III. — Louvois tout-puissant après la mort de Colbert. - Affaire de la succession Palatine. - La guerre des Turcs favorable à l'Empereur. - Formation de la ligue d'Augsbourg contre Louis XIV. - Agitations de l'Angleterre contre Jacques II. - Querelle des franchises à Rome. - L'élection de Cologne. - Préliminaires d'une nouvelle guerre européenne. Colbert était mort en septembre 1683, peu regretté de Louis XIV et haï du peuple. Il avait plus perdu dans l'esprit du roi par ses dernières représentations en matière de finances, qu'il n'y avait gagné par ses éminents services, et même par ses complaisances domestiques en matière de mœurs. Les courtisans, toujours prêts à dépasser le sentiment du maitre, allaient, dans les derniers temps, jusqu'à lui imputer de mauvais desseins contre l'autorité royale ; et le peuple, dont il s'était toujours proposé le bien-être dans ses grands établissements, ne voyait plus en lui que le contrôleur général si âpre aux impôts pendant la guerre de Hollande. Il fut sensible cette déchéance, et le sentiment de ces inconstances humaines le ramena vers le seul maître qui ne trompe pas, et qu'il avait trop négligé. Comme il était malade, le roi lui ayant écrit pour l'inviter à prendre soin de sa santé, il ne s'inquiéta pas de répondre. Sa femme le pressant de le faire, il lui dit : Il est bien temps de cela ; c'est au Roi des rois que je songe à répondre. Une autre fois qu'elle renouvelait son insistance : Madame, lui dit-il encore, quand j'étais dans ce cabinet à travailler pour les affaires du roi, ni vous ni les autres n'osiez y entrer, et maintenant qu'il faut que je travaille aux affaires de mon salut, vous ne me laissez pas en repos[1]. La famille de Colbert partagea sa disgrâce. De sa vaste succession, son fils aîné, Seignelay, ne conserva que la maison du roi et la marine qu'il, eût été difficile de passer à un autre. Son second fils, Blainville, pourvu de la survivance des bâtiments, fut invité par le roi à se démettre de cette charge en faveur de Louvois- ; les finances furent données à Lepelletier, ami des Le Tellier ; et Colbert de Croissy, ministre des affaires étrangères, resta seul au conseil comme une pâle image et un souvenir à demi effacé de l'importance de sa maison. Louvois fut alors tout-puissant et sans contrepoids. Nous avons déjà vu comment, depuis la paix de Nimègue, il mettait la main à toutes les parties de l'administration : à la diplomatie, à l'interprétation des traités, aux affaires religieuses, aussi bien qu'à la guerre. Cette ingérence universelle remplit désormais l'histoire du nom de Louvois. C'est lui qui donne la dernière forme à la magnificence de Louis XIV en continuant, en exagérant même le luxe des bâtiments ; c'est lui qui réprime sans pitié les résistances à l'autorité royale et compromet la cause de la religion par la persécution des calvinistes ; c'est lui qui inspire les exigences ambitieuses du roi à l'étranger et qui, jusqu'à présent, les a fait réussir. Une si grande importance ne déplaît pas encore à Louis XIV, parce qu'elle s'applique à servir son orgueil ; mais elle va devenir fatale à la réputation du ministre en attirant sur lui la responsabilité, non-seulement de tous les actes, mais encore de tous les événements. On n'exerce pas une suprématie pareille sans exciter de jalousies ; on ne brise pas violemment les obstacles sans blesser les intérêts par des actes injustes. Et si le succès vient à faire défaut, que sera-ce auprès d'une nation qui n'estime que le succès, pardonne quelquefois au succès la violence des moyens, mais souvent oublie tous les succès pour un revers ? Il n'y a pas de génie qui résiste à ces sensibilités ou à ces griefs de l'opinion, ni de gloire qui ne se perde dans ces mécontentements légitimes ou capricieux. Or le moment approche où la politique de Louvois va aboutir à une guerre laborieuse, stérile malgré de grands efforts, et, en dernier résultat, malheureuse pour la France. A peine l'humiliation des Génois était consommée, que l'ouverture d'une succession princière donna à Louis XIV une prétention nouvelle sur l'Allemagne. L'électeur palatin étant mort (18 mai 1685) sans postérité, l'électorat fut déféré à la branche collatérale de Neubourg, qui remontait régulièrement à l'empereur Robert de Bavière. Mais la duchesse d'Orléans, sœur unique de l'électeur mort, réclamait comme sa part d'héritage, à titre de fiefs féminins, les principautés de Simmeren et de Lautern, une partie du comté de Sponheim, avec les biens allodiaux et le mobilier de son frère. Le roi appuya hautement cette réclamation. Toutefois il ne parlait pas encore de prendre les armes ; il acceptait volontiers l'arbitrage du pape Innocent XI. La maison d'Autriche reprenait alors en Allemagne, et même en Europe, une grande considération. La guerre des Turcs, sous laquelle Louis XIV aurait bien voulu qu'elle succombât, la relevait au contraire par de nombreuses sympathies qui aidaient au succès, et par des victoires qui lui rendaient la confiance publique. La menace d'une nouvelle invasion de la chrétienté par les Ottomans avait réveillé en partie l'esprit des croisades. L'empereur, champion des chrétiens, en redevenait le chef, et voyait affluer à ses côtés des volontaires de tous les pays. Ce zèle agitait même les têtes françaises, en dépit du déplaisir secret du roi ; il avait déjà servi de prétexte au prince Eugène pour quitter la France. En 1685, les deux princes de Conti, dont l'aîné était le gendre de Louis XIV, s'émancipèrent à la même aventure, comme s'ils ne se fiaient pas au beau-père pour leur faire voir assez de guerre[2]. Ils assistèrent, ils prirent largement part à de beaux exploits[3]. Le duc de Lorraine assiégeant Neuhausel, une armée ottomane entreprit d'y faire diversion en menaçant la ville de Gran, une des positions reprises par l'Autriche après la délivrance de Vienne. Le général de l'empereur triompha des deux difficultés en partageant habilement ses forces : une partie marcha au secours de Gran et le sauva par une victoire ; l'autre, renforcée par les vainqueurs, emporta Neuhausel le 19 août. L'Europe tressaillit de joie ; le triomphe de l'Autriche fut célébré, non-seulement par toute l'Allemagne, à Nuremberg, Francfort, Breslau, Stuttgard, Ratisbonne, Hambourg, Lubeck, mais encore aux extrémités du continent, à Bruxelles et à Naples[4]. En France, il ne tourna qu'à un châtiment. Louis XIV, qui avait fait saisir la correspondance des princes de Conti, y trouva fort à propos un langage libertin et obscène, et des traits de malignité contre sa personne et ses parades militaires ; il exila les auteurs de ces lettres et quelques jeunes seigneurs leurs amis[5]. L'année suivante (1686), l'affluence s'accrut encore sous les étendards de l'empereur, et la victoire fut encore plus décisive. Quatre-vingt mille Allemands et Hongrois, représentant le Brandebourg, la Franconie, la Souabe, la Saxe, la Bavière, assiégèrent Bude (Ofen), une des conquêtes de Soliman, demeurée depuis cent quarante-sept ans aux mains des infidèles. Il s'y joignait des grands d'Espagne et des Catalans, officiers barcelonais, des marquis français, des comtes italiens, des lords anglais, entre lesquels un fils naturel de Jacques II, âgé de seize ans, sans autre nom que celui de Fitz-James, qui devait s'appeler un jour le maréchal de Berwick[6]. Bude était la clef de l'empire ottoman ; une fatwa du sultan en recommandait la défense comme un devoir de religion plus cher que la vie. Les soldats, disait le Grand Seigneur, doivent succomber en hommes, ou périr sous le glaive du bourreau. Malgré leur opiniâtre résistance, la chrétienté rentra en possession de Bude le 2 septembre. Cependant les Vénitiens, fidèles à leur alliance avec l'Autriche, occupaient ville par ville le Péloponnèse : Modon — Navarin —, Nauplie — l'ancienne Argos —, Patras, Corinthe et Lépante. Jamais, depuis Mahomet II, les Ottomans n'avaient subi de revers semblables, ni perdu tant de terrain. L'effet du concours de toute l'Allemagne dans cette lutte contre les infidèles était flagrant. Louis XIV, qui avait lieu de s'en inquiéter, redoutait encore davantage que ce concours unanime ne s'appliquât également aux affaires de l'Europe et à la lutte contre la France. Il avait réussi à tenir l'électeur de Brandebourg en dehors de tous les démêlés apaisés provisoirement par la trêve de Ratisbonne. Il avait pendant longtemps empêché la Bavière, le seul État allemand qui n'eût pas pris part à la guerre de Hollande, d'unir ses intérêts à ceux de l'empereur. Der puis trois ans il entretenait un surveillant français auprès du jeune électeur de Bavière, Maximilien-joseph, pour le prémunir contre toutes les avances de l'Autriche. Ce surveillant était Villars, officier connu depuis le siège de Maëstricht, colonel depuis Senef où le grand Condé l'avait remarqué, mais ambitieux, peu satisfait d'un avancement trop tardif, et prêt à jouer tous les rôles pour devenir un personnage. Il suivit l'électeur en Hongrie quand l'ardeur de la croisade y entraîna le jeune homme (1684). Revenu avec lui à Vienne et à Munich, il se tint aux aguets de toutes les tentations que la diplomatie autrichienne pouvait inventer, afin de les combattre par des séductions plus pressantes. Aux maîtresses offertes par l'Autriche, il en opposait d'autres plus agréables ; aux propositions d'agrandissements avantageux il répondait par des promesses plus lucratives. Il réussit à faire refuser, par une princesse de Bavière, le mariage avec le fils de l'empereur ; il eut même un moment assez d'influence pour retirer l'électeur de la guerre de Hongrie[7]. Mais tout à coup les propositions autrichiennes prirent le dessus. A deux mois de distance, l'électeur de Brandebourg et l'électeur de Bavière s'unirent à l'empereur contre Louis XIV. Ce fut la conséquence de la question palatine. Les prétentions de la duchesse d'Orléans sur le Palatinat, derrière lesquelles on apercevait l'ambition du roi de France, ranimaient les rancunes de l'Allemagne contre les Chambres de réunion. L'électeur de Brandebourg finit par reconnaître un danger dans ces mots de réunions, dépendances et autres prétextes semblables, et comme les réclamations du duc d'Orléans étaient de nature à éclater en guerre générale — ejus naturæ ut in publici belli flammam erumpere possent —, il accepta (7 mai 1686) un traité avec l'empereur pour maintenir l'intégrité du territoire germanique. Il s'engageait à secourir l'électeur palatin si cet électeur était attaqué, soit dans le Palatinat ou ses dépendances, soit dans le duché de Juliers ou ses dépendances. Les deux contractants se promettaient, en outre, un secours mutuel dans le cas où l'un ou l'autre serait attaqué. L'engagement devait durer vingt ans[8]. Ce que Brandebourg acceptait par un traité particulier, la Bavière, deux mois après, l'accepta par un traité commun. Le 10 juillet 1686, pendant le siège de Bude, les princes allemands conclurent à Augsbourg la ligue, si célèbre sous ce nom comme le point de départ de l'abaissement de Louis XIV. Les contractants étaient l'empereur, le roi d'Espagne poule cercle de Bourgogne, la Suède pour ses États allemands, l'électeur de Bavière, le cercle de Franconie, la maison entière des princes de Saxe, les princes et États du haut Rhin en deçà et du Westerwald. sur l'autre rive. Le traité rédigé en allemand semblait un arrangement domestique, mais aussi réservé à un plus grand secret. A la première vue, il n'avait rien de belliqueux. Nulle part le nom de la France n'y était prononcé que pour rappeler la trêve de Ratisbonne conclue avec cette puissance. Il n'avouait d'autre but que la tranquillité publique, le maintien de la bonne intelligence établie depuis quelque temps entre les États pour la conservation de la liberté de la chère patrie, pour le respect des traités de Westphalie et de Nimègue, de la trêve de Ratisbonne ; et protestait contre tout dessein d'offense ou de préjudice contre qui que ce fût. Mais l'union de l'Allemagne, a solidarité de tous les princes était hautement proclamée. C'était au nom de toute l'Allemagne que l'empereur signifierait à tout agresseur d'avoir à se désister de ses attentats ; c'était toute l'Allemagne qui se réunirait pour offrir une plus vigoureuse assistance à celui (le ses membres qui serait attaqué. La nature des mesures à prendre n'avait évidemment en vue que le roi de France, et ce système de surprises qui lui avait si bien réussi. L'expérience des temps passés a fait voir combien il est nécessaire de garnir de bonne heure les places frontières d'hommes et de munitions, moyennant quoi les invasions imprévues peuvent être arrêtées. C'est pourquoi la nécessité veut que chacun des alliés ne laisse rien manquer à ses places, qu'il se tienne soigneusement aux aguets de toute information[9], et qu'il donne avis du danger qu'il découvrira à la généralité et aux alliés les plus voisins. Ce n'était pas non plus contre des perturbateurs intérieurs, dans un temps où rien ne remuait en Allemagne, qu'il était nécessaire de régler, comme on le faisait, le contingent de chacun, de prescrire le maintien d'un effectif réel d'hommes en bon état, l'exercice des troupes dans des camps annuels, la formation immédiate des magasins, l'établissement d'une caisse commune à Francfort pour les frais généraux, et le partage des commandements. Le duc de Waldeck était nommé général-feld-maréchal de la ligue, le marquis de Bareith, général de la cavalerie, Jean-Charles de Tungen, major-général d'infanterie. Toutefois, si la prudence ordonnait de ne pas laisser l'armée sans généraux, il était fait une réserve en l'honneur du duc de Bavière, dont la valeur héroïque éclatait en toute occasion dans l'empire et dans la chrétienté. C'était le payement de son adhésion à la ligue, de sa rupture définitive avec la France. Quelques semaines après (2 septembre 1686), l'électeur palatin adhérait à cette ligue, et le duc de Holstein-Gottorp cinq jours plus tard. Louis XIV, en dépit du secret, eut bientôt connaissance de la plupart de ces résolutions. Il s'en préoccupa d'autant plus que les agitations, soulevées chez lui par la révocation de l'édit de Nantes, ajoutaient une crainte de guerre civile aux menaces de guerre étrangère. Mais il n'en était pas venu à rabattre de ses prétentions. L'adulation qui l'enveloppait de toutes parts, sous toutes les formes, le trompait sur l'état de sa puissance. Tout récemment le duc de La Feuillade venait d'inaugurer, après sept ans de travaux, cette statue du roi si fastueusement annoncée en 1679. Il avait, sur le terrain de son, hôtel, établi et entouré de constructions uniformes la place des Victoires. Au milieu s'élevait la statue représentant Louis XIV comme les héros antiques, d'une grandeur plus qu'humaine et couronné de lauriers par la Renommée. Autour du piédestal, quatre esclaves enchaînés semblaient trembler à la vue de leur vainqueur, et ces esclaves, faciles à reconnaître à leurs attributs nationaux, n'étaient pas autres que l'Empire, l'Espagne, la Hollande et le Turc. Le jour de l'inauguration (28 mars 1686), La Feuillade à cheval, à la tête des gardes dont il était colonel, fit trois fois le tour du monument, et trois fois se prosterna à la mode des païens devant leurs empereurs. Il demanda la permission d'entretenir perpétuellement des lampes pour éclairer l'idole le jour et la nuit : une parodie du luminaire des tabernacles catholiques. On lui retrancha le jour, dit malicieusement l'historien[10] ; mais on ne le blâma ni de cette apothéose honteuse pour un chrétien, ni de cette insulte aux nations voisines renversées sous les pieds de son maitre. Le roi, selon Saint-Simon, prit un plaisir infini à cette proclamation de sa supériorité sur les autres hommes et sur ses ennemis. Ses sujets à leur tour l'entretinrent dans cette infatuation par leur empressement à lui rendre des hommages semblables. Ce fut pendant quelque temps une manie générale de lui offrir des statues. Les États de Bourgogne, écrit Dangeau à cette époque, demandent au roi la permission de lui ériger, dans la ville de Dijon, une statue équestre de bronze ; beaucoup de villes du royaume demandent au roi la permission de lui ériger des statues, les unes de bronze, les autres de marbre, chacune à proportion de ses facultés[11]. A la veille de la prise de Bude par les troupes de l'empereur, l'adoration venait chercher Louis XIV des extrémités mêmes de l'Orient. L'hommage, quoique factice et un peu arrangé par des Français, n'en eut pas moins de prix à des yeux tout disposés à s'éblouir. Quelques années plus tôt, sur la foi de deux mandarins indochinois, venus à Paris, et les instances de Constance Phaulkon, ministre du roi de Siam, on avait cru un peu légèrement que ce souverain voulait se convertir au christianisme, et on lui avait expédié une ambassade sous la conduite du chevalier de Chaumont, dans laquelle l'abbé de Choisy avait eu l'adresse de se faire admettre. Arrivés à Siam, les envoyés français, après en avoir conféré avec l'évêque de Métallopolis, chef des missionnaires dans le pays, reconnurent que les vraies intentions du monarque siamois n'avaient pas été bien comprises. Ce qu'il se proposait avant tout, c'était de trouver un appui contre les Hollandais, maîtres du commerce dans ces parages lointains, et d'intéresser d'autres étrangers à son négoce, en les admettant à en partager les avantages. D'ailleurs, sans adopter lui-même la religion chrétienne, il ne refusait pas de protéger les chrétiens. Il s'engagea même, par un traité (décembre 1685), à laisser chez lui aux missionnaires toute liberté de prédication, à assurer aux Siamois convertis l'observation des dimanches et des jours de fête, en les exemptant pour ces jours-là des services qu'ils devaient à leurs mandarins ; enfin à accorder aux chrétiens des juges particuliers pour leurs procès[12]. Il expédia à son tour une ambassade solennelle avec des présents pour le grand roi. Les ambassadeurs de Siam furent reçus à Versailles dans la
grande galerie, le 1er septembre 1686. Ils s'avancèrent vers le roi en se
prosternant plusieurs fois jusqu'à terre ; ils se retirèrent à reculons pour
ne pas tourner le dos à Sa Majesté, Ces formes orientales, qui se sont
renouvelées naguère dans une des dernières solennités des Tuileries, ne
chatouillèrent pas aussi agréablement l'amour-propre de Louis XIV que le
discours qu'ils lui tinrent, Ce discours avait été composé en grande partie
par l'abbé de Choisy. Ils y disaient qu'instruits à Pavane des grandeurs et
des qualités extraordinaires du roi, ils avaient encore trouvé une surprise inattendue
dans sa douceur et son affabilité, et qu'ils admiraient comment tant de
majesté et tant de bonté pouvaient s'accorder ensemble dans le même homme.
Ils comprenaient par là le bonheur des nations appelées vivre sous cet
heureux empire, et leur amour et leur tendresse pour la personne du souverain.
Ils ajoutaient : Pour nous, grand roi, comblés de
vos bontés, charmés de vos vertus, saisis d'étonnement à la vue de votre
haute sagesse et de tous les miracles de votre règne, notre vie nous paraît
trop courte, et le monde entier trop petit pour publier ce que nous en
pensons. Notre mémoire aurait peine à retenir tant de choses ; c'est ce qui
nous a fait recueillir dans des registres fidèles tout ce que nous avons pu
ramasser. Ces mémoires seront conservés à la postérité, et mis en dépôt entre les monuments les plus rares et les
plus précieux de l'État. Le roi notre maître les enverra pour présents aux
princes ses alliés, et par là tout l'Orient saura bientôt, et tous les
siècles à venir apprendront les vertus incompréhensibles de Louis le Grand[13]. Ce zèle
d'inconnus, si empressés pour sa gloire, paraît avoir donné à Louis XIV la
pensée de la propager lui-même dans leur pays. On le voit dès lors engoué
d'un établissement dans le royaume de Siam, où il envoie des officiers, des
troupes et beaucoup d'argent, jusqu'à ce que Louvois, appuyé sur la
nécessité, réclame un meilleur emploi de ces forces contre les menaces de
l'Allemagne[14]. Il n'y avait pas jusqu'à la maladie qui ne lui fût une occasion de recevoir de nouveaux hommages, et de se confirmer dans la confiance en lui-même. Pendant toute l'année (1686) ; il avait été tourmenté d'un mal douloureux, inquiétant, et de nature, plus que tout autre, à le faire ressouvenir qu'il était homme comme le plus vulgaire de ses sujets. Les symptômes d'une fistule à l'anus — puisqu'il faut l'appeler par son nom — s'étant déclarés avec une évidence incontestable, on avait tenté ou projeté toutes sortes de remèdes. Après beaucoup de tâtonnements, le mal s'aggravant toujours, le roi se fit faire tout à coup la grande opération par son chirurgien Félix (18 novembre 1686). Il y montra autant de force d'âme que de dignité. Sous les douleurs du bistouri qui tranchait l'extrémité malade de l'intestin, ou des ciseaux sondant les chairs vives, il ne parla que pour dire : Est-ce fait, Messieurs ? achevez, ne me traitez pas en roi, je veux guérir comme si j'étais un paysan. Après le pansement et une saignée par précaution, il prit un potage devant une trentaine de personnes, et à cinq heures du soir il tint le conseil jusqu'à sept. Le lendemain il donna audience aux ambassadeurs et les étonna de sa présence d'esprit et de sa gaieté. On voyait pourtant la douleur peinte sur son visage ; son front était toujours en sueur de pure faiblesse, et cependant il donnait ses ordres et se faisait rendre compte de tout. Il mangeait en public dans son lit, et se laissait voir deux fois par jour aux moindres de ses courtisans[15]. Sa maladie entretenait depuis quelque temps l'inquiétude dans le public. La grande opération redoubla l'intérêt, et une anxiété affectueuse qui dura autant que le danger. Les moindres du peuple, au rapport d'un contemporain, quittaient leur travail pour dire et redire : On a fait au roi la grande opération. Les uns admiraient sa fermeté : On lui a donné vingt coups de bistouri, et ce pauvre homme n'a pas sonné mot. D'autres compatissaient à ses douleurs : Qu'on lui a fait du mal ! Les multitudes couraient spontanément aux églises pour demander à Dieu la guérison complète. Quand cette guérison fut certaine, la joie fut universelle. L'allégresse publique, écrivait Sévigné[16], persuade la sincérité de la douleur qu'on a eue de ses maux ; et comme le grand Condé venait de mourir, et paraissait laisser un grand vide dans l'État et dans l'armée, elle ajoutait : Ce qui remplace ce malheur, et qui comble de joie, c'est la parfaite santé du roi dont on ne peut assez louer Dieu. Les étrangers eurent le mauvais goût de rire de la grande opération, et de tourner en caricature et en auréoles ignobles ce nouveau titre de la gloire du grand roi[17]. Mais il faut bien reconnaître qu'en France la flatterie alla assez loin pour piquer l'esprit de contradiction. Bussy s'empressa d'écrire que la convalescence du roi, en si peu de temps, après une telle opération, était un ouvrage de la même main qui l'avait conduit dans toute sa vie. N'était-ce pas mettre cavalièrement la Providence de moitié dans toutes ses entreprises et ses excès de pouvoir au dedans et au dehors[18] ? D'autres se firent honneur d'être affectés du même mal que le maître, et d'imiter sa résolution. Heureux, dit l'historien de Louvois, qui eut la chance d'être malade et de se faire faire la grande opération. L'abbé de Choisy ne fut certainement pas le seul à montrer dans l'émotion populaire la confiance et le dévouement illimité de la nation. A l'entendre, le peuple ne voyait, dans la guérison du royal malade, que le complément de sa propre félicité. Il demandait la conservation du prince parce que ce prince, après avoir mis le nom français au-dessus de tous les autres noms, était sur le point de combler de bonheur une nation qu'il avait déjà comblée de gloire[19]. De si téméraires assurances n'étaient pas faites pour mettre Louis XIV en défiance des emportements de sa volonté. Les nouveaux embarras où il ne tarda pas à s'engager le firent bien voir. Au mois de janvier (1687), il envoya à la Diète germanique la proposition formelle de convertir en traité définitif la trêve de Ratisbonne, fixant le 1er avril pour dernier délai à la réponse. Il se déclarait déjà las de la modération qu'il avait affectée en 1684 pour calmer les inquiétudes de ses voisins. Cette sommation, bien capable d'émouvoir l'Allemagne et de l'affermir dans l'esprit de la ligue d'Augsbourg, était à peine lancée, qu'il lui arriva de Rome une réclamation dont il a fait une des plus grandes difficultés de son règne. Le pape Innocent XI avait entrepris de détruire un abus scandaleux qui déshonorait la capitale du monde chrétien sous l'autorité des puissances chrétiennes. Le droit de franchises des ambassadeurs, contrefaçon inique du véritable droit d'asile, assurait l'impunité à tout coupable qui se réfugiait dans leurs hôtels ; et comme si ce n'était pas assez de l'existence de ce désordre, ce droit, par la succession des temps, s'était étendu aux maisons voisines habitées par les domestiques des ambassadeurs, puis aux rues qui en étaient les plus proches, puis à un grand nombre de maisons particulières dont les propriétaires, pourvus de lettres de familiarité, plaçaient sur leurs portes les armes d'un ambassadeur, et, comptant dès lors pour membres de sa famille, partageaient ses privilèges. Dans tous ces lieux, la justice du pape, du souverain propre, était sans force. Là se réfugiaient les criminels, les débiteurs de mauvaise foi, les gens qui avaient de mauvaises affaires ; là s'exerçaient les jeux défendus et toutes les industries coupables ; là, enfin, se vendaient les vins et autres marchandises de contrebande, au grand profit des domestiques des étrangers ; car sous le nom de franchises était compris le droit d'introduire des marchandises étrangères sans assujettissement aux taxes, non plus seulement dans l'hôtel de l'ambassadeur et pour sa consommation personnelle, mais encore dans toutes les maisons couvertes par la familiarité[20]. Il suffisait d'exposer ces choses pour en démontrer l'insupportable injustice. Mais comme l'orgueil et la cupidité y trouvaient 'leur compte, Innocent XI estima utile de procéder doucement à leur suppression. Il s'adressa individuellement à chaque souverain, au renouvellement de son ambassadeur ; et il avait déjà obtenu la renonciation aux franchises, du roi de Pologne en 1680, du roi d'Espagne en 1683, du roi d'Angleterre en 1686 ; l'empereur lui-même n'avait pas refusé d'entrer dans cette voie de réparation. Restait Louis XIV, bien connu pour être le moins traitable de tous ; mais l'ambassadeur français, duc d'Estrées, étant mort au commencement de 1687, le pape n'entendit pas reculer, et il demanda à la France ce que les autres nations chrétiennes ne contestaient pas. Le nonce alla trouver le roi, et pour le convaincre par les yeux autant que par la raison, il lui présenta une carte de Rome, où les quartiers, qui avaient été soustraits par les franchises à l'autorité du pape, "étaient teintés d'une même couleur et ressortaient comme une partie considérable de la ville. Il allégua en même temps la conduite des autres souverains qui avaient reconnu le danger d'une exemption favorable seulement aux crimes. Louis XIV n'était pas bien disposé pour Innocent XI, qui refusait des bulles à ses évêques[21], il fut sans doute plus blessé encore de l'assimilation qu'on osait faire de lui avec dès rois qu'il avait vaincus. Il répondit qu'il ne s'était jamais réglé sur l'exemple d'autrui, que Dieu l'avait établi pour donner l'exemple aux autres et non pour le recevoir. Ce refus lassa la patience du pape. Au bout de quelques mois, Innocent XI lança une bulle qui abolissait les franchises, déclara que tous accusés de crimes, et toutes personnes poursuivies pour dettes, seraient tenus pour condamnés ou pour obligés de payer, par le fait seul de s'être retirés chez un ambassadeur ; et, pour première application de cette loi, il fit faire le procès aux criminels trouvés dans le palais de la reine de Suède[22]. Le roi n'avait pas raison. On voit, par les Mémoires de Mme de La Fayette, que le pape trouvait des approbateurs à la cour, et pour sa fermeté contre l'assemblée de 1682, et pour l'abolition des franchises[23]. Un des courtisans les plus engagés à regagner la faveur du roi par la servilité, Bussy-Rabutin, écrivait : Comme le pape est un grand homme de bien, il est fort entier dans ses résolutions. Il est vrai qu'il est fâcheux de trouver en son chemin de ces saints opiniâtres ; mais sa vie est si sainte, que les rois chrétiens se décrieraient s'ils se brouillaient avec lui. Il faut dire la vérité aussi, les franchises sont odieuses quand elles vont à rendre les crimes impunis. Il est de la gloire d'un grand pape de réformer cet abus, et même de celle d'un grand roi de ne pas trop s'en plaindre. Le grand roi n'entendit pas ainsi la gloire ; il mit la sienne tout entière à ne pas céder, même à la justice, et, plutôt que d'abandonner la moindre apparence d'autorité, il s'acharna à retenir pour lui seul le droit de protéger les contrebandiers, les croupiers des jeux et les assassins. Après de longues négociations inutiles, il expédia à Rome le marquis de Lavardin, un fat et un maladroit, digne remplaçant du Créqui de 1662, avec ordre de se maintenir, malgré la bulle, dans la jouissance des franchises. Lavardin se fit précéder dans Rome par quatre cents agents déguisés qui se logèrent autour du palais de l'ambassade ; il entra ensuite escorté par huit cents hommes de guerre (novembre 1687). Il affecta de ranger ses soldats dans les avenues, d'établir des sentinelles pour sa sûreté, et des rondes nocturnes autour de sa maison. Précautions inutiles et ridicules ! Personne ne menaça le nouvel ambassadeur de France, mais aussi personne ne le visita. Ce concours de l'opinion et les armes spirituelles suffirent à le tenir en échec. Les églises lui furent fermées, et même celle de Saint-Louis des Français, où il alla faire ses dévotions, fut immédiatement interdite. Le roi furieux fit avertir le nonce qu'il pourrait bien reprendre Avignon. Louvois ordonna les préparatifs d'une expédition contre Home, qui devait se composer de six régiments et de trois bataillons empruntés à d'autres régiments (31 décembre 1687). La menace et la date expliquent amplement pourquoi Innocent XI, à la même époque, négociait avec les ennemis de Louis XIV pour détourner sur un autre point les armes de la France. La colère de Louis XIV avait mal choisi son moment ; elle ne devait pas 'obtenir satisfaction. Les temps étaient changés ; 1687 n'était pas 1664. Innocent XI avait de plus solides appuis qu'Alexandre VII. Il est en effet digne de remarque, qu'en même temps que le roi de France tourmentait Home de ses exigences et la menaçait de sa supériorité militaire, il découvrait à chaque pas quelque embarras nouveau, quelque progrès de ses ennemis qui lui barrait la voie, et le contraignait à s'occuper avant tout de sa propre défense. La diète germanique n'avait pas répondu par un traité définitif à la prétention de Louis XIV, et lui-même il avait cru prudent de ne pas insister. Les succès de l'Autriche sur les Turcs en 1687 lui donnaient fort à réfléchir. Après la prise de Bude, c'était maintenant la grande bataille de Mohacs (12 août 1687), au lieu même où cent soixante ans plus tôt la victoire de Soliman le Grand sur Louis II avait fondé la domination ottomane en Hongrie. Les impériaux n'y perdaient que mille hommes ; mais les Turcs, laissant vingt mille des leurs sur le champ de bataille, abandonnaient Essek et la ligne de la Drave[24] ; une gloire autrichienne effaçait encore une fois un affront fameux de la chrétienté. Le triomphe d'une cause juste et chère à l'opinion publique rendait à l'Autriche son prestige en Allemagne et sa puissance dans ses États. Les Hongrois déconcertés reconnaissaient le droit héréditaire de l'Autriche à la couronne de Saint-Étienne, en faveur de l'archiduc Joseph (31 oct.). Apafy recevait en quartiers d'hiver les troupes impériales dans ses villes d'Hermanstadt, de Clausenbourg et beaucoup d'autres, en attendant que par un traité formel il fît sa soumission complète à son ancien suzerain[25]. Les Turcs enfin, furieux de leur décadence, renversaient le sultan Mahomet IV. On ne se dissimulait plus en France que la ruine des Turcs était le prélude d'une guerre contre Louis XIV. Louvois en convenait franchement par cet avis à Vauban : La nouvelle que le roi vient d'avoir de la défaite de l'armée turque lui fait juger à propos de pourvoir à donner la dernière perfection à sa frontière du côté de l'Allemagne[26]. Quelques semaines après l'entrée de Lavardin à Rome, le cardinal d'Estrées, qui remplissait véritablement les fonctions d'ambassadeur dans cette ville, communiquait à Louvois une découverte encore plus significative que l'attitude des Allemands (18 décembre 1687). A l'aide de ces coupe-jarrets dont la diplomatie ne répudie pas l'usage, et pour qui le droit de franchise était particulièrement utile, il avait enlevé la correspondance du comte Cassoni, secrétaire du pape, avec l'empereur et le duc de Lorraine. Il y avait appris que presque tous les princes de l'Europe, y compris le duc de Savoie, étaient ligués avec Sa Majesté Impériale, que les Anglais étaient résolus de détrôner leur roi, s'il ne prenait la ferme résolution de se déclarer contre la France, d'abîmer entièrement la religion catholique et de se joindre à la ligue d'Augsbourg, que le prince d'Orange devait passer en Allemagne pour combattre les desseins de Louis XIV sur l'électorat de Cologne, et que le pape tenait de grosses sommes à la disposition du prince d'Orange et de l'empereur pour l'exécution de cette entreprise. Animé par cette trouvaille, le cardinal d'Estrées voulut pénétrer plus avant, et cette fois par un commis de Cassoni, qui lui était vendu, il obtint des renseignements qui complétaient ou rectifiaient les premiers. Il connut enfin les véritables intentions du prince d'Orange. Guillaume III était d'accord avec les Anglais pour détrôner Jacques II et le remplacer au nom de sa femme, pour tuer le roi et le prince de Galles si la reine accouchait d'un fils. Tout entier à ce projet personnel, il ne songeait aucunement à entrer en Allemagne ; il ne mettait en avant cette promesse que pour amuser le pape, et le pape ne savait rien de la fatale intrigue contre Jacques II[27]. Pour comprendre ces complots, il faut savoir le, après la mort de Charles II d'Angleterre, Jacques II son successeur s'était déclaré catholique, et qu'il entendait, non pas détruire l'Église anglicane, mais rendre aux catholiques anglais la liberté, les droits dont jouissaient les anglicans. Nous ne nous cesserons pas de répéter cette distinction essentielle, toujours brouillée par la mauvaise foi anglicane et par la complicité des ennemis de la religion catholique. Il est vrai que, dépourvu de toute prudence, Jacques II heurtait brusquement les préjugés des Anglais, le peuple le plus formaliste de l'univers après les Romains. Il ne tenait aucun compte des sages représentations d'Innocent XI ; car ce pontife, si décrié en France pour sa roideur et ses emportements, avait au contraire autant de sagesse que de fermeté, et blâmait les impatiences de zèle inspirées par des sentiments humains bien plus que par l'esprit le Dieu. Des évêques catholiques, expédiés par le roi dans les comtés d'Angleterre, sous le nom de vicaires apostoliques, exerçaient publiquement leurs motions. Jacques II, ayant enfin obtenu que le pape lui envoyât un nonce, affecta, en recevant le représentant du Saint-Siège avec une solennité extraordinaire, de braver fièrement toutes les haines anglaises du papisme (juillet 1687). Par une coïncidence qui était pourtant une contradiction, Louis XIV venait de révoquer l'édit de Nantes et interdisait rigoureusement toute dissidence religieuse dans son royaume. Il refusait la liberté aux dissidents, Jacques prétendait la donner au contraire ; mais, l'un agissant contre l'existence du protestantisme, et l'autre contre ses privilèges, les Anglais ne virent dans l'intolérance de Louis XIV et dans la tolérance de Jacques II qu'un même dessein sous deux formes différentes, et crièrent à la ruine de l'Église anglicane. Ils cherchaient un chef contre les entreprises de Jacques II ; ils le trouvèrent dans le prince d'Orange son gendre. Guillaume d'Orange, impatient d'être roi, au prix même du sacrifice de tous les sentiments honnêtes, accepta le rôle de champion de l'Église anglicane, d'autant plus volontiers que ce lui était un beau prétexte pour couvrir ses griefs personnels. Époux de la fille aînée de Jacques II, il avait espéré pendant longtemps arriver régulièrement au trône d'Angleterre par sa femme ; mais tout à coup on apprit que la seconde femme de Jacques II, longtemps stérile, était enceinte : si elle accouchait d'un fils, ce nouvel héritier primant les filles du roi, les espérances du gendre étaient anéanties ; il importait de prévenir cette exclusion. Le moment était favorable aux préparatifs de ce complot. La révocation de l'édit de Nantes lui avait rendu en Hollande la popularité que la paix de Nimègue lui avait fait perdre. On a vu son impuissance jusqu'à la trêve de Ratisbonne à armer sérieusement les Hollandais contre Louis XIV. Ce peuple, bien traité par la paix, n'écoutait plus le stathouder qui avait failli la faire manquer. Mais quand Louis XIV se fut mis en hostilité ouverte avec les protestants, l'antipathie religieuse ranima chez les Hollandais la défiance politique contre la France. L'accueil fait par le stathouder aux protestants français le remit en grande considération auprès de ses compatriotes, et tout à la fois lui donna des soldats et les éléments d'une bonne armée. Par ses soins les émigrés français obtinrent des privilèges dans toutes les villes, leurs ministres des pensions et la permission de tenir des synodes particuliers. Pendant que les plus habiles de ces ministres lançaient des libelles contre les ennemis de leur protecteur, les états généraux votaient cent mille florins de pension pour les officiers français. Guillaume répartissait ces officiers dans les troupes de la république avec des emplois supérieurs à ceux qu'ils avaient perdus, les plus jeunes étaient constitués en compagnie de cadets ; les simples soldats traités avec une faveur proportionnée à leur rang[28]. Cependant l'Allemagne, coalisée par la ligue d'Augsbourg contre les prétentions de la France sur le Palatinat, voyait avec plaisir les armements du stathouder, et invoquait son appui. Guillaume le promettait dans l'espérance de la réciprocité, et, pour être libre de conquérir l'Angleterre, il s'engageait à défendre l'Allemagne. Au fond il n'avait en vue que le succès de ses desseins personnels, comme on le verra au moment de l'exécution ; mais par ses promesses il s'assurait la connivence des ennemis de Louis XIV, et leur argent, même celui d'Innocent XI. Informé mieux que personne de ses dangers et de ceux du roi Jacques, Louis XIV s'ingéniait à les écarter par des manœuvres diplomatiques ou par des menaces contre les plus faibles. Considérant que, dans une guerre avec l'Allemagne, il avait besoin d'un avant-poste, plus encore pour la défense que pour l'attaque, il s'efforçait de retenir dans son parti l'électorat de Cologne qui lui avait déjà si bien servi contre la Hollande. L'électeur, vieux et malade, pouvait mourir bientôt ; il avait au moins besoin d'un coadjuteur. Le roi le pressa de présenter pour ce titre le cardinal de Furstenberg, évêque de Strasbourg, Allemand enchaîné à la France par tout son passé et par les rancunes de l'Allemagne. Mon cousin, écrivait-il à l'électeur, je veux bien, par les sentiments que j'ai pour vous, qu'il ne vous soit rien demandé de ma part des 400,000 livres qui vous ont été prêtées lorsque mes troupes sont entrées dans Nuits. Je vous ai même témoigné que, si j'étais assuré que vous eussiez quelque jour un successeur qui fût dans d'aussi bonnes intentions que vous, je me désisterais avec plaisir de cette dette[29]. Furstenberg fut en effet élu coadjuteur par 19 voix sur 24 (7 janvier 1688) ; mais cette affaire, subordonnée à la sanction du pape, n'avait rien de définitif ; on va voir qu'elle devint, en se compliquant, la cause immédiate de la guerre européenne. Le roi ne se lassait pas non plus de travailler l'électeur de Bavière pour rompre le nouveau lien formé entre ce prince et l'empereur. Il lui adressait par Villars, toujours à Munich, des conseils contre les séductions de l'Autriche, lui faisant honte des divertissements auxquels l'entraînaient les agents de l'empereur ; il l'invitait, au contraire, à acquérir la réputation d'un prince prudent et sage ; il prétendait le piquer d'ambition, en lui offrant des occasions de s'agrandir, qui est, disait-il à la Louis XIV, la plus digne et la plus agréable occupation des souverains (2)[30]. Il persévéra dans ce système de persuasion pendant toute une année. Vis-à-vis du pape, il crut que le ton de maître lui convenait mieux, et que la menace de punir lui profiterait davantage. Pendant que Louvois rassemblait des régiments contre Rome, l'avocat général Denis Talon reçut ordre de protester en plein Parlement de Paris contre la conduite d'Innocent XI, et d'annoncer l'appel au futur concile. Les griefs étaient l'abolition des franchises, la conduite tenue envers l'ambassadeur Lavardin et le refus des bulles. Jamais énergumène de servilité ne poussa l'adoration de son prince, le mépris des autres et l'oubli des droits de l'Église, au même excès que Denis Talon dans son réquisitoire du 23 janvier 1688. Il proclama que le roi devait avoir des prérogatives au-dessus de tous les autres rois, que la suppression des franchises acceptée par ces rois ne pouvait pas l'atteindre. Le roi, osait-il affirmer, aurait le droit de se faire reconnaître souverain dans Rome ; de quel droit refusait-on à ses ministres les marques de respect et de déférence dues à la dignité de sa couronne et à sa personne sacrée ? Il dénonçait ensuite le refus des bulles comme un désordre qui justifiait les remèdes les plus violents, et il proposait, comme le remède le plus efficace, de faire instituer, malgré le pape, par les autres évêques, ceux que le roi avait nommés aux prélatures, la nomination par le roi ayant autant et plus d'effet que l'élection du peuple et du clergé ; c'était lui, Denis Talon, officier du roi, qui le décidait infailliblement, sans concile. Il proposait l'appel au futur concile, parce que le concile général était le juge, non-seulement des décisions, mais encore de la personne des papes ; et, s'attaquant à la personne d'Innocent XI, il avait le front, lui, janséniste secret comme son père, d'accuser le pontife de favoriser les jansénistes, et d'honorer une secte, criminelle envers l'Église et envers l'État, dont la cabale n'avait été réprimée que par les soins infatigables d'un prince que le ciel avait fait naître pour être le bouclier et le défenseur de la foi[31]. Louis XIV sans doute n'avait pas dicté, lui-même cette déclamation folle ; mais elle était inspirée par cet esprit d'adulation en démence qu'il aimait, et il ne la désavouait pas. Que pouvait-il avoir désormais à reprocher aux défiances d'Innocent XI et aux moyens naturels de défense adoptés par le pontife ? Ni les ménagements ni les colères n'aboutirent au résultat cherché. L'expédition de Rome n'eut pas lieu, même l'appel au futur concile fut ajourné. Les événements se pressaient, se croisaient en sens si divers, que la politique de Louis XIV, en désarroi, hésitait, allait et venait de la menace à la négociation, des formes hostiles aux propositions d'amitié. Donnons, pour être plus clair, le résumé de ces événements par ordre de matières et de pays. La campagne de 1688, mieux encore que les précédentes, fortifiait l'Autriche dans la liberté de guerroyer la France. C'en était fait des révoltes des Hongrois. La femme de Tékély, après avoir rendu la forteresse qu'elle défendait depuis deux ans, était conduite à Vienne dans un monastère. Tékély avait beau répéter que les Turcs n'étaient pas anéantis pour quelques revers de fortune, et répandre des prophéties musulmanes qui annonçaient, dans le nouveau sultan, un Soliman digne de son nom[32] ; il ne pouvait ramener au combat ses compatriotes. La Transylvanie, lasse de la tragédie fatale qu'elle avait jouée sous la protection turque, rentrait par un acte solennel, spontanément et par zèle chrétien, sous la protection de Sa Majesté Impériale, et s'engageait à combattre l'ennemi commun de la chrétienté, 9 mai 1688[33]. La route de Belgrade était ouverte ; encore quelques semaines, et l'Autriche allait prendre possession de cette place dont la défense heureuse avait fait deux fois la gloire de Jean Huniade, dont l'occupation avait inauguré la gloire de Soliman le Grand. En Angleterre, Jacques II, averti par Louis XIV des complots dont il était entouré, loin de céder à ces menaces, leur opposait un dernier coup de hardiesse. Par une déclaration du 27 avri11688, il abolit le Test et les lois pénales édictées à diverses reprises contre toute religion qui n'était pas l'Église anglicane. Dans l'ordre légal avait-il le droit de défaire de sa seule autorité ce qui avait été établi par le Parlement ? C'est ce qu'il est difficile de déterminer dans la confusion d'idées où se trouvaient les esprits après une révolution et une restauration contradictoires, dont l'une avait attribué tout le pouvoir au Parlement, et l'autre avait multiplié les privilèges du roi pour rétablir la tranquillité publique. Mais dans un ordre plus élevé, celui de la justice et de la liberté, où les adversaires de Jacques II affectent de se placer toujours, Jacques II avait raison puisqu'il constituait la tolérance. Les anglicans ne voulurent pas y consentir ni le laisser comprendre au public. Ils crièrent à la violation de la liberté parce que leurs privilèges, exclusifs de la liberté des autres, étaient atteints. Parce qu'ils ne pouvaient plus dominer seuls, ils se déclarèrent opprimés ; c'est le reproche de Tibère à Agrippine, qui sera toujours vrai, des partis plus encore que des femmes[34]. A en croire leurs clameurs, le roi, sous un semblant de liberté de conscience, faisait présent au pape des droits de sa couronne, de la liberté et des privilèges du royaume, et soumettait au bon plaisir des Romains les contrats de ses sujets, leurs mariages, leurs biens, leurs dettes, leurs décimes, leur réputation, leurs corps même, sous prétexte qu'on doit les mortifier par la pénitence ; quelles nécessités cruelles, surtout la dernière, pour des Anglais ! Ils ne pouvaient nier que les protestants non anglicans fussent aussi affranchis comme les papistes, élevés aux emplois et offices et autorisés à avoir leurs diverses formes extérieures de culte divin ; mais ces avantages, disaient-ils, n'étaient reconnus aux dissidents qu'à la condition d'assister le roi dans les crimes les plus horribles, comme d'usurper tous le droits et libertés du royaume, et s'attribuer une autorité tyrannique. Tel était enfin leur emportement qu'ils tombaient, sans le voir, dans la plus flagrante contradiction. Selon eux, par l'abolition du Test, le papisme allait inonder l'Angleterre : les papistes étaient donc la grande majorité de la nation ; dans ce cas, comment la minorité anglicane osait-elle réclamer la domination exclusive en matière religieuse[35] ? Quelques semaines plus tard (20 juin 1688) la reine d'Angleterre accoucha de ce fils destiné, par les malheurs de sa famille, à être, dès sa naissance, un chevalier errant. Ce second coup portait directement sur le prince d'Orange. Aussitôt les amis de ce prétendant se mirent à nier l'existence du nouveau prince de Galles. Ils le déclaraient enfant supposé, et demandaient qu'au moins, avant de le reconnaître héritier présomptif, on vérifiât sa naissance par les dépositions de témoins fidèles et légitimes[36]. Toutes ces déclamations eurent rapidement leur effet. En Angleterre, plusieurs évêques anglicans, après avoir résisté à l'abolition du Test, avaient été arrêtés et mis en jugement, mais absous par la connivence de leurs juges. Cet acquittement redoubla l'ardeur et la confiance des ennemis du roi (27 juin). En Hollande, le prince d'Orange, décidément exclu de la succession anglaise s'il ne la prenait par la force, répondait aux excitations de ses amis par une nouvelle activité d'armements, dont l'intention ne pouvait plus laisser d'illusion à personne. Louis XIV eut alors la pensée de venir en aide à Jacques II et de réunir, pour cette assistance, sa flotte de la Méditerranée à celle de l'Océan. Il espérait encore, par cette démonstration, imposer à la Hollande et à ses complices. Quel ne fut pas son étonnement lorsque Jacques lui répondit qu'il ne voulait pas de secours (juillet 1688), soit qu'il regardât l'assistance française comme capable de le compromettre davantage, soit qu'ennemi, au fond du cœur, du despotisme de Louis XIV, il repoussât ses services pour se réserver la liberté de le combattre avec les coalisés d'Augsbourg. Cette dernière supposition n'est pas téméraire quoique opposée aux préjugés de l'opinion et de l'histoire. Louis XIV n'avait, jusque-là, trouvé dans Jacques II aucune docilité, aucune adhésion à ses projets sur l'Europe ; il avait maintenant à craindre de le compter parmi ses adversaires déclarés. Pendant qu'il voyait son alliance dédaignée, il éprouvait que ses intrigues et ses menaces n'effrayaient pas ses ennemis. L'affaire de Cologne tournait à sa confusion. Il avait peu gagné à faire donner à Furstenberg la coadjutorerie. Ce titre, d'ailleurs, contesté par le pape, ne pouvait valoir que jusqu'à la mort de l'électeur, et l'électeur étant mort (juin 1688), il avait fallu subir une élection dont les circonstances remettaient le choix définitif à la seule volonté d'Innocent XI. D'après le droit d'Allemagne, l'élection d'un prince ecclésiastique appartenait au chapitre de l'église ; elle se faisait à la majorité, non pas seulement des chanoines présents au vote, mais de tous les chanoines ayant droit de voter. Si le candidat n'appartenait encore à aucune église, il n'avait besoin que de la majorité simple, la moitié plus un, pour être élu canoniquement. S'il était déjà évêque ou chanoine ailleurs, il lui fallait la majorité des deux tiers, pour être, non pas élu, mais postulé, c'est-à-dire désigné. Cependant le pape pouvait le dégager de ses liens avec sa première église, et le rendre éligible à la majorité simple. Or les deux candidats à l'électorat de Cologne étaient Furstenberg, déjà évêque de Strasbourg, et le prince Clément de Bavière, déjà évêque de Freisingue et de Ratisbonne. Le pape donna la dispense au prince de Bavière, il la refusa à Furstenberg. L'élection eut lieu le 19 juillet 1688, mais sans résultat. Le chapitre de Cologne se composait de vingt-quatre chanoines. Furstenberg avait besoin des deux tiers (16 voix) pour être postulé, il n'en eut que treize. Le prince de Bavière avait besoin de treize voix pour être élu, il n'en eut que neuf. Devant un pareil résultat et conformément au droit, le pape seul pouvait choisir l'un des deux concurrents, ou même leur en substituer un troisième à son gré. Ainsi il dépendait du pape de placer à Cologne un agent de la France, ou de conférer un État allemand à un Allemand affilié par sa famille à la ligue d'Augsbourg. Innocent XI tenait Louis XIV en échec par l'attente de sa décision souveraine. Le roi de France comprit si bien la gravité de cette situation, que, en dépit des insolences des Talon et des Lavardin, il se résigna à baisser le ton et à tenter un accommodement avec le pontife outragé. Mais il lui en coûtait trop de ne pas garder, même dans un essai de modération, le faste de son importance ; il y mit un orgueil qui tourna ses efforts contre lui-même. Il imagina d'envoyer à Rome un émissaire secret, sans doute pour ne pas laisser soupçonner à l'Europe qu'il eût la pensée de faire des concessions, et cet émissaire fut Chamlay, un des plus habiles seconds de Louvois, grand organisateur militaire, et qui valait mieux que la triste aventure où on le compromettait, mais peu propre à traiter des affaires d'Église et de politique européenne (juillet 1688). Il lui remit des instructions signées de sa main royale, où, à quelques concessions, se mêlaient d'odieux outrages au Saint-Père. Avant tout, Chamlay devait exiger du pape, sous le secret de la confession, l'engagement de ne parler à personne de cette entrevue. Il réclamerait ensuite, comme gage de la paix du monde, la nomination de Furstenberg à l'électorat de Cologne, et, pour l'apaisement de l'Église de France, l'expédition des bulles aux évêques qui attendaient toujours ; la question de la Régale seule pourrait être ajournée à des négociations ultérieures. A ces conditions seulement, il promettrait quelque satisfaction sur le droit des franchises ; on pourrait réduire ce droit aux rues et aux places voisines du palais de l'ambassadeur, peut-être même au palais seul. Mais si le pape voulait la renonciation entière, alors tout serait rompu, et, en cas de rupture, Chamlay se ferait rendre la lettre du roi, et le pape serait averti que, s'il publiait jamais les avances qu'on venait de lui faire, le roi et Chamlay le démentiraient ouvertement et nieraient tout. Innocent XI ne connaissait pas ces instructions ; mais, comme s'il en eût deviné l'indignité, il refusa absolument de recevoir Chamlay. Aujourd'hui que l'histoire les a révélées dans toute leur teneur[37], le pape n'est-il pas tout justifié de n'avoir pas exposé sa personne à de pareilles insultes ? Louis XIV, furieux d'avoir tenté inutilement une
concession, se décida à dénoncer le pape à la chrétienté et à lui déclarer la
guerre. Il expédia au cardinal d'Estrées un manifeste violent pour le
remettre à Innocent XI et le rendre public (6
sept. 1688). Ce manifeste sent à chaque ligne le dépit d'une mauvaise
cause perdue. Le roi commence par imputer au pape la guerre générale qui va
de nouveau embraser l'Europe. Il se donne raison dans l'affaire de la Régale
et tort au pape dans le refus des bulles. Il s'indigne surtout qu'on prétende
ravir à son ambassadeur les franchises, pendant que lui-même il travaille à
détruire l'hérésie. Il rapporte à l'ignorance ou au mépris de toute règle la
dispense refusée à Furstenberg et accordée au prince de Bavière, et oppose
les grâces prodiguées à d'autres à la rigueur qu'on observe à son égard. C'est cette conduite du pape, dit-il, qui porte les affaires de l'Europe à une guerre générale,
qui donne au prince d'Orange la hardiesse de faire tout ce qui peut marquer
un dessein formé d'aller attaquer le roi d'Angleterre dans son propre
royaume, qui donne à ses émissaires et aux écrivains de Hollande l'insolence
de traiter de supposition la naissance du prince de Galles... C'est cette partialité du pape, ainsi que les violences de
la cour de Vienne contre le cardinal de Furstenberg, qui me mettent dans la
nécessité de faire avancer mes troupes pour donner au cardinal et à la partie
saine du chapitre de Cologne, tout le secours et la protection dont ils
peuvent avoir besoin pour se maintenir dans leurs droits et dans leurs
libertés. En conséquence, séparant la qualité de chef de l'Église de
celle de prince temporel, le roi ne reconnaît plus le pape pour médiateur
dans l'affaire de la succession palatine, réclame pour le duc de Parme la
restitution de Castro et de Ronciglione, et va faire occuper Avignon[38]. Il n'y avait à cette provocation qu'une réponse qui fût digne du chef de l'Église et du souverain de Rome. Innocent XI avait écouté froidement la lecture de ce message. Il leva les yeux au ciel, et dit : Périsse le monde, s'il le faut, pour le triomphe du droit ! Dieu est juste, il punira celui qui est coupable ; et aussitôt, appelant son secrétaire, il lui ordonna, devant le cardinal d'Estrées, d'expédier immédiatement les bulles qui conféraient l'électorat de Cologne au prince de Bavière. C'est ainsi que Louis XIV vit s'évanouir toutes les espérances qu'il avait fondées sur l'alliance de l'électeur de Cologne pour le succès d'une guerre contre l'Allemagne et le prince d'Orange. Les contemporains ne s'y sont pas trompés. Si Furstenberg, disent-ils, avait été élu, les princes d'Allemagne n'auraient pas si aisément entrepris la guerre contre la France ; si le roi de France eût été maître du chemin par où il avait envahi les Provinces-Unies en 1672, le prince d'Orange n'aurait pas osé dégarnir la Hollande de troupes pour son expédition d'Angleterre. Bayle reconnaît également, à son point de vue et dans son langage protestant, les effets de la résistance d'Innocent XI à Louis XIV. La bonne fortune des protestants, dit-il, voulut que le siège de Rome fût alors occupé par un pape, ou peu éclairé sur ses intérêts, ou trop roide pour profiter des conjonctures au préjudice des ses passions particulières. En France, à la cour, l'intérêt national, se prenant pour le bon droit, accusa le pontife de s'être bien écarté de cette voie d'équité et de justice que doit avoir un bon père pour ses enfants. Mme de La Fayette, qui jusqu'alors avait donné raison à Innocent XI, n'hésite pas à dire[39] : Un endroit où le pape n'est pas pardonnable ni même excusable, c'est la manière dont il s'est comporté dans l'affaire de Cologne. Elle oubliait que la France n'était pas toute la chrétienté, que le père commun avait d'autres enfants que les Français, et qu'il ne pouvait sacrifier l'intérêt de l'Allemagne à l'ambition du grand roi sans violer cette impartialité paternelle. C'est ce qu'Innocent lui-même a victorieusement répondu aux plaintes des Français. Dans un mémoire en réfutation du message de Louis XIV, où il met à néant, un à un, tous les griefs de son adversaire[40], on lit, à propos de l'élection de Cologne, ces paroles remarquables : On ne voit pas de quel droit le roi très-chrétien se rend partie à cette affaire où il s'agit de pourvoir à un archevêché d'Allemagne, à un électorat de l'Empire, ce qui ne peut dépendre que du pape et de l'empereur, puisque, après que l'élu a été confirmé par le Saint-Siège, c'est à l'empereur à lui donner l'investiture de la principauté temporelle et à l'admettre dans le collège électoral, c'est-à-dire à le faire un de ses principaux ministres et officiers, avec l'autorité et le pouvoir, non-seulement de concourir à l'élection d'un nouvel empereur, mais encore, si le cas y échet, de veiller sur la conduite même de Sa Majesté Impériale et d'avoir une grande part dans toutes les affaires qui concernent l'Empire. Il n'était pas difficile d'être plus fort que le pape. Mettre le nonce à Paris sous la surveillance de la police[41], ordonner l'occupation d'Avignon (13 septembre), saisir les évêques du Comtat qui n'étaient pas sujets du roi, et les réduire, dans leur captivité, à la ration des prisonniers[42], enfin interjeter appel au concile général (27 septembre 1688), tout cela se fit sans obstacle. Mais cela ne supprimait pas sur d'autres points une opposition fort inquiétante. Les armements du prince d'Orange augmentant chaque jour, Louis XIV avait fait signifier aux états généraux que, si ces préparatifs étaient dirigés contre l'Angleterre, il regarderait comme entrepris contre lui-même tout ce qui s'adresserait à Jacques II (9 septembre). Ce ne furent pas les Hollandais qui répondirent à cette menace, ce fut Jacques II qui la désavoua ; non content de démentir Louis XIV, il rappela de France son ambassadeur et le mit en prison pour avoir appuyé une démarche dont il ne voulait pas se laisser croire complice. Le roi se troublait de cette disgrâce qu'il qualifiait d'injustice, et surtout de ce refus d'assistance où il ne voyait qu'une faiblesse capable d'encourager le prince d'Orange dans ses pernicieux desseins[43]. Cependant l'Autriche avait occupé Belgrade le 7 septembre ; une ambassade des Turcs épouvantés demandait le passage pour aller à Vienne traiter de la paix ; l'Allemagne enfin se déclarait par une manifestation doublement significative : le 21 septembre, des troupes brandebourgeoises, prévenant les desseins de la France, entraient dans Cologne, et elles étaient commandées par un fugitif français, le maréchal de Schönberg. Louis XIV ne voulait pas se laisser attaquer ou prendre au dépourvu. Depuis quelques semaines, des troupes françaises s'acheminaient vers la Flandre et la frontière d'Allemagne, et abordaient même l'électorat de Cologne[44]. Il tenait surtout à empêcher l'Angleterre d'entrer dans la ligue d'Augsbourg. Le concours ou la neutralité de cette puissance, achetés un peu cher sans doute, lui avaient bien profité pour la guerre de Hollande. Si maintenant le prince d'Orange remplaçait Jacques II, c'en était fait ; l'Angleterre, qui avait manqué à la première coalition, apporterait à la seconde un complément décisif sur mer et même sur terre. Si, au contraire, Jacques II ne succombait pas, et surtout s'il devait son salut à la France, il serait bien obligé ; malgré une mauvaise volonté si transparente, de respecter le roi qui l'aurait sauvé. Dans cette attente, Louis XIV se décida à déclarer la guerre à l'Allemagne, espérant tout à la fois accomplir ses projets sur le Rhin, et retenir le prince d'Orange en Hollande par le danger de ces provinces ou la nécessité de soutenir ses alliés. Le 24 septembre 1688, il lança son manifeste contre l'Empire. Il prétendait par ce manifeste mettre le bon droit de son côté. Il se vantait de modération pour s'être contenté, à Ratisbonne, d'une trêve au lieu d'un traité définitif, dans la pensée de laisser à l'empereur et à l'Allemagne la liberté de combattre le Turc. Il opposait à cette générosité la ligue que l'Allemagne avait conclue contre lui à Augsbourg, et les artifices employés, dans une assemblée à Nuremberg, pour engager de nouveaux adeptes dans cette coalition. Ses preuves de la mauvaise volonté des Allemands étaient le refus opposé par l'électeur palatin aux réclamations de la duchesse d'Orléans, et l'appui donné par la diète au prince de Bavière dans la compétition de l'électorat de Cologne. Obligé de se mettre en garde, il allait assiéger Philipsbourg, comme aussi prendre quelques villes du Palatinat. Mais il était prêt à rendre Philipsbourg démantelé, à restituer Kayserslautern au Palatin, même à abandonner Fribourg, si, en retour de tant de concessions, l'Allemagne consentait à changer la trêve de Ratisbonne en traité définitif. Trois mois étaient donnés aux Allemands pour réfléchir, mais le retard d'une réponse favorable au delà de ce terme obligerait le roi à ne plus compter que sur les armes et à rejeter les maux de la guerre sur ceux qui l'auraient rendue nécessaire[45]. Les Allemands ripostèrent sans embarras. Leur contre-manifeste, clair et précis, quoique rédigé en latin, à la fois sérieux et moqueur, mêlé de bonnes raisons et de subtilités, apprit à Louis XIV que sa diplomatie et ses allures de dominateur ne trompaient plus et n'épouvantaient personne. La paix de Nimègue n'avait-elle pas été ébranlée sous de faux prétextes de réunions et de dépendances ? Qu'était-ce que cette justice pour rire établie à Brisach et à Metz, où les officiers français étaient à la fois parties, témoins et juges[46] ? La trêve de Ratisbonne avait ravi à l'Allemagne le sixième des provinces allemandes, et cependant les Allemands avaient fidèlement observé cette trêve. On ne comprenait pas tant d'irritation contre la ligue d'Augsbourg quand les termes formels de cet accord ne regardaient que l'intérieur de l'Allemagne, les intérêts des princes allemands et leur défense réciproque. Le roi accusait l'Autriche de despotisme, et de se proposer bien plus les agrandissements de sa puissance que la défense de la religion. Mais la cour de France ne tenait compte ni de l'honnêteté, ni des traités, ni de l'opinion, ni de la conscience. Elle avait soutenu les rebelles de Hongrie par ses généraux, par ses ambassadeurs, par ses armes, par son argent ; et non-seulement les Hongrois, mais encore les Turcs, ennemis du nom chrétien, comme le prouvaient des lettres de rebelles et d'émissaires français. Le très-glorieux roi des Français serait donc ouvertement convaincu d'avoir violé sa parole. Il se confiait, disait-il, à la faveur de la Providence qui avait toujours béni ses armes ; mais il était invité à se souvenir que Dieu se servait quelquefois des Attilas pour punir ceux mêmes qu'il aimait, et que ce même Dieu, après avoir abattu les Turcs violateurs de traités sur le point d'expirer, pourrait bien arrêter et punir le violateur d'engagements qui avaient encore seize ans à durer[47]. Louis XIV eût bien fait de méditer ce conseil ; mais il était trop tard. Dès le 25 septembre, le lendemain de la publication de son manifeste, il avait mis, ses troupes en marche ; le 27, Philipsbourg était investi. Il se lançait présomptueusement, sans troupes suffisantes et surtout sans argent, dans le piège où l'Europe mieux préparée l'attendait. Le pied lui glissait sur la pente fatale de la décadence. |
[1] Racine, Fragments historiques. Lettre de Mme de Maintenon, qui constate que le roi n'en voulut pas à Colbert d'avoir préféré le service de Dieu au sien dans ce moment suprême.
[2] Sévigné, 13 juin 1685.
[3] Mémoires de Lafare.
[4] Hammer, Histoire des Turcs, tome XII.
[5] Mémoires de Lafare ; Lettres de Sévigné. — Lettre de Mme de Maintenon à son frère : On en a trouvé plusieurs pleines de ce vice abominable qui règne présentement, de très-grandes impiétés et de sentiments pour le roi bien contraires à ce que tout le monde lui doit.
[6] Hammer, Histoire des Turcs, t. XII. Mémoires de Berwick :
[7] Mémoires de Villars. Tous ces faits sont avoués sans embarras dans ces Mémoires rédigés, comme on sait, par Anquetil sur les lettres et autres pièces authentiques émanées du maréchal de Villars.
[8] Dumont, t. VII.
[9] Le texte porte : Keinen Mangel ersheinen lasse... von daraus fleissige Kundschaft einziehe... La traduction française ajoute : fasse la guerre de l'œil ; le mot est joli, mais il n'est pas dans l'allemand.
[10] Mémoires de Choisy, liv. VII.
[11] Dangeau, Journal, 8 mai 1686.
[12] Dumont, Corps diplomatique, t. VII.
[13] Mémoires de Choisy, liv. VI. Dangeau, 1686.
[14] Lettre de Louvois au contrôleur-général, 20 juillet 1688, citée par Rousset.
[15] Mémoires de Choisy, liv. VII. Rousset, Relation de la grande opération et de ses suites, par Louvois.
[16] Sévigné, 15 janvier 1687.
[17] Dessin honteux, publié en Hollande, où le siège du mal était représenté entouré de rayons et d'auréoles de gloire.
[18] Bussy à Sévigné, 18 janvier 1687.
[19] Voir les Mémoires de Choisy.
[20] Mémoires du marquis de Pomponne.
[21] Le mot est de Napoléon ; mais Napoléon a si souvent emprunté les sentiments et les procédés de Louis XIV vis-à-vis du pape, qu'il est bien permis de prêter à Louis XIV les paroles de Napoléon.
[22] Mémoires du marquis de Pomponne ; Sévigné, Lettres, 31 mai 1687.
[23] Mme de La Fayette, Mémoires de la cour de France, 1688. On ne peut pas dire que le pape ne soit pas homme de bien... on peut soutenir le parti qu'il a pris sur l'affaire des franchises ; et il est excusable d'avoir été offensé contre les ministres de France sur tout ce qui s'est passé dans les assemblées du clergé, car c'est son autorité... qu'on attaque ; et quand l'humanité n'y aurait pas de part, et qu'un pape en serait défait en montant sur le trône de saint Pierre, ce serait l'Église et ses droits qu'il défendrait.
[24] Hammer, Histoire des Turcs.
[25] Dumont, t. VII. Traité entre Apafy et l'empereur, 27 oct. 1687.
[26] Rousset, Histoire de Louvois, t. IV.
[27] Œuvres de Louis XIV, t. VI, p. 497 : lettre du cardinal d'Estrées à Louvois.
[28] Dangeau, Journal, 8 juin 1686.
[29] Œuvres de Louis XIV, t. VI : Lettres du roi à l'électeur de Cologne, écrites de sa main, 20 nov. et 28 nov. 1687.
[30] Œuvres de Louis XIV, t. VI : Lettres à Villars, 8 et 25 janv. 1688. Mémoires de Villars.
[31] Gérin, ch. XIV.
[32] Dumont, Corps diplomatique, t. VII : Proclamation de Tékély au commencement de 1688 : Les Turcs ne sont pas détruits... Quand ils auraient perdu tout ce qu'ils ont en Europe, il leur resterait deux autres parties du monde où ils commandent. Ils ont bien détruit l'empire d'Orient quand ils n'avaient pas plus de force qu'aujourd'hui... ils détruiront bien l'empire d'Occident qui est plus faible... Quoique nous ne devions pas ajouter foi aux prophéties qui viennent de ce côté-là, il est bon pourtant de savoir qu'ils en ont une selon laquelle leur empire presque abattu doit devenir plus florissant que jamais sous un prince du nom de Soliman. Concourez avec moi à la faire trouver véritable.
[33] Dumont, ibid. Traité entre Apafi et l'empereur : Manehit in æternitate temporum, historiarum monumentis incerta fatalis tragœdia quam hoc regnum sub protection Turcica sustinuit... Redit jam ad regem Hungariæ a quo fatorum invidia et ambitiosis nonnullorum ausibus segregatum erat, et amplectitur paternam et validissimam protectionem Augustissimi Leopoldi Romanorum imperateris... communi voluntate, motu spontaneo, et ex christiano zelo...
[34] Suétone, Vie de Tibère : Si non dominaris, filioia, injuriam accipere te existimas.
[35] Dumont, t. VII, Réclamation des protestants anglais contre le roi, adressée au prince d'Orange. Cet interminable factum, ce pleur éternel, ne se compose dans la première partie que d'une seule idée, répétée à satiété et à chaque paragraphe : la liberté violée. L'acte le plus tyrannique qu'il attribue à Sacques II, c'est d'avoir dit, dans la déclaration du 27 avril : que nul ne peut espérer aucune charge, s'il ne veut contribuer au dessein du roi, et que ceux qui ne consentiront pas à faire cesser les lois pénales et le Test doivent être considérés comme de fort mauvais chrétiens.
[36] Dumont, même pièce.
[37] C'est encore une de ces découvertes qui donnent tant de prix au livre de M. Rousset. L'historien de Louvois a retrouvé cette pièce signée du roi et du ministre Croissy dans les papiers de Chamlay.
[38] Voir ce manifeste dans Dumont, Corps diplomatique, tome VII, année 1688.
[39] Mémoires de la Cour de France, 1688.
[40] Réflexions pour servir de réponse sur la lettre en forme de manifeste que M. le cardinal d'Estrées distribue, citées par Gérin, ch. XIV.
[41] Depping, Correspondance administrative, tome II. On voit les détails de cette honteuse mesure dans plusieurs lettres de Seignelay : Le nonce a déménagé... redoubler d'attention sur lui ; en cas qu'il voulût s'en aller, l'arrêter non pas dans Paris, mais à deux et trois lieues, afin d'être plus assuré que c'est dans l'intention de s'en aller qu'il sera sorti de Paris. Le faire rentrer dans Paris avec le moins de bruit qu'il se pourra. Cette lettre adressée à La Reynie est du 28 août, avant le manifeste. Après l'occupation du Comtat : Le roi a nommé un de ses gentilshommes pour demeurer auprès de M. le nonce et rendre compte de sa conduite. Sa Majesté veut qu'on continue à observer la maison toutes les nuits, et que ceux qui seront préposés pour cela voient tous ceux qui entreront et sortiront, et qu'ils les obligent à se faire connaître. 8 octobre. Plus tard encore : Prendre toutes les précautions pour qu'il ne puisse s'absenter pendant que M. de Saint-Olon n'est pas auprès de lui... et si, pour plus grande sûreté, il est besoin de mettre un archer à la porte de sa chambre, il n'y a rien qui doive empêcher de le faire. 20 novembre.
[42] Ici ce n'est plus Seignelay, mais Louvois qui exerce la vengeance de Louis XIV ; il règle ainsi la part de l'évêque de Vaison et de l'escorte qui le conduit à l'île de Ré : A chaque dragon, 40 sols par jour, à l'officier une demi-pistole, un écu pour la nourriture de l'évêque et de son cheval. Il faut que l'évêque vive avec peu de commodité, et qu'on lui laisse croire qu'on le mène en Canada.
[43] Œuvres de Louis XIV, tome VI : Lettre du roi à Barillon, 30 septembre 1688.
[44] Sévigné, 26 août 1688 : On lève des troupes et on les envoie en Allemagne. Nous voulons commencer sans attendre qu'on nous attaque... Nous voulons être en état de répondre à tout, et peut-être d'attaquer les premiers.
[45] Dumont, tome VII.
[46] ...Instituta per ludibrium Metis et Brisaci figura judiciorum, in quibus ministri Gallici actorum simul, testium et judicum partes agerent.
[47] Dumont, tome VII, à la date du 18 octobre 1688.