I. — Organisation des ingénieurs. - Corps spéciaux. - Progrès de l'armement, la baïonnette. - Écoles de cadets. - La discipline imposée à la noblesse. - Grand développement des fortifications. La guerre de Hollande avait été trop féconde eu difficultés, en nécessités pressantes, en expériences instructives, pour ne pas donner à Louvois la pensée et la résolution d'y répondre par des ressources et des institutions nouvelles, et de perfectionner l'art de la guerre tout en le pratiquant. C'est ainsi que, pendant que Vauban inventait les parallèles au siège de Maëstricht, le ministre, d'après les instances de l'ingénieur, fondait les troupes du génie, et créait enfin une compagnie de mineurs (1673) dont l'utilité éprouvée en fit former une seconde à la fin de la guerre (1679). Les ingénieurs, dont tant de sièges faisaient de mieux en mieux apprécier les services, obtinrent aussi une organisation qui les tira de l'obscurité et de l'incertitude où ils avaient langui si longtemps. Vauban avait demandé qu'on les divisât en deux classes : les ordinaires, pourvus du roi, et assurés d'une solde régulière et convenable ; les extraordinaires, qui n'auraient pendant la paix qu'une pension modique et bien payée ou serviraient dans l'infanterie, et seraient appelés, selon le besoin, au service d'attaque ou de défense des places, avec des appointements extraordinaires. Cette proposition, acceptée en 1676, a constitué le corps des ingénieurs. Il n'y eut que le régiment de la tranchée, ces compagnies spéciales dont tous les hommes auraient été à la fois canonniers, grenadiers et terrassiers, que Vauban s'efforça vainement de faire établir ou même essayer. Ses instances échouèrent avant (1672), pendant (1675) et après la guerre de Hollande. D'autres corps spéciaux se multiplièrent également en raison de l'utilité qu'ils faisaient espérer. Au siège d'Aire (1677), le succès des soldats qui lançaient les bombes avait provoqué l'institution de deux compagnies spéciales de bombardiers. Frappé de leur habileté, Louvois, qui ne perdait pas une occasion de les louer, obtint du roi de porter ces compagnies à douze, et d'en former un régiment qui aurait pour colonel le grand-maître de l'artillerie (1684). Il existait déjà avant la guerre une compagnie de canonniers ; en 1679, il y en eut six. Instruites et exercées par un capitaine de bombardiers fort habile, leur adresse et leur belle tenue ravirent si fort Louvois que, plus tard, il en ajouta six autres (1689). L'artillerie out désormais trois sortes de troupes à sa disposition : les canonniers, les bombardiers et le régiment des fusiliers. En dépit de la résistance entêtée de quelques généraux et du roi, les avertissements donnés par la guerre amenaient peu à peu des progrès notables dans l'armement. En 1679 la cavalerie remplaça l'épée par le sabre, beaucoup mieux approprié à la manière de combattre de l'homme à cheval. Bientôt une arme à feu plus commode que le mousquet fut introduite aussi dans la cavalerie. En 1680, on vit pour la première fois dei carabiniers, ainsi nommés de la carabine rayée dont ils étaient pourvus. Leur création, leur développement rappelle celui des grenadiers dans l'infanterie. On commença par deux carabiniers dans chaque compagnie de cavalerie ; au bout de quelques années, on établit une compagnie de carabiniers dans chaque régiment ; bientôt on prit l'usage à la guerre de réunir toutes ces compagnies en une brigade à part. La carabine contribua sans doute à faire mieux apprécier l'avantage du fusil pour l'infanterie. On n'avait pu se dissimuler, dans la dernière lutte, que le tir des Allemands était plus nourri et plus sûr que le tir des Français. Quelle en était la cause ? Les partisans du fusil n'hésitaient pas à la trouver dans l'imperfection et les lenteurs du mousquet ; d'autres, avec autant de raison, dans cet usage des piques qui rendait inutiles pour le feu une partie des soldats de chaque compagnie. Ces deux opinions prirent décidément faveur lorsque Vauban trouva (1687) la baïonnette à douille, dont l'anneau, embrassant au dehors le canon, laisse au projectile le passage et la direction libre, et dont la pointe allongée fait commodément office de pique. Par là, les deux forces offensive et défensive étaient réunies dans les mêmes mains : tout fantassin pouvait successivement faire feu et barrer le chemin à l'ennemi. Tous les hommes d'une même compagnie procédaient d'ensemble à l'attaque ou à la résistance. Louvois s'empressa d'accepter ce progrès, sans pourtant le rendre général du premier coup. Il fit adapter la nouvelle baïonnette au fusil et au mousquet ; mais il fallut laisser une part à la routine ; pendant plus de douze ans encore le mousquet s'obstina à vivre à côté du fusil et la pique à côté de la baïonnette. On conserva jusqu'à la guerre de la succession d'Espagne, des mousquetaires qui tiraient mal et des piquiers qui ne tiraient pas. Dans l'ordre moral, les réformes de Louvois sont d'autant plus dignes d'estime qu'il y a sacrifié sa popularité, s'obstinant au bien en dépit des murmures injustes des mécontents, et de la complicité téméraire de l'opinion. Nous savons qu'il voulait le soldat régulier mais bien traité, l'officier respecté des soldats mais probe envers eux, les nobles assujettis à la loi commune, obéissance et châtiment. On ne le vit jamais faillir à ces principes. En même temps qu'une ordonnance (1676) portait peine de mort contre ceux qui auraient provoqué des soldats à la désertion[1], il attribuait la désertion à l'injustice des chefs qui détournaient la solde à leur profit : Pendant que le roi paye fort bien, disait-il, les officiers retiennent l'argent, et répondent aux réclamations de leurs soldats par des coups de bâton[2]. Cette iniquité le rendit avec raison inflexible contre les coupables, sans distinction de grade ou de naissance. On le voit réprimander en termes durs, mais mérités, Dufay lui-même, le défenseur de Philipsbourg, devenu gouverneur de Fribourg. Dufay avait fermé les yeux sur des retenues arbitraires de solde commises par des officiers ; il est averti qu'il n'échappe à la destitution que par le souvenir de ses anciens services, les chefs de corps coupables d'avoir souffert les retenues sont mis en prison ; le commissaire qui a toléré ces désordres est aussi emprisonné et de plus révoqué à jamais. Certains officiers retiraient aux soldats en garnison leurs bons vêtements, leurs bons souliers, et les laissaient monter.la garde ou courir dans les rues nu-pieds et dans un appareil misérable ; ils alléguaient l'économie. Louvois entend qu'il n'en soit pas ainsi ; les vêtements doivent toujours être en état de garantir l'homme des injures du temps, du froid surtout, et de la risée des étrangers. Ce qu'il prescrivait, il en donnait lui-même l'exemple par sa persévérance à développer l'établissement des Invalides. Ce magnifique asile des soldats vieux ou mutilés, commencé en 1670, était déjà, en 1674, en état de recevoir ses hôtes : l'histoire métallique en a célébré l'inauguration en 1676 ; mais il était loin d'être achevé. Pendant toute la guerre de Hollande et longtemps encore au delà, il figure dans les dépenses, à côté des monuments les plus illustres de cette époque artistique, et par sa destination semble demander grâce pour des palais moins utiles ou moins pressés. Après la paix de Nimègue, il absorba près de deux millions. Il ne faut pas souffrir que le soldat se mutine, et il est des occasions où il en faut tuer et faire exécuter sur-le-champ pour les contenir ; mais en ce qui s'est passé le premier de ce mois, il n'y avait rien qui méritât de pareilles démonstrations. Cette distinction, formulée par Louvois dans sa lettre à Dufay, démontre qu'il réprouvait également la mollesse et l'excès de la répression. Des cavaliers ayant contrevenu, avec l'assentiment du capitaine, à un ban fait par Luxembourg sur peine de la vie, le conseil de guerre ne les avait condamnés, les cavaliers qu'à être attachés au poteau, le capitaine à quinze jours de prison (1677). Un tel jugement sentait trop la connivence. Le ministre, ne pouvant le défaire contre les condamnés, s'en prit aux juges pour leur donner à l'avenir plus de respect de la discipline. Par son ordre, une retenue de deux mille livres fut faite sur les appointements des officiers qui avaient assisté au conseil de guerre. Au contraire, à Fribourg (1683), les juges avaient failli par sévérité. A propos des retenues de solde, ils avaient condamné, sans l'entendre, et passé par les armes le soldat qui était venu porter la réclamation de ses camarades, sous prétexte que les autres s'étaient attroupés en grand nombre. Il eût été cependant convenable de tenir compte aux uns et aux autres de la légitimité de la plainte fondée sur les ordonnances du roi. Sa Majesté, écrivait Louvois, a regardé comme un assassinat ce qui a été fait à l'égard du soldat qui a été passé par les armes. En conséquence, les officiers qui avaient assisté au conseil de guerre furent interdits. Il ne fut plus permis aux nobles de se soustraire à l'obéissance et à la régularité. Dans l'armée de Schönberg (1676), l'exécution d'un gendarme ayant excité une sédition où les officiers avaient montré de la mollesse, trois capitaines furent incarcérés dans une place de guerre ; mais le marquis de Lafare, sous-lieutenant de la compagnie de gendarmes, fut mis à pied. De là sa rancune contre Louvois, dont ses Mémoires sont remplis, et dont l'histoire intelligente fait un titre d'honneur de plus Ru ministre. Dans cette armée encore, il y avait de la part des officiers généraux une opposition systématique contre Schönberg, contre sa qualité d'étranger. Le plus turbulent était le comte d'Auvergne, neveu de Turenne. Que ne semblait-on pas, en effet, pouvoir se permettre sous ce grand nom ? Auvergne se plaignait toujours : tantôt il trouvait le maréchal trop sévère, tantôt il se trouvait lui-même déshonoré de marcher à l'escorte des bagages. Une première fois Louvois l'invita à cesser ses plaintes ; au lieu de se taire, Auvergne recommença, et, ne pouvant obtenir satisfaction, il menaça e le ministre de demander son congé. Louvois le prit au mot ; il se débarrassa de cet important en lui donnant ce qu'il était bien loin de désirer, en lui signifiant que la France pouvait se passer de lui. Après quelques années de ce système, les plus endurcis devaient être ployés au devoir. On connaît depuis longtemps, par une lettre de Sévigné, la leçon magistrale infligée par Louvois aux derniers indociles dans la personne de Nogaret : M. de Louvois dit l'autre jour tout haut à M. de Nogaret : Monsieur, votre compagnie est en très-mauvais état. — Monsieur, dit-il, je ne le savais pas. — Il faut le savoir, dit M. de Louvois ; l'avez-vous vue ? — Non, Monsieur, dit Nogaret. — Il faudrait l'avoir vue. — Monsieur, j'y donnerai ordre. — Il faudrait l'avoir donné. Il faut prendre un parti, Monsieur, ou se déclarer courtisan, ou s'acquitter de son devoir quand on est officier. Le convaincu riposta pas. Sévigné ajoute : On voit ce que c'est que de négliger le service, et vous devez avoir une grande joie de la belle et bonne compagnie du marquis (son petit-fils) et de son exactitude[3]. Ce contentement a bien l'air d'un acte de soumission. La marquise se résigne au nouveau régime militaire, comme, devant les effets du passage du Rhin, l'ancienne frondeuse se résignait à craindre et à honorer le maître. De bonne heure (voir ch. XX, § I du tome III), on avait pourvu à la formation des officiers par l'établissement des cadets, épars dans divers régiments et compagnies, où simples soldats, quelle que fût leur naissance, ils pratiquaient le service avant de le diriger et apprenaient l'obéissance avant de commander. Louvois perfectionna cette institution en réunissant les cadets en compagnies de gentilshommes. Il avait reconnu qu'au milieu de soldats grossiers, ces jeunes gens prenaient souvent des allures triviales, basses, et jusqu'à des habitudes de maraude. Il leur voulait l'éducation qui inspire au supérieur le respect de lui-même, à l'inférieur le respect de l'autorité ; une école spéciale pouvait seule remplir ces vues. En 1682, le roi annonça l'établissement à Metz et à Tournai de deux compagnies, destinées à former au service tous les jeunes gentilshommes de quatorze à vingt-cinq-ans qui voudraient acquérir le savoir et les qualités de bons officiers. Tel était le besoin auquel répondait cette innovation, que de toute part les candidats affluèrent. Il s'en présenta d'eux-mêmes, ou par l'intermédiaire des intendants[4], une si grande multitude que, au lieu de deux compagnies, il en fallut organiser neuf. En deux ans, le nombre de ces élèves montait au chiffre de 4.275, et leur dépense à la somme de 80.000 livres par mois. Le roi accepta cette surcharge financière, assurément une des plus honorables de cette époque trop fastueuse, et dont l'utilité évidente justifie les louanges qu'il en retira. Le comité de l'éloge et de la gloire du roi, la petite académie de l'histoire métallique, célébra la création des compagnies de gentilshommes par une médaille avec cette devise : Nobiles educati munficentia principis. Quoique nommées Compagnies de gentilshommes, ces écoles militaires admettaient, outre les jeunes gens nobles, les fils de ceux qui vivaient noblement[5], des fils de bourgeois et de commerçants. Il n'y eut d'exclu véritablement que les incapables, les débauchés notoires, et ceux que leur pauvreté absolue menaçait de languir dans la misère sous l'habit d'officier. Tous les cadets d'une compagnie vivaient en simples soldats, sauf ceux qui devenaient sergents et caporaux. Ils étaient commandés par un capitaine, un lieutenant, deux sous-lieutenants. Il leur fallait, malgré leurs goûts contraires, étudier les mathématiques : les prescriptions de Louvois sur cet article sont formelles. Ils s'exerçaient avec un entrain unanime au maniement des armes, à Douai, une escouade d'artillerie était dressée aux manœuvres du canon ; ils partageaient avec les troupes de la garnison le service des postes et des gardes, sans distinction de saisons ou de jour et de nuit. En vue du but moral que le fondateur s'était proposé, le capitaine surveillait jusqu'à leurs divertissements dans leurs heures de liberté. La comédie leur était interdite comme un entraînement à la débauche. Ils étaient soumis à la discipline militaire la plus rigoureuse sans considération de l'âge. L'historien de Louvois cite deux exemples de condamnation et d'exécution à mort pour crime de duel et de sédition à la suite du duel. Il est à regretter que cette organisation n'ait survécu que pendant trois ou quatre ans à la mort de son auteur ; mais recueillie et ravivée par l'imitation intelligente de l'étranger, elle est demeurée pour la France elle-même l'origine et le modèle des écoles militaires. Il convient de porter encore au compte de Louvois un essai avorté par la maladresse de ses successeurs, mais bien favorable à un bon recrutement de troupes, à l'entretien d'une réserve sérieuse et forte. Substituer, au moins en partie, à l'enrôlement subit d'hommes inconnus, mêlés de beaucoup d'aventuriers et même d'étrangers, une armée née du sol français, intéressée à la garde de ce sol, animée de l'esprit national, c'est ce que Louvois entreprit par t'établissement des milices. En 1688, Louis XIV renouvela, dans de meilleures conditions, les francs-archers de Charles VII. Il chargea les intendants de choisir dans chaque paroisse, parmi les gens non mariés, des miliciens en nombre calculé sur l'importance de la contribution foncière de la communauté. Tout milicien destiné à répondre aux appels du roi restait, en attendant, chez lui dans ses habitudes et ses travaux ; le dimanche seulement il s'exerçait au maniement des armes. En retour il recevait, aux frais de la paroisse, une solde de deux sous par jour, l'armement et l'habillement, un bon chapeau, un justaucorps, des culottes et des bas. Cinquante miliciens de paroisses contiguës formaient une compagnie ; quinze, dix-huit ou vingt compagnies formaient un régiment. Les officiers, depuis le colonel jusqu'au lieutenant, étaient choisis parmi les gentilshommes de la province, et autant que possible parmi les gentilshommes ayant servi dans l'armée. Ils touchaient, pendant la paix, sur les fonds des généralités, des appointements peu considérables. En temps de guerre chaque régiment se constituait par un rapprochement facile de ses compagnies. Alors les milices passaient à la charge du roi ; officiers et soldats étaient entretenus, nourris et payés par lui. A la fin de la guerre, le milicien rentrant dans ses foyers était, en cas de mariage, exempté de la taille pour deux ans. Les avantages de ce système frappent les yeux. Point de recrutement précipité ni frauduleux, point de tromperie sur l'effectif des hommes ; point de vénalité de charges, ni de bénéfices possibles aux officiers aux dépens des soldais. Pour soldats, des paysans comme on affecta de le dire par dédain au début, mais précisément des hommes faits au travail, à la fatigue, à la simplicité et tout prêts à la discipline, ou bien d'anciens soldats remettant au service du pays une vieille expérience, dont on comptait huit cents sur mille dans un des premiers régiments. Cette organisation donna dès l'origine vingt-cinq mille hommes de bonnes troupes. Combien il est regrettable qu'après Louvois, en modifiant les conditions primitives, et à force d'en vouloir multiplier les profits, on ait dénaturé et à la fin perdu cette utile ressource[6] ! On sait que le soin des fortifications était partagé entre
les différents ministres. Le ministre de la guerre n'en avait par conséquent
qu'une part, et Colbert avait la sienne qu'il ne faut pas confondre avec les
travaux à la mer. Pendant la guerre, ce travail s'était continué, soit pour
remettre en état les villes prises .à l'ennemi, soit pour garantir les
provinces françaises du côté des Allemands. Ce besoin pesa quelquefois
lourdement sur les populations. Colbert, par moments, n'hésita pas, comme
nous l'avons dit, à y faire servir la corvée. Préoccupé d'Auxonne et de
Chalon-sur-Saône, il écrivait aux élus de Bourgogne[7] : Sa Majesté a résolu de faire tous les ouvrages de terre à
corvée par les habitants de toutes les paroisses et communautés de huit ou
dix lieues et environs de ses places. Par le calcul qu'elle a fait faire,
elle a besoin de cent mille journées d'hommes. Elle désire que vous en
fassiez promptement la répartition sur toutes lesdites communautés. Il
disait encore (1673) : A l'égard des corvées, il faut que vous y fassiez venir
tous les paysans qui peuvent s'y rendre en une journée, sans considérer de
quel gouvernement, élection ou généralité ils peuvent être. Il accordait
aux corvéables le pain de munition et la liberté d'aller faire leurs
vendanges ; pour concilier un peu tous les intérêts, il conseillait
d'assigner une tâche à chaque escouade et de libérer les hommes aussitôt
après la tâche faite ; mais il se refusait absolument à donner de l'argent pour des travaux obligatoires (décembre 1675). Toutefois ces exigences lui
répugnaient. Il revenait volontiers, quand il le pouvait, aux ouvriers
libres. Le roi, écrivait-il alors, n'approuve pas les corvées, parce que cette manière de
travailler est fort à charge aux peuples, et avance médiocrement les travaux. Vauban, créé brigadier après la prise de Maëstricht, et deux ans après maréchal de camp (1676), règne véritablement à cette époque sur la fortification dans le département de Colbert comme dans celui de Louvois, Colbert, insensible aux rancunes de Vauban, subordonne sans restriction ses intendants et ses ingénieurs au génie qu'il admire. Il le place au premier rang, et à une hauteur qui ne permet ni la contradiction ni la concurrence. Le sieur Vauban est, à ses yeux, plus habile et plus entendu qu'aucun ingénieur qui ait jamais été en France, et, comme il est particulièrement considéré du roi pour son mérite, il est nécessaire d'agir avec lui sur ce fondement. Tout intendant qui laisse voir une certaine résistance à tout ce que veut le sieur Vauban est invité à se défaire de cette mauvaise volonté (1675). Un ingénieur est resté presque célèbre pour des admonestations de ce genre. Niquet avait prétendu modifier de lui-même les plans du maître (1676) : Il ne faut pas contredire, écrit Colbert à l'intendant, un homme d'un aussi grand mérite et d'une expérience aussi consommée que le sieur de Vauban. S'il lui arrive (à Niquet) de jamais remuer une pelletée de terre que conformément au mémoire dudit Vauban, il sera rappelé un quart d'heure après que je m'en serai aperçu. Niquet, de son côté, est remis à sa place par cette apostrophe directe : Sachez que ce n'est pas à vous de toucher aux ouvrages du sieur de Vauban, sans son ordre exprès, et vous devez encore travailler à étudier dix ans sous lui auparavant que vous puissiez concevoir une aussi bonne opinion de vous. L'autorité de Vauban avait ainsi la plus haute sanction morale, l'estime de Colbert et l'amitié de Louvois, quand elle reçut la consécration officielle. La mort dû chevalier de Clerville laissa vacant le titre de commissaire-général des fortifications qu'une déférence bien justifiée avait toujours conservé au vieillard : Vauban le recueillit comme un héritage naturel. A la paix, la nécessité de conserver les conquêtes et de prévenir les représailles des vaincus, ouvrit une période de travaux dont le nombre seul atteste éloquemment la grandeur. Pendant que Vauban remettait la main aux fortifications de Dunkerque, son ouvrage de prédilection (1678), Louvois lui demandait un plan pour Longwy que le duc de Lorraine n'avait pas consenti à abandonner, mais que le roi détenait et voulait se mettre en état de ne jamais rendre. En 1679, on travaillait à Charlemont, à Bitche, à Hombourg, à Sarrelouis, à Phalsbourg, à Schelestadt ; on pensait à Huningue ; on employait contre les projets ultérieurs des étrangers l'argent qu'on venait de tirer de leurs propres États[8]. En 1680, tout en continuant ces entreprises, Louvois et Vauban allaient étudier en Roussillon le moyen de donner de bonnes places à cette province, qui n'en avait jusque-là que de mauvaises ; à côté de Bellegarde et de Perpignan réparées, ils élevaient, à l'entrée de la Cerdagne, la forteresse de Montlouis. Louvois se félicitait d'avoir garanti le pays de tout retour offensif des Espagnols, et assuré au roi la domination de la Cerdagne entière. Plus tard, quand Strasbourg eut été occupé (1681), on consacra de grosses sommes à cette ville même, à Béfort (1684), à Huningue, au fort Louis du Rhin, dans une ile de ce fleuve, au nord de Strasbourg, au Mont-Royal sur la Moselle, dans l'électorat de Trèves (1687), enfin à Landau, d'où l'on espérait défendre l'entrée de la basse Alsace, et tenir en respect le Palatinat. Malheureusement tant d'entreprises à la fois manquèrent de temps, parce qu'elles manquèrent d'argent, pour être achevées avant l'explosion d'une nouvelle guerre européenne. |
[1] Au camp de Nider-Asselt, 17 juin 1676. Voir Isambert, Anciennes Lois françaises, XIX.
[2] Lettre de Louvois, 1677. Voir Rousset, tome II.
[3] Sévigné à sa fille, 4 février 1689.
[4] Voir Mémoires de Foucault, an 1682 à 1683.
[5] Mémoires de Foucault, 1682 : J'en ai envoyé cent d'ancienne noblesse, et les autres issus de parents vivant noblement. On appelait ainsi ceux qui vivaient de leur revenu sans exercer de métier.
[6] Voir, sur tout ce sujet, Rousset, Histoire de Louvois, tome III. Nous n'hésitons pas ici, comme plus haut, à reconnaître les obligations que nous avons à cet historien.
[7] 28 février 1673.
[8] Lettre de Louvois au roi, 1er septembre 1679.