HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXXI. — Commencement de la seconde coalition. Année 1689. Louis XIV d'abord le plus faible. Préparatifs efficaces pour 1690.

 

 

II. — Préparatifs définitifs de Louis XIV contre la seconde coalition. - Commencement de réconciliation avec le Saint-Siège. - Ressources financières : Affaires extraordinaires ; la Tontine ; l'argenterie du roi et des particuliers à la Monnaie. - Organisation de l'armée et de la flotte. - Choix de meilleurs généraux : - Luxembourg, Catinat, Tourville. - Le duc de Savoie se soustrait à l'alliance française. - État des forces de la France en 1690.

 

La grande force de l'ennemi consistant surtout dans la coalition, le principal effort de Louis XIV devait être de rompre cet accord, ou au moins de l'empêcher de s'étendre. Il eut un premier succès en ce genre au moment même où la fortune de la guerre se déclarait contre ses armes. Le pape Innocent XI, par sa résistance à la politique française, avait paru donner aux coalisés une sorte de consécration religieuse. Il mourut en août 1689, et le choix d'un successeur qui ne fût pas engagé contre la France pouvait jeter quelque perturbation dans les volontés de ses alliés. Louis XIV s'empressa d'envoyer à Rome pour le conclave un ambassadeur qui ne fût pas compromis comme Lavardin. Le duc de Chaulnes, qui avait déjà contribué aux dernières élections pontificales, fut chargé de regagner les bonnes grâces du Saint-Siège. Bien accueilli par les cardinaux, il contribua à l'élection d'Alexandre VIII (6 octobre), et reçut immédiatement du nouvel élu des marques de bienveillance. Encouragé parce premier espoir, le roi alla au-devant des désirs du pape. Il commença par lui restituer Avignon et tout le Comtat (octobre) ; à quelques semaines de là, il annonça qu'il renonçait entièrement au droit de franchises qu'il avait si odieusement soutenu[1]. En retour le pape se montra prêt à tout arrangement qui pourrait concilier les droits du Saint-Siège et les bonnes relations avec la France. Il accorda quelques grâces qui ne tenaient pas aux questions de principe, comme la réunion de la mense abbatiale de Saint-Denis à la maison de Saint-Cyr et un chapeau de cardinal pour l'évêque de Beauvais[2]. Il laissa même entrevoir une conclusion raisonnable de l'affaire des bulles. Tout en restant inflexible contre la doctrine de l'assemblée de 1682, il donnerait les bulles refusées par son prédécesseur, si ceux que le roi avait désignés aux évêchés expliquaient qu'en formulant leur opinion personnelle, ils n'avaient pas prétendu en faire un dogme obligatoire contre l'autorité pontificale. Le roi entra immédiatement dans ce système de transaction qui avait pour premier effet de substituer des négociations pacifiques aux hostilités. Évidemment le grand roi cédait. On en rit, même en France, dans quelques chansons qui célébraient la finesse et la victoire des Romains. Mme de Sévigné, en particulier, ne subissait pas de bon cœur la restitution du Comtat, parce que cette restitution ôtait à son gendre une augmentation de revenus, le plaisir de tenir table à Avignon et le moyen d'assurer la fortune de son fils[3]. Mais la coalition comprit qu'elle allait perdre un point d'appui important. On le voit bien à ses efforts pour retenir Alexandre VIII dans ses intérêts. Des pamphlets, publiés en ce temps au nom des confédérés, invitaient le pape à ne pas rentrer en alliance avec le roi, à ne pas se rendre le mépris de toute l'Europe, et l'objet de la haine de toute l'Église, et protestaient d'avance contre l'intention qu'il pourrait avoir de détacher les princes catholiques de la ligue[4].

Le roi ne fut pas aussi heureux du côté de la Savoie. Il y avait là un jeune prince que la France avait toujours prétendu tenir en étroite tutelle, et qui portait impatiemment ce joug. Également indépendant et ambitieux, Victor-Amédée aspirait à la fois à s'affranchir de la domination de Louis XIV et à se créer une puissance respectable. Outre ses anciens griefs que nous connaissons déjà (Voir ci-dessus ch. XXIX, § Ier), il avait subi l'ordre d'abattre par la force les Barbets ou Vaudois, habitants de quelques vallées des Alpes demeurés fermes dans le protestantisme et d'exécuter ainsi chez lui la révocation de l'édit de Nantes. Depuis, il s'était plaint que, sous prétexte du service de la poste, on introduisît des marchandises dans ses États en fraude des droits de douane[5]. Il ne supportait qu'avec dépit qu'on lui demandât, comme autrefois, quelques-uns de ses régiments pour augmenter l'armée française ; il s'opposait de toutes ses forces aux engagements individuels que des Piémontais voulaient prendre au service de Louis XIV. Il était à peu prés certain qu'il attendait l'occasion de se joindre à la ligue européenne et d'en profiter pour son propre agrandissement. Invité par Louis XIV à se mettre en garde contre les Espagnols du Milanais, il paraissait bien plutôt compter sur l'appui de ces voisins. Quand ces bandes de huguenots, dont nous parlions tout à l'heure, arrivèrent dans les Alpes, au lieu de les réprimer, il donna à croire qu'il les attendait comme des complices. Depuis cette époque (septembre 1689) jusqu'au printemps suivant, Louis XIV ne cessa de le surveiller ; tantôt par des menaces, tantôt par des ménagements, il le retint dans l'hésitation et l'empêcha de prendre un parti décisif ; 'en dernier lieu, il le mit sous la surveillance de Catinat, commandant des troupes destinées contre les Barbets. Mais Victor-Amédée admirait le prince d'Orange pardessus tous les princes du temps, et n'aspirait qu'à l'imiter. Nous allons voir qu'à la dernière heure il échappa à toutes les habiletés de Louis XIV.

A l'intérieur, il y avait plus d'obéissance. Les moyens de guerre se succédaient avec une rigueur qui ne ménageait les sacrifices à personne, pas même au roi ; c'est une justice qu'il convient de lui rendre dès le début. Le contrôleur général des finances, Le Pelletier, ministre insuffisant, parce qu'il reculait devant les difficultés, venait d'être remplacé huit jours après la perte de Mayence, par Phélypeaux, comte de Pontchartrain, autrefois premier président au parlement de Bretagne, et, en ce moment ree'me, intendant des finances. Pontchartrain était d'une probité irréprochable, d'un désintéressement qui ne chercha pas même de rémunération légitime, hors peut-être une charge au parlement pour son fils. Il n'avait accepté qu'à son corps défendant des fonctions si friandes pour tant d'autres, dit Saint-Simon, mais où il redoutait la nécessité d'être dur aux intérêts des particuliers au profit de la politique et de la guerre. Une fois installé, sans cesser d'être honnête, il se roidit contre la sensibilité. Sa maxime fut qu'il fallait toujours aller en avant, au risque de se tromper quelquefois, et de revenir sans mauvaise honte sur les fautes commises par trop de précipitation. Il s'ingénia à trouver des ressources extraordinaires, et il y réussit assez bien pour fournir 150 millions par an pendant huit ans avec du parchemin et de la cire, c'est-à-dire en vendant des charges et des privilèges. Il fut inflexible aux réclamations-A ceux qui alléguaient leurs embarras pour ne pas payer, il répondait d'un visage riant : Monsieur, il faut payer. Un de ceux-là, sortant de son audience, disait de cette politesse impitoyable : J'aimais encore mieux les plis du front de Colbert. C'est d'un ami de Pontchartrain que nous tenons ce détail[6].

Avec un serviteur de ce caractère, Louis XIV n'avait pas trop à craindre de modération dans les conseils. Il alla en effet de l'avant. Il venait de vendre à la Bretagne le retour de son parlement à Rennes, d'où il était exilé depuis 1675 ; le parlement' donnait, pour prix de cette grâce, une somme de 500.000 livres, la ville de Rennes une somme égale (septembre 1689) ; et le mois suivant les états votaient, au nom de toute la province, un don gratuit de trois millions, quoique en vérité, on ne sût pas trop où les prendre[7]. Cet exemple devait être suivi quelques mois plus tard en Guienne, où le parlement, pour sortir de La Réole, donna 100.000 écus, la Chambre des comptes pour sortir de Libourne 100.000 livres, et la ville de Bordeaux, pour recouvrer ces deux compagnies, 400.000 livres. A l'imitation de la Bretagne, les états du Languedoc, qui n'avaient pourtant pas les mêmes raisons, votèrent un don gratuit de trois millions, une moitié en sus de ce qu'ils payaient d'ordinaire[8]. Mais ces recettes locales et temporaires ne portaient pas sur l'ensemble du royaume ; il fallait des ressources plus abondantes et plus durables par leur généralité. On commença par intéresser la cupidité particulière à la satisfaction des nécessités publiques. On créa (novembre 1689) la Tontine, ainsi appelée du banquier Tonti, qui avait le premier suggéré une idée de ce genre à Mazarin. Il s'agissait d'un emprunt à fonds perdu, mais produisant, après un certain nombre d'années, une rente viagère. Les prêteurs, divisés en classes selon leur âge au moment du prêt et selon le chiffre de la somme versée par eux, jouiraient un jour de rentes qui variaient de 300 à 2.000 livres. La part de ceux qui décéderaient avant le temps accroîtrait aux survivants ; le dernier vivant de chaque classe recevrait le revenu entier du capital de cette classe ; après le dernier survivant la classe serait éteinte et amortie au profit du roi[9]. L'invention trouva bon nombre d'amateurs. Le roi eut tout de suite quinze millions disponibles pour les dépenses présentes. Ce serait ensuite à l'avenir de pourvoir, comme il pourrait, au payement des rentes.

Bientôt, deux édits, restés célèbres, avouèrent sans embarras que la nécessité n'avait plus aucun scrupule (décembre 1689). L'un ordonna la fabrication de nouvelles espèces d'or et d'argent, et la réformation de celles qui avaient cours. En élevant la valeur légale des monnaies, sans augmenter le poids, le roi gagnait 18 sols sur chaque pistole, et 4 sols par chaque écu blanc[10]. C'était tout simplement de la fausse monnaie à l'imitation de Philippe le Bel et des premiers Valois. On ne voit pourtant pas que cette oppression ait subi d'autre résistance que des plaisanteries comme celle-ci : Avez-vous été bien aise de l'augmentation des monnaies ? Ah ! c'est cela qui vous enrichira si vos coffres sont pleins[11]. L'autre édit interdisait, cette fois pour tout de bon, le luxe aux particuliers ; et, afin de prévenir tout murmure, le roi donnait l'exemple du sacrifice. Dans le préambule, il condamne l'usage regrettable qu'on a fait des matières d'or et d'argent introduites dans le royaume par ses soins et son application pour le bien de ses sujets. Tous les particuliers, sans avoir égard à la bienséance et à leur condition, se sont donnés la licence, non-seulement d'avoir en abondance toute sorte de vaisselle d'argent d'un poids excessif et même embarrassant pour le service ordinaire des tables, mais encore de faire toutes sortes de meubles et ustensiles d'argent inutiles, ce qui cause une prodigieuse consommation d'or et d'argent en ornements superflus. Il est résulté de cet excès que les Monnaies royales se trouvent quasi sans aliment, et que le commerce souffre par la disette d'espèces. En conséquence, il ordonne que tous ces meubles et ornements superflus soient portés aux Monnaies royales qui les payeront selon leur poids, et les convertiront en espèces courantes ; il défend de plus, sous peine des galères, de fondre les monnaies pour en convertir la matière en objets de luxe[12].

Le roi s'exécuta le premier. Il envoya à la Monnaie tous ces meubles sans pareil qui avaient fait son orgueil et l'admiration des étrangers. L'énumération, qui s'en trouve dans un inventaire des meubles de la couronne, suffit à établir le contraste entre le temps de grandeur où il se glorifiait de ces richesses, et l'époque de pénurie irréparable qui le réduisait à y renoncer. Ce sont des cabinets, tables, guéridons, fauteuils, bancelles à dossier, balustrades d'alcôve, torchères, girandoles, chandeliers, cuvettes, salières, pots à fleurs, caisses d'orangers, brancards, sceaux, cages, crachoirs. Il s'y joint plusieurs centaines d'objets en filigranes d'argent du poids total de 2.167 marcs. On y distingue enfin des figurines et bas-reliefs ciselés, entre lesquels — sacrifice plus sensible sans doute — une image de Louis XIV à cheval. Les princes, les grands seigneurs, en province comme à Paris, furent bien obligés de se conformer à la simplicité que le maitre prêchait par ses actes ; après avoir imité son faste, pouvait-on ne pas imiter sa vertu ? Certaines femmes y furent sensibles jusqu'au désespoir. On en cite qui ne se consolèrent qu'en employant le prix des objets sacrifiés à se remeubler de glaces, de miroirs, de beaux meubles en bois, en se donnant, comme dit Sévigné, pour deux mille écus de cette sainte pauvreté. Mais les toilettes en vermeil, les vaisselles d'argent qui avaient figuré dans les ambassades, les tables, les guéridons des gouvernantes de province disparurent impitoyablement dans les fourneaux du fondeur. Le Journal de Dangeau nous apprend qu'en deux ou trois ans, cette fonte d'argenterie rendit à la circulation près de quatre cents millions d'espèces[13]. Mais le bénéfice direct du roi ne fin pas aussi considérable qu'il se l'était promis. Il attendait six millions de la conversion de ses meubles en monnaie, il s'aperçut bientôt qu'il n'en aurait toits plus de trois, la fonte ne rendant que la matière et non pas la main-d'œuvre qui était au moins pour moitié dans la valeur de ces objets d'art. Aussi devenait-il économe. Au le` janvier 1690, il réduisit de moitié les étrennes qu'il avait coutume de donner au dauphin, à la dauphine, à Monsieur, et il ne donna rien à Madame.

Le clergé fut mis à contribution aussi bien que la noblesse. Louvois avait considéré que l'argenterie des particuliers ne se trouvait guère qu'à Paris et dans quatre ou cinq villes, tandis que l'argenterie des églises était partout, non-seulement dans les villes, mais dans les villages ; que cette argenterie, capital mort, ne rapportait aucun avantage au public ni même aux églises, et servait, surtout dans les campagnes, d'amorce aux voleurs, tandis que, convertie en monnaie, elle aiderait singulièrement à la multiplication des espèces, par tout le royaume, et permettrait aux églises elles-mêmes un emploi plus utile de leurs richesses. En vertu de ces principes, il représenta au roi dans un mémoire[14], qu'il serait bon de supprimer partout les parements d'autels en or et en argent, les tabernacles d'argent, les statues de saints en argent, excepté celles de la sainte Vierge. On pourrait laisser aux églises des villes un bénitier, une lampe, une croix, six chandeliers en argent. On n'en laisserait aucun dans les campagnes ; des croix et des chandeliers en bois doré ou en bronze doré seraient très-suffisants. Le roi goûta cet avis-là ; il expédia une lettre circulaire aux évêques pour les inviter à régler convenablement la quantité d'argenterie que chaque église pourrait conserver, puis à envoyer le reste à la Monnaie la plus prochaine, où Les changeurs établis par lui en remettraient le prix[15]. L'exécution ne se fit pas attendre ; le frère de Louvois, l'archevêque de Reims, ne fut pourtant pas le plus empressé ; mais nous voyons Louvois féliciter l'évêque de Metz de son zèle pour le service du roi, et l'intendant Foucauld constate le même résultat dans les diocèses de Bayeux, d'Avranches et de Coutances[16]. Quoique le prix de cette argenterie restât aux mains du clergé comme ailleurs aux mains des particuliers, c'était pourtant déjà un service que d'entrer ainsi dans les projets financiers du roi. Le clergé en ajouta bientôt un autre plus direct et plus désintéressé. En 1690, il vota un don gratuit de douze millions, c'est-à-dire le quadruple de ses dons gratuits ordinaires. Ce fut le commencement d'une nouvelle participation aux dépenses publiques qui ne s'est pas ralentie au moins pendant les six premières années de la guerre ; dans cet espace de temps, le clergé a fourni, sous la même forme, soixante-cinq millions[17].

Là ne s'arrêtaient pas les inventions financières indispensables pour soutenir la charge de la lutte contre toute l'Europe. Pontchartrain, entré résolument dans le système des affaires extraordinaires, créait et vendait des offices publics qui trouvaient marchand sans beaucoup de peine, et dont le prix augmentait assez commodément ses ressources. C'étaient d'abord, par tout le royaume, des jurés-crieurs d'enterrement héréditaires (janvier 1690) ; quelques jours après soixante offices de vendeurs de bestiaux ; le mois suivant vingt offices d'emballeurs à Paris (fév. 1690) ; puis des rouleurs de vins (mars 1690) ; puis des commissaires-facteurs pour le blé, l'avoine, les graines et les farines, à Paris[18]. Tous ces officiers s'imposaient à la population par leurs services désormais inévitables, et forcément payés par tout particulier obligé d'y recourir. Il n'y aurait plus d'enterrement, de vente de bestiaux, de circulation devins, de marché de blé, sans l'intervention rémunérée des crieurs, vendeurs, rouleurs et facteurs ; et comme ces fonctions étaient héréditaires, la charge de les rémunérer serait héréditaire aussi pour les générations suivantes. Mais au moment de la création, à leur première entrée en exercice, ces officiers, finançaient au profit du trésor ; le contrôleur général, trouvant ainsi de quoi faire face aux besoins du jour, ne voyait que cet avantage et s'en félicitait. Le système parut si bon, qu'il se développa par la suite dans des proportions auxquelles on refuserait de croire si l'on n'avait pas le témoignage irrécusable des preuves officielles. C'est par quarante mille que l'on compte le nombre des offices inventés et vendus de 1691 à 1709, en dix-huit ans.

Nous venons de voir Louvois se mêler un moment dans une question de finances. Cette excursion sur le domaine d'un collègue ne l'avait pas distrait de ses propres devoirs. Non moins que le contrôleur général, le ministre de la guerre avait à cœur de suffire, dans son département, aux besoins de la prochaine campagne. Refaire une armée en bon état, bien pourvue, bien disciplinée, avait été sa préoccupation constante en 1689. Il sentait bien que tout le mal était venu de cette attaque sans préparation qui avait trouvé la riposte prête plus tôt qu'on ne s'y attendait, et il se roidissait contre les échecs de cette année malheureuse par la volonté et l'espoir de les réparer avec le temps. Un jour que le maréchal de Duras, pour justifier un conseil empressé, mettait en avant l'honneur des armes du roi, le ministre lui avait répondu[19] : La réputation du roi, ce sera le bon état où seront ses armées au mois d'octobre prochain qui l'établira. Il pressait donc les recrues et les autres préparatifs ; il paraît même que les procédés en étaient quelquefois violents, puisqu'il se faisait de temps en temps, au moins pour la forme, l'honneur de les reprocher à ses agents. Mais il n'en regrettait pas les résultats. Dès le mois de janvier, on disait à la cour que le roi allait avoir, tout prêts à entrer en campagne, 140 bataillons de 800 hommes chacun, soit un total de 112.000 fantassins, et 280 escadrons de 160 chevaux chacun ; au moment d'agir, il se trouva que ce n'étaient plus seulement 280, mais 330 escadrons, c'est-à-dire 52.000 cavaliers bien montés. On parlait en outre de 30.000 Suisses répartis en 12 régiments de 12 compagnies, également prêts au service de campagne et à la défense intérieure. La marine n'était pas restée en arrière. Seignelay, digne héritier de son père, venait de porter à quarante le nombre des galères ; quinze entre autres, destinées à l'Océan et ne tirant que sept pieds d'eau, devaient écarter des côtes tous les bateaux plats des ennemis : l'histoire métallique et Dangeau célèbrent à l'envi cet accroissement de puissance. La flotte, malgré le rôle peu glorieux auquel le roi l'avait condamnée l'été précédent, pouvait encore avoir confiance en elle-même. On allait mettre à la mer 80 vaisseaux, 20 frégates, 30 brûlots, montés par 50.000 hommes Les Anglais et les Hollandais réunis n'en pourraient jamais, disait-on, présenter autant[20].

La question des commandements n'importait pas moins ; l'incapacité des chefs avait été pour une bonne part dans les contre-temps de la dernière campagne. Sans doute après la mort du grand Condé (déc. 1686) et du maréchal de Créqui (janvier 1687), il n'était facile à personne de remplir leur place ; mais l'abandon de Mayence et l'affront de Valcourt retombaient sans injustice sur l'insuffisance des maréchaux de Duras et d'Humières. Duras fut supprimé. D'Humières apprit du même coup qu'il était fait duc avec substitution de ce titre à son gendre, et qu'il ne commanderait plus l'armée de Flandre[21]. Le roi et le ministre rappelèrent alors un personnage qui était tombé justement dans la disgrâce, et que cependant on n'y pouvait pas laisser sans se priver d'un auxiliaire de premier ordre. C'était le maréchal de Luxembourg, singulier mélange de vices effrontés et de talents supérieurs, qu'on peut ranger également parmi les hommes vils et les plus grands hommes de guerre. Son principal crime n'est pas, devant l'histoire comme aux yeux de Saint-Simon, d'avoir prétendu, au parlement, un rang supérieur à celui qu'occupait, par héritage, le fils de l'écuyer de Louis XIII. On a plus justement à lui reprocher ses violences inhumaines, exactions, incendies, massacres, dans la guerre de Hollande, et ces malheureuses manœuvres, qui n'avaient pas empêché la perte de Philipsbourg en 1676. Ses mœurs fétides étaient un autre grief, sensible même entre toutes les corruptions du siècle, et son emprisonnement à la Bastille pour connivence avec La Voisin l'avait couvert d'un mépris qui survivait, depuis huit ans, à sa mise en liberté. Mais c'était lui qui, le premier, avait battu le prince d'Orange à Wœrden, qui l'avait battu le dernier dans la surprise de Saint-Denis, près Mons, et avait ainsi imposé les conditions de la paix de Nimègue à ce violateur du traité déjà signé. D'une figure à laquelle on s'accoutumait, malgré une bosse médiocre par-devant et fort pointue par derrière..... il avait un feu, une noblesse et des grâces naturelles qui brillaient dans toutes ses actions[22]. Quand il était question d'ennemis, dit Berwick, nul général plus brillant que lui. Vis-à-vis de ses inférieurs, ses défauts mêmes lui assuraient un concours utile. Une familiarité, trop grande, il est vrai, lui gagnait l'amitié des officiers ; les soldats, en retour de son indulgence à tolérer la maraude, étaient toujours prêts à le seconder de leurs bras[23]. Le roi, qui avait commencé à le réhabiliter sans bruit par le gouvernement de Champagne, le nomma au commandement de l'armée de Flandre. A en juger par les effets, il ne pouvait faire un meilleur choix. Les Pays-Bas vont être le principal théâtre des efforts de la coalition. Luxembourg en sera l'adversaire le plus énergique et le plus heureux. C'est lui qui frappera les coups les plus éclatants de cette guerre ; sa mort seule sera la fin des victoires de Louis XIV.

On agit aussi sagement pour la marine. Le comte d'Estrées, vice-amiral du Ponant, et plus ancien de grade que Tourville, aurait eu tout naturellement le commandement en chef des forces destinées à agir du côté de l'Océan. Mais sa jeunesse inspirait trop peu de confiance. On tourna la difficulté en donnant à Tourville une patente de général, qui lui conférait l'autorité à la fois sur la flotte et sur les troupes de terre chargées de la défense des côtes[24]. Les événements se chargeront aussi de justifier cet arrangement. Pendant plusieurs années, sauf l'accident de la Hogue, dont Tourville n'est pas responsable, la marine française tiendra la mer en souveraine. Enfin Catinat recevait la commission de veiller sur le duc de Savoie ; cette fonction secondaire allait devenir un grand commandement, véritable pendant de Luxembourg. Catinat, fils d'un conseiller au parlement de Paris, et officier de fortune, pour ainsi dire, n'avait encore eu qu'une demi-importance, soit par l'occupation de Casal, soit par sa participation remarquée à la prise de Philipsbourg. Mais Louvois l'estimait digne du premier rang, et surtout plus capable qu'un autre de guerroyer dans les Alpes et en Lombardie, qu'il avait appris à connaître par un séjour fréquent sur ce terrain. Doué de talents que ses jaloux reconnaissent eux-mêmes[25], il saura soutenir une guerre rude par la nature du pays et l'obstination des hommes, et suppléer par l'activité et le génie à l'insuffisance des ressources mises à sa disposition. Assez grand pour refuser le cordon bleu avec la même dignité et les mêmes motifs que Fabert, il se décorera lui-même par ses victoires, et mettra la robe en honneur à l'égal des plus grandes familles militaires[26]. Ainsi les hommes supérieurs ne faisaient pas défaut à la France. Luxembourg, Catinat, Tourville, en offraient une seconde génération, qui n'était pas trop inférieure à celle de Condé, Turenne et Duquesne.

Bien des circonstances avaient laissé à Louis XIV le temps nécessaire pour rassembler tous ces éléments de représailles. D'abord l'incorrigible routine des Allemands qui ne savaient pas se mettre en campagne avant le mois, avant le jour fixé par l'habitude immémoriale ; ensuite leur défaut d'accord sur le plan à suivre, sur le chef à choisir. Leur chef principal venait de mourir. Le duc de Lorraine, Charles V, qui avait repris Philipsbourg en 1676 et dernièrement Mayence, le vainqueur des Turcs à Bude et à Mohacz, succomba tout à coup (27 avril 1690), en exprimant le regret de n'avoir pu remettre sa famille en possession de ses États[27]. Cette mort fut également ressentie en Allemagne comme un malheur, en France comme une espérance. Un prince, disait-on de Louis XIV, à qui la Providence ôte à point nommé un ennemi de dessus les bras comme M. de Lorraine, doit attendre d'elle toutes sortes de prospérités[28]. — Avant deux mois, disait un autre, les confédérés se mangeront les yeux.

Les Allemands eurent en effet besoin de longues réflexions pour déférer le commandement de l'armée du Rhin à l'électeur de Bavière, et, sous lui, à l'électeur de Saxe, pendant que l'électeur de Brandebourg se réservait d'agir à son gré et selon son intérêt. Une autre entrave pour les Allemands était la guerre des Turcs. Confirmés dans leur refus de traiter par les instigations de Louis XIV[29], les infidèles reprenaient l'avantage sur l'Autriche. On racontait en France, dès le mois de février (1690), que cinq ou six bons régiments de l'empereur avaient été enlevés par les Tartares. On avait, en mars, la certitude que les Turcs avaient repris Nissa, et peut-être déjà Widdin. Selon les rapports, toujours accueillis avec avidité, l'épouvante était grande dans les troupes germaniques en ce pays-là[30]. La France avait réussi à priver la coalition de l'assistance de l'Autriche.

Il n'y avait qu'un seul point sur lequel la politique de Louis XIX eût complètement échoué. Le duc de Savoie lui échappait définitivement, et offrait à la coalition un appui qui est devenu par le cours des événements le principal nerf de cette guerre. Malgré la présence de Catinat, ce prince avait ouvert des négociations avec l'empereur, et, soit pour obtenir les honneurs des têtes couronnées, soit sous le prétexte d'être institué vicaire perpétuel de quelques fiefs impériaux enclavés dans ses Etats, il payait à l'Autriche une somme de 100.000 pistoles (mars 1690). Pressé de dissiper les soupçons que suscitait une telle démarche, et de donner des marques de sa bonne conduite à l'avenir envers le roi de France, il dissimula jusqu'à ce qu'il fût en force de rompre ouvertement. Pour gagner du temps il fit des promesses qu'il était bien résolu de ne pas tenir ; d'abord, promesse d'envoyer en France, au service du roi, une bonne partie de ses troupes ; ensuite, promesse de remettre aux Français jusqu'à la paix ses villes de Verrue et de Turin. Il y eut un moment où la cour regardait les affaires de Savoie comme terminées par ce dernier engagement. On voyait déjà Catinat pénétrant par le Piémont dans le Milanais pour y faire contre les Espagnols ce que Luxembourg allait faire en Flandre[31]. Mais le rusé petit prince, en tirant en longueur, en chicanant sur les conditions de la remise de ses places, fortifiait activement Turin, y rassemblait des forces et des munitions, et encourageait l'esprit belliqueux de ses sujets profondément blessés de la perspective d'une occupation française. Tandis qu'il reculait la conclusion avec la France, il signait le 8 juin un traité secret et immédiatement exécutoire avec l'Espagne, et le lendemain un traité pareil avec l'empereur. Par le premier, l'Espagne lui promettait une armée de douze mille hommes et douze pièces de canon. Si les contractants parvenaient à reprendre Pignerol et Casai, Casai resterait aux Espagnols, et Pignerol au duc de Savoie. Par le second, l'empereur envoyait de son côté un renfort de six mille hommes, et entre autres généraux le prince Eugène de Soissons et de Savoie, fugitif de France à la suite de sa mère Olympe Mancini, et doublement ennemi de Louis XIV par sa rancune personnelle et sa parenté avec Victor-Amédée[32]. Fort de ces espérances, le duc de Savoie déclara tout haut à sa cour qu'il était contraint d'entrer dans la cause commune de l'Europe. Les hostilités commencèrent par des ravages partiels (fin de juin). Toutefois Louis XIV les aurait volontiers arrêtées, comme s'il eût pressenti dans ce nouveau belligérant le plus embarrassant de ses ennemis. Il ne dédaigna pas d'essayer encore quelques négociations ; il alla jusqu'à dire pour rassurer l'Italie, pour démontrer qu'il ne voulait pas de lui-même envahir cette contrée, qu'il consentirait à faire garder par les Vénitiens les villes demandées. Victor-Amédée, interprétant par la faiblesse militaire de la France cette modération, se refusa à rien entendre. Le roi lança alors contre lui un manifeste dont la véracité habile lui donnait toute l'apparence d'agresseur, et Catinat n'eut plus qu'à pousser la guerre[33].

En dépit de ce contre-temps, Louis XIV avait reconquis une position respectable. Dès le mois de février, il avait envoyé, conformément à sa promesse, une dizaine de bataillons en Irlande pour soutenir Jacques II ; malheureusement, par un caprice de faveur ou de mauvaise humeur contre Louvois, il en avait confié le commandement, aussi bien que l'honneur de représenter la France auprès du roi protégé, à ce Lauzun que nous connaissons pour ses extravagances, et qui fut pour une bonne part l'auteur de la mauvaise issue de l'expédition. Mais, sur le continent, il était en mesure de faire face à l'Europe sur tous les points menacés. La France opposait à la coalition cinq armées : Luxembourg en Flandre avec 37 bataillons et 91 escadrons ; Boufflers sur la Moselle avec 24 bataillons et 64 escadrons ; le maréchal de Lorge, sous l'autorité nominale du dauphin, du côté de l'Allemagne avec 36 bataillons et 111 escadrons ; Catinat en Dauphiné avec 13 bataillons et 40 escadrons ; le maréchal de Noailles en Catalogne avec 179 compagnies d'infanterie, et 24 escadrons. La campagne de 1690 pouvait encore montrer à l'Europe, comme celle de 1674, de quelle manière la France savait se relever de ses défaites, et ce que ce serait contre des intérêts mal accordés l'unité de son gouvernement.

 

 

 



[1] Dangeau, Journal, 18 oct. et 18 déc.

[2] Dangeau, 20 décembre 1689.

[3] Dangeau, Journal, avril 1689 : Grignan commandait dans le Comtat ; les états lui donnaient à peu près 20.000 livres par an, comme au vice-légat.

Sévigné, Lettres : Dispensez-vous de souhaiter la paix avec le pape, et tirez d'Avignon tout ce que le roi vous permet d'en tirer. Profitez de cette douceur comme d'une consolation que Dieu vous envoie pour soutenir votre fils (15 janvier 1689)... Je crois être avec vous à Avignon : deux grandes tables deux fois le jour, et une bassette dont on ne saurait se passer (24 juillet 1689)... Ce Comtat, cet aimable Comtat nous demeurera pendant que le Saint-Esprit choisira un pape, et que l'on fera des négociations (18 sept. 1689).... Je pleure le pape, je pleure le Comtat d'Avignon, Dieu l'a donné, Dieu l'a été (31 août 1689).

[4] Soupirs de la France esclave, cités par Rousset.

[5] C'est à cette querelle que Saint-Simon et Feuquières rapportent l'origine de la guerre que le duc de Savoie va déclarer à la France. Ils s'en prennent à l'égoïsme de Louvois qui, selon eux, profitait de la fraude. L'historien de Louvois a démontré que le ministre n'avait en cela aucun intérêt, et que le duc de Savoie était résolu à la guerre depuis le jour où la ligue d'Augsbourg lui avait donné l'espérance d'en profiter.

[6] Mémoires de Choisy, liv. VI. Quoiqu'il soit mon ami, dit Choisy, j'en dirai le bien et le mal. Cette page est empruntée à ces Mémoires, et à quelques passages de Saint-Simon, tome XI.

[7] Dangeau, 34 octobre 1889. Sévigné, 26 octobre.

[8] Dangeau, 19 novembre 1689.

[9] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XX.

[10] Dangeau, Journal, 14 décembre 1689.

[11] Sévigné, 21 décembre 1689. Bussy-Rabutin, 6 janvier 1690.

[12] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XX.

[13] Dangeau, 6 octobre 1692.

[14] Voir ce mémoire, dans les Œuvres de Louis XIV, tome VI, février 1690.

[15] Dangeau, Journal, 8 février 1690.

[16] Mémoires de Foucauld pour 1690.

[17] Racine, Fragments historiques.

[18] Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XX.

[19] Lettre de Louvois à Duras, 2 juillet 1689, citée par Rousset, tome IV.

[20] Histoire métallique : médaille des 40 galères, médaille des 15 galères de l'Océan. Dangeau, Journal, 25 et 27 décembre 1689.

[21] Dangeau, 3 avril 1690.

[22] Mémoires de Saint-Simon.

[23] Mémoires de Berwick, partie écrite par lui-même.

[24] Dangeau, commencement de 1690.

[25] Mémoires de Feuquières, chapitre du soin du prince à former des généraux : Le nouveau choix de ce général, fait par le ministre, a été justifié par les événements heureux qui ont procuré le tenon de maréchal de France à M. de Catinat.

[26] Bussy-Rabutin, à Sévigné, 15 sept. 1690.

[27] Voici la lettre qu'il envoyait à l'empereur : Sacrée Majesté, suivant vus ordres je suis parti d'Insprück pour me rendre à Vienne, mais je suis arrêté ici par un plus grand maitre : je vais lui rendre compte d'une vie que je vous avais consacrée tout entière. Souvenez-vous que je quitte une épouse qui vous touche, des enfants à qui je ne laisse que mon épée, et des sujets qui sont dans l'oppression...

[28] Bussy-Rabutin, à Sévigné, 31 mai 1690.

[29] Hammer, tome XIII. — Ambassade de Château-Neuf de Castagnères à Constantinople.

[30] Dangeau, Journal, fév., mars 1690.

[31] Dangeau, 28 mai 1690. Bussy-Rabutin, 31 mai 1691.

[32] Dumont, Corps diplomatique, tome VII.

[33] Voir ce manifeste dans Dumont, tome VII.