonction avec l'électeur de Bavière. Il écrivait au roi : Celui qui n'a pas désespéré de la jonction lorsque les difficultés paraissaient presque insurmontables la croit très-facile après une bataille gagnée. Il y mettait pourtant une réserve : A moins que M. l'électeur ne soit déterminé à ne pas y contribuer, et que la tête ait tourné à tout ce qui a l'honneur d'entrer dans son conseil. On voit aussi, par un mémoire de Chamlay, et par la correspondance de Louis XIV, que le roi et son conseil tenaient la jonction pour le bon parti et le plus capable de procurer le rétablissement de la paix[45]. On ne tarda pas à reconnaître la justesse des prédictions du maréchal. On apprit, le 21 octobre, que l'électeur ne viendrait pas à la rencontre des Français ; il entendait leur laisser le soin de traverser seuls quarante lieues de pays, dont vingt-cinq de montagnes, à travers des rochers et des châteaux forts, par des chemins inaccessibles aux voitures d'approvisionnements. Il est pourtant d'une nécessité indispensable, disait Villars, que les troupes de Bavière m'assurent du pain. Les jours suivants on apprit que, loin d'être encouragé par le succès de Friedlingen, l'électeur reculait jusqu'à Donawerth et à Ingolstadt ; on tira aussi de quelques confidences le soupçon que le pauvre prince, inquiet des chances de la guerre, voulait ménager l'Empereur et éviter toute hostilité personnelle contre lui. Villars fit alors accepter par le roi l'ajournement de la jonction au printemps prochain. La saison allait amener, selon l'usage antique, la séparation de toutes les armées. Il suffisait pour le moment de consolider les avantages obtenus. Villars fit raser le fort de Friedlingen, et au contraire mit en état de défense le pont d'Huningue et Neubourg ; il nivela, en Alsace, tous les restes des retranchements ennemis, pendant que Tallard, pour couvrir la Moselle et la Sarre, occupait. Nancy, du consentement tacite du duc de Lorraine. Il eut ainsi la liberté de venir à Versailles jouir pendant quelques jours de la gloire d'Une campagne qui avait sauvé l'Alsace et ouvert à la France deux portes sur l'Allemagne. |
[1] Dangeau, 12 avril 1702. Il cite textuellement le Mémoire.
[2] Lettre de Marlborough à Heinsius, 24 mars 1702, dans Sirtema de Grovestins.
[3] Mémoires de Torcy.
[4] Saint-Simon, Mémoires, tome IV, chapitre XV.
[5] Torcy, Mémoires.
[6] Mémoires de Villars, 1711.
[7] Voir, dans Macaulay, les détails de cette intimité singulière.
[8] Saint-Simon, Mémoires, tome III, chapitre XXII, page 264.
[9] Saint-Simon, Mémoires, tome III. Il s'agit de la guerre en Espagne en 1706, et des succès qui rétablirent Philippe V sur le trône : Tel fut l'étrange succès du siège mal entrepris de Barcelone, et la rapidité avec laquelle Philippe V fut reporté sur son trône, par son courage, l'affection de la Castille, la sagesse et la capacité de Berwick, et les secours si prompts du roi, son grand-père.
[10] Saint-Simon, tome II, pages 431 et suivantes ; tome III, page 23.
[11] Mémoires du général Pelet, tome II : lettre de Catinat au roi, 17 juillet 1702.
[12] Mémoires du général Pelet, tome II : lettre de Catinat au roi, 27 juin 1702.
[13] Correspondance de Fénelon au duc de Chevreuse, 3 décembre 1708.
[14] Voir plusieurs de ces mémoires de Chamlay dans la collection du général Pelet.
[15] Villars à Chamillard, 27 mare 1703 : collection du général Pelet, tome III.
[16] Voir général Pelet, tome II : Les relations de l'affaire de Crémone.
[17] Général Pelet, tome II, page 897 : Mémoires de Chamlay, février 1702.
[18] Fénelon, Mémoires sur la Campagne de 1702. L'archevêque de Cambrai intervient ici dans les affaires comme un politique et un homme de guerre : questions d'argent, d'organisation d'armée, de conseils de guerre, de personnes, il aborde tout. Il juge les généraux, caractère et capacité ; il estime peu Boufflers, craint Vendôme, préfère à tous Catinat. Il finit pourtant par dire qu'il marche à tâtons, ignorant à peu près tout ce qu'il faudrait savoir de l'état présent.
[19] Recueil de lettres à madame de Maintenon, publié par les bibliophiles français.
[20] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre à Philippe V, du 21 janvier 1702.
[21] Chamlay, Mémoires, février 1702. Général Pelet, tome II, page 755.
[22] Cela est dit très-explicitement par Chamillard dans une lettre à Ricous du 29 août. Pelet, tome II, page 822.
[23] Pelet, tome II, rapport de Boufflers du 11 juin 1702, et un autre de d'Artagnan.
[24] Général Pelet, tome II : lettre de Louis XIV à Boufflers, 30 juin 1702.
[25] Général Pelet, tome II : lettres de Boufflers des 31 août et 31 septembre 1702.
[26] Fénelon : lettre à Chevreuse, 24 juillet 1702.
[27] Saint-Simon, Mémoires, tome II, chapitre XXXI.
[28] Vendôme était fils de Laure Mancini ; Eugène, fils d'Olympe Mancini.
[29] Eugène essaya une fois de faire enlever Vendôme dans sa maison. Vendôme affecta de craindre un attentat d'Eugène contre la vie de Philippe V et fit redoubler la garde du roi d'Espagne. Une lettre qui parlait de ce danger tomba aux mains d'Eugène ; il la renvoya à Vendôme avec ce commentaire : On fait savoir à M. le duc de Vendôme que le prince Eugène n'a jamais été un assassin : il est même connu dans le monde sur le pied de ne servir que pour l'honneur et la gloire, outre qu'il sert un maitre qui ne s'est jamais servi de pareilles voies et qui est incapable de les commander. Ainsi, s'il n'y a pas d'autre raison qui ait fait redoubler les gardes, on les peut, sur ma parole, laisser dans le premier état. Voir Mémoires de Noailles.
[30] Fénelon, Mémoires sur la campagne de 1702.
[31] Chamlay, Mémoires de février 1702.
[32] Dangeau, avril 1702, Mémoires de Noailles.
[33] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettres de Louis XIV et de Philippe V.
[34] Mémoires de Noailles, Saint-Simon, tome II, chapitre XXX.
[35] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre à Philippe V, du 21 juin 1702.
[36] Deux affluents du Pô sur la rive droite.
[37] Pelet, tome II : relations de la bataille de Santa-Vittoria par Vendôme et Philippe V.
[38] Mémoires de Noailles, 1702.
[39] Bruzen de la Martinière, Histoire de Louis XIV.
[40] Pelet, tome II. Dangeau, 30 septembre 1702.
[41] Ce traité est rapporté par le général Pelet dans le troisième volume, page 945, et non dans le second, auquel il appartient par la date.
[42] Lettres à Catinat du 30 août et du 18 septembre 1702.
[43] Pelet, tome II : lettres de Villars à Chamillard, 25 juin 1702.
[44] Relation de la bataille, par Villars : Pelet, tome II. — Saint-Simon lui-même, qui fait tout ce qu'il peut pour ester à Villars le mérite du succès, ne peut s'empêcher de reconnaître que ce fut Villars qui rendit un nouveau courage à l'infanterie.
[45] Pelet, tome II. Villars au roi, 17 octobre, Mémoire de Chamlay, du 20 octobre. Louis XIV à Villars, 8 novembre 1702 : Le parti de la jonction avec l'électeur de Bavière est le meilleur de tous et celui auquel je me détermine.