HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

TROISIÈME PARTIE. — LA DÉCADENCE : GUERRES DE LA SECONDE COALITION ET DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE

 

CHAPITRE XXX. — Préliminaires de la seconde coalition contre la France : Conquête du Palatinat par les Français ; Révolution de 1688 en Angleterre.

 

 

II. — Révolution de 1688 en Angleterre. - Les Hollandais embrassent la cause de leur stathouder contre Jacques II. - Débarquement du prince d'Orange en Angleterre ; fuite de Jacques II. - Réception de Jacques II par Louis XIV ; élévation du Prince d'Orange au trône d'Angleterre. - Déclaration des droits ; triomphe de l'intolérance. - L'Angleterre chef de l'opposition à la France.

 

Invité par les principaux ennemis de Jacques II à venir renverser son beau-père, le prince d'Orange avait eu besoin avant tout de gagner les Hollandais à cette cause. Il ne pouvait tout seul, et à ses frais, attaquer un roi qui disposait d'une belle armée ; il lui fallait une nation derrière lui, et d'abord il n'était pas assuré de l'unanimité dans les Provinces-Unies, ni surtout de la bourgeoisie d'Amsterdam. Il fut servi à souhait par le grand-pensionnaire Fagel, et par les ministres protestants. Fagel organisa en sa faveur une sorte de mission ; il réunit secrètement les ministres, et leur représenta qu'il n'y avait de salut pour la patrie et pour la religion que dans l'entreprise projetée contre Jacques II ; ils devaient nom-prendre par les dragonnades combien était impitoyable la fureur du papisme ; si cette religion infernale parvenait à dominer en Angleterre, le protestantisme était humainement perdu. Les ministres à leur tour, appuyés sur le respect des populations, réveillèrent le zèle religieux de leurs troupeaux, ou les défiances politiques de ceux pour qui la religion n'était qu'un intérêt secondaire ; l'étroite alliance des rois de France et d'Angleterre offrant aux autres nations le danger d'un asservissement prochain, il ne restait de ressource pour conjurer l'orage que d'ôter le sceptre à un des deux alliés[1]. Deux griefs assez récents venaient en aide à ces arguments. Louis XIV traitait en criminels des Hollandais établis en France et même naturalisés Français, pour n'avoir pas voulu changer de religion ou avoir essayé de regagner la Hollande. Il venait en outre d'attaquer le commerce des Provinces-Unies, en interdisant l'introduction du hareng dans ses États ; il réduisait ainsi à la misère plus de soixante mille individus qui ne vivaient que de cette pêche[2]. L'honneur national, la fortune publique, le zèle de la vérité, s'accordaient à réclamer la lutte contre l'oppresseur. Toutes ces raisons, retournées dans toua les sens, et présentées à propos à la passion ou à l'intérêt de chacun, avaient si bien avancé les affaires du prince d'Orange, que ses adversaires commençaient à redouter pour eux-mêmes le sort de Jean de Witt.

A l'abri et à l'aide de ce courant d'opinions, les armements marchaient avec une rapidité et une publicité qui donnèrent à Louis XIV le droit d'en dénoncer l'intention et de s'en plaindre comme d'un mal préparé contre lui (V. plus haut, ch. XXIX, § 3). L'argent affluait au prétendant ; à ses économies personnelles venaient se joindre cent 'mille guinées d'Angleterre. Les huguenots émigrés de France mettaient à son service les métaux précieux qu'ils avaient sauvés de leur désastre ; ils lui prêtaient sans hésiter sur la foi d'une victoire prochaine, qui, en le faisant roi lui-même, contribuerait à leur rouvrir les portes de leur patrie. On fabriquait des provisions de biscuit à Rotterdam, des selles et des harnais à Amsterdam, des pistolets et des fusils à Utrecht. La flotte hollandaise s'accroissait de vingt-quatre bâtiments de guerre ; un camp se formait à Nimègue des garnisons de l'intérieur. Les états levaient de nouvelles troupes, et, par un traité avec la Suède, ils s'assuraient six mille auxiliaires qu'ils devaient transporter à leurs frais et sur leurs vaisseaux[3]. L'ambition du stathouder devenait la politique de la nation.

Quoiqu'il y eût un grand avantage à se presser d'agir pour ne pas laisser à Jacques II le temps de préparer sa défense, il avait paru raisonnable de ne rien commencer avant de savoir si Louis XIV ne troublerait pas l'entreprise par une attaque sur la Hollande. Dès que le manifeste du 24 septembre eut fait connaître que le roi de France tournait ses armes contré l'Allemagne, et s'engageait dans le siège de Philipsbourg, le prince d'Orange et les états généraux, rassurés pour eux-mêmes et peu sensibles aux dangers de leurs alliés, n'hésitèrent plus à se déclarer. Un manifeste de Guillaume, rédigé par Fagel, reproduisit tous les griefs déjà articulés contre Jacques II (10 octobre 1688). Avec la mauvaise foi accoutumée, il réclamait, au nom des libertés anglaises, contre la tolérance religieuse ; il érigeait en crime la liberté laissée à quelques prêtres papistes de tenir des écoles dans Londres, et à certains gentilshommes de placer leurs enfants dans des collèges de jésuites ; il dénonçait la liberté rendue aux protestants dissidents comme un piège tendu à la religion de l'État, pour détruire le protestantisme par les protestants eux-mêmes, et la naissance du prince de Galles comme une supposition infâme qui changeait la succession au trône pour mieux assurer la violation des lois. Au nom de sa femme, fille aînée de Jacques II, intéressée la première dans cette succession, le prince d'Orange prenait donc en main la défense de la nation anglaise, de ses lois et libertés, pour le maintien de la religion protestante, comme pour la conservation de tous les droits légitimes. Ce manifeste était suivi d'une invitation aux marins anglais, et aux officiers de l'armée de terre, de quitter le service de Jacques II. Ils ne devaient pas se laisser retenir par un faux  éclat de gloire — la gloire de la fidélité sans doute ! —, mais considérer avant tout leurs obligations envers Dieu, la patrie, eux-mêmes et la postérité. A défaut de ces sentiments, le tentateur leur présentait l'appât des récompenses : Nous ferons, disait-il, une grande distinction de ceux qui viendront assez tôt pour joindre leurs armes aux nôtres, et ils nous trouveront pour eux bien affectionné et assuré ami[4].

Les états généraux furent encore plus explicites. Ils lancèrent à leur tour (28 octobre) une déclaration belliqueuse, et s'en prirent directement à Louis XIV, lui donnant ainsi le droit incontestable de les traiter désormais en ennemis. Ils avaient jugé nécessaire, disaient-ils, de prévenir le bouleversement du royaume d'Angleterre ; ils redoutaient que l'alliance intime des rois de France et d'Angleterre ne se tournât à la fin contre les Provinces-Unies ; et ils ne voulaient pas être écrasés. En conséquence ils louaient le prince d'Orange de son dessein, et avaient résolu de l'assister de quelques vaisseaux et troupes auxiliaires. Du reste ils protestaient du désintéressement du prince. A les entendre, Guillaume n'avait aucune vue ou intention d'envahir l'Angleterre ou de détrôner le roi, encore moins de se faire roi ou même de chasser ou persécuter les catholiques romains. Tous ses efforts tendaient uniquement à secourir la nation anglaise, à rétablir les lois et privilèges détruits, ensemble à conserver la religion et la liberté[5]. Cette assurance était bonne à contenter les esprits peu difficiles — et ils sont toujours nombreux —, à couvrir une grande impiété filiale des apparences du dévouement ad peuple. Peu importait qu'elle fût démentie plue tard avec éclat. L'impudeur de Guillaume était assez robuste pour ne ressentir ni embarras ni rougeur de la contradiction[6].

Ainsi compromis, le prince d'Orange et ses adhérents n'avaient plus qu'à se mettre en route. Aussi bien tout était prêt : une flotte. de quatre cents voiles,' dont soixante vaisseaux de guerre, d'abondantes munitions tirées des magasins des états, bombes, mortiers, canons et grenades, quatorze mille hommes des meilleures troupes de la république, six cents réfugiés français[7], et parmi eux le maréchal de, Schönberg nommé commandant en second. Le 28 octobre, Guillaume arbora son pavillon aux armes de Nassau écartelées de celles d'Angleterre. A la devise de sa famille : Je maintiendrai, il avait ajouté : les libertés de l'Angleterre et la religion protestante ; ce manifeste flottant, et en lettres de trois pieds de haut, frappait tous les yeux. Le 29[8], il prit la mer. Il sembla d'abord que les éléments se déclaraient contre lui ; une violente tempête l'assaillit au sortir des bouches de la Meuse, dispersa au loin une partie de ses vaisseaux et maltraita les autres. Il fut obligé de rentrer au port, et d'y attendre que ses vaisseaux fussent tous ralliés ou réparés. Déjà on triomphait en France de cette déconvenue. Le mauvais temps ravissait tout le monde parce qu'il dérangeait on peu les projets du prince d'Orange. Le vent est si bon catholique, disait-on[9]. Mais la Providence ne ratifie pas toujours les interprétations précipitées que les impatients donnent de ses desseins. Le 13 novembre, la flotte hollandaise entrait par le pas de Calais dans la Manche, poussée par le vent d'est que les amis de Guillaume, triomphant à leur tour, appelèrent le vent protestant[10]. Le 15 novembre elle abordait à Torbay, le jour même où les Français mettaient le siège devant Frankenthal.

Le lendemain, 16 novembre, Louis XIV déclarait la guerre aux Provinces-Unies, non pas en réponse à ce débarquement qu'il ne pouvait encore connaître, mais en vertu d'anciens griefs qu'il ne leur avait pas laissé ignorer. Il ne parlait ni de Jacques, ni de Guillaume, ni des affaires d'Angleterre. Le tort des états généraux était d'avoir pris parti, malgré ses avertissements, avec d'autres princes de l'Europe, contre le cardinal de Furstenberg, et rangé leurs troupes sous le commandement du prince de Waldeck. Voilà pourquoi il leur déclarait la guerre sur terre et sur mer[11]. Les hostilités étaient même déjà commencées. Dès le mois précédent, il avait permis la course aux armateurs de Dunkerque contre le commerce hollandais ; et, trois jours après la déclaration officielle, la Chambre de la marine reconnaissait pour bonnes les prises faites jusque-là sur les ennemis, attendu que la Hollande avait été suffisamment avertie que le roi se regardait comme provoqué par toute entreprise contre l'Angleterre[12]. Si Louis XIV avait pu immédiatement soutenir ses menaces par une attaque sérieuse sur la Hollande, la fortune de Guillaume aurait peut-être été changée. Mais il ne parlait si haut que parce qu'il n'était pas en état d'agir ; les troupes et bien d'autres moyens lui faisaient défaut ; la guerre du Palatinat n'était pas même finie, et, par suite de cette guerre, il se produisait en Allemagne un mouvement dont il devait avant tout se garantir. Il n'y eut donc que des paroles contre les Hollandais ; Jacques H n'en reçut aucune assistance.

C'est un triste spectacle que la chute de Jacques II. Ce roi jusque-là si opiniâtre et si rude dans sep desseins, devenu tout à coup incapable de consistance et de résolution ; ce brave connu de tout monde, qui ne tente aucune lutte et s'enfuit comme un poltron affolé, quel objet de pitié ! Et ces ministres, ces intimes, ces enfants qui abandonnent à la file leur souverain, leur bienfaiteur, leur père, quel objet de mépris ! Les vainqueurs eux-mêmes n'ont pas beaucoup à se vanter de leur succès : une armée qui n'ose ni passer à l'envahisseur ni le combattre[13], une nation qui veut et ne veut pas, tantôt appelle l'étranger, tantôt retourne à son roi, et se livre enfin à l'étranger ; un seul homme sachant ce qu'il fait et poursuivant à son profit les bénéfices de ces misères, quelle révolution bizarre ! Si elle a, comme les Anglais s'en glorifient, déterminé et consolidé chez eux les conditions de la liberté politique en sacrifiant la liberté religieuse, elle n'en est pas moins un affront à l'orgueil et à la dignité des peuples comme à l'orgueil. et à l'autorité des rois.

Jacques avait perdu contenance, même avant l'arrivée de Guillaume, du moment qu'il ne lui avait plus été possible de se dissimuler le danger. Il avait recherché l'assistance des évêques anglicans par une renonciation à peu près complète aux actes qui les avaient soulevés contre lui. Il proclama l'intention de protéger l'Église anglicane, de maintenir l'acte d'uniformité. Il promit de ne plus insister pour l'admission des catholiques dans la Chambre des communes, et de rendre leurs places aux magistrats et députés-lieutenants destitués pour refus d'adhésion à sa politique[14]. Il se déconsidéra par cette marque de crainte et de faiblesse. Il ne se releva pas mieux en offrant de donner les preuves de la naissance du prince de Galles ; malgré l'enquête, et la force des preuves aujourd'hui reconnue par ses adversaires mêmes, on affecta, et en particulier sa fille Anne de Danemark, d'en tourner en dérision l'authenticité[15]. Cependant, lorsque Guillaume eut débarqué, la solitude se fit autour de l'envahisseur, il resta quinze jours à Exeter sans voir venir à lui aucun adhérent ; dans son dépit, il parlait déjà de reculer. Un jeune seigneur anglais ayant tenté de lui conduire quelques régiments, ces régiments, à l'exception de deux cents hommes, se refusèrent à la trahison[16]. Le roi était donc en mesure de résister, il se rendit à Salisbury pour en faire l'épreuve. Mais le retard avait donné de l'assurance à ses ennemis et des soulèvements commençaient dans les comtés de l'Ouest et dans le Nord. Après une première escarmouche contre les avant-postes de Guillaume, Jacques apprit avec stupeur que son favori Churchill, le frère de son ancienne maîtresse Arabella, l'oncle de son fils naturel Berwick, venait de faire défection. Il recula en toute hâte ; sur la route il fut abandonné de son gendre le prince de Danemark, et en rentrant à Londres il n'y trouva plus sa fille Anne qui venait de s'évader comme son mari. Dieu me protège ! dit-il, mes propres enfants m'ont abandonné. (6 décembre.)

Il n'eut plus dès lors qu'une pensée : sauver sa femme et son fils, et se mettre lui-même en sûreté[17]. Guillaume avançait, et, par l'effet ordinaire du succès, voyait croître ses partisans. Jacques, pour arrêter sa marche, fit entrevoir de nouvelles satisfactions aux opposants. Il réunit autour de lui les pairs spirituels et temporels qui se trouvaient à Londres, et convint avec eux de rassembler au plus tôt un parlement régulier et d'ouvrir des négociations avec le prince d'Orange. La réponse de Guillaume sentait la confiance de la supériorité : assembler immédiatement le parlement d'Angleterre, dépouiller sans délai de leurs emplois toutes les personnes qui en possédaient contrairement aux lois, remettre aux magistrats de Londres le gouvernement de la Tour, ne conserver que des officiers protestants tant sur la flotte que dans les garnisons, assigner une partie des revenus de la couronne pour l'entretien des troupes hollandaises, recevoir le prince à Londres, et lui donner le même nombre de gardes qu'au roi[18]. Devant ce ton de vainqueur, Jacques pressa plus vivement l'exécution de son dessein. Il n'avait pas trouvé d'Anglais qui se prêtât à l'évasion du prince de Galles ; il se confia à un Français qu'il avait à sa cour depuis moins de deux mois. C'était Lauzun, l'aventureux mari de Mlle de Montpensier, qui, brouillé avec celle que tout le monde regardait comme sa femme, avait cru regagner au moins la faveur de Louis XIV en s'offrant à servir son malheureux protégé[19]. Lauzun conduisit heureusement la reine et l'enfant jusqu'à la mer et de là sur le continent. Rassuré sur le sort de ce qu'il avait de plus cher, Jacques II à la faveur d'un travestissement s'échappa de Londres, emportant avec lui le grand sceau de l'État qu'il jeta dans la Tamise, et se dirigea sur Sherness où une barque l'attendait (21 décembre). Il ne savait pas qu'il comblait les vœux de ses ennemis. Burnet avoue franchement que les partisans de Guillaume ne désiraient rien tant que l'évasion volontaire de Jacques, parce qu'elle les préservait de toute accusation de violence contre sa personne et pouvait être retournée contre lui en grief d'indignité.

Mais voici bien une autre merveille qui se jeta à la traverse de ces calculs. Tant il est vrai, dit encore Burnet, que l'on doit peu compter sur le peuple. Arrivé à Sherness, Jacques fut reconnu malgré son travestissement, insulté, battu, volé par les paysans de la côte, à la fin mis en sûreté, mais toujours captif, dans la maison d'un gentilhomme. A la nouvelle de cette arrestation, l'opinion de beaucoup de gens tourna en sa faveur. Sa fuite avait suscité, dans Londres, de grandes violences contre ses amis, son humiliation lui rendit des partisans dans la foule comme dans les anglicans rigides. Les lords, rassemblés en conseil à Londres, envoyèrent un régiment à son secours et le mirent ainsi en liberté. Il revint sans plus recevoir d'insultes sur sa route, et, à sa rentrée dans la capitale, il entendit sonner les cloches et retentir les cris de Vive le roi ! Une grande multitude accourut pour le féliciter de son retour ; le soir, la ville fut illuminée[20]. Un historien moderne affecte de réduire à de minces proportions cet enthousiasme. Nous en croirons plus volontiers un contemporain, un acteur dans le parti contraire, Burnet, le chapelain de Guillaume, qui affirme l'importance réelle et durable de ces dispositions populaires : Ce qu'il y a de certain, dit-il, c'est que, jusqu'à sa fuite, Jacques n'avait pour lui que les papistes, et que, depuis ce temps (son retour), ses partisans s'augmentèrent considérablement et nous ont souvent donné bien de la peine. Guillaume lui-même éprouva un grand embarras de ce contre-temps, qui pouvait rendre la lutte plus grave et l'entraîner à des violences capables de le perdre de réputation[21].

L'incomparable maladresse de Jacques vint en aide à son ennemi ; incapable désormais d'aucun conseil suivi, il ne comprit ni sa position nouvelle, ni les avantages qu'elle lui offrait. Guillaume, au contraire, calcula qu'en lai faisant peur il le pousserait à fuir une seconde fois, et à désorganiser ses partisans par cet abandon. Jacques, apprenant que l'envahisseur était déjà à Windsor, l'invitait à une conférence dans Londres même. Guillaume répondit qu'il ne viendrait pas à Londres tant qu'il y aurait dans cette ville des troupes sous un autre commandement que le sien, et tant que le roi ne se serait pas retiré à Rochester. Il fit en même temps avancer ses Hollandais jusqu'à Kensington, et, quelques heures après, trois bataillons, entrés dans Londres, s'approchèrent de Whitehall. Jacques était au milieu de ses ennemis ; il céda à la peur d'être leur prisonnier, et se retira à Rochester (28 décembre). De là encore il aurait pu essayer de faire face aux agresseurs. Un bon nombre de lords lui envoyaient promettre leur appui, à la condition qu'il s'engageât à rétablir les anciennes lois. Mais, soit que par conscience il ne crût pas devoir transiger dans une affaire de liberté religieuse, soit qu'il espérât retrouver par une autre direction le chemin de son trône, il préféra quitter l'Angleterre. Cette évasion est bien triste, telle que la raconte Berwick, son fils et son compagnon. Le soir du 1er janvier 1689, il dit aux envoyés des lords qu'il les reverrait le lendemain, il fit mine de se coucher, puis tout à coup il se releva, sortit sans être inquiété, gagna la Tamise et la mer, qui le porta sur la côte de France, à Ambleteuse. L'arrogance du vainqueur fait un rude contraste à cet abaissement. Guillaume, entré dans Londres presque aussitôt après le départ du roi, recevait triomphalement ses partisans, et, par une bravade impatiente, renvoyait avec insulte l'ambassadeur français Barillon. Il ne craignait pas de susciter l'intervention de Louis XIV en faveur de Jacques II, et cette guerre pour la succession anglaise dont il a été ainsi le premier provocateur.

A en juger par d'illustres témoignages contemporains, les dangers de Jacques II étaient depuis plusieurs semaines la grande préoccupation de la France, ou du moins de la haute société. Dangeau, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, La Bruyère, interprètes de ce grand monde, nous ont transmis les inquiétudes, les indignations, et çà et là les espérances, qui surgissaient à chaque nouvelle, plus ou moins confuse ou incomplète, venue d'outre-mer. Souvenons-nous, dit La Bruyère[22], de ces jours tristes que nous avons passés dans l'agitation et dans le trouble ; curieux, incertains quelle fortune auraient eue un grand roi, une grande reine, le prince leur fils, famille auguste, mais malheureuse, que la piété et la religion avaient poussée jusqu'aux dernières épreuves de l'adversité. Hélas ! avaient-ils péri sur la mer ou par les mains de leurs ennemis ? Nous ne le savions pas ; on s'interrogeait, on se promettait réciproquement les premières nouvelles ; ce n'était plus une affaire publique, mais domestique ; on n'en dormait plus, on s'éveillait les uns les autres pour s'annoncer ce qu'on en avait appris. D'abord, comme on s'était réjoui de la tempête éprouvée par le prince d'Orange, on avait aussi triomphé de l'isolement où il restait à Exeter. On espérait par moments que Jacques II, par des concessions dont on avait de vagues rapports, désarmerait ses ennemis. On maudissait, en attendant, les traîtres qui l'abandonnaient, sa fille la princesse d'Orange, toute prête à passer bravement sur le corps de son père, et sa seconde fille Anne, qu'on appelait la demoiselle de Danemark et une autre Tullie. La crainte domina tous les autres sentiments quand on fut averti des dangers du prince de Galles. On sut enfin (24 décembre) que, conduit avec sa mère par Lauzun, il avait passé sur une petite barque à travers cinquante vaisseaux de Hollande et abordé à Calais. Mais à peine avait-on cette bonne assurance, que les plus sinistres rumeurs circulèrent sur Jacques II. Il avait été pris en faisant le chasseur ; on l'avait ramené à Whitehall. Par un respect dérisoire et menaçant, on lui laissait, dans la captivité, ses honneurs de roi, son capitaine des gardes, ses mylords à son lever, tandis que le prince d'Orange était à Saint-James, de l'autre côté du Jardin[23]. N'avait-il pas à redouter la mort tragique de Charles Ier ? Louis XIV ayant annoncé (3 janvier) qu'il avait des renseignements meilleurs, comme ils demandaient confirmation, on resta toute la nuit sans y croire ; on trouva la nuit bien longue ; et au lendemain matin, aucun courrier n'étant arrivé, on se laissait aller à désespérer, quand, au milieu de la messe, Louvois apporta la certitude du débarquement du roi d'Angleterre à Ambleteuse et des honneurs que lui avait rendus le comte de Charost[24]. L'inquiétude une fois dissipée, on retomba dans les conjectures également peu rassurantes qu'inspiraient cette singulière révolution et ses suites probables. On soupçonnait que la bonne volonté du prince d'Orange avait été pour quelque chose dans la facilité de l'évasion. On se demandait si le fugitif trouverait un grand avantage à être en France. Oui, disaient les uns, car sa vie, et celle de sa femme et de son fils, sont en sûreté ; non, disaient les autres, car, en abandonnant la partie, il laisse le prince d'Orange arriver au trône naturellement et sans crime. Ce qui paraissait hors de doute, c'était que la guerre allait bientôt être déclarée, et peut-être même par le roi de France[25].

Louis XIV avait déjà montré beaucoup d'empressement, trop peut-être, à recueillir dans son royaume les fugitifs. Quand on sut l'arrivée de la reine d'Angleterre et de son fils (22 décembre), il ordonna de préparer Vincennes pour leur habitation, et de les y amener, quand même Jacques II les rappellerait auprès de lui. Ce curieux secret nous est révélé par deux lettres de Louvois[26]. Avait-il donc besoin de tenir en sa possession des otages, pour le cas où Jacques, si rebelle à son alliance, se maintiendrait sur son trône et serait peut-être tenté de s'entendre avec ses ennemis ? Jacques une fois débarqué, cette préoccupation cessa ; ce ne fut plus Vincennes, mais Saint-Germain qui fut destiné aux Majestés déchues. Rien n'égala la magnificence de cette hospitalité que l'Europe même hostile admira, et que loue encore aujourd'hui le plus vanté des historiens anglais modernes, et le plus opposé à Jacques II[27]. La reine arriva la première. Louis XIV alla au-devant d'elle avec toute sa maison et cent carrosses à six chevaux. Il la plaça à sa droite dans son carrosse, et, revenu à Saint-Germain, il mit à sa disposition un service absolument semblable à celui de la reine de France, et six mille louis d'or dans une cassette précieuse. Le lendemain Jacques eut son tour. Louis XIV alla à sa rencontre au bout de la salle des gardes, le releva quand il voulut s'agenouiller, l'embrassa à trois ou quatre reprises fort cordialement, et le conduisit à l'appartement de la reine : Voici, lui dit-il, votre maison ; quand j'y viendrai, vous m'en ferez les honneurs, et je vous les ferai quand vous viendrez à Versailles. Un cadeau de dix mille louis d'or compléta cette réception[28].

L'étiquette elle-même, si précieuse à Louis XIV, comme gardienne de la dignité et de la hiérarchie, fut sacrifiée au désir de se montrer délicat et généreux envers le malheur. Le roi entendit que Jacques et sa femme fussent roi et reine pour tout le monde avec la préséance sur le Dauphin, sur Monsieur, quoi qu'ils en eussent, qu'on se tînt debout devant ces Majestés, qu'on baisât la robe de la reine. Il signifia aux courtisans qu'ils devaient s'accoutumer à voir le roi déchu à Marly, à Trianon et dans les chasses. Afin de montrer qu'il prenait pour lui-même les services rendus à ses hôtes, il rappela à sa cour le disgracié Lauzun qui avait sauvé la reine d'Angleterre et son fils. Il lui annonça cette faveur de sa propre main : Lauzun, disait-il, sera bien étonné de voir de mon écriture ; autrefois il y était accoutumé[29]. S'il est permis de joindre le bouffon au tragique, ajoutons que cette reconnaissance donna à Mademoiselle une colère amusante. Elle avait chassé Lauzun de son intimité et de sa présence depuis quatre ans ; elle se trouva offensée de la clémence du roi. C'est donc là, disait-elle, la reconnaissance de ce que j'ai fait pour les enfants (bâtards) du roi ! Le roi lui expliqua ses raisons par écrit ; il lui envoya Seignelay pour l'apaiser. Mademoiselle ne se laissa convaincre par rien ; elle brûla, sans la lire, la lettre du roi, et remplit toute la cour de ses plaintes[30]. Le roi tint bon de son côté, trop bon même, car on ne tarda pas à voir que ni Louis XIV ni Jacques n'avaient rien gagné à la réhabilitation de ce drôle de Lauzun.

La cour elle-même, malgré sa soumission au cérémonial imposé par Louis XIV, se sentit peu de bienveillance pour l'exilé. Il n'y a guère que madame de Maintenon qui parle avantageusement des soins qu'il prodiguait à sa femme, et de son insensibilité à la perte de tant de grandeurs : Il est beau, écrit-elle[31], de voir un roi confesseur. Pour les autres, sa figure est déplaisante, et ses discours font encore moins d'effets que sa figure ; on estime le bon sens de sa femme, on lui reconnaît à lui-même du courage, mais un esprit commun ; il parle de ce qui s'est passé en Angleterre avec tant d'insensibilité, qu'on demeure insensible pour lui. On lui reproche de prendre trop facilement part aux plaisirs de la cour. Plus on le voit, moins on le plaint de la perte de son royaume. On cite même un archevêque qui tournait en dérision sa fidélité à la religion catholique. Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, aurait dit en le montrant : Voilà un fort bon homme : il a quitté trois royaumes pour une messe. Un travers bien autrement ridicule, c'était son aplomb à soutenir encore les prétentions les plus extravagantes de ses prédécesseurs. Depuis que Henri VI de Lancastre avait été proclamé roi de France à Paris, en 1422, tous les rois d'Angleterre, en dépit de la perte de leurs provinces d'outremer, se paraient du nom de rois de France, et en conséquence de ce titre s'attribuaient le don des miracles et touchaient les écrouelles, tout anglicans qu'ils étaient devenus. Jacques II, chassé d'Angleterre, recueilli en France, ne vivant que des libéralités du 'vrai roi de France, non-seulement écartelait les lis de France avec les lions d'Angleterre, mais encore il allait au couvent des religieuses anglaises, à Paris, toucher les écrouelles en qualité de roi de France[32]. Pendant qu'il se fascinait de ces illusions, il perdait tout à fait le trône d'Angleterre.

Le prince d'Orange, resté maître du terrain sans combat, jouait jusqu'au bout sa comédie de légalité et de modération. Il se garda bien de prendre le pouvoir de lui-même ; il ne voulait régner ni par droit de conquête ni par violation flagrante de ses promesses. De concert avec les lords et les membres de l'ancienne Chambre des communes, il invita les corps constituants à envoyer des représentants à Westminster pour former une Convention qui décidât du sort du pays. Le même système fut appliqué à l'Écosse encore indépendante de l'Angleterre, quoique depuis quatre règnes elle eût le même roi ; de l'avis de plusieurs Écossais importants, réunis à Londres, une Convention écossaise fut convoquée à Édimbourg. La manœuvre n'était pourtant pas sans danger ; elle pouvait, dans l'état d'incertitude des esprits, aboutir à une déception fâcheuse pour l'ambition de Guillaume. Les Anglais n'étaient pas tous d'accord sur la déposition de Jacques II ni sur le choix de son successeur. Les wighs voulaient, sans délai ni restriction, déclarer le trône vacant ; mais les tories se partageaient entre deux opinions bien moins radicales ; les uns auraient désiré un accommodement avec Jacques II, les autres proposaient de le déclarer incapable, et de conférer le gouvernement à un régent ; le nom du roi ne disparaîtrait pas de l'administration, ni son effigie des monnaies : mais son action personnelle serait supprimée comme celle d'un roi malade ou idiot ; ainsi avait-on procédé sous Henri VI. Par là serait suivie la doctrine de l'obéissance passive, professée par beaucoup d'anglicans en haine du meurtre de Charles Ier, laquelle refusait à la nation le droit de déposer le roi. C'est cette doctrine qui, survivant au triomphe de Guillaume, produisit bientôt la distinction entre le roi de droit qui était en exil et le roi de fait qui régnait à Londres, et permettait de désirer, de favoriser même le retour de l'un, tout en acceptant par nécessité ou par raison le gouvernement de l'autre. Les amis du vainqueur s'en plaignent comme d'un embarras politique et d'un outrage aux lois de la conscience. Burnet veut y reconnaître une des causes des progrès que l'athéisme a faits depuis en Angleterre[33].

La Convention s'ouvrit le 1er février 1689[34], pendant que les lords s'assemblaient de leur côté. On s'accorda assez vite des deux parts pour reconnaître que Jacques II ne pouvait plus régner, parce qu'il avait violé le Contrat originel entre le peuple et le roi, et renoncé à l'exercice du pouvoir par abdication, disaient les uns, par désertion, disaient les autres. Il fut moins facile de décider si le trône était vacant et disponible. La majorité des lords opina d'abord pour une régence qui, en confiant le gouvernement à un autre, laisserait à Jacques son titre et à ses héritiers le droit d'hériter en temps légitime. Mais dans ce cas le prince de Galles hériterait-il ? Et s'il continuait à demeurer à l'étranger, la régence se continuerait-elle pendant plusieurs générations ? Pour trancher plus vite la difficulté, en respectant autant que possible le droit héréditaire, un tiers parti proposa de donner le trône à la fille aînée de Jacques, à la princesse d'Orange qui pourrait faire de son mari son lieutenant. Ce n'était pas le compte de Guillaume : par une régence il ne serait pas roi ; par la dépendance vis-à-vis de sa femme il ne serait pas le maître du gouvernement. Il se décida à sortir du silence où il s'était obstinément renfermé depuis la fuite de Jacques, et à se révéler tout entier.

Il signifia donc (15 février) aux lords les plus importants que, tout en laissant à la Convention liberté entière pour prononcer, il ne voulait pas d'une position humiliante, qu'il ne voulait pas être régent, qu'il ne voulait pas davantage être attaché aux cordons du tablier d'une femme, fût-elle la meilleure des épouses ; il n'accepterait que la couronne, sinon il retournerait dans sa patrie[35]. Devant cette décision du libérateur, ses obligés n'essayèrent pas de contradiction sérieuse. Tout ce qu'ils firent pour accorder leur principe d'hérédité avec le changement de dynastie, ce fut de donner à la princesse d'Orange l'égalité d'honneurs avec son mari. Les lords et. les communes décidèrent que Guillaume et Marie aéraient roi et reine ensemble et au même rang, que les deux noms figureraient en tête de toutes les ordonnances, et les deux effigies sur les monnaies, que toutes les dignités personnelles et les immunités royales seraient communes aux deux époux ; l'administration seule n'appartiendrait qu'au mari.

En se livrant ainsi à un étranger, la prudence commandait de ne lui remettre entre les mains qu'une autorité bien définie. Le moment semblait favorable pour fixer par une constitution claire, précise, à l'abri de toute chicane possible, les limites des différents pouvoirs. Mais les discussions nécessaires aux détails d'une œuvre aussi considérable auraient absorbé de longues séances et maintenu indéfiniment un état provisoire dont l'ennemi extérieur pouvait profiter. On se hâta donc de résumer les principes essentiels qui devaient être la base fondamentale de toutes les lois, de tous les actes d'administration du royaume. La déclaration des droits, qui est demeurée comme la charte de l'Angleterre moderne, fut achevée le 22 février. Après avoir résumé les griefs des Anglais contre Jacques II, et proclamé les services du prince d'Orange choisi de Dieu pour délivrer la nation de la superstition et de la tyrannie, la déclaration revendique les anciens droits et les anciennes libertés de l'Angleterre. Elle déclare illégal le droit de dispenser tel qu'il a été usurpé récemment, illégale toute taxe levée par le souverain sur le sujet sans les votes du Parlement, illégale toute armée permanente en temps de paix sans le consentement des Chambres. Elle reconnaît aux sujets le droit de pétitionner, aux électeurs de choisir librement leurs représentants, aux Parlements la liberté de discussion. Elle promet à la nation une administration pure et clémente de la justice. A ces conditions Guillaume et Marie sont déclarés roi et reine d'Angleterre pour leur vie, unis ou séparés, mais pendant la vie du roi l'administration lui est réservée. Après eux, la couronne passera à la postérité de Marie, puis à Anne et à sa postérité, puis aux enfants que Guillaume pourrait avoir d'une autre femme.

Il ne restait plus qu'à inaugurer les nouveaux souverains. La princesse d'Orange, mandée de Hollande, débarquait le même jour à Greenwich. La malheureuse oublia de qui elle était fille, de qui elle venait occuper la place. Loin de paraître embarrassée d'une situation qui rappelle, dit un historien wigh, les enfants d'Œdipe et les Pélopides, elle laissa voir une gaieté folle et un empressement odieux à prendre possession de la demeure et des meubles de son père. Telle fut l'indécence de sa conduite, qu'elle scandalisa, par delà les tories, les wighs eux-mêmes. Burnet raconte qu'il crut devoir lui en faire des reproches et lui demander des explications. Elle répondit qu'elle était bien triste au fond de l'âme, mais que son mari lui avait commandé la joie extérieure, pour mieux attester son adhésion à la révolution dont il profitait. Excuse honteuse, puisque, quand elle pourrait atténuer l'impiété de la fille par le dévouement de l'épouse, elle convaincrait toujours Guillaume d'avoir ôté à sa femme les sentiments les plus sacrés de la nature humaine. Le lendemain (23 février), à Whitehall, sous le dais royal, en présence des deux Chambres, Guillaume et Marie entendaient la lecture officielle de la déclaration des droits, et acceptaient avec reconnaissance ce que nation leur offrait.

Il fallait encore prendre un parti sur la question qui avait été l'origine de la guerre, la question de tolérance. Le crime irrémissible de Jacques II avait été de prétendre accorder à tous les cultes chrétiens une liberté égale ; on le renversait pour cet attentait aux lois de l'Angleterre. Mais ce nom de liberté étai& embarrassant devant l'opinion publique et devant l'histoire ; comment, dans une révolution faite au nom de la liberté, en refuser le bienfait à la religion ? était-il sage d'encourir le nom d'intolérant et de persécuteur, quand on chargeait de ce nom odieux Louis XIV, l'allié du roi déchu ? On chercha donc un expédient pour éviter l'apparence de la persécution et en conserver les avantages. Les Chambres passèrent un bill de tolérance (mars 1689) qui, par son nom, était une promesse de liberté, et, par son contenu, le rétablissement de l'intolérance. Tous les anciens bills anglicans qui prescrivaient à tout le monde, sous des peines sévères, l'assistance aux services religieux de l'Église anglicane, furent maintenus ; mais on promit de ne pas en faire l'application à quiconque se montrerait sujet fidèle par les serments d'allégeance et de suprématie, et protestant par une déclaration signée contre la transsubstantiation[36]. Des dispositions explicites signifièrent, en outre, qu'il ne serait accordé aucune indulgence aux papistes, pas plus qu'à ceux qui niaient la Trinité. Par ce compromis, les protestants dissidents pourraient jouir de la liberté de leur culte, mais les catholiques romains en seraient exclus. On avait accusé Jacques II de n'accorder la tolérance universelle que pour faire dominer les catholiques ; la révolution triomphante n'accordait la tolérance que pour se concilier, par la haine commune de l'Église romaine, les protestants dissidents.

Cette contradiction n'a pas échappé à un des admirateurs les plus distingués de la révolution de 1688. Un historien moderne, Macaulay, wigh déterminé, mais capable de trouver des torts aux wighs, ennemi acharné de la superstition romaine, mais sans aller jusqu'à justifier les injustices des protestants, appelle le bill de tolérance un chaos d'absurdités et de contradictions, un amas de dispositions puériles, inconsistantes entre elles, inconsistantes avec la véritable théorie de la liberté religieuse. — Le vrai principe, dit-il, est sans aucun doute que le magistrat ne doit pas punir la simple erreur théologique. Il appelle la déclaration de tolérance de Jacques, renouvelé plus tard par lui en Irlande, une loi digne de Turgot et de Franklin[37]. Mais il reconnaît que, en 1689, les Anglais n'étaient nullement disposés à admettre cette doctrine : Si l'on avait rédigé un bill accordant une entière liberté, même à tous les protestants, on peut assurer en toute confiance que Nottingham n'aurait jamais présenté un pareil bill ; que tous les évêques, y compris Burnet, auraient voté contre ; qu'il aurait été dénoncé de dimanche en dimanche, du haut de dix mille chaires, comme une insulte à Dieu et à tous les chrétiens, et comme une licence accordée aux pires des hérétiques et des blasphémateurs ; qu'il aurait été brûlé par la plèbe sur la moitié des places de marchés d'Angleterre ; qu'il ne serait jamais devenu loi du pays, et qu'il aurait rendu le nom même de la tolérance odieux pendant un grand nombre d'années à la majorité du peuple[38]. Que ce soit là, si l'on veut, l'excuse des auteurs du bill, il n'en reste pas moins reconnu expressément qu'ail XVIIe siècle les souverains et les peuples protestants ne comprenaient pas, ne voulaient pas pratiquer par eux-mêmes la tolérance qu'ils invoquaient hors de chez eux, et que le persécuteur français n'était pas plus digne de haine que les intolérants de Hollande et d'Angleterre.

Le premier acte de la révolution, la substitution de Guillaume III à Jacques II, était à peine accompli, que le second, bien plus considérable dans la politique européenne, commençait comme une conséquence inévitable. Remise à la disposition de l'ennemi irréconciliable de la grandeur française, l'Angleterre va réaliser les appréhensions de Louis XIV ; elle sort de l'isolement et de l'inaction où l'ascendant de ce voisin l'avait tenue par la connivence de Charles II ; elle entre de fait dans la coalition, en double les forces par son concours et en prend la tête par le caractère et l'importance de son nouveau souverain. Elle succède à la maison d'Autriche dans la direction de la lutte contre la France, et en arrêtant, en restreignant la puissance de cette rivale, elle fait passer entre ses mains la prépondérance qu'elle exercera par la diplomatie, par son argent et par ses flottes, jusqu'à la fin du siècle suivant.

 

 

 



[1] Burnet, Mémoires pour servir à l'histoire de la Grande-Bretagne sous les règnes de Charles II et de Jacques II. Nous ferons grand usage de cet auteur, le chapelain, le compagnon, le confident de Guillaume, dont les aveux ne peuvent être suspects quand ils sont défavorables à son héros.

[2] Macaulay, Histoire de Jacques II, tome II, ch. IX.

[3] Dumont, Corps diplomatique, tome VII, 12 sept. 1688. Le traité se terminait par cette clause : Quand les états n'en auront plus besoin, ils les remettront à la disposition du roi de Suède ; et s'il en manque un certain nombre, ils payeront 18 thalers par tête. Dangeau, 26 sept. 1888, annonce l'arrivée de ces troupes en Hollande : On a eu avis qu'il est arrivé en Hollande six mille Suédois qui ont été embarqués à Gothenborg.

[4] Dumont, Corps diplomatique, tome VII : Texte du manifeste et de l'adresse aux troupes.

[5] Corps diplomatique, tome VII.

[6] Déjà on colportait en France des paroles toutes différentes de Guillaume aux états. Voir Dangeau, Journal, 5 octobre : On apprend que le prince d'Orange s'est déclaré protecteur de l'Église anglicane, que des lords anglais sont venus le trouver, et qu'il a dit aux états : Messieurs, je vous dis adieu pour jamais. Je vais ou périr ou régner. Si je péris, je mourrai votre serviteur ; si je règne, je vivrai votre ami.

[7] Dangeau, 11 octobre.

[8] Les Anglais disent le 19 ; mais il faut se rappeler que les Anglais suivaient encore le calendrier julien, et que leurs dates sont toujours en retard de dix jours sur les dates françaises.

[9] Sévigné, 26 octobre et 8 novembre.

[10] Burnet, Mémoires pour les règnes de Charles II et de Jacques II.

[11] Dumont, Corps diplomatique, tome VII.

[12] Dangeau, Journal, 25 octobre et 19 novembre 1688. Voir encore une ordonnance du 20 novembre, par laquelle Louis XIV promet aux particuliers de leur donner, pour faire la course, des vaisseaux radoubés, agréés et carénés avec les munitions, agrès et rechanges nécessaires, sans que. pour raison de ce, il soit retenu aucune chose sur la valeur des prises qu'ils feront. (Isambert, Anciennes Lois françaises, tome XX.)

[13] Les historiens anglais les plus wighs, Macaulay surtout, reconnaissent que l'attitude de l'armée de Jacques en présence de Guillaume jeta sur elle une grande déconsidération, et que cette déconsidération fut un embarras pour Guillaume au commencement de son règne.

[14] Burnet, Règnes de Charles II et de Jacques II.

[15] Macaulay, Règne de Jacques II, ch. IX : Les preuves de la naissance furent publiées et regardées comme décisives par beaucoup de personnes judicieuses et importantes. La princesse Anne avait refusé, sous prétexte du mauvais état de sa santé, d'assister au conseil où ces preuves furent exposées... Elle parla de l'enquête avec tant d'ironie, que les femmes qui l'habillaient crurent pouvoir se permettre de prendre part à ses plaisanteries.

[16] Burnet, ibid. Mémoires de Berwick.

[17] Cela résulte d'une confidence faite par lui à Barillon, ambassadeur de France, et rapportée par ce ministre dans sa correspondance, 11 décembre 1688.

[18] Burnet, Règnes de Charles II et de Jacques II.

[19] Dangeau, Journal, 21 octobre 1688 : M. de Lauzun part pour aller offrir ses services au roi d'Angleterre. M. de Lauzun, n'ayant pas grand'chose à faire en France, a été loué du parti qu'il a pris. Le roi lui en a donné la permission. Sévigné, 20 décembre 1888 : Le roi d'Angleterre est toujours trahi même par ses propres officiera ; il n'a plus que M. de Lauzun qui ne le quitte pas.

[20] Burnet, Règnes de Charles II el de Jacques II, et Berwick, Mémoires. On peut les citer ensemble, car leurs récits sont uniformes malgré l'opposition de leurs sentiments.

[21] Macaulay, Histoire de la Révolution de 1688, ch. X, pages 816, 622 et 623.

[22] La Bruyère, Discours de réception à l'Académie française.

[23] Sévigné, Lettres, 8 nov., 13, 20, 24. 29, 31 décembre ; 3, 5 janvier 1689.

[24] La Fayette, Mémoires de la cour de France.

[25] Sévigné, 5 janvier 1689.

[26] Il est bien entendu que c'est encore à M. Rousset que nous devons cette révélation.

[27] Macaulay, Histoire de la révolution de 1688, tome II, page 643.

[28] Sévigné, La Fayette, Dangeau.

[29] Dangeau, Journal.

[30] La Fayette, Mémoires de la cour de France.

[31] Maintenon à comtesse de Saint-Géran, 9 janv. 1689.

[32] Sévigné, 12 janvier 1689. La Fayette, Mémoires de la cour de France, passim.

[33] Burnet, Règnes de Charles II et de Jacques II : Alors commencèrent les distinctions entre le roi de fait et le roi de droit. Nos lois y reconnaissaient de la différence quant à la chose même, et non quant aux effets. Malgré le sens des termes par où l'on s'obligeait de maintenir et de défendre le roi et la reine, ils prétendirent que ce serment revenait à dire que le roi et la reine étaient des usurpateurs auxquels on obéissait par force, comme étant en possession de la couronne, mais envers lesquels on ne s'obligeait pas de ne pas aider Jacques II à remonter sur le trône puisqu'il était toujours roi de droit. Oserai-je pourtant le dire ? il n'y eut que trop d'Anglais, et surtout parmi le clergé, qui s'en rendirent coupables. L'affreux procédé de ces ecclésiastiques ne contribua pas médiocrement au progrès que l'athéisme a faits en Angleterre.

Il dit la même chose dans un autre ouvrage : Histoire de œ qui s'est passé de plus mémorable en Angleterre pendant la vie de Burnet, à la fin de l'an 1692.

[34] Nous répétons que nous suivons toujours le calendrier grégorien. Les dates des historiens anglais, même de Macaulay, étant toujours pour cette époque celles du calendrier julien, n'en sont encore qu'au 22 janvier.

[35] Burnet, Règnes de Charles II et de Jacques II.

[36] Burnet, Histoire de ce qui s'est passé de plus remarquable en Angleterre pendant la vie de Burnet.

[37] Macaulay, Histoire de Guillaume III, ch. II, paragraphe : Acte de tolérance en Irlande.

[38] Macaulay, Histoire de Guillaume III, ch. I, pages 80 et 81 ; ch. II, pages 190 et suivantes.