I. — Alliance des Hollandais avec Brandebourg et l'Espagne. - Nouveaux traités de Louis XIV avec Charles II d'Angleterre. - Victoires navales sur les Hollandais ; mort de Ruyter. - Première conquête des villes de l'Escaut. - Siège inutile de Maëstricht par le prince d'Orange. - Perte de Philipsbourg : ruine de la Suède. - Ouverture du congrès de Nimègue. On n'avait pas cessé de parler de paix, malgré la rupture du congrès de Cologne. Le roi d'Angleterre, soit pour se conserver une sorte d'indépendance, soit pour mieux dissimuler au parlement son accord secret avec Louis XIV, prenait le rôle de médiateur, et, après de longs débats, était parvenu à faire accepter Nimègue, une ville hollandaise, pour le lieu d'un nouveau congrès (février 1675). Mais personne ne s'était pressé d'y envoyer des plénipotentiaires, ni de formuler ses intentions. Tout au contraire, les États Généraux s'étaient déclarés contre la Suède pour Brandebourg (juin 1675), et le mois suivant, sur la demande de l'Espagne, ils avaient donné à Ruyter la mission de comprimer la révolte de Messine et d'assurer leur commerce dans la Méditerranée. Les Suédois avaient les premiers souffert de cette entente. L'évêque de Munster leur avait pris Verden, l'électeur de Brandebourg Wollin et Wolgast dans les îles de la Poméranie, le roi de Danemark Wismar (21 novembre). Il y avait toutefois dans leur malheur une diversion avantageuse, qui éloignait de la France une partie des forces germaniques, e dont Louis XIV devait plus tard se montrer reconnaissant[1]. Quant à Ruyter, l'obligation de s'entendre avec le gouvernement espagnol lui avait fait perdre un temps précieux ; depuis quatre mois, il était retenu sur les côtes d'Espagne par les intrigues et les hésitations de la reine mère et du bâtard don Juan ; il n'avait pas encore paru dans les men de Sicile au mois de décembre. Quand la paix ne pouvait se faire avec tout k monde, il était sage de la maintenir au moins du côté où elle existait encore. Au sortir des plus pénibles conséquences de la mort de Turenne, Louis XIV avait repris ses manœuvres pour ne pas laisser échapper la neutralité de Charles II. Le parlement d'Angleterre, à son retour en octobre, montrait toujours la volonté de rappeler dé l'armée française le corps auxiliaire anglais, et faisait assez entendre qu'il lui fallait en outre une déclaration de guerre contre la France. Ses subsides étant à ce prix, Louis XIV le supplanta par une offre plus conforme aux dispositions et aux goûts de Charles II. Il promit à ce roi, s'il voulait encore ajourner le parlement, une somme de cent mille livres sterlings (2 millions et demi), payable en quatre termes égaux ; il l'emporta sans trop de difficulté. Le 2 décembre 1675, Charles II ajournait le parlement jusqu'en février 1677. Quelques semaines après, il contractait, sans le concours d'aucun de ses ministres, un nouveau traité avec Louis XIV, par lequel il s'engageait à ne faire aucune paix ni avec les États Généraux, ni avec une autre puissance, que du consentement de son allié (février 1676). L'histoire de cette négociation est un des traits les plus pitoyables de l'abaissement de ce pauvre homme. Il copia de sa propre main le traité préparé par Louis XIV, alluma une bougie et apposa son cachet à côté de sa signature, puis remit la pièce à l'ambassadeur de France ; pour toute ratification, il se contenta d'une lettre où le roi de France lui faisait savoir qu'il avait lui-même signé[2]. Louis XIV avait ainsi devant lui plus d'une année à ne pas s'inquiéter des flottes anglaises. L'Espagne était l'ennemie que le tour naturel des événements, le voisinage et la politique retrouvée de Louis XIV, désignaient la première à ses coups. On préparait à Toulon un nouvel armement, pour continuer en Sicile les avantages acquis récemment par la prise d'Agousta sur la côte orientale, et répondre aux attaques de Ruyter. Mais cette expédition lointaine, nous l'avons déjà dit; était filetât une diversion passagère qu'un but direct et un objet de conquête durable. Il était bien plus conforme à la prudence et à l'intérêt d'entrer et de se maintenir dans les contrées limitrophes, et de renfermer dans les frontières françaises les provinces d'origine et de nationalité gauloises. La frontière du Nord présentait d'ailleurs des irrégularités de délimitation qui demandaient à être rectifiées. Aire et Saint-Omer demeuraient aux Espagnols en plein Artois français. Le long de l'Escaut, de Cambrai à Condé, régnait une ligne de forteresses espagnoles entre les territoires français de Douai et de Lille d'une part, de Landrecies et du Quesnoy de l'autre. Vauban, choqué de ces bizarreries, ne cessait d'insister auprès de Louvois pour que le roi travaillât à faire son pré carré et cherchât la quadrature, non pas du cercle, mais du pré[3]. Le moment parut tenu de tenter ce système. On travailla pendant l'hiver à préparer contre les villes de l'Escaut, outre les armements habituels, les engins nécessaires pour triompher des inondations factices en usage dans ces contrées. L'Empereur avait assez à faire chez lui; dans ses États patrimoniaux, pour ne plus pouvoir apporter qu'une faible part à la coalition. Tout récemment Abassi, prince de Transylvanie, avait réclamé, à la tête de douze mille hommes, les comtés de Kale et de Zathmar et la forteresse de Tokai, ancien domaine des rois de Hongrie, dont la possession lui avait été reconnue par le dernier traité avec la Porte. Les Turcs l'appuyaient ; maîtres de villes importantes en Hongrie, et surtout de Bude, ils ne négligeaient aucune occasion de troubler ce royaume ; ils étaient toujours prêts à servir les mécontents dans l'espoir d'y trouver des auxiliaires pour la conquête[4]. Ce nouvel embarras de l'Autriche ne déplaisait pas en France. Que dites-vous, écrivait Sévigné[5], de notre bonheur qui fait venir notre ami le Turc en Hongrie ? Louis XIV ne fut pas plus difficile. Il ne dédaigna pas de souffler encore une fois sur ce foyer d'agitations et de s'en faire une sûreté. Déjà il avait prescrit à son ambassadeur de travailler à rétablir la paix entre la Pologne et la Porte. Maintenant le Grand-Seigneur lui offrait d'entrer en Hongrie, si le roi de France lui promettait de ne pas faire sans son consentement la paix avec l'empereur. On agita dans le Conseil du roi la question de savoir s'il était permis d'attirer les infidèles dans un pays chrétien. Pomponne voulait dire non. Le Tellier et Colbert distinguèrent. Attirer le Turc en chrétienté, c'était une chose qui ne pouvait être approuvée ; mais quand le Turc y était déjà, quand il faisait depuis plusieurs années la guerre à la Pologne, le détourner de cet État, ami du roi, pour le ramener sur l'Autriche, ennemie du roi, c'était chose permise, dont l'Empereur lui-même donnait l'exemple en s'opposant au rétablissement de la paix entre la Pologne et le Turc. Louis XIV conclut en ce sens. Il ne crut pas devoir traiter directement avec la Porte ; mais il s'engagea envers le Grand-Seigneur à ne pas secourir l'Empereur, même quand il ne serait plus en guerre avec lui, et il renouvela à son ambassadeur l'ordre de hâter la paix de Pologne[6]. C'était reprendre tout bas la politique de François Ier que Richelieu se glorifiait d'avoir abandonnée, et désavouer Saint-Gotthard et le secours de Candie. Nous constaterons à la fin de la campagne le premier avantage de cette évolution diplomatique. La campagne de 1676 commença d'elle-même, avant la saison, par des batailles navales. Ruyter, arrivé enfin dans la mer de Sicile, vers les derniers jours de décembre, guettait au passage Duquesne qui venait de partir de Toulon avec vingt vaisseaux. Le 8 janvier, les deux flottes s'abordèrent entre les îles Salini et Stromboli. De forces à peu près égales, elles luttèrent depuis onze heures du matin jusqu'au soir avec un égal acharnement ; c'est le témoignage le Ruyter[7]. A la fin les Hollandais ne pouvaient plus disputer le passage ; un seul de leurs vaisseaux coulait bas, mais tous les autres, y compris l'amiral, étaient endommagés dans leurs mâts, vergues, voiles et toutes manœuvres. Je ne me suis jamais trouvé à un plus rude combat, disait encore Ruyter ; il a fallu passer toute la nuit en réparations. Ce travail achevé, il tentait de revenir à la charge, lorsqu'il aperçut douze autres vaisseaux français, sortis de dessine et commandés par Almeïras, qui ralliaient Duquesne. Il se reconnut impuissant ; le conseil de guerre hollandais décida qu'il y aurait imprudence à attaquer un ennemi supérieur, non-seulement par le nombre, mais encore par la qualité de ses vaisseaux : le plus sage était de se retirer dans la direction de Palerme. La victoire, quoique peu décisive, était certaine ; malgré les efforts de l'ennemi, Duquesne introduisait à Messine les renforts attendus. Le succès moral surtout était considérable. M. Duquesne, dit l'historien hollandais, acquit dans cette journée beaucoup de gloire en tenant tête au plus grand homme de mer qui fût alors. La marine française, à qui Colbert désirait tant une belle occasion d'essayer et de montrer ses forces, venait de débuter noblement contre les marins les plus vantés de l'Europe. Aussi, la joie de Colbert éclata dans ses félicitations à Duquesne. Son style change et devient enthousiaste ; l'humeur sombre, qui l'obsédait depuis la guerre de Hollande, se dissipé devant l'espérance d'arriver au but de ses efforts, à la supériorité maritime. Sa Majesté a enfin la satisfaction de voir remporter une victoire contre les Hollandais, qui ont été jusqu'à présent presque toujours supérieurs à ceux qu'ils ont combattus, et elle a connu, par tout ce que vous avez fait, qu'elle a en vous un capitaine à opposer à Ruyter pour le courage et la capacité... Je vous avoue qu'il y a bien longtemps que je n'ai écrit de lettre avec autant de plaisir que celle-ci... Ayant autant d'envie que vous savez que j'en dois avoir que les armes du roi soient aussi glorieuses par mer que par terre, je ne puis m'empêcher de prendre part, plus que personne, à la gloire que vous avez acquise[8]. Ruyter avait voulu se retirer en Hollande : sa mission, limitée à six mois, expirait en février. Mais, en remontant le long de l'Italie, il trouva, à Livourne, des instructions qui l'autorisaient à ne pas quitter encore la mer de Sicile. Les Espagnols, heureux de son retour, comptaient sur ses vaisseaux pour seconder leurs efforts, du côté de la terre, contre les positions des Français. Pendant un rude combat, livré sous Messine, le 29 mars, les vaisseaux hollandais el espagnols, mouillés devant le port, attendaient le moment d'entrer en lutte. Les Français étant demeurés vainqueurs, leurs vaisseaux prirent la mer à leur tour, et la flotte ennemie rétrograda vers le sud. Dans cette direction elle menaçait Agousta, que le duc de Vivonne tenait fort à conserver. Il devenait nécessaire de la suivre, de l'attaquer, de la détruire s'il était possible. Vivonne le désirait vivement ; Duquesne eut tout l'honneur de l'expédition. Le 22 avril, à la hauteur de Catane, en face de l'Etna, à quatre heures après midi, s'engagea une des plus furieuses batailles navales du siècle. La mer de Sicile, dit l'historien de Hollande, toute en feu et en flammes, ressemblait au Mont-Gibel, lorsqu'il vomit de sa gueule infernale les torrents de feu qu'il recèle dans ses entrailles sulfureuses. Dès le commencement, Almeiras fut tué; mais bientôt un coup plus cruel frappa les Hollandais. Ruyter, sur la tugue[9] de son vaisseau, donnait ses ordres et surveillait les mouvements avec son flegme accoutumé ! Tout à coup, une charge de mitraille l'atteint, lui enlève le devant du pied gauche et lui casse les deux os de la jambe droite à la largeur d'une main au-dessus de la cheville. Renversé par le choc sur le pont, il ne cesse pas encore de commander ; couché sur un banc, il applaudit à chaque décharge de ses canons et crie à ses matelots : Courage, mes enfants, c'est ainsi qu'il faut faire pour remporter la victoire. Mais c'est en vain. Son vaisseau avait soixante-dix coups de canon dans le grand hunier, quarante-six dans le petit, vingt-six dans la voile du perroquet d'artimon. Les autres n'étaient guère plus épargnés : cinq d'entre eux, sans les galères espagnoles, qui les prirent à la remorque, seraient tombés aux mains des Français. Il fallut reculer bien au delà d'Agousta, jusqu'à Syracuse. Duquesne avait aussi beaucoup souffert ; mais, après le répit nécessaire pour réparer ses avaries, il se présenta devant Syracuse et offrit un second combat, qui fut refusé (29 avril). Ce jour-là, Ruyter succombait à la gravité de ses blessures et aux douleurs non moins intolérables du traitement. La mort de Ruyter fit sensation en Europe. La Hollande avoua qu'elle avait perdu son Turenne. Alliés et ennemis compatirent au deuil des Hollandais. Louis XIV, avec sa grandeur naturelle, ne refusa pas à l'adversaire mort la considération dont il l'honorait vivant ; il ordonna que, si le corps de Ruyter passait à la vue des ports de son royaume, on lui rendit les honneurs par des salves d'artillerie. Cependant il était bien difficile qu'en France on ne se félicitât pas des avantages que cette mort faisait entrevoir. Quelques-uns, tout en admirant les dernières paroles de Ruyter, admiraient aussi la tranquillité rendue à la Méditerranée[10]. Colbert ne résista pas au besoin de célébrer le succès qui donnait encore une fois raison à son zèle pour la marine. Il écrivait à Duquesne : Je ne saurais vous exprimer combien je suis touché de la gloire que vous avez acquise aux armes du roi par le second combat que vous venez de donner, et je ne doute pas que Sa Majesté ne vous fasse connaître la satisfaction qu'elle recevra de deux aussi belles actions que vous avez faites dans cette campagne. Les envieux n'avaient pas beau jeu à venir en ce moment critiquer Duquesne ; quoique Colbert connût et rabrouât aussi vertement que personne les défauts de l'homme, il ne souffrait pas qu'on méconnût ses services. Le chevalier de Valbelle s'était permis quelques paroles piquantes contre le vainqueur de Ruyter : Soyez bien persuadé, lui répondit Colbert[11], que vous ne trouverez jamais de dispositions ni en moi ni en mon fils à recevoir ces traits de malignité contre qui que soit, et beaucoup moins contre un homme qui a fait deux aussi belles actions que celles que M. Duquesne a faites cette campagne. Louis XIV n'était pas chez lui quand ces bonnes nouvelles arrivèrent ; il était déjà dans les Pays-Bas, et commençait par les villes de l'Escaut l'exécution du plan de Vauban. Les préparatifs de Louvois, aussi bien cachés que bien entendus, avaient quelque temps partagé l'attention des ennemis entre plusieurs de leurs places. En France même, l'opinion se promenait en conjectures de Cambra à Ypres et même à Bruxelles ; le secret, disait-on, est entièrement dans la tête du roi. Il eût été juste d'ajouter : et dans celle du ministre. A la fin, Condé fut investi le 17 avril, et la tranchée ouverte le 21. En quatre jours, tous les dehors furent ruinés ; dans la nuit du 25 au 26, le gouverneur capitula. La victoire fut doublement agréable aux Parisiens ; elle ne coûtait que quelques soldats, et un homme qui eût un nom. Deux jours après l'armée victorieuse se rapprochait de Bouchain, dont l'investissement commença le 2 mai. Cette rapidité donna de l'émulation à l'ennemi. La saison, plus belle que de coutume, le favorisait ; l'herbe, venue plus tôt, lui promettait les fourrages nécessaires. Le prince d'Orange et l'Espagnol Villa-Hermosa se mirent en campagne sans retard, et essayèrent de troubler le siège de Bouchain. A la nouvelle de cette tentative, Louis XIV s'avança résolument à la rencontre de l'ennemi. Laissant devant Bouchain Vauban et ce qu'il fallait pour continuer le siège, il ramena la plus grande partie de ses forces près de Heurtebise, entre Valenciennes et Denain, et les rangea immédiatement en face de celles du prince d'Orange. On croyait une bataille imminente. Pourquoi fut-elle tout à coup prévenue ? D'une part, on vit le roi consulter Louvois, les maréchaux, les généraux, puis tirer trois coups de canon et attendre. De l'autre, l'ennemi répondit par trois coups de canon, et, au lieu d'avancer, il se couvrit à la hâte de retranchements. Toute la journée et la nuit suivante se passèrent dans cette attitude défensive. Le lendemain, il fut bien évident que files uns ni les autres ne voulaient prendre l'initiative d'une bataille rangée. Louvois avait donné le conseil de garder la défensive ; auquel se rangèrent les généraux ; et il l'avait donné, dit-on, parce que le succès n'était pas absolument certain ; il eût été regrettable de compromettre dans un échec la personne et la gloire royale ; ce fut aussi l'avis de Vauban, exprimé le lendemain. Le prince d'Orange, à en croire ses amis[12], aurait volontiers combattu ; mais les Espagnols, avec qui il fallait compter, craignirent qu'une bataille perdue n'entraînât la perte de toute la Flandre, et lui imposèrent l'inaction. Ils lui épargnèrent probablement une défaite décisive. 1L-nuis XIV au moins n'en douta plus, après la Première réflexion. Il se reprocha l'excès de sa prudence ; il regretta toujours la bataille qu'il n'avait pas gagnée. Ce fut comme un remords qui le poursuivait jusque dans le sommeil, et l'origine d'une rancune contre Louvois qu'il avouait encore vingt ans plus tard[13]. Pour le moment, il avait renversé les projets de ses ennemis. Le prince d'Orange pouvait tout au plus se féliciter d'une bonne fortune négative, non d'un succès. Tenu étroitement en échec par l'armé du roi, et caché derrière ses retranchements, il ne fut pas en son pouvoir de troubler le siège de Bouchain. La valeur du régiment des fusiliers, le plus brave du monde, au dire de Vauban, la vigueur incomparable des ingénieurs et neuf mille coups de canon avaient bouleversé tous les dehors. Quelques troupes revenues de Heurtebise contribuèrent au dernier assaut. Bouchain capitula le dixième jour (11 mai). Le roi ayant ensuite levé le camp de Heurtebise, le prince d'Orange s'en retourna, dit son ami Temple, pour faire rafraîchir son armée harassée par les longues et pénibles marches qu'elle avait faites. Il ne put rien tenter contre les travaux que les Français exécutaient dans les deux villes prises ; il dut se réduire à surveiller les mouvements du roi, tantôt du côté de Douai, tantôt du côté de Bruxelles. Louis XIV se vantait d'embarrasser ses ennemis par sa seule présence[14]. Il avait raison ; tant qu'il demeura aux Pays-Bas, Guillaume n'entreprit rien de sérieux. Un souci plus cruel encore arrivait aux États Généraux des mers de Sicile. Ce n'était pas assez de la mort de Ruyter : la marine de Hollande subissait en ce moment on vrai désastre. Les deux flottes, hollandaise et espagnole, après avoir réparé de leur mieux les avaries de Catane, étaient venues mouiller ensemble devant Palerme. Le duc de Vivonne, ayant reçu de France un renfort de troupes et de galères, calcula qu'un coup glorieux pouvait décourager les Espagnols et affermir les Messinois dans l'alliance française. II sortit en compagnie de Duquesne avec vingt-huit vaisseaux, vingt-cinq galères et neuf brûlots. Le 1er juin, il arrivait devant les flottes ennemies. Le lendemain il attaqua à la fois leur avant-garde, le corps de bataille et l'arrière-garde. La vue des grands vaisseaux français, et surtout l'approche rapide des brûlots, troubla les capitaines. L'amiral espagnol espéra éviter l'incendie en coupant le câble de son ancre et se laissant aller à la dérive. Il ne fit qu'ouvrir ainsi la voie aux brûlots qui percèrent la ligne de bataille. Alors les autres capitaines des deux nations coupèrent aussi leurs câbles et se laissèrent emporter vers le rivage, bilais l'agresseur fut encore plus prompt. La flamme atteignit d'abord l'amiral espagnol, et de là trois de leurs vaisseaux et deux de leurs galères. Il en rut de même des Hollandais ; le premier qui prit feu alluma ses deux voisins qui sautèrent avec lui. D'autres furent écrasés par les explosions, une frégate disparut enfoncée sous les éclats d'un vaisseau. Ceux que le feu épargnait étaient décimés par le canon, qui ravageait sans pitié les mâts, les vergues, les manœuvres et tuait quantité de gens. La Concorde, qui portait le corps de Ruyter, n'échappa que par la vigilance et le dévouement obstiné de son commandant. Il y avait peu d'exemples d'une pareille destruction ; la perte des vaincus monta à douze vaisseaux, six galères, quatre brûlots, sept cents pièces de canon et cinq mille hommes. La victoire, cette fois, était bien complète ; les historiens hollandais reconnaissent que les Français avaient le droit de s'en vanter[15]. Quel nouveau triomphe pour Colbert ! Dante les années précédentes, il constatait avec une satisfaction croissante les progrès successifs de ses marins, la fermeté à Southwood-Bay, l'audace à Schoonwelt-Bank ; mais dans ces deux rencontres ils combattaient avec l'aide des Anglais. Aujourd'hui seuls contre deux ennemis ils remportaient un triomphe incomparable. Il serait difficile, écrivait-il à Duquesne et à Vivonne, de vous exprimer la joie et la satisfaction que le roi a reçues en apprenant la continuation des grandes actions que son armée navale a exécutées cette année, et qu'elle vient de finir par la plus glorieuse et la plus avantageuse qui ait jamais été exécutée par aucune armée navale. Mais loin de s'endormir sur cette gloire, il prescrivait à l'intendant de Toulon d'obtempérer à tous les désirs de Duquesne, et à Duquesne de vaincre encore et de chasser enfin les vaisseaux ennemis des mers de Sicile[16]. L'ennemi lui-même se chargea d'exécuter cet ordre. Le conseil de guerre hollandais décida qu'on ne pouvait plus tenir la mer ni rendre aucun service en Sicile. Bientôt une contagion vint compléter l'œuvre du canon et du feu, et. emporta un grand nombre d'officiers et de matelots[17]. Deux mois après, la flotte ruinée rentrait dans les ports de Hollande par ordre des États. La bataille de Palerme avait mis fin aux grandes luttes maritimes de la guerre de Hollande. Est-ce qu'il n'était pas possible de se jeter en travers de ce courant d'heureuse fortune qui revenait à Louis XIV ? Le prince d'Orange n'en désespérait pas encore. Le roi de France avait quitté son armée (4 juillet) ; il la laissait au maréchal de Schönberg, mais affaiblie de plusieurs détachements envoyés à Luxembourg du côté de l'Allemagne, à Créqui, chef de l'armée de la Meuse. Ces Circonstances parurent favorables ; le prince d'Orange courut à Maëstricht et l'investit (7 juillet). Il y voyait plusieurs profits à faire : détourner les Français de nouvelles conquêtes par la nécessité de défendre une de leurs positions, les déloger, s'il pouvait, de la Seule ville hollandaise qu'ils n'eussent pas encore évacuée, et, comme les Espagnols réclamaient toujours cette ville, les obliger à abandonner tous leurs droits de ce côté en retour des frais que la Hollande supportait pour eux, soit en argent, soit en armées. Il commençait à se lasser de payer lui-même les services qu'il rendait à ces alliés égoïstes ou ruinés. Il était encore réservé à une grande déception. D'abord, il put s'étonner de l'indifférence, au moins apparente, des Français pour Maëstricht. Soit que Louis XIV, gagné au système de Vauban, ne mit pas une grande importance à conserver un poste éloigné, soit qu'il espérât mieux défendre Maëstricht en menaçant un autre point, il donna ordre à l'armée de Flandre d'assiéger Aire, une des deux villes que les Espagnols conservaient encore dans l'Artois. Pendant que d'Humières menait le siège, Schönberg était chargé de contenir le gouverneur des Pays-Bas. Aire fut investie le 21 juillet. En dix jours, les travaux, conduit par Vauban, hâtèrent brillamment le succès. Les bombes mettaient le feu aux magasins à poudre de l'ennemi ; trois mille coups de canon en une seule journée bouleversaient toutes les défenses. Les bombardiers opéraient avec tant d'adresse, que leur utilité bien reconnue fit décider pour l'avenir la création de deux compagnies de cette arme. La petite armée du gouverneur espagnol ne put tenter aucun mouvement en faveur des assiégés ; le 31 juillet, Aire capitula. Le prince d'Orange n'avait pas eu le même avantage devant Maëstricht. Un officier indomptable, le comte de Calvo, était chargé de la défense. On rapporte qu'il avait dit à ses ingénieurs : Je n'entends rien à la défense d'une place ; tout ce que je sais, c'est que je ne veux pas me rendre[18]. Les ingénieurs par leur art, Calvo par son intrépidité, arrêtaient toutes les entreprises de l'assiégeant. Ajoutons, pour être juste, que si le prince d'Orange ne se ménageait pas non plus dans les attaques, l'incapacité des conducteurs de ses travaux rendait sa valeur inutile. Au 11 août, après plus d'un mois d'investissement, les Hollandais n'avaient encore occupé qu'un ouvrage avancé, et ils s'arrêtaient impuissants et immobiles devant le second. Toutefois, la longueur du siège donnait de l'inquiétude en France. On disait à Paris que la ville n'étant pas secourue, et les Espagnols se joignant aux Hollandais, Calvo, qui n'avait pas de quoi relever la garde, ne pourrait pas repousser un dernier assaut d'ennemis si nombreux[19]. Les Hollandais, au rapport des ambassadeurs, se promettaient, après la prise de Maëstricht, de se montrer plus difficiles pour la paix[20]. Ces espérances, ces craintes se dissipèrent en un moment. Après la conquête d'Aire, Schönberg s'était mis en route pour secourir Maëstricht. Au bout de vingt jours de marche, il annonça à Calvo son arrivée par trente-deux coups de canon, c'était le nombre de ses pièces. A ce signal, le prince d'Orange se sentit vaincu. Il embarqua à la hâte sur la Meuse, en cinquante grands bateaux, sa grosse artillerie, ses magasins, ses blessés, ses malades, pour les envoyer à Grave, et le lendemain il leva le siège (27 août). Tout contribua à confirmer sa défaite. Son canon et ses bagages, trahis par les eaux basses, tombèrent aux mains de Montal et de Villeroi qui les ramenèrent à Maëstricht[21]. Lui-même ne réussit pas, par d'opiniâtres manœuvres, à couper la retraite à Schönberg : nulle part il ne put le surprendre ni l'attaquer en lieu utile ; après un combat perdu à Gembloux, il retourna en Hollande. Il en garda, au témoignage des Hollandais[22], un rancune éternelle à Schönberg ; elle durait encore, douze ans après, dans le temps même où Schönberg, sorti de France par la révocation de l'édit de Nantes, servait dans ses armées et lui donnait la victoire en Irlande. Ses amis expliquèrent sa déconvenue par la baisse des eaux de la Meuse qui avait retardé l'arrivée de ses munitions, par le manque de parole de l'évêque de Munster et d'autres alliés qui n'étaient pas venus à son aide, par l'aversion des catholiques, nombreux à Maëstricht, pour joug hollandais[23]. Ces raisons n'atténuaient en rien le résultat définitif. Les Français avaient du même coup pris Aire et sauvé Maëstricht ; et le prince d'Orange n'avait apporté aucun tempérament aux succès de Louis XIV sur terre et sur mer. Ce tempérament vint d'ailleurs. Depuis la mort de Turenne, les Allemands visaient Philipsbourg, comme une revanche de leurs entreprises avortées sur l'Alsace. Cette ville en effet donnait à la France une citadelle au milieu du Palatinat, un pont surie Rhin, une porte sur l'Allemagne dont les manœuvres de Turenne avaient consacré la valeur. Quand on la vit directement menacée, on s'en émut à Paris comme de la plus grande affaire de l'Europe. Il s'agit, disait-on[24], pour nous de soutenir la gloire du traité de Munster ou pour l'Empire de la renverser. Montecucculi, avant de quitter le service, avait élevé dans le voisinage des fortifications qui déjà rendaient la communication plus difficile aux Français. Au Printemps l'Empereur confia le commandement de son armée au nouveau duc de Lorraine, Charles V, neveu du précédent. Ce prince que Louis XIV avait exclu deux fois de l'héritage par le traité de Montmartre, et par l'occupation de la Lorraine, avait no- intérêt personnel contre le persécuteur de sa famille qui donnait plus de vigueur à ses talents ; il al lait débuter par le siège de Philipsbourg. Le duc de Luxembourg eut la mission de s'y opposer. Le commandant de Philipsbourg, Dufay, entra le premier en lutte. Attaqué par un lieutenant du duc de Lorraine, il ne put sauver le fort de la rive gauche (19 mai) ; mais par des sorties infatigables, et grâce aux difficultés que le terrain présentait à l'ennemi, il retarda jusqu'au 22 juin l'ouverture de la tranchée. Luxembourg ne montra pas autant de décision. Il hésita longtemps à quitter l'Alsace. Quant Louis XIV lui envoya, après la prise de Bouchain, un renfort de huit mille hommes, il opéra habilement pour assurer la jonction, et battit le duc Lorraine qui tentait de s'y opposer. Le duc de Lorraine s'étant ensuite établi devant Philipsbourg dans une position défendue par le Rhin et par de forts retranchements, Luxembourg parut déterminé à lui livrer bataille. Il l'annonçait d'abord avec enthousiasme, plus tard avec moins d'assurance ; il finit par ne pas se battre (fin de juillet). Cependant la place tenait toujours par l'énergique dévouement de ses défenseurs, et l'opinion émue demandait pourquoi on ne la secourait pas. Luxembourg tenta enfin de s'en approcher. Il lança sur le Rhin des bateaux chargés d'artifices, sorte de machine infernale pour rompre le pont des impériaux ; il se porta lui-même sur leur camp (10 août). Les artifices manquèrent leur effet ; et quand il croyait fondre sur l'armée ennemie, il se trouva surpris et arrêté par un bois que personne n'avait indiqué ni prévu, et qui rompait tout le plan des opérations. Force fut donc de rétrograder et d'abandonner Philipsbourg à lui-même. Moins heureux que le commandant de Maëstricht, mais peut-être plus intrépide encore, Dufay prolongea la résistance jusqu'au 9 septembre ; avant de succomber, il se donna la consolation de ruiner le corps d'armée qui l'assiégeait, et de convertir en débris désormais inutiles la place qu'il était contraint de perdre. Il capitula à la condition de ne sortir que huit jours après, et sortir avec sa garnison, ses canons, ses pontons de cuivre, tambour battant, mèche allumée[25]. Il mérita ainsi d'être compté parmi les braves dont Louis XIV disait qu'il y avait quatre hommes que ses ennemis respecteraient dans ses places : Montal, Chamilly, Calvo et Dufay. La perte de Philipsbourg toucha vivement l'amour-propre national. On sait la réponse de Montausier au roi. Louis XIV disait un matin, peut-être pour essayer l'opinion : En vérité, je crois que nous ne pourrons pas secourir Philipsbourg ; mais je n'en serai pas moins roi de France. — Il est vrai, Sire, répliqua Montausier, que vous seriez encore fort bien roi de France quand on vous aurait repris Metz, Toul et Verdun, et la Comté et plusieurs autres provinces dont vos prédécesseurs se sont bien passés. Le public ne se cachait pas pour dauber Luxembourg. On faisait dire à Pasquin que si Maëstricht et Philipsbourg étaient menacés dans la même année, c'était parce que M. de Turenne était à Saint-Denis et M. le prince à Chantilly. Quand Philipsbourg eut succombé, Sévigné en annonça la nouvelle par ces paroles, où la tristesse du dommage reçu perce à travers l'ironie : Philipsbourg est enfin pris ; j'en suis étonnée ; je ne croyais pas que nos ennemis sussent prendre une ville. J'ai d'abord demandé qui avait pris celle-ci, et si ce n'était pas nous ; mais non, c'est eux[26]. Pendant longtemps on se souvint de cette atteinte à la gloire du passé ; on avait besoin d'en trouver la compensation. Douze ans après, Bossuet, dans l'oraison funèbre de Condé, prononçant le nom de Philipsbourg, qui tint si longtemps le Rhin captif sous nos lois, se hâtait d'ajouter : et dont le plus grand des rois a si glorieusement réparé la perte. A côté de la perte de Philipsbourg, la position des Suédois inquiétait sérieusement les esprits. Ce serait encore un chagrin, disait-on[27], si l'on chassait les Suédois de la Poméranie. L'année, en effet, n'était pas meilleure que la précédente pour cet unique allié de la France. Les Danois leur avaient pris Wisby en Gothland et toute cette île (11 mai) ; renforcés d'une flotte hollandaise, commandée par Tromp, ils leur avaient détruit dans une grande bataille navale dix gros vaisseaux de guerre. Débarqués sur le continent suédois, les vainqueurs prenaient Helsingborg, Landskroona (13 avril), Christianstad (25 août). En Poméranie, l'électeur de Brandebourg défendait avec succès sa conquête de Wolgast, puis se rendait maitre de Pennemunde, d'Anklam (27 août), de Demmin (octobre) ; il ne restait plus aux Suédois que Stettin. D'après un mot attribué à Louis XIV, les affaires des Suédois prenaient un si mauvais tour, qu'il serait très-difficile d'y remédier[28]. Toutefois, comme nous l'avons dit, la diversion suédoise rendait vraiment service à la France ; leur résistance opiniâtre coûtait cher à leurs vainqueurs et absorbait une partie des forces de la coalition. Kœnigsmark, leur général, plus heureux que Wrangel, augmentait sa réputation, au milieu des défaites, par le mal qu'il faisait à ses ennemis. Il les avait retenus devant Wolgast pendant près de trois mois. Demmin résista d'août en octobre ; il fallut, pour la prendre, la réunion des troupes impériales, danoises, lunebourgeoises à celles de l'électeur. Quand celui-ci parut devant Stettin, il espéra d'effrayer les bourgeois et de les soulever contre la garnison en jetant dans la ville une quantité de bombes, grenades et pots à feu. Ce système d'intimidation échoua absolument ; l'électeur ne pouvant les amener à capituler, et contrarié par la saison, se contenta d'un blocus, et retourna à Berlin. Bientôt les Suédois obtinrent chez eux un succès qui prépara la libération de leur territoire. Le roi de Danemark voulut prendre Malmö. Le jeune roi Charles XI l'attaqua près de Lunden (13 décembre). Dans une bataille vivement disputée, l'aile droite suédoise plia, l'aile gauche des Danois fut défaite ; il y eut beaucoup de morts de part et d'autre ; mais les Suédois eurent tout l'avantage, puisque, étant venus pour sauver Malmö, ils y réussirent, et que le roi de Danemark se retira à Copenhague[29]. On sentait bien, on voyait déjà même que, en dépit des revers de son allié, l'avantage de l'année était pour la France. Les succès de sa diplomatie préparaient le triomphe définitif de ses armes. Les efforts qu'elle poursuivait du côté de la Pologne aboutissaient à la paix de Zurawno (16 octobre). Après une belle victoire, que l'on comparait en France aux exploits des héros de La Calprenède, Sobieski traita avec le sultan Mahomet IV. Les conditions furent glorieuses pour les Polonais : abolition du traité conclu par Michel Koribut ; abandon de la ville de Kaminiek aux Turcs, mais abandon par les Turcs de la plus grande partie de l'Ukraine ; mise en liberté des prisonniers chrétiens, liberté du culte chrétien dans tous les lieux qui demeuraient aux Turcs, étroite union entre les Turcs et la république de Pologne, promesse par les Turcs d'assister la Pologne contre tous ses ennemis et en particulier contre les Moscovites ; restitution du Saint-Sépulcre aux franciscains, et suppression des schismes nés de cette affaire[30]. On ne se trompa pas en France sur la valeur de cette paix.
On y reconnut le gage de la paix générale par les embarras nouveaux qu'elle
préparait aux ennemis. C'est la plus grande nouvelle
que le roi pût recevoir, et qui achemine la paix par les ennemis que le
roi de Pologne et le Grand-Seigneur vont nous ôter de dessus les bras.
L'ambassadeur a déjà mandé qu'il avait eu bien de la peine à conclure cette
paix[31].
Le dépit des coalisés avait le même sens ; il est assez marqué dans le
passage suivant d'un de leurs historiens : On trouva
que les Polonais achetaient chèrement la paix par la perte de Kaminieck qui
est la clef de la Pologne, et l'on crut que Sobieski s'était laissé gagner
par le roi de France, qui voulait se servir de lui pour aider les Suédois à faire
une plus forte diversion en Allemagne. Il est certain que Sobieski aimait
l'argent sur toutes choses, et qu'il était à la solde de Louis. Les soupçons
qu'on avait conçus contre le roi de Pologne ne furent confirmés par l'arrivée
de l'ambassadeur tartare à Zolckieu, où Sa Majesté polonaise se rendit pour
s'aboucher avec lui. Cet ambassadeur allait en France porter à Sa Majesté
Très-Chrétienne des présents de la part du Khan, son maître, pour le
remercier de la paix qui s'était faite par sa
secrète médiation. Le roi de Pologne fut inflexible aux prières du pape, qui offrait
500.000 livres pour la continuation de la guerre[32]. Les coalisés eux-mêmes ne se montraient plus aussi récalcitrants aux projets de pacification générale. Ils avaient d'abord affecté de ne pas envoyer de négociateurs à Nimègue. Quand les plénipotentiaires français arrivèrent dans cette ville, le 13 juin 1676, ils n'y trouvèrent encore que les deux plénipotentiaires hollandais et un danois. Les Hollandais seuls, affectés de la mort de Ruyter et de la bataille de Palerme, voulaient la paix et se déclaraient las de la guerre[33]. Les autres s'obstinaient à attendre de la continuation de la lutte quelques raisons pour ne pas céder. Le prince d'Orange pour son compte n'en démordait pas. Il comptait sur le chevalier Temple, plénipotentiaire de Charles II, étrange médiateur, qui au lieu de remplir les intentions de son maître, ne travaillait qu'à confirmer les ennemis de la France dans leurs résolutions. Mais après l'échec de Maëstricht, la fermeté d'Orange fut ébranlée. Le roi d'Angleterre, son oncle, en riait comme d'une leçon dont ce petit monsieur avait besoin pour devenir sage et écouter ses parents. Lui-même il avouait à Temple son dégoût pour les alliés, pour ces troupes espagnoles, mal payées, mal disciplinées, et inutiles, pour ces Impériaux ineptes qui agissaient sur le Rhin d'après les ordres de Vienne, et n'avaient su pénétrer ni en France ni en Lorraine ; pour ces dues de Lunebourg qui n'étaient pas venus à son aide devant Maëstricht[34]. Dans ces dispositions il se montra prêt à écouter les promesses de Louis XIV ; s'il consentait à se séparer de l'Espagne et à traiter sans elle, le roi de France lui abandonnerait Maëstricht, la ville et le duché de Limbourg en toute souveraineté[35]. La tentation était forte, il y fut sensible, et tout en alléguant ses devoirs envers ses alliés, il commença à négocier pour concilier son intérêt personnel avec ses engagements publics. Les coalisés furent bientôt obligés à prendre un Parti. En septembre, Louis XIV signifia qu'il rappellerait ses négociateurs de Nimègue, si les membres du congrès n'étaient pas réunis dans un mois. Quelques semaines après, il déclara que, si les États Généraux de Hollande voulaient conclure avec lui une paix définitive, il était disposé à faire un échange de places capable de couvrir Gand et Bruxelles et à leur accorder à eux-mêmes un traité de commerce, c'est-à-dire à supprimer le vrai motif de la guerre contre eux et de leur résistance (22 octobre). A l'instant les Hollandais se prononcèrent pour lui. Ils commencèrent à se plaindre des grands secours d'argent qu'ils avaient à donner à tant de princes dont l'ambition, bien plus que la défense de la Hollande, trouvait son compte dans la guerre. Beverningk, leur représentant au congrès, notifia que si les alliés ne députaient pas à Nimègue, il traiterait séparément pour le bien de ses maîtres (22 novembre), que si on se défiait des intentions du roi, le vrai moyen de le démasquer et de le mettre dans son tort, c'était d'agir rondement et sincèrement dans les négociations[36]. Les États de la province de Hollande décidèrent de refuser tout subside aux alliés après décembre ; les États Généraux adoptèrent cette proposition. On commença même à agir contre l'Espagne. Des armateurs d'Ostende ayant pris un vaisseau hollandais, les États donnèrent l'ordre de capturer des vaisseaux espagnols, et de contraindre la cour de Madrid à payer ce qu'elle devait au prince d'Orange. Cette attitude fut décisive. Les négociateurs arrivèrent successivement à Nimègue ; un danois en novembre, ceux de Brandebourg au commencement de décembre, un d'Espagne à la fin du même mois ; le 3 janvier 1677, la députation de l'Empereur était complète. La ruine de la coalition commençait. La France engageait la campagne diplomatique par la connivence des Hollandais. Elle devait terminer les négociations et la guerre par leur défection. |
[1] Basnage, Annales des Provinces-Unies. Mémoires du marquis de Pomponne.
[2] Dépêches de Ruvigny à Louis XIV, 27 février 1676 : Œuvres de Louis XIV, tome VI. Mignet, Négociations, tome IV.
[3] Voir Rousset, Histoire de Louvois.
[4] Basnage, an 1675.
[5] Sévigné, 29 avril 1678.
[6] Relation de la délibération prise par Louis XIV, en conseil des ministres, le 15 avril 1676. Nous avons déjà dit que cette relation avait été découverte par M. Rousset. C'est un des bonheurs de cet écrivain, dont nous aimons à le féliciter, loin d'en être jaloux, et auxquels nous rendons hommage en les plaçant, le mieux que nous pouvons, en relief.
[7] Basnage, 1676.
[8] Lettres de Colbert, collection Clément : tome de la Marine.
[9] Tugue, espèce de faux-tillac, couverture ou pavillon, qu'on élève au-devant de la dunette, pour se garantir du soleil ou de la pluie.
[10] Sévigné, 18 juin, 1er juillet, 8 juillet.
[11] Lettres de Colbert, tome de la marine.
[12] Temple, Mémoires de... la Chrétienté, ch. II.
[13] Voir dans Rousset, ch. IX, la citation de Dangeau, page 227 du tome II.
[14] Louis XIV à Colbert, 2 juin 1876 : Je suis ici dans un lieu où j'ai besoin de patience. Je veux avoir ce mérite de plus à la guerre, et faire voir que je sais embarrasser mes ennemis par ma seule présence. Car je sais qu'ils ne souhaitent rien avec tant d'ardeur que mon retour en France. Œuvres de Louis XIV, tome IV.
[15] Basnage, an 1676, troisième partie.
[16] Colbert à Duquesne, 21 juin.
[17] Basnage, an 1676, troisième partie.
[18] Président Hénault, tome III.
[19] Sévigné, 26 août 1676.
[20] Lettres des ambassadeurs à Pomponne.
[21] Président Hénault.
[22] Basnage, 1676, deuxième partie.
[23] Basnage, 1676, deuxième partie.
[24] Sévigné, 17 avril 1676.
[25] Rousset, Histoire de Louvois. Le siège de Philipsbourg est un des morceaux les plus neufs et les plus curieux de ce livre.
[26] Sévigné, 5 août, 28 août, 21 septembre.
[27] Sévigné, 19 août 1676.
[28] Basnage, 1676, deuxième partie.
[29] Basnage, 1676, deuxième partie.
[30] Schismatibus omnibus exinde exortis finem imposituros... Dumont, Corps diplomatique, tome VII, texte latin du traité.
[31] Janson, évêque de Marseille, ambassadeur de France en Pologne. Sévigné, 19 novembre.
[32] Basnage, 1676, troisième partie.
[33] Lettre de La Haye, du 22 juillet : correspondance de Hollande, citée par Mignet, tome IV.
[34] Temple, Mémoires, ch. II.
[35] Dépêche de Pomponne à d'Estrades, 10 octobre 1678, citée par Mignet, tome IV.
[36] Temple, Mémoires, ch. II. Dépêches à Pomponne, lettres de La Haye : Mignet, tome IV.