I. — Réconciliation de Louis XIV avec le Saint-Siège. - Campagne de 1694 ; victoires inutiles en Espagne. - Bombardement des villes maritimes de France. - Exploits de Jean Bart. - Campagne de 1695 ; mort de Luxembourg ; la capitation ; Casal abandonné par la France ; Namur reprise par Guillaume III. Au moins Louis XIV était parvenu à se réconcilier avec le Saint-Siège, à terminer une querelle qui durait depuis onze ans (1682-1693). En cédant sur tous les points, il espérait s'assurer dans le chef de l'Église un médiateur auprès des belligérants, sinon un auxiliaire capable de le servir par la force des armes. Nous nous souvenons de ses avances auprès d'Alexandre VIII, de la restitution d'Avignon, de l'abandon des franchises (voir ch. XXXI, § II, au commencement). Alexandre VIII, à son tour, avait montré des dispositions conciliantes ; il était tout prêt à expédier des bulles aux évêques choisis par le roi parmi les membres de l'assemblée de 1682, si ces élus déclaraient par écrit qu'en formulant les Quatre Articles ils avaient entendu exprimer une opinion, et non un dogme obligatoire. Cette transaction n'avait pas abouti. Le roi ne l'avait pas rejetée ouvertement ; il y eut même un projet de convocation de ces évêques à la cour pour convenir des termes de la déclaration à écrire, après quoi on espérait que toutes les affaires seraient accommodées[1]. Mais la conclusion traîna en longueur ; le roi et ses conseillers avaient trop de répugnance à subir une rétractation. Le vieil Alexandre VIII, sentant sa fin prochaine, ne voulut pas qu'on pût l'accuser de n'avoir pas sauvegardé les intérêts de la foi ; il fit publier quelques heures avant sa mort une constitution — Inter multiplices — dans laquelle il déclarait nuls, invalides et sans force, les actes de l'assemblée de 1882, et les articles posés par elle concernant la puissance ecclésiastique. Il mourut le 1er février 1691. La constitution d'Alexandre VIII émut fort la cour de France ; le premier président Harlay fut chargé d'examiner quel préjudice un pareil acte pouvait apporter à l'autorité du roi. On ne se rassura qu'en inventant l'expédient de dire que cette pièce marquait trop la faiblesse d'esprit d'un mourant, et présentait trop de défauts, pour être approuvée par le Sacré Collège[2]. A ce moment l'activité de Louvois confondait tous les projets de Guillaume ; Nice et Mons, assiégées en même temps, succombaient à quelques jours de distance l'une de l'autre. On se fiait sur ces victoires pour mater la cour de Rome. La prise de Nice en cinq jours de tranchée ouverte ferait, disait-on, le même effet pour nos bulles ; après la prise de Mons, Rome ne serait pas fâchée de vivre paternellement avec son fils aîné ; l'ambassadeur de France, dans le nouveau conclave, soutiendrait bien l'identité du plus grand roi du monde[3]. Ces jactances ne furent qu'une illusion. Le nouveau pape Innocent XII se montra dès le premier jour bienveillant pour tout le monde. Il essaya, par son intervention auprès de l'Espagne et de l'Empire, de rétablir la paix entre les princes chrétiens[4]. Impartial entre les belligérants, dit Dangeau[5], il donnait 30.000 écus, retirés de la vente de sa vaisselle, au roi Jacques soutenu par la France, et 50.000 écus à l'Empereur pour continuer la guerre contre les Turcs. Sur la question de doctrine, il fut aussi ferme que ses prédécesseurs. Le grand nombre d'églises de France en ce moment privées d'évêques le touchait profondément, mais la faute en était au roi et aux évêques élus. Parmi ces élus, il y en avait beaucoup contre lesquels le grief d'avoir assisté à l'assemblée de 1682 n'existait pas ; c'était le roi, qui, par de regrettables représailles, leur défendait de recevoir l'investiture de Rome ; les autres après avoir encouru un soupçon légitime se refusaient à s'en purger par les moyens que Rome indiquait. Le pape offrait d'investir immédiatement les premiers, et exigeait des seconds la déclaration réclamée par son prédécesseur. Il demandait encore au roi lui-même de révoquer l'édit par lequel il avait prescrit d'enseigner dans toutes les écoles la doctrine de l'assemblée[6]. Louis XIV avait assez le sens religieux pour être ébranlé par cette mise en demeure. Il ne considérait pas sans inquiétude que plus de quarante diocèses en France étaient, par sa faute, privés d'évêques, dans un temps où à la sollicitude pastorale ordinaire devait se joindre le soin particulier nécessaire à la persévérance des nouveaux convertis. Il fit donc examiner d'abord s'il pouvait accepter les bulles offertes à ceux contre qui le pape n'avait pas de grief[7]. Les archevêques de Paris, de Reims et de Rouen, les principaux meneurs de l'assemblée de 1682, s'efforcèrent de l'en détourner. Ils alléguaient en premier lieu l'honneur diplomatique ; accepter ce que le pape offrait quand il ne donnait pas d'autre part ce qu'on réclamait de lui, ce serait l'encourager à résister toujours ; les bulles reçues par les uns l'autoriseraient à retarder indéfiniment celles qu'il refusait aux autres ; on tranchait ainsi à son avantage le nœud de la négociation par laquelle on le tenait en échec. Ils alléguaient ensuite l'intérêt du parti, la nécessité de sauver les Quatre Articles. Si le roi paraissait abandonner ceux qui les avaient formulés et souscrits, ces articles achèveraient d'être discrédités. La faculté de théologie avait fait une grande opposition à cette doctrine, peu d'écrivains l'avaient soutenue, on ne gagnait à la défendre que l'honneur de combattre pour la vérité ; elle n'aurait plus un partisan du moment qu'on pourrait croire que le roi en livrait les auteurs à la vengeance de Rome[8]. Étranges arguments en vérité ; car ils prouvaient contre les soutenants que l'Église de France, tant invoquée par eux, n'était pas avec eux, et qu'ils ne représentaient qu'une fraction de cette Église en lutte contre la majorité. Nous ne savons si Louis XIV saisit cette flagrante contradiction ; mais en dépit des conseils contraires, il se décida à accepter les bulles proposées (janvier 1692). Son entourage même ne parut pas désapprouver cette décision. Nous sommes contents présentement, écrivait Sévigné[9], qu'on donne des bulles à tous ceux qui n'ont pas été de l'assemblée du clergé de 1682. Les autres demeureront à être pourvus une autre fois. C'est toujours beaucoup qu'il y en ait trente qui vont faire leur devoir dans leurs diocèses : du moins il ne tiendra qu'à eux. Ce premier pas était le plus facile. Il en restait à faire un autre plus sensible aux orgueils engagés dans la querelle, qui allait demander plus de temps. Pour accorder maintenant les bulles à ceux qui avaient siégé à l'assemblée, Innocent XII leur proposait à signer une déclaration dans laquelle il leur faisait dire : Nous regrettons du fond du cœur ce qui a déplu à Votre Sainteté dans les actes en question ; et en conséquence ce qu'on a pu prendre pour un décret concernant la puissance ecclésiastique et l'autorité pontificale, et pour une délibération au préjudice des églises — sentiment bien éloigné de notre pensée —, nous déclarons que ce n'est pas un décret ni une délibération[10]. Cette formule réduisait les quatre articles à n'être que l'opinion de quelques particuliers sur une question encore libre, au heu d'une déclaration de toute l'Église de France et d'un dogme obligatoire. C'était, pour dire le vrai mot, une rétractation. Les intéressés le comprirent bien, et se refusèrent d'abord à cette soumission humiliante. Ce projet, écrivait l'archevêque de Rouen, exprime du repentir ; par cela seul il condamne l'assemblée ; il demande qu'on réduise la déclaration à une simple opinion, au lieu d'une décision et d'une délibération ; ce sens donné à la déclaration est manifestement contraire à la vérité ; car tout le monde croit que l'assemblée a voulu faire un décret ; on ne s'est pas en effet contenté d'exprimer un sentiment, on a obligé d'enseigner cette doctrine dans les écoles de théologie et de la soutenir dans les thèses. Accepter donc le projet du pape, c'est renier l'assemblée[11]. Cet intérêt d'orgueil se débattit opiniâtrement. Toute l'année 1692 y passa sans conclusion, le pape maintenant sa rédaction, les gallicans en proposant d'autres, plus ou moins ambiguës, pour accorder leur amour-propre avec la satisfaction du pontife[12]. L'affaire des évêques n'avance pas, écrivait Dangeau, le 19 et le 28 décembre, le pape refuse toujours les bulles. Il persiste à vouloir une rétractation de ce qui s'est fait dans l'assemblée, et c'est ce qu'on n'accordera jamais en France. Le courtisan se pressait trop de garantir l'inflexibilité du roi et de ses protégés. Louis XIV ne se rebutait pas de l'inutilité des négociations. Au commencement de 1693, il appelait l'attention des intéressés sur de nouveaux projets de lettre au pape, plus conformes aux réclamations du pontife. La discussion, les subtilités échappatoires recommencèrent. Les partisans de l'assemblée essayèrent de donner le change en substituant des formules de respect envers le pape, à l'expression du désaveu demandé. Le pape, sans se refuser à quelques accommodements dans la forme, insista sur la nécessité de formuler au fond une révocation expresse. En vain les agents de la France s'ingénièrent à l'effrayer par des menaces, à lui faire entendre que les évêques nommés sauraient bien se passer encore de bulles, ou que le parlement pourrait reprendre ses procédures contre la cour de Rome. Sept mois s'étaient consumés dans ces débats stériles, lorsque Louis XIV, trouvant Innocent XII inflexible, se détermina à céder lui-même. Il arrêta, de concert avec les opposants les plus opiniâtres, c'est-à-dire Harlay, Le Tellier, Colbert, et avec Bossuet, la rédaction de la lettre que chacun des évêques devait adresser au pape. Cette lettre reproduisait les termes proposés par Innocent XII deux ans plus tôt. Chaque évêque devait dire : Ma plus grande douleur est de me voir exclu des bonnes grâces de Votre Sainteté. Averti que la cause en est dans ma participation aux actes de l'assemblée du clergé, tenue à Paris en 1682, je me prosterne aux pieds de Votre Béatitude, et je professe et déclare que je regrette du fond du cœur les actes de cette assemblée qui ont déplu à Votre Sainteté et à ses prédécesseurs. En conséquence, tout ce qui dans cette assemblée a été pris pour un décret concernant la puissance ecclésiastique et l'autorité pontificale, je déclare que je ne le tiens pas pour décret ; tout ce qui a été pris pour une délibération au préjudice des droits des églises, je déclare que je ne le tiens pas pour délibération. Je n'ai eu l'intention ni de faire un décret, ni de porter préjudice aux églises susdites. Empressé de rendre à Votre Sainteté l'hommage profond et la vénération que je lui dois, je veux que, jusqu'à mon dernier soupir, on ne trouve rien à reprendre à mon obéissance et à mon zèle pour les droits des églises. Après avoir lu cette lettre, j'espère que Votre Sainteté — et je l'en supplie — ne refusera pas de m'investir de l'église à laquelle m'a nommé notre roi très chrétien. Louis XIV ne se contenta pas de prescrire la soumission à
ses sujets. Il se soumit lui-même. Il avait pris u ne part personnelle
considérable aux décisions de l'assemblée de 1682 ; il s'était arrogé le
droit de sanctionner les Quatre Articles par un édit royal ; il avait
prétendu en faire un dogme en prescrivant exclusivement l'enseignement de
cette doctrine dans les écoles de théologie. Innocent XII le pressait de
renoncer à cet abus de pouvoir ; le roi s'y résigna. Le même jour, d'où est
datée la lettre des évêques, 14 septembre 1693, il écrivit de son côté au
pape pour abdiquer l'autorité spirituelle qu'il avait usurpée : J'ai toujours beaucoup espéré de l'exaltation de Votre
Sainteté au pontificat pour l'avantage de l'Église et l'avancement de notre
sainte religion. J'en éprouve maintenant les effets avec bien de la joie dans
tout ce que Votre Béatitude fait de grand et d'avantageux pour le bien de
l'une et de l'autre. Cela redouble mon respect filial envers Votre Sainteté,
et comme je cherche de le lui faire connaître par les plus fortes preuves que
j'en puis donner, je suis bien aise de lui faire savoir que j'ai donné les
ordres nécessaires pour que les choses contenues
dans mon édit du 22 mars 1682, touchant la déclaration faite par le clergé de
France, à quoi les conjonctures passées m'avaient obligé, ne soient pas
observées. Non content de s'engager ainsi envers le pape il envoya
immédiatement la lettre des évêques et la sienne au premier président de
Paris, avec la recommandation de pourvoir par les ordres nécessaires à l'exécution de la parole qu'il donnait au pape[13]. La rétractation tant redoutée, si longtemps contestée,
était enfin complète. Les évêques avaient refusé d'abord de témoigner du
repentir, comme disait l'archevêque de Rouen, et maintenant ils exprimaient
ce repentir en s'appropriant les paroles mêmes du pape : ex corde dolemus. Il leur répugnait de réduire
la valeur de leurs quatre articles à une simple opinion, quand tout le monde
croyait le contraire, et maintenant ils se déjugeaient en attestant qu'ils
n'avaient fait ni décret ni délibération. Le roi, à son tour, en retirant son
édit, reconnaissait suffisamment qu'il n'avait pas eu le droit de le
promulguer. Il est vrai qu'il se réserva la petite satisfaction de dire que,
si la doctrine des Quatre Articles n'était pas obligatoire, elle était au
moins libre tant que l'Église n'avait pas prononcé sur cette question ; il
aurait voulu en attendant prouver qu'elle était fondée en raison ; il engagea
même Bossuet dans un travail pour la défense de
la déclaration du clergé, qui a été le tourment des vingt dernières
années du grand évêque. Mais, malgré cette distinction, nul ne se méprit sur
le sens de sa conduite envers Innocent XII. On le sent aux regrets et aux
reproches qu'a suscités cette concession chez les partisans du gallicanisme :
palinodie extraordinaire, disent les
uns ; lettre honteuse, disent les
autres, ou au moins trop grande complaisance pour
la cour de Rome[14]. La rétractation
la plus naïve fut sans doute celle des ministres ou des officiers du roi
chargés de l'exécution de ses ordres. Je conçois
aisément, disait le premier président Harlay, que
le roi ne veut pas qu'on exécute les nouveautés qu'il trouva pour lors à
propos d'établir par cet édit ; et Pontchartrain, consulté par lui,
répondait : Sa Majesté ne veut pas qu'on exécute aucune
des nouveautés qu'elle trouva pour lors à propos d'établir[15]. Nouveautés ! ce mot, qui leur échappe par la
force de la vérité, est bien la condamnation la plus nette de l'assemblée de
1682. Si les Quatre Articles sont une nouveauté
du XVIIe siècle, ils ne sont donc pas la doctrine ancienne et commune de
l'Église de France. On estima généralement en Europe que Louis XIV, pressé par tant d'adversaires, se proposait d'en diminuer le nombre en ne laissant au Saint-Siège aucun des griefs qui avaient fait d'Innocent XI un adhérent officieux de la ligue d'Augsbourg. En France même on sembla croire que la coalition perdait par là un appui. Au moment où les dernières bulles arrivaient de Rome, Innocent XII faisait porter au roi ses compliments pour la bataille de la Marsaille. On est fort content ici, écrivait Dangeau[16], de Sa Sainteté, qui a témoigné beaucoup de joie de notre victoire de Piémont. Cette espérance ne tarda pas à être démentie par l'attitude des coalisés. Ce n'était pas dans une intention pacifique que Guillaume tenait des conférences intimes avec l'électeur de Bavière et le prince de Bade. Il envoyait Ruvigny au duo de Savoie avec trente ou quarante bons officiers, et une somme de six millions en lettres de change. Ruvigny faisait des levées en Suisse pour Victor-Amédée malgré la résistance de certains cantons[17]. Les Hollandais venaient d'obtenir au loin un succès maritime favorable à leur commerce. Ils avaient ravi aux Français (5 octobre 1693) la colonie naissante de Pondichéry, et ils s'animaient d'autant plus contre la marine française, ce fléau de leurs marchands. Louis XIV lui-même, mécontent de ne pas voir aboutir ses offres de paix, déclarait, dès le 22 janvier 1694, qu'il ne tiendrait ses propositions que jusqu'à l'ouverture de la campagne prochaine[18]. Il fallut donc préparer cette campagne. On envoya Luxembourg en Flandre, sous l'autorité nominale du dauphin. On renforça l'armée du duc de Noailles en Catalogne ; on expédia Tourville dans la Méditerranée pour appuyer l'armée de Noailles. Il semble que, pour briser la coalition, on voulût d'abord forcer l'Espagne à s'en séparer. Mais le grand nerf de la guerre, l'argent, faisait défaut en dépit de tant d'inventions fiscales. Toutes les troupes, dit le maréchal de Noailles[19], avaient des billets sur le trésorier, et le trésorier ne pouvait les acquitter. Noailles fut obligé de négocier avec le maire de Toulouse un emprunt, et de prêter lui-même du peu qu'il avait. Le roi se vit réduit à supprimer en grande partie les courriers d'armée dont la dépense montait annuellement à 500.000 écus ; il comptait épargner la moitié de cette somme en n'expédiant ou en ne recevant de courriers que pour les affaires de la dernière importance. Il en vint même à donner congé aux ouvriers des Gobelins, et il cessa de payer l'Académie des sciences et la petite Académie[20]. Heureusement pour lui, les coalisés n'étaient guère en meilleur état. L'Autriche avait toujours à se débattre contre les Turcs, que les Anglais, les Hollandais et les Impériaux, engageaient vainement à là paix. Fiers d'avoir conservé Belgrade, les infidèles reprenaient l'offensive et allaient assiéger Péterwaradin. L'Espagne, de l'aveu d'un ami de la coalition[21], était bien pauvre ; son trésor vide, ses arsenaux dépourvus de tout, ses vaisseaux pourris, ses soldats réduits à assiéger les portes des monastères pour disputer aux autres mendiants une portion de soupe et un morceau de pain. L'Angleterre elle-même, travaillée par une crise monétaire, ne parvenait que par des moyens extraordinaires à constituer les subsides nécessaires à la flotte et à 'l'Armée. Il résulta de ces embarras réciproques que la guerre languit en entreprises partielles et inutiles, et ne fit que multiplier les misères au lieu d'en hâter la fin. Il n'y eut que du côté de l'Espagne que les hostilités parurent avoir quelque vigueur. Noailles ouvrit la campagne, le 27 mai, par une grande victoire sur les bords du Tar. Il tua cinq mille hommes à l'ennemi, en prit trois mille, sans en perdre de son côté plus de trois cents. Le roi célébra cette gloire par des compliments à toute la famille de Noailles, et s'en promit les suites les plus heureuses[22]. Tourville arrivait en ce moment dans la baie de Rosas ; il y était rejoint par Château-Renaud qui avait pris en route quatre vaisseaux anglais et forcé quatre vaisseaux de guerre espagnols à s'échouer. Les deux amiraux, combinant leurs efforts avec ceux de Noailles, contribuèrent à la prise de Palamos, dont la citadelle se rendit le 10 juin[23]. Louis XIV, encore plus animé par cette continuité de bonheur, aurait voulu entreprendre immédiatement le siège de Barcelone ; il eut au moins le plaisir d'apprendre que Gironne avait succombé le 29 juin. Déjà les vainqueurs se croyaient maîtres de la contrée ; Noailles prenait le titre de vice-roi de Catalogne. Peut-être ce titre n'aurait-il pas été en vain, sans la pénurie dont ses victoires ne le délivraient pas, et dont ses lettres présentent un tableau désolant. L'armée, dit-il, n'a reçu, depuis le commencement de la campagne, que deux cent soixante mille livres, somme à peine suffisante pour la dépense d'un seul mois. Les officiers subalternes, non payés, vivent de pain de munition et manquent de vin, ou abandonnent leurs emplois. Les troupes pillent, par besoin, jusqu'aux églises. De vingt-deux églises livrées à ce brigandage, on a tiré 51 calices d'argent, 27 ciboires, 19 soleils, 37 croix de procession, 84 chandeliers, 19 reliquaires d'argent, 105 chasubles, 76 devants d'autel[24]. A ces faits écrasants, Barbezieux ne savait que répondre qu'il fallait nourrir l'armée aux dépens du pays, que la Catalogne était une contrée abondante, ses habitants riches et bons à mettre à contribution. Il n'est pas difficile de comprendre qu'une telle imprévoyance changeât rapidement la face des affaires. Noailles parvint encore à prendre Ostalrich en juillet, et Castel-Follit en septembre. Mais il y eut nécessité absolue de renoncer au siège de Barcelone. Les Anglais, appelés au secours par le roi d'Espagne, envoyaient leur meilleure flotte dans la Méditerranée. Tourville reçut aussitôt l'ordre de ne pas risquer une rencontre et de rentrer à Toulon. Si cette prudence des Français fut un sujet de triomphe pour les coalisés, il convient d'ajouter que les Anglais ne furent pas plus téméraires ; leur amiral refusa obstinément d'aller attaquer Toulon. En Flandre, en Piémont, on se tenait inflexiblement sur la défensive. Dans les lettres de Louis XIV au dauphin, on trouve à chaque pas la recommandation de se poster avantageusement, de se tenir toujours en état de marcher, si on le croit absolument nécessaire ; mais ce ne doit être, ajoute-t-il[25], qu'à la dernière extrémité. En Piémont, Catinat, avec cinquante bataillons, ne pouvait rien entreprendre contre les quarante-quatre mille hommes que commandait le duc de Savoie ; mais aussi les mésintelligences de ses adversaires entravaient à chaque pas leurs projets. Victor-Amédée aurait voulu assiéger Pignerol pour lui-même ; l'Espagne insistait pour une attaque sur la Provence ; les impériaux pour la prise de Casal dont ils auraient eu le meilleur profit ; de tant d'avis contraires il ne sortait aucune résolution. Aussi bien le grand objet des chefs de la coalition paraissait être d'exclure les Français de la mer, de supprimer les corsaires dont ils recevaient tant de dommages, et de ruiner la marine de la France par la destruction de ses ports. Ils venaient de reprendre, ils érigeaient en système ce genre de guerre qui pourtant ne leur avait pas réussi devant Saint-Malo. Ils commençaient les bombardements qui donnent à cette époque de la lutte un caractère particulier de vengeance barbare et d'extermination sans excuse. Ils ont essayé, dans le temps même, de le justifier par le droit de représailles. Une de leurs médailles représentait Louis XIV dans le taureau de Phalaris avec cette légende : Suis perit ignibus auctor. Un de leurs historiens y joint ce commentaire[26] : Les Français, qui avaient bombardé Gênes sans la moindre déclaration de guerre, et qui avaient si souvent ravagé des pays que le payement des contributions aurait dû mettre à l'abri de toute insulte, n'avaient aucune raison de se plaindre d'une manière de faire la guerre dont ils avaient les premiers donné l'exemple. Un autre, plus large d'esprit, tout en exceptant de son intérêt Louis XIV et ses flatteurs, condamne sans réserve cette manière de venger le Palatinat sur des boutiquiers et des ouvriers, sur des femmes et des enfants qui ne savaient pas que le Palatinat existât. Il traite ces entreprises d'exploits sans gloire et pires encore[27]. Il a d'autant plus raison que la vengeance fut sans effet sérieux, et qu'elle coûta plus aux agresseurs qu'aux populations qu'elle menaçait. Le premier essai fut une véritable déroute. Dés le mois de juin, une grosse escadre d'Anglais et de Hollandais, renforcée de troupes de débarquement, se dirigeait sur Brest, dans l'espoir de le surprendre et de le détruire plus facilement pendant que les vaisseaux de Tourville n'y étaient plus. Ils ignoraient que Louis XIV était averti de leur dessein, soit par sa police, soit, comme le prétendent les Anglais, par Marlborough, qui se flattait de regagner par ce service les bonnes grâces de Jacques H. Vauban, expédié immédiatement de ce côté, pendant que les vents contraires retenaient au large les envahisseurs, mit la ville et les environs en état de défense. Trois cents pièces de canon et quatre-vingt-dix mortiers sur des radeaux furent disposés pour battre avec avantage- tons les points favorables au débarquement ; les troupes de la marine, les milices du pays, des mousquetaires attendaient l'attaque pour la refouler. L'ennemi jeta l'ancre (levant la baie de Camaret, au-dessous du goulet de Brest, le long de la presqu'île de Kelern (18 juin) ; il était plein de confiance, et riait des troupes, probablement ramassées à la hâte, qu'on prétendait lui opposer. En dépit des avis plus sages de quelques marins intrépides qui s'étaient risqués à explorer les côtes, le commandant Talmasch donna ordre à huit gros vaisseaux de pénétrer dans la baie pour détruire les ouvrages des Français, et lui-même les suivit avec les soldats destinés au débarquement, sur cent bateaux plats. Ils furent bien surpris d'essuyer un feu terrible qui balayait sans relâche le pont des vaisseaux. Les troupes de terre s'obstinèrent néanmoins à aborder. A peine sur le rivage, les Français les assaillirent, l'épée à la main, avec une force irrésistible. Talmasch tomba sous un coup de canon mortel, plus de quatre cents de ses hommes furent tués ; les autres, au nombre de sept cents, furent pris. Devant cette débâcle inattendue, la prudence commandait de reculer, mais la retraite fut impuissante à tout sauver. Les bateaux plats restèrent aux mains des Français ; un gros vaisseau hollandais, qui s'était échoué en approchant trop du rivage, ne pouvait fuir ; des mousquetaires, du haut des roches voisines, tuèrent une partie de l'équipage et forcèrent le reste à capituler. Un autre, fort endommagé par le canon, fut brûlé par les alliés eux-mêmes. Talmasch, qui respirait encore, était impatient de prendre sa revanche ; il pressait ses compagnons de se porter sur le port même de Brest ; on ne lui répondit qu'en lui démontrant combien son projet était impraticable ; et ce formidable armement, qui s'était promis la destruction du plus grand port de France, revint humblement à Portsmouth pour se ravitailler. Je sens une grande joie de ce qui s'est passé, écrivait alors Louis XIV ; cette nouvelle est très-considérable dans cette conjoncture[28]. Impuissants à envahir le territoire de la France, les alliés perdaient au même moment l'espérance d'y entretenir la famine. Le plus redouté des corsaires, Jean Bart, mettait le sceau à sa renommée en leur retirant des mains une proie considérable, dont ils se glorifiaient déjà de frustrer leur adversaire. Louis XIV avait acheté des blés en Pologne ; ces blés venaient de la Baltique sur de nombreux vaisseaux danois et suédois, à la faveur de la neutralité qui laissait le commerce libre à ces deux nations avec toute l'Europe. Jean Bart était sorti de Dunkerque avec six frégates (29 juin), au devant de cette flotte, pour lui prêter main-forte au besoin. Au delà des bouches de la Meuse et près du Texel, il l'aperçut, mais captive de huit vaisseaux de guerre qui la conduisaient en Hollande. A cette vue, l'intrépide n'hésite pas. Malgré l'infériorité de ses forces, il se précipite sur les ravisseurs, essuie leur feu sans y répondre, et se lance à l'abordage. Il saisit de ses grappins le vice-amiral, et après un impitoyable combat, il en reste maître. Ses autres frégates, inspirées de son audace, traitaient de même les autres vaisseaux ; elles en avaient déjà pris deux quand les cinq derniers, vivement malmenés et épouvantés, gagnèrent le large à toutes voiles. Le vainqueur ramena triomphalement à Dunkerque les trois prises, dont la moindre était de cinquante pièces de canon, et trente des vaisseaux marchands délivrés ; les quatre-vingts autres continuèrent paisiblement leur route vers Calais, Dieppe et le Havre. Toute la France célébra cette victoire. Cette action, écrivait Dangeau, est fort glorieuse pour Jean Bart, très-utile à l'État et a fait grand plaisir au roi. Pontchartrain annonçait à de Harlay cette brillante et heureuse action de M. Barth, comme la fin de la disette et la confirmation des espérances qu'inspirait la récolte de l'année. L'histoire métallique y consacra une médaille sous la, légende annona augusta ou l'abondance royale, et nomma Jean Baert dans le texte. Le roi, fidèle à son système d'honorer le mérite dans toutes les classes, anoblit Jean Bart, et le fit chevalier[29]. Les alliés, déterminés à n'en pas être démentis, reprirent leurs bombardements dès le mois de juillet avec aussi peu de profit que la première fois. Ils firent bien quelque mal à Dieppe. Dès que le vent leur permit d'approcher, ils lancèrent leurs bombes ; l'effet en fut plus sensible parce que la ville était alors presque entièrement bâtie en bois, et que les habitants ne surent par eux-mêmes prendre aucune mesure contre le feu. Mais leur succès s'arrêta à ce dégât. A la première prévision du danger, le roi avait envoyé à Dieppe un ingénieur, ses mousquetaires, plusieurs compagnies de ses gardes françaises et de ses gardes suisses[30]. C'en fut assez pour que l'ennemi, satisfait d'avoir brûlé une partie des maisons, ne se hasardât pas à tenter une descente. Il aima mieux se porter sur le Havre[31]. Là, il perdit son temps et son tir. Les bourgeois s'étaient partagé le soin d'éteindre le feu ; un habile stratagème, un incendie simulé derrière la ville, attira les projectiles sur ce point, où ils ne pouvaient nuire ; il y eut à peine cinq ou six maisons endommagées. Le vent bientôt poussa les alliés vers la basse Normandie (2 août) ; on craignit un moment pour Cherbourg, où ils ne s'arrêtèrent pas ; puis, revenus près des Dunes, ils parurent menacer Dunkerque et Calais. Louis XIV renforça immédiatement la garnison de Dunkerque[32]. Les galiotes à bombes ne purent avancer assez près pour atteindre la ville ; deux machines infernales ayant tenté d'aborder les forts de bois furent crevées par les canons de ces forts, et sautèrent en l'air ; la morte eau contraignit la flotte à se réfugier dans la fosse de Mardyck. Calais fut préservé parle gros temps ; à peine tomba-t-il quatre bombes dans la ville et huit dans la citadelle ; une tempête dispersa les vaisseaux et quelques-uns des plus gros allèrent échouer sur les côtes d'Angleterre[33]. Pendant que la marine anglaise et hollandaise perdait le temps à prendre des bordées d'Un port de France à l'autre, la mer restait libre aux corsaires ; Jean Bart termina la campagne en ramenant à Dunkerque un grand convoi de la Baltique. Trois escadres, de dix vaisseaux anglais chacune, l'avaient vainement guetté au passage ; aucune n'avait pu l'atteindre ni contrarier sa marche. Guillaume en personne n'obtint pas de résultat plus décisif quand il se décida enfin à sortir de sa temporisation. Depuis le commencement de la campagne, l'armée des Pays-Bas, véritablement commandée par Luxembourg, le tenait en échec par la menace d'assiéger Liège. De ce côté, c'est-à-dire sur la Meuse, étaient réunies les forces les plus considérables de la France, et celles des alliés. La frontière française entre l'Escaut et la mer était moins bien gardée. Quand les vaisseaux alliés approchèrent de Dunkerque et de Calais (août), on eut le soupçon que Guillaume les y appelait pour combiner leurs efforts avec ceux de son armée, attaquer les villes maritimes à la fois par terre et par mer et s'ouvrir une entrée en France[34]. On sut, en effet, bientôt, que Guillaume s'avançait vers l'Escaut, et qu'il avait la tête tournée sur Oudenarde ; s'il passait l'Escaut en cet endroit, une invasion en France devenait possible. Louis XIV s'en préoccupait vivement[35]. Le dauphin, c'est-à-dire Luxembourg, manœuvra pour le rassurer. C'est la dernière campagne de Luxembourg ; elle a été admirée par tous les hommes de l'art, et, quoique sans éclat comme tous lés avantages négatifs, elle est digne de la glaire du héros. Tous les passages étaient préparés d'avance, les ponts établis sur les rivières, les vivres et les rafraîchissements disposés par étapes. L'activité de la marche égala la prévoyance des préparatifs. Il y avait quarante lieues à franchir de Vignamont au pont d'Épierre, sur l'Escaut ; l'armée fit ce trajet en quatre jours, du 22 au 25 août. Tant de promptitude déconcerta Guillaume Quoiqu'il eût une armée supérieure en nombre, il rebroussa chemin, et revenant sur la Meuse, il assiégea la petite ville de Huy, à laquelle Louis XIV mettait un grand intérêt. Le roi avait déjà dit, à un moment où il la croyait menacée : J'avoue que la prise de Huy me ferait beaucoup de peine[36]. Quand il sut qu'elle était assiégée, il pressa fort le dauphin d'envoyer au secours. Ce secours n'ayant pas été praticable dans les conditions nouvelles où se trouvait l'armée, il eut la peine d'apprendre que Huy s'était rendue le 28 septembre. En réalité, l'avantage n'était pas grand pour Guillaume. Ses admirateurs rabaissent eux-mêmes le succès en disant que Huy n'était qu'une forteresse de troisième ordre ; ils reconnaissent encore que les résultats de la campagne étaient bien insignifiants ; ils n'y voient qu'un symptôme favorable : pour la première fois depuis 1690, la France n'avait gagné aucune grande bataille, ni fait aucun progrès nouveau ; c'était un bénéfice pour ses ennemis, fatigués des revers antérieurs. Ce retour d'espérance chez les alliés les confirmait dans la résolution de continuer la lutte, tandis que le sentiment de son impuissance inclinait davantage Louis XIV aux concessions et à la paix. On n'en prépara pas moins, des deux côtés, la campagne de 1695, comme avec l'intention de poursuivre activement les hostilités. Guillaume, par un acte populaire, venait de se concilier la bonne volonté des Anglais. Depuis longtemps, l'opinion publique réclamait la dissolution du Parlement, qui durait depuis le commencement du règne, et un règlement qui fixât dorénavant à trois années la durée de chaque législature. Guillaume y avait résisté en vertu de son droit de veto ; les Anglais, sans lui contester ce droit, regrettaient l'usage qu'il s'obstinait à en faire. A la fin de 1694, il céda ; il accepta le bill, dit triennal, qui fixait au dernier jour de 1695 la fin du parlement actuel, et prescrivait à l'avenir le renouvellement de la Chambre des Communes tous les trois ans. Les applaudissements qui accueillirent cette concession lui firent voir qu'il pouvait compter sur les Anglais ; il en reçut immédiatement une preuve plus significative. On lui vota deux millions et demi de livres sterling pour l'armée, deux millions et demi pour la marine ; comme voies et moyens, l'impôt foncier fut fixé à quatre shillings pour livre, l'acte du tonnage renouvelé pour cinq ans, et un fonds de rentes constitué, sur lequel le gouvernement pourrait emprunter deux millions et demi[37]. Un écrivain français évalue les sommes mises à la disposition de Guillaume à 571 millions de notre monnaie[38]. Louis XIV opposa à ces ressources de son principal ennemi un nouveau système d'impôts plus lucratif que tous ceux qu'il avait déjà tentés, et qui pouvait lui inspirer d'autant plus de confiance qu'il eut, pendant quelque temps, l'honneur d'une certaine popularité. Il s'agissait de lever sur tous les sujets, sans distinction de classes et de privilégiés, une capitation ou impôt par tête, à l'exemple de ce qui se pratiquait dans les États héréditaires de la maison d'Autriche. Il consulta les intendants ; un d'eux, en approuvant cette pensée, conseillait de supprimer dès lors tous les recouvrements extraordinaires[39].Sans tenir compte de cet avis, qui eût modifié profondément tout le système des finances, mais se croyant sûr d'un accueil favorable, le roi publia, le 18 janvier 1695, une déclaration qui établissait, pour toute la durée de la guerre, une capitation annuelle par feux et par familles, avec distribution en vingt-deux classes, c'est-à-dire en vingt-deux tarifs, selon la fortune de chacun. Le roi se réservait le droit de fixer la capitation dans sa cour ; la capitation de la noblesse dans les provinces serait déterminée par l'intendant, avec l'aide d'un gentilhomme choisi entre trois élus des nobles. Les ecclésiastiques, malgré l'exemption de leurs biens, ne seraient pas exempts de la nouvelle taxe, parce qu'elle était personnelle, et que leurs personnes n'étaient pas exemptes de la fidélité due au roi. Voici les tarifs les plus remarquables : Princes du sang, 2.000 livres pour eux et leurs femmes ; ducs, maréchaux de France, gouverneurs de provinces et grands officiers de la maison du roi, 500 écus ; chevaliers des ordres, 1.000 livres ; intendants des finances, 500 écus ; brigadiers de cavalerie et d'infanterie, 50 écus ; colonels, 50 écus ; simples soldats 20 sols ; les domestiques seuls étaient dispensés[40]. Il y avait, dans cette innovation, un commencement d'égalité devant l'impôt, en même temps qu'un appel au dévouement national, qui flattait les classes inférieures. Ce qui prouve, écrivait Pontchartrain[41], l'équité et l'utilité de cette imposition, c'est que tout le peuple en est ravi, et porte avec joie son argent aux receveurs. Les domestiques eux-mêmes, si l'on en croit Dangeau, ne voulaient pas de privilège et prétendaient contribuer comme tout le monde. Il y a, dit-il, beaucoup de gens de livrée à Paris qui sont allés à la maison de ville demander à être compris dans la capitation, disant que les domestiques des particuliers étaient aussi affectionnés au bien du royaume et autant en état de payer les charges publiques que les soldats et beaucoup de paysans. Malgré ce bon vouloir, et dans l'impossibilité de savoir encore si la capitation suffirait, le roi cherchait un supplément dans les affaires extraordinaires. En mars 1675, il aliéna ses petits domaines, aimant mieux tirer de là les secours nécessaires à la guerre que d'employer d'autres moyens qui seraient à charge à ses sujets. Il mit en vente les places des anciens fossés et remparts des villes qui restaient encore à aliéner, les droits de ménage, mesurage, aunage, contrôle des toiles, tabellionages, et généralement tous autres droits domaniaux à lui appartenant. Il démembra les terres titrées trop considérables en étendue pour trouver un seul acquéreur, et, en se réservant le chef-lieu, il livra en détail aux enchérisseurs chacune des paroisses qui en dépendaient, avec tout le domaine utile : haute, moyenne et basse justice, à la charge de tenir le tout en foi et hommage du souverain[42]. Il recourut aussi aux dons gratuits. En imposant la capitation au clergé, on avait dit qu'en dédommagement l'assemblée du clergé lui ferait un moindre don. La promesse fut bien vite oubliée. Le clergé, qui payait toujours avec la réputation de ne pas payer, vota cette fois un don gratuit de 10 millions[43]. Cependant, l'année s'annonçait mal. Elle avait commencé par un mauvais présage. Le maréchal de Luxembourg était mort le 4 janvier. Les craintes inspirées par son danger[44], les regrets exprimés après sa mort, disaient assez haut la gravité de cette perte pour l'armée française. Au même moment mourait la femme de Guillaume ; les réflexions peu chrétiennes de quelques personnes de la cour de France, le désir surtout que Guillaume rejoignît bientôt sa femme[45], sentaient le dépit de le voir délivré d'un rival toujours heureux. Les dispositions pour la prochaine campagne trahissaient un véritable affaiblissement. Le roi renonçait à faire la dépense d'une flotte à la mer ; les troupes de la marine, mises à terre, formeraient vingt-quatre bataillons pour la défense des côtes de Provence et de l'Océan[46]. Les nouvelles qui arrivaient de la Catalogne étaient lamentables. En l'absence de Noailles, l'indiscipline des troupes françaises, le pillage des églises, les outrages aux femmes, exaspéraient la population. Les Catalans, autrefois favorables à leur vainqueur, se joignaient maintenant aux miquelets espagnols, et épuisaient l'armée d'occupation par de petites victoires partielles. Quand le roi mon maître, disait le commandant espagnol Castanega, m'aurait envoyé trente millions, je n'aurais pu lui rendre d'aussi grands services que l'ont fait les officiers qui ont commandé les troupes de France pendant l'hiver[47]. Louis XIV n'avait rien gagné à la campagne de 1694 ; ses ennemis le constataient avec joie comme un premier avantage pour leur cause ; dans celle de 1695, il allait faire deux pertes considérables : l'une par une grosse erreur de diplomatie, l'autre par la supériorité militaire de Guillaume. Le maréchal de Villeroi avait recueilli l'héritage de Luxembourg, c'est-à-dire le commandement supérieur de l'armée des Pays-Bas. Catinat devait rester en Piémont et attendre les événements. En Espagne, à la place du maréchal de Noailles malade, le roi donna le commandement des troupes de la Catalogne au duc de Vendôme[48]. Ce prince, trop connu jusqu'alors à la cour par ses mœurs détestables et par le gaspillage de sa fortune, n'avait pas encore d'illustration personnelle ; il avait participé aux grandes batailles, mais sans supériorité reconnue sur les autres princes du sang, légitimes ou bâtards, dont personne ne contestait la bravoure. Le commandement de l'armée d'Espagne ouvre pour lui une ère nouvelle ; il comptera désormais parmi les généraux de premier ordre, et sera même appelé par ses admirateurs le grand Vendôme. Il débuta par une lutte défensive heureuse. Il rasa ou fit sauter les places qu'il était difficile de garder — Castel-Follit, Ostalrich — ; il châtia par des pillages les Catalans redevenus favorables à l'ennemi ; il préserva Palamos des tentatives des alliés ; il acquit ainsi une supériorité réelle. Il fut le seul des généraux français qui gardât cette année l'avantage dans la guerre de terre. Catinat était hors d'état de reprendre l'offensive ; il était en outre découragé par la persuasion que le roi avait beaucoup moins à cœur la guerre de Piémont que celle des Pays-Bas ou d'Allemagne, et ne lui enverrait jamais les troupes ni l'argent nécessaires[49]. Il avait calculé juste. Louis XIV regardait le duc de Savoie comme son plus grand embarras après Guillaume, parce que ce petit prince savait très-habilement se faire servir par la coalition, et employer les troupes et les subsides pécuniaires que les alliés ne lui marchandaient pas. Il voulait avant tout le détacher de cette coalition ; de là les avances, les ménagements que nous avons vus, même après la victoire de la Marsaille, ou, comme il disait lui-même, les bons sentiments que Dieu lui avait fait la grâce de conserver pour Victor-Amédée, après tout ce qui s'était passé. Le rusé Savoyard, à son tour, sentant que le roi avait besoin de lui pour terminer la guerre générale, entendait bien ne se faire prier que de la bonne sorte, et ne se réconcilier qu'à son plus grand avantage et au plus grand détriment possible du roi de France. Il commença par décider Louis XIV à abandonner son poste le plus avancé en Italie. Casal occupé par les Français lui était odieux comme une entrave à ses projets, comme une citadelle qui menaçait perpétuellement ses États et qu'il avait toujours inquiétée en vain. Les impériaux n'avaient pas une moindre envie de reprendre cette ville, parce que, entre leurs mains, elle aurait fermé l'Italie aux Français ; mais Victor-Amédée ne voulait pas davantage y voir les impériaux. Il proposa donc à Louis XIV un arrangement nuisible à la France, sans utilité pour la coalition, avantageux pour lui seul ; c'était de rendre Casal après une apparence de lutte, de la démanteler, et de la remettre, incapable de servir, au duc de Mantoue ; il se chargeait d'y faire consentir les impériaux. Le roi, toujours préoccupé du besoin de satisfaire le duc de Savoie, crut le gagner en lui accordant ce qu'il désirait si fort. On arrêta tout bas que l'armée commandée par Victor-Amédée presserait vivement le siège de Casal, que le gouverneur se défendrait assez longtemps pour sauver l'honneur militaire, et que la principale condition de la capitulation serait le démantèlement de la place. Cette rouerie, où se jouait froidement la vie de tant d'hommes, commença le 17 juin par l'investissement de Casal ; la tranchée fut ouverte le 24 ; le canon tira impitoyablement à partir du 1er juillet. Au bout de huit jours, quand il parut qu'il y avait assez de gens tués, l'assiégeant somma le gouverneur de se rendre ; celui-ci céda à la condition stipulée, et ne sortit qu'après avoir rasé les fortifications, et remit la ville sans défense au duc de Mantoue. On essaya, à la cour de France, de trouver des avantages à ce résultat. Casal, écrivait Dangeau[50], s'est rendu par un traité tel que le roi le pouvait désirer. Ceux qui entendaient mieux la vérité comprirent que c'était là une perte sèche : la France abandonnait son meilleur poste en Italie sans compensation. Quelques jours après, le roi s'aperçut que c'était même quelque chose de pire ; au lieu de gagner Victor-Amédée, il n'avait réussi qu'à le rendre plus exigeant. Délivré des inquiétudes que lui avait longtemps données Casal, le duc de Savoie exploitait cette assurance nouvelle pour réclamer une plus grande concession. Il faisait savoir que, pour s'accommoder avec lui, il fallait maintenant lui abandonner Pignerol. L'humiliation fut encore plus grande du côté du Nord. Nous savons que Villeroi avait succédé à Luxembourg. On a dit que la mort de Luxembourg marquait le terme des victoires de Louis XIV ; on peut ajouter que l'élévation de Villeroi fut le point de départ des revers mortifiants et décisifs. Ce Villeroi était l'ancien camarade d'enfance, l'ami particulier de Louis XIV ; il devait en grande partie ses honneurs à ce titre. Ses belles manières de grand seigneur et sa valeur personnelle le recommandaient encore à la société polie et brave de Versailles ; mais son incapacité militaire, en accumulant sur lui des malheurs ridicules, l'a livré irréparablement aux quolibets populaires. Ce fut en 1695 qu'il inaugura cette réputation, au grand détriment de Louis XIV et de la France. On s'était attendu à de grands efforts de l'ennemi, c'est-à-dire de Guillaume, dans les Pays-Bas. On prévoyait encore, d'après les souvenirs de la dernière campagne, des attaques du côté de lamer. Pour rendre inutile l'action combinée des armées et des flottes ennemies sur les villes maritimes, on avait rassemblé, sous Villeroi, la plus grande partie des troupes entre l'Escaut et la mer ; au delà, Boufflers, avec douze mille hommes seulement, veillait sur la Sambre. Au début des hostilités, ce plan sembla justifié par les manœuvres de Guillaume ; il se rapprocha de la Flandre, et fit mine de menacer successivement Ypres et Dunkerque. En même temps on parlait de menaces de bombardements pareils à ceux de 1694 ; on craignait même pour Marseille[51] ; à plus forte raison devait-on veiller sur les côtes de la Manche. Guillaume trompa ainsi Villeroi ; puis tout à coup il se reporta sur Namur, dans le voisinage de laquelle il avait posté, en divers corps, des troupes faciles à rassembler. Il laissait en Flandre une véritable armée, sous le commandement du prince de Vaudemont, pour occuper Villeroi et lui barrer le chemin de Namur. Il avait fort à cœur d'effacer, en reprenant cette ville, l'affront qu'il avait reçu sous ses murs trois ans plus tôt. Il l'investit le 1er juillet ; il ne put cependant empêcher Boufflers d'y pénétrer avec un renfort de sept régiments de dragons, des ingénieurs, des canonniers et des mineurs, ce qui porta l'ensemble de la garnison à treize mille hommes. Quoique la nouvelle de l'investissement de Namur émût fortement l'opinion, et qu'on prévit un siée meurtrier, on ne songeait pas encore à s'en prendre à Villeroi. Tout retentit ici, dit une femme de la cour[52], des louanges du maréchal de Villeroi ; il n'y a pas de jour que le roi n'en parle avec éloge, et tous les guerriers qui composent son armée n'écrivent ici que pour chanter ses louanges. Les faits justifiaient en même temps le souci de la défense maritime. Le 6 juillet, les bombardeurs reparaissaient devant Saint-Malo, y jetaient neuf cents bombes et autant de carcasses ; mais ne brûlaient que dix ou douze maisons. Le 18, ils s'approchaient de Granville avec neuf vaisseaux et neuf galiotes à bombes ; ici encore, le canon français retenant les assiégeants à distance, le dégât se bornait à six maisons endommagées dans la ville, à sept ou huit couvertes de chaume dans le faubourg[53]. Louis XIV, irrité, mais toujours confiant dans ses forces, se promettait tout haut de châtier ces insolents et disait : Les ennemis en feront-tant qu'ils m'obligeront à bombarder quelqu'une de leurs meilleures villes. La déception fut prompte et cruelle. Villeroi avait conçu le projet d'écraser le prince de Vaudemont, et de s'ouvrir sur cette ruine le chemin de Namur ; il crut en avoir trouvé le moyen, près Deynse sur la Lys. Le 15 juillet, il écrivait à Louis XIV qu'il avait surpris son adversaire, et déjà fait cinq cents prisonniers ; il annonçait comme certaine pour le lendemain une victoire complète. Ce message remplit la cour d'espérances et de craintes ; comme il y a, toujours, même dans une victoire, des morts des deux côtés, il n'y avait presque pas de femme qui ne tremblât pour son mari, son fils ou son frère. On passa toute la journée sans jeu ni divertissement d'aucune sorte. Le soir on tomba de l'anxiété dans la stupéfaction. Un nouveau courrier apportait la nouvelle que ce Vaudemont, qu'on croyait tenir, avait échappé tout à coup et se retirait avec son armée à peu près intacte. Était-ce par la faute de Villeroi qui avait mal commandé ? Était-ce par la faute du duc du Maine qui, par manque de cœur devant le péril, scion les gazettes hollandaises, n'avait pas osé accomplir les ordres du maréchal ? Quel que fût le coupable, Vaudemont exécutait, à la confusion d'une armée française, une retraite exaltée par Guillaume par-dessus les plus belles batailles rangées, et qui lui laissait pour premier résultat la liberté d'aller couvrir le siège de Namur. Il restait au moins la ressource de le troubler dans ce dessein, de le poursuivre, d'entraver sa jonction avec Guillaume. Loin de raisonner ainsi, Villeroi revint vers la mer, pour se venger sur les Espagnols ; il perdit toute la fin du mois à prendre Dixmude, à manquer Nieuport, à occuper Deynse, le 30 juillet[54]. Pendant ces retards, le siège de Namur avait marché rapidement sous la direction de l'ingénieur Cohorn, impatient de reprendre les fortifications qu'il n'avait pas réussi à défendre en 1692, et de se venger de Vauban. La tranchée était ouverte depuis le 12 juillet, et, la vigueur de la résistance égalant l'ardeur de l'attaque, toutes les occasions étaient des batailles[55]. Boufflers, quoique atteint de la fièvre double-tierce, ne s'inquiétait que de la défense. Sa fureur, restée célèbre, se communiquait à ses soldats. Il troublait les travaux de l'ennemi par ses sorties, il repoussait toutes les tentatives contre les remparts. Il aurait ainsi donné à une armée de secours bien conduite le temps d'arriver à point. On a parlé avec admiration, même en Angleterre, de la sortie du 18 juillet, où les dragons français tuèrent quatre cents hommes et n'en perdirent que sept ou huit, où l'armée coalisée laissa deux mille morts dans le sang. Le 27 juillet fut également illustré par une attaque des Anglais et des Hollandais, sur la première contrescarpe de la ville. Trois fois repoussés avec des pertes énormes, ils revinrent trois fois à la charge sans résultat décisif. Cependant le nombre des assiégeants Anglais, Hollandais, Bavarois, Brandebourgeois, leur permettant d'agir à la fois sur une longue étendue, ils occupaient, dans les premiers jours d'août, une grande partie des ouvrages de défense ; ils paraissaient en état de tenter un assaut général. Boufflers avait perdu par tant de combats la moitié de sa garnison ; personne ne venait à son aide ; il considéra qu'avec sept mille hommes, ou à peu près, il ne lui était plus possible de défendre toute l'enceinte de la ville. Il offrit donc de capituler pour la ville proprement dite, en se réservant de continuer la lutte dans la citadelle. Guillaume accepta cette proposition (4 août) ; la ville de Namur fut remise aux alliés, la citadelle demeura aux Français qui s'y enfermèrent résolument. La victoire était toujours douteuse pour les alliés. Si Villeroi eût manœuvré avec promptitude, et apparu sous les murs de la citadelle, alors que Vaudemont n'avait pas encore rejoint Guillaume, la délivrance eût été possible. De nouvelles maladresses ravirent aux Français cet avantage. Les bombardeurs de la coalition se montraient devant Dunkerque avec 16 frégates, 18 galiotes à bombes, 5 ou 6 brûlots, et plusieurs grandes chaloupes. D'autres faisaient mine de menacer Calais. On crut raisonnable, pour sauver ces villes, d'infliger le même traitement aux coalisés. Villeroi, par ordre de Louis XIV[56], leur déclara que s'ils ne renonçaient à leurs bombarderies, il allait de son côté bombarder Bruxelles : c'était l'accomplissement de la menace prononcée par le roi après le second bombardement de Saint-Malo ; comme il ne reçut pas de réponse à son gré, il marcha aussitôt sur Bruxelles. Il était difficile d'employer plus mal son temps. Dunkerque et Calais n'avaient pas besoin de cette diversion. On le vit bien à la défense heureuse que Dunkerque opposa d'elle-même aux bombardeurs (13 août). Les frégates alliées furent repoussées par le canon des forts, les galiotes retenues par des chaloupes à telle distance, que de douze cents bombes lancées aucune ne tomba dans la ville. Les brûlots passaient tous pour des machines infernales : des marins intrépides n'en allèrent pas moins à leur rencontre, les saisirent à l'aide de grappins, et les menèrent échouer loin des forts. En se retirant, l'ennemi contraint de courir des bordées, passa sous le canon des côtes, une de ses frégates s'échoua et fut brûlée par les chaloupes dunkerquoises. Le dégât montait à peine à 200 francs. La perte en hommes se réduisait à un capitaine, un soldat et deux matelots[57]. Il en fut de même à Calais, où cent cinquante bombes ne mirent le feu qu'à trois ou quatre maisons, et le dégât ne dépassa pas 11.000 écus. Villeroi fit plus de mal à Bruxelles. Pendant trois jours, 13, 14 et 15 août, les bombes ne cessèrent de pleuvoir sur cette capitale des Pays-Bas espagnols. Quinze cents maisons furent brûlées, plusieurs couvents détruits, de riches et abondants produits de l'industrie du Brabant consumés ; dans la ville basse les habitants n'arrêtèrent l'incendie qu'en faisant sauter eux-mêmes plusieurs bâtiments. Jamais, dit Berwick[58], on ne vit spectacle plus affreux, et rien qui ressemblât plus à ce qu'on raconte de l'embrasement de Troie. Le dommage fut au moins de 25 millions. Mais cette supériorité dans l'art de détruire n'interrompit pas un seul instant le siège de Namur. Guillaume ne se laissait pas aisément émouvoir par les calamités des siens ; il voulait Namur, il ne suspendit pas l'exécution de ses desseins pour sauver Bruxelles. Il pressa son siège avec une vigueur d'autant plus efficace que rien ne venait le contrarier du dehors ; il vit arriver, pour le couvrir, l'armée de Vaudemont que personne n'avait troublée dans sa marche ; il pouvait se croire assuré du résultat. Villeroi, laissant Bruxelles en ruines, avançait enfin sur Namur, avec une armée renforcée de quelques-unes des garnisons françaises des Pays-Bas. Quelques semaines plus tôt, il aurait marché sans obstacle sur les assiégeants, et apporté aux défenseurs de la citadelle un concours salutaire. Maintenant il fallait d'abord vaincre et disperser l'armée de Vaudemont. Guillaume prit le commandement de cette armée, et, laissant le soin du siège à l'électeur de Bavière, il se posta, à l'ouest de la ville, si heureusement qu'il arrêta tout court Villeroi. Pendant trois jours, 26, 27 et 28 août, les deux adversaires restèrent en présence à s'observer. On eut le temps, à Paris, à Londres, de connaître cette attitude des deux armées. On eut le temps de passer par toutes les émotions de l'anxiété et de l'espérance, de calculer les suites d'une bataille, de la croire livrée, perdue ou gagnée, d'annoncer, à Londres même la mort de Guillaume, à Paris sa captivité. A Londres, la Bourse, les rues étaient encombrées de gens avides des nouvelles de toute provenance qui se succédaient d'heure en heure. A Paris tout le monde était fou. On ne voyait que des femmes désespérées, courant les rues ou se réfugiant dans les églises et disant : Je n'ai plus de mari, je n'ai plus de fils[59]. Toute cette agitation aboutit à une certitude qui dissipa les craintes sans faire plaisir à personne, à la certitude d'un affront. On sut qu'il n'y avait pas eu de bataille et que Villeroi décampait. La Méhaigne, les marais, les défilés, avaient présenté des obstacles insurmontables. Le prince de Conti le mandait au roi, le duc du Maine et les principaux de l'armée en disaient autant. Namur était perdu. Aussitôt après la retraite de Villeroi, Guillaume donna ordre de préparer l'assaut, et envoya Portland à Boufflers pour l'inviter à ne pas prolonger une lutte inutile. Boufflers, malgré le sentiment de sa faiblesse numérique, ne put se résigner à sacrifier quelque chose de l'honneur militaire. Il accepta l'assaut. Les Français y brillèrent encore une fois par un courage indomptable. Attaqués d'ensemble sur quatre points par les Anglais, les Hollandais, les Bavarois, les Brandebourgeois, ils firent tête partout. La plupart des Anglais tombèrent morts ou blessés ; le canon hacha les Bavarois en grand nombre ; seuls les Brandebourgeois, sans perte sensible, occupèrent le point qui leur avait été assigné. Mais ce succès d'un des alliés ranima les autres ; des volontaires anglais, ardents à venger l'affront de leurs camarades, commencèrent à changer la fortune ; à la fin du jour, les assiégeants occupaient sur un mille de longueur les ouvrages extérieurs de la citadelle. Boufflers reconnut qu'il pouvait céder sans reproche. Après une trêve de quarante-huit heures pour l'enterrement des morts, il se soumit à la capitulation qui le laissait libre ainsi que sa garnison et livrait au vainqueur la citadelle, l'artillerie et les munitions (1er septembre). Il eut la douleur de défiler devant Guillaume, l'électeur de Bavière, le landgrave de Hesse et les autres princes alliés. Sa noble conduite lui eût assuré de tout autre ces égards distingués dont tout vainqueur respectueux de lui-même s'honore envers le courage malheureux. Guillaume crut avoir le droit de lui chercher une chicane hollandaise, de s'en prendre à lui d'un acte dont Boufflers ne pouvait être responsable, et de faire de sa personne l'otage d'une réparation. Au moment où Boufflers s'éloignait en vertu de la convention de la veille, il fut cerné par un détachement de cavalerie hollandaise, et averti que Guillaume le retenait prisonnier. Le rusé stathouder s'était ravisé : sous prétexte que Villeroi avait retenu prisonnières, contre les termes de leur capitulation, les garnisons de Dixmude et de Deynse, Guillaume, contre les termes de la capitulation de Namur, entendait retenir Boufflers jusqu'à ce que ces garnisons fussent remises en liberté ; un calcul fort avantageux, un bon tour de marchand, perçait à travers la prétendue justice de ces représailles. Boufflers protesta avec dignité ; on lui offrait encore d'être libre sur parole, à la condition de revenir dans quinze jours si les garnisons espagnoles n'étaient pas rendues à ce terme ; il refusa de préjuger la décision du roi, et surtout d'avoir l'air de la forcer par sa présence et la considération de son intérêt personnel. Il demeura captif à Huy. Pendant ce séjour, le duc de Bavière lui fit exprimer le regret de ne pouvoir lui rendre visite ; l'électeur allemand, il en convenait lui-même, avait peur de déplaire à Guillaume : Car ils sont tous, dit le chroniqueur de la cour de France[60], comme les courtisans sont ici devant le roi. Louis XIV ayant échangé les deux garnisons contre un seul homme, Boufflers fut libre de venir recevoir à Versailles, dans les éloges publics et dans le titre de duc, la récompense de sa valeur et la consolation de sa défaite. La chute de Namur agita profondément en France les esprits et les cœurs. On avait d'abord compté les morts et les blessés. Que de sang répandu à Namur, que de pleurs, que de mères et de veuves affligées ![61] Ces pertes avaient supprimé toute joie pendant la lutte. On ressentit ensuite l'importance de la défaite et du triomphe de l'ennemi. Mais, comme la bravoure n'avait pas manqué — Boufflers et ses compagnons en étaient une assez belle preuve —, on s'en prit du malheur à la maladresse d'un autre. Par cette habitude si française de rire pour ne pas pleurer, on chansonna Villeroi. Il fut chamarré[62] d'épigrammes et de quolibets. On fredonnait à sa gloire qu'il avait bien servi le roi..... Guillaume, Guillaume. Par allusion à l'oraison funèbre de son prédécesseur, œuvre du Père La Rue, on disait que Namur, mieux que La Rue, faisait l'éloge de Luxembourg. Le roi laissa voir une véritable affliction[63]. Si ses ennemis se relevaient avec tant d'éclat au moment où il se sentait lui-même impuissant à les forcer, que devenait son espérance de faire la paix en vainqueur ? Son honneur personnel n'était pas moins atteint dans le désastre public. Namur avait été sa conquête de prédilection ; il en avait, trois ans plus tôt, nargué l'impuissance de Guillaume ; on répétait même autour de lui qu'il n'y avait pas de gloire à vaincre le prince d'Orange, si accoutumé à être battu[64]. Et maintenant c'était à Guillaume en personne qu'il avait rendu sa conquête, c'était dans cet homme si souvent battu qu'il rencontrait le fléau le plus sensible de son orgueil. Les vainqueurs triomphèrent avec exaltation ; aujourd'hui encore leurs historiens célèbrent cette campagne comme la plus glorieuse de Guillaume. Les Hollandais frappèrent des médailles, conformément à leur usage de parodier les modes françaises. Les Espagnols chantèrent des Te Deum pour les bons services de leurs alliés, car eux-mêmes ils avaient été battus, et ce n'étaient pas leurs propres forces qui les rétablissaient à Namur. Les Anglais, quand Guillaume revint à Londres, déployèrent un enthousiasme inaccoutumé. Ils allèrent à sa rencontre, au son des cloches, à la lumière des illuminations ; ils lui fermèrent presque, par leur encombrement, l'entrée de son palais. Ils firent ou récitèrent des vers contre la gloire de Louis XIV ; ils tournèrent en dérision la malheureuse ode que Boileau avait risquée en 1692 en l'honneur de la conquête du roi. Il y avait assurément peu de mérite à faire mieux que cette imitation avortée de Pindare ; mais dans le besoin de compter leurs succès, ils ne dédaignaient pas même un avantage littéraire, et l'on proclama à Londres que, la plume comme l'épée à la main, l'Angleterre avait vaincu sa rivale[65]. Il y a peu d'intérêt aujourd'hui à juger ces orgueils des deux parts et à mettre chacun à sa place ; cependant, pour l'exacte appréciation des faits et de leur valeur à venir, l'histoire doit reconnaître beaucoup d'illusion dans le triomphe des Anglais. Tant de joie pour un premier succès avouait assez clairement que les alliés n'en avaient pas l'habitude ; la nouveauté en faisait le prix principal. Leur supériorité réelle demeurait plus que douteuse. La conquête de Louis XIV en 1692 avait été la victoire d'un seul contre tous ; celle de Guillaume était la victoire de tous contre un seul. Le Namur de Louis XIV avait été suivi de la victoire de Steinkerque ; après le Namur de Guillaume, les alliés se hâtèrent de ne plus hasarder d'hostilités. Au fond ils étaient moins sûrs d'eux-mêmes qu'ils n'affectaient de le paraitre ; ils souffraient d'un mal intérieur qu'ils ne savaient comment guérir. Pendant qu'ils ramassaient sur un seul point toutes leurs forces de terre et que leurs flottes perdaient leurs bombes à des attaques stériles sur les ports de France, ils abandonnaient leur commerce à lui-même ou plutôt aux corsaires français. Ceux-ci, sans se laisser intimider par la guerre du continent, écumaient la mer avec un profit égal à leur activité : Les Malouins capturaient des vaisseaux anglais à la hauteur de Calloway. Nesmond ramenait à Brest (septembre) six autres vaisseaux anglais chargés de marchandises des Indes d'une valeur de quatre millions. Le mois suivant, il en capturait encore trois portant quatre cent mille livres sterling. Ces coups redoublés forcèrent bien la Compagnie anglaise des Indes à calculer ce que lui coûtait la gloire de Guillaume ; elle crut reconnaître une perte de trente millions. L'opinion publique s'en émut ; de l'enthousiasme on passa aux murmures. L'amirauté, le gouvernement, furent mis en cause : on les accusa de négliger les éléments principaux de la prospérité de la nation. On réclama l'établissement d'un Conseil de commerce dont les attributions, dit Burnet[66], auraient réduit le roi à l'autorité d'un doge de Venise. Dès le mois de décembre, plus d'une voix dans le Parlement pressait la conclusion de la paix. A l'autre bout de l'Europe, le sultan Mustapha II inaugurait son règne par de nouvelles victoires sur les immondes chrétiens. Il détruisait, dans une grande bataille (22 sept.), la moitié de l'armée autrichienne, triomphait sur mer des Vénitiens, et forçait le czar Pierre à lever le siège d'Azof. Il envoyait au bagne ses prisonniers, et faisait porter la nouvelle de son triomphe au shah de Perse, au khan des Ouzbegs, au shérif et à l'iman de l'Yémen[67]. La France accueillait avec une faveur visible ces succès des infidèles[68], comme une garantie de son repos sur les bords du Rhin ; par là s'expliquait, en effet, l'inaction des Allemands dans le Palatinat et dans le voisinage de l'Alsace. Telle était donc la véritable situation. Les alliés avaient eu la joie passagère d'infliger une humiliation à Louis XIV ; mais cet avantage ne pouvait plus se renouveler. Aucun des deux partis n'était en état d'imposer par la force ses conditions à l'autre. |
[1] Dangeau, Journal, 25 mars 1690.
[2] Depping, Correspondance administrative ; lettres de Colbert-Croissy à de Harlay, 18, 24 février.
[3] Sévigné, Lettres, 10 avril 1691.
[4] Actes et Mémoires de la paix de Ryswick.
[5] Journal, 8 septembre 1691.
[6] Allocution d'Innocent XII dans le consistoire du 9 janvier 1692 : De eximia christianissimi regis pietate, filialique in hanc sanctam sedem observantia, confidimus ipsum omnino facturum ut, quemadmodum pluries sperare nos fecit, regium edictum quo in præfatis comitiis edita de potestate ecclesiastica declaratio firmatur, viribus et effectu vacuum, reipsa vacuum habeat. Cité par Gérin, ch. XVI.
[7] Lettre de Colbert-Croissy aux archevêques Harlay, Le Tellier, Colbert, dans Depping et dans Gérin.
[8] Il faut lire ces prodigieux aveux dans un mémoire de Nicolas Colbert, archevêque de Rouen : voir Depping et Gérin.
[9] Sévigné, Lettre à Bussy, 27 janvier 1692. Dangeau, Journal, même date.
[10] Voir le texte latin dans Depping, tome IV, et dans Gérin.
[11] Voir dans Depping et dans Gérin le mémoire de Nicolas Colbert.
[12] Par exemple, les agents du roi à Rome, les cardinaux d'Estrées et de Forbin, proposaient de dire que l'assemblée n'avait pas eu l'intention de rien décréter contre l'autorité pontificale ni au préjudice des églises ; ce qui pouvait s'expliquer ainsi : Ce que nous avons décrété n'est pas contre l'autorité pontificale, ni au préjudice des églises ; par conséquent, ce que nous avons décrété n'est pas condamnable.
[13] Lettre de Pontchartrain à Harlay, par ordre du roi, 21 sept., citée par Gérin.
[14] Duc de Luynes, annotation au journal de Dangeau, 1736.
[15] Voir ces deux lettres dans Depping et dans Gérin.
[16] Dangeau, Journal, 24 octobre 1693.
[17] Dangeau, Journal, 25, 26 décembre 1693 ; 19 janvier, 20 février 1694.
[18] Dangeau, 22 janvier 1694.
[19] Mémoires de Noailles.
[20] Dangeau, 15 mai 1694. Voir aussi plus bas ch. XXXVI, § II, les lettres de Boileau et de Racine relatives au règlement de leurs pensions. — Par suite du renvoi des ouvriers des Gobelins, 21 s'engagèrent dans l'armée française, 23 se rendirent en Flandre leur pays natal, et les autres furent employés à la manufacture de Beauvais. Les Gobelins se rouvrirent en 1696.
[21] Macaulay, Histoire de Guillaume III, tome III, ch. II.
[22] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettres au maréchal et à la maréchale de Noailles.
[23] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettres à Mme de Maintenon. Dangeau, 4 juin 1694.
[24] Mémoires et lettres de Noailles.
[25] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettres au dauphin en 1694.
[26] Burnet, Guillaume III, année 1694.
[27] Macaulay.
[28] Œuvres de Louis XIV, tome VI : Lettre à Mme de Maintenon. — Dangeau, Journal, 18 juin. Lettre de Coulanges à Sévigné, 23 juin 1899.
[29] Dangeau, Journal, 29 juin et 5 juillet. Depping, tome II, lettre de Pontchartrain à Harlay, 5 juillet 1694. Histoire métallique, année 1695. On voit par ces diverses citations que l'on ne s'accordait pas encore en France sur l'orthographe du nom flamand de l'illustre corsaire.
[30] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettre au dauphin, 19 juillet 1694.
[31] Œuvres de Louis XIV, tome IV, lettre au dauphin, 26 juillet.
[32] Louis XIV, lettre au dauphin, 23 août 1694.
[33] Dangeau, Journal, passim, juillet, août, septembre 1694.
[34] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettre au dauphin du 23 août.
[35] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettre au dauphin du 26 août 1694. Je vois que vous étiez sur le point de partir, de vous avancer à Condé et peut-être jusqu'à Tournai pour être à portée d'empêcher les ennemis de passer l'Escaut à Épierre où on vous a assuré qu'ils avaient la tête tournée..... Il est d'une très-grande importance, comme je vous l'ai déjà mandé, d'empêcher les ennemis de passer l'Escaut en deçà d'Oudenarde, et j'espère qu'avec les précautions que vous, avez prises ils n'y réussiront pas.
[36] Œuvres de Louis XIV, tome IV : lettre au dauphin, 31 juillet 1691.
[37] Burnet, Guillaume III. Macaulay.
[38] Dangeau, 17 décembre 1694.
[39] Foucauld, Mémoires, fin de 1694.
[40] Dangeau, janvier 1695.
[41] Depping, Correspondance administrative. Lettre de Pontchartrain à l'abbé de Noirmoutiers, 28 mars 1695.
[42] Isambert, Anciennes Lois françaises.
[43] Dangeau, juin 1895.
[44] Lettre de Mme de Maintenon aux dames de Saint-Louis : Nous avons ici un malade dont les jours sont utiles à l'État. Priez pour lui, je vous en conjure.
[45] Mme de Coulanges à Sévigné, 21 janvier 1695 : Le prince d'Orange est malade assurément ; la maladie de sa femme est contagieuse ; il ne l'a point quittée, et Dieu veuille qu'il ne l'ait pas quittée pour longtemps !
[46] Dangeau, 9 mars 1695.
[47] Mémoires de Noailles.
[48] Œuvres de Louis XIV, tome VI : lettre de Louis XIV à Vendôme.
[49] Voir la lettre de Tessé à Barbezieux, septembre 1695, citée par Rousset.
[50] Journal, 17 juillet.
[51] Coulanges à Sévigné, 22 juin 1695 : Serait-il possible que la flotte ennemie fût devant Marseille, avec quelque intention de la bombarder ! Quelle éternelle et malheureuse guerre !
[52] Mme de Coulanges à Sévigné, 8 juillet 1695.
[53] Mémoires de Foucauld.
[54] L'Art de vérifier les dates et quelques autres chronologies placent ces deux conquêtes au 29 et 30 juin. C'est évidemment une erreur que le Journal de Dangeau suffit à rectifier, et que l'enchaînement seul des faits réfute victorieusement.
[55] Sévigné, 6 août 1695.
[56] Dangeau, Journal, août 1695.
[57] Histoire métallique.
[58] Mémoires de Berwick.
[59] Lettre de Mme de Coulanges à Sévigné, 2 sept. 1895.
[60] Dangeau, Journal, 12 septembre 1695.
[61] Sévigné, lettres, 8 août 1695.
[62] Mme de Coulanges à Sévigné, 9 septembre.
[63] C'est le mot de Dangeau.
[64]
Mme de Maintenon, à l'ouverture de la campagne de 1694, se consolait sans peine
de ce que le roi n'y prenait pas de part : Quelle
gloire, disait-elle, acquerrait-il à battre le
prince d'Orange si accoutumé à être battu ? Lettre à la comtesse de Saint-Géran, avril
1694.
[65] Macaulay, Guillaume III, tome III, ch. III.
[66] Burnet, Guillaume III.
[67] Hammer, Histoire des Turcs, tome XII.
[68] Voir Dangeau, 6 octobre 1695.