II. — Année 1675. - La supériorité française compromise. - Excès des charges publiques, troubles intérieurs. Révoltes en Guyenne et en Bretagne ; lettre de Bonnet au roi. - Campagne de 1675. Succès du roi dans les Pays-Bas. - Déroute des Suédois. Mort de Turenne ; bataille de Konz-Saarbrück. Nouvelle invasion des Allemands en Alsace : perte de Trêves. - Fin de la crise par la retraite des Allemands. Au commencement de 1675, la France avait incontestablement l'avantage. La coalition, battue partout, ne pouvait, sans un délai assez long, réparer ses désastres. Pour consacrer la victoire de Turenne, les Suédois, enfin ramenés à l'alliance offensive avec la France, entraient (15 janvier) dans les États de l'électeur de Brandebourg, au moment même où ce vaincu ramenait péniblement les débris de son armée chassée d'Alsace. Ils avaient seize mille hommes, et à leur tête le connétable Wrangel, reste illustre de la guerre de Trente-Ans, qui comptait encore parmi les premiers hommes de guerre de l'Europe. De nouveaux succès sur mer justifiaient l'expédition de Sicile. Le 1er janvier, la flotte espagnole, supérieure en nombre, reculait devant le retour du chevalier de Valbelle, et le 11 février, après quelques coups de canon seulement, elle laissait le passage au duc de Vivonne, envoyé à Messine avec des troupes de débarquement et des vivres. Deux mois après, la ville de Messine reconnaissait Louis XIV pour son souverain et Vivonne pour vice-roi. Les Hollandais semblaient aspirer à la paix. Le prince d'Orange, compromis aux yeux des États par une équipée maladroite, sentait le besoin de ménager Louis XIV. Il s'était aventuré à laisser voir son ambition égoïste en travaillant à se faire donner la souveraineté de la Gueldre et d'Utrecht ; en butte dès lors aux soupçons de ses plus anciens partisans, il négociait (février 1675) pour rentrer dans les bons rapports avec le roi de France, à l'exemple de ses ancêtres, quand il le pourrait avec honneur. Les États aussi, calculant les pertes de leur commerce avant la gloire, faisaient demander (avril 1675) par quelles propositions ils pourraient, en sauvegardant leurs intérêts, recouvrer les bonnes grâces du roi ; et peut-être des arrangements sérieux auraient été possibles si Louis XIV n'eût pas trop insisté sur la cession de Maëstricht et des pays d'Outre-Meuse. En Angleterre même, le système de neutralité de Charles II tenait bon contre les instances violentes du parlement. Ce triste roi s'était d'abord humilié devant ses sujets sans profit (23 avril). Pour flatter leur intolérance, il venait de rend contre les catholiques six édits encore plus tyranniques que les premiers[1]. On ne l'en pressait pas moins de rompre avec Louis XIV, en commençant par retirer le corps anglais auxiliaire de l'armée française. Les agents des coalisés venaient tous les jours, à l'entrée et à la sortie des séances, insister auprès des députés sur ce point capital. Les présents de Louis XIV, distribués dans le parlement à ses amis et serviteurs, firent échouer la demande par le partage des voix[2]. Une nouvelle prorogation des chambres mit obstacle jusqu'en octobre, à la reprise de la proposition. La situation attrait été entièrement satisfaisante si l'intérieur n'eût pas été plus menaçant que le dehors. L'ennemi domestique est le pire de tous ; nous avons vu quels secours les étrangers s'obstinaient à en attendre ; il fut, pendant quelques mois, un des plus regrettables obstacles au développement des succès de l'année précédente. Pour répondre au besoin d'argent, Colbert avait d'abord, à son grand regret, recouru aux emprunts ; le poids s'en aggravait de plus en plus. En décembre 1674, un édit Permit aux étrangers d'acquérir des rentes sur l'Hôtel-de-Ville, avec abandon par le roi du droit d'aubaine, de tous les autres droits qui pourraient les gêner dans la vente et échange, ou donation de ces rentes, même du droit de confiscation en cas de guerre avec les princes dont ils étaient les sujets. Ces rentes étaient au denier 14, à 6,25 ou à 7 pour cent ; et afin d'ajouter à la tentation, on alla jusqu'à concéder la jouissance d'un quartier d'avance, de telle sorte que, en six mois de temps, le prêteur était payé entièrement de l'intérêt de la première année[3]. Mais par un malheur facile à comprendre, ces emprunts ne suffisaient pas ; il était indispensable d'établir des taxes nouvelles, c'est-à-dire des charges directes pour tous sans bénéfice pour personne. Aux inventions des deux premières années étaient venus se joindre, en février 1674, un droit de marque pour la vaisselle d'étain ; en août, une surcharge de 30 sols par minot de sel sur toutes les fermes des gabelles ; en septembre, le monopole du tabac français ou étranger, au prix de 20 sols pour le tabac cru du royaume, et de 40 sols pour le tabac du Brésil ; en novembre, la ferme du tabac et de l'étain, pour six ans, à raison de 500.000 livres pour chacune des deux premières années, et de 600.000 pour les quatre dernières. Au commencement de 1675, on effraya la noblesse par une nouvelle convocation de l'arrière-ban. Ce n'était qu'une ruse pour avoir l'occasion de lui vendre la dispense en retour d'une taxe calculée sur le revenu de chacun ; on obligea à payer ceux qui auraient mieux aimé contribuer de leurs personnes. On demanda de l'argent à la Franche-Comté, qui n'avait pas eu l'habitude d'en servir régulièrement au gouvernement espagnol. La Bretagne elle-même, qui avait doublé son don gratuit pour se racheter des premiers édits en 1673, se voyait contrainte de subir les nouveaux, pour lesquels on ne lui tenait pas compte d'un équivalent déjà dépensé[4]. Les lettres de Colbert, pendant toute l'année 1674, font
foi des résistances morales et même matérielles que ces mesures rencontraient
dans les populations. Si les mécontents se firent un devoir ou n'eurent pas
la hardiesse de donner la main aux manœuvres de l'étranger, ils tentèrent de
se défendre, comme en famille et avec leurs seules forces, des exigences du
fisc. Il y .eut des séditions à Angoulême, à Tours, à Bayonne, à Saintes, à
Limoges. Çà et là même, les intendants n'osaient regarder l'opposition en
face et désertaient leur poste ; ailleurs, comme à Limoges, le peuple ne
craignait pas de charger les troupes du roi. Rarement le ministre céda ou
transigea. Il eut quelque ménagement pour Bayonne, sous prétexte qu'à une si
grande distance, et dans une province séparée presque
entièrement de celles qui lui étaient le plus voisines, une
concession faite à cette ville ne tirerait à
aucune conséquence pour les autres. Dans les autres il pressa les
intendants d'agir, de hasarder même quelque chose
pour montrer aux peuples leur devoir et leur faire connaitre la grandeur du
châtiment. On lui avait écrit que, à Limoges, la noblesse et les
principaux bourgeois n'étaient pas fâchés de ce petit désordre. Cela, répondit-il, ne
mérite pas de réflexion parce qu'il suffit que ceux qui en seront reconnus
les auteurs soient punis. Il terminait par une prescription qui
sentait bien son contrôleur général en peine d'argent : Surtout, aussitôt que la punition sera faite,
appliquez-vous à bien établir les droits en conformité des arrêts que je vous
ai envoyés[5]. On est doublement sensible à ces rudesses, quand on voit que les revenus ainsi exigés n'étaient pas tous consacrés aux nécessités publiques, qu'une partie notable en était détournée au profil des amours du roi. Qu'on ne nous reproche pas de revenir, comme par système de dénigrement, sur ce sujet honteux. Ce n'est pas notre faute si, à chaque pas, nous trouvons, dans les correspondances, les maîtresses du roi en concurrence avec les besoins de la guerre et de l'administration. Colbert écrit au roi (1674) : Je continue à cultiver les affaires extraordinaires pour en tirer toujours le plus qu'il se pourra ; et il ajoute dans la même lettre : Mon fils présentera à Votre Majesté le plan de la maison veut faire bâtir à Clagny. J'envoie à Mme de Montespan un même plan et mémoire. Cette femme, délivrée de toute concurrence par la retraite définitive de La Vallière, régnait désormais à la cour et sur la cour. Pour mieux attester sa victoire, elle obtenait du roi son Versailles à quelques centaines de pas de l'autre, et Colbert s'en faisait l'architecte au risque de compromettre les finances publiques. Dans cet abandon presque général des grands principes, il
restait encore pourtant quelques hommes capables de venger la vérité et de contredire
la puissance coupable. Bossuet nous apparaît ici comme le défenseur des
peuples et le prédicateur respecté de la morale chrétienne. A l'occasion les
Pâques de 1675, il avait obtenu, de concert avec Montausier, un succès
inattendu : Louis XIV heur avait promis de ne plus voir Mme de Montespan.
Comme pour aider à la séparation, la campagne s'ouvrant immédiatement après,
Bossuet en entreprit lui-même une autre auprès du roi pour plaider la- cause
des peuples surchargés d'impôts, et de la religion offensée par les désordres
personnels du souverain. Pendant qu'il le confirmait, par la pensée du salut,
dans la résolution de mieux vivre désormais, il l'invitait à régner par la
miséricorde et la justice, à affermir son trône par la clémence et la bonté :
Je n'ignore pas, Sire, disait-il, combien il vous est difficile de donner à votre peuple
tout le soulagement dont il a besoin, au milieu d'une grande guerre où vous
êtes obligé à des dépenses si extraordinaires, et pour conserver vos alliés.
Mais la guerre, qui oblige Votre Majesté à de si grandes dépenses, l'oblige
en même temps à ne pas laisser accabler le peuple par qui seul elle peut les
soutenir.... Il n'est pas possible que de si
grands maux, qui sont capables d'abîmer l'État, soient sans remède, autrement
tout serait perdu.... Ce n'est pas à moi de
discourir de ces choses ; mais ce que je sais très-certainement, c'est que si
Votre Majesté témoigne persévéramment qu'elle veut la chose, si malgré la
difficulté qui se trouvera dans le détail, elle persiste invinciblement à
vouloir qu'on cherche ; si enfin elle fait sentir, comme elle le sait
très-biens faire, qu'elle ne veut pas être trompée sur ce sujet et qu'elle ne
se contentera que de choses solides et effectives, ceux à qui elle confie
l'exécution se plieront à ses volontés, et tourneront tout leur esprit à sa
satisfaction dans la plus juste inclination qu'elle puisse jamais avoir. Il terminait en citant à Louis XIV son grand-père Henri IV, l'amour de ce roi pour les peuples, l'amour des peuples pour lui, leur désolation à sa mort, les récits, longtemps répétés après lui, de sa bonté et de la reconnaissance publique. Mais ne séparant pas les bonnes mœurs du bien-être matériel, deux choses si étroitement liées quoi qu'on en pense, il rappelait ce qui avait manqué à Henri IV, pour montrer dans la vertu un moyen de le surpasser : S'il avait ôté de sa vie la tache que Votre Majesté vient d'effacer, sa gloire serait accomplie, et on pourrait le proposer pour le modèle d'un roi parfait[6]. Il est triste d'avoir à constater que ces nobles leçons
n'étaient pas entendues. Après avoir, sincèrement sans doute, éloigné la
complice de ses désordres, le roi, par une faiblesse de volonté dont il ne se
défiait pas assez, lui conservait une bienveillance qui allait le ramener à
son péché ; et en même temps, pour n'oublier personne, il montait en grand la
maison des enfants de La Vallière en vaisselle d'argent, chevaux et
carrosses. Il jetait dans cette dépense une somme de trente mille livres, et
une autre de quatre-vingt mille livres (320.000
fr.) pour leur entretien annuel[7]. En vérité le
temps était mal choisi pour ces libéralités, lorsque Colbert recevait des
communications telles que celle-ci : Lesdiguières, gouverneur du Dauphiné,
lui écrivait (29 mai 1675) : Je ne puis plus différer de vous faire savoir la misère où
je vois réduite cette province. Le commerce y cesse absolument, et de tous
côtés on me vient supplier de faire connaître au roi l'impossibilité où l'on
est de payer les charges. Il est assuré, et je vous en parle pour en être
bien informé, que la plus grande partie des habitants de ladite province
n'ont vécu pendant l'hiver que de pain de glands et de racines, et que
présentement on les voit manger l'herbe des prés et l'écorce des arbres[8]. En tète des affaires importantes de 1675 se place un soulèvement à Bordeaux (26 mars). La marque de l'étain et la revente du tabac en furent la cause les rebelles prirent pour mot de ralliement : Vive le roi sans gabelles ! Le maréchal d'Albret, gouverneur, était alors à Blaye ; à peine y avait-il un bataillon de troupes. Les harengères, poussées par les pintiers, se jetèrent sur les commis de l'impôt de l'étain. Un jurat, après avoir en vain essayé de protéger les commis, se retirait en se défendant, au milieu de quelques chevaliers du guet, suivi de près par l'émeute. Tout à coup un tonnelier des plus séditieux ayant été tué, la multitude furieuse courut aux marchands d'étain, pilla leurs maisons, et dispersa ou vola plus de soixante mille livres d'étain ouvré ou en saumons. Malheur à qui lui résistait ou lui semblait ennemi ! Un marchand de vins avant refusé de crier : Vive le roi sans gabelles ! fut tué sur place. Un domestique du subdélégué de l'intendant eut le même sort comme serviteur des maltôtiers ; puis la maison du domaine du roi fut envahie, les meubles emportés, les papiers brûlés. Tout ce que put faire le commandant des troupes, se réduisit à arrêter le développement de l'incendie. La nuit ne mit pas fin aux violences. L'intervention du parlement fut elle-même sans effet. Il venait d'interdire les attroupements. Nonobstant cette défense, les insurgés, s'étant choisi des capitaines parmi les tanneurs, se portèrent le lendemain sur l'hôtel de ville, firent les conseillers prisonniers ; un d'entre eux, qui essayait de leur adresser des remontrances, fut tué devant sa porte, et un portefaix, pour avoir essayé de relever le cadavre, fut tué dessus. Beaucoup de bourgeois, affolés de peur, se sauvaient vers le château : leur fuite devint un crime ; on les assommait comme des gabeleurs ; parmi eux périrent deux écoliers qui tâchaient de regagner le collège des Jésuites. Enfin le parlement fit réduit à composer ; un président étant tombé entre leurs mains, les insurgés signifièrent qu'ils le tueraient et mettraient le feu aux quatre coins de la ville, si on ne leur rendait leurs prisonniers. A cette menace, les magistrats commencèrent à offrir leur médiation. Il était temps que la force armée se montrât Jans des conditions capables de la faire respecter. Le 29, le maréchal d'Albret, avec les troupes mandées des environs, suivi de la noblesse à cheval, et ralliant la bourgeoisie par ses reproches de lâcheté, entra résolument en action à travers les barricades. Cette vigueur eut bientôt changé la face les affaires. Les insurgés s'enfuirent pour se cacher ; les derniers, cernés dans un cimetière, ne pouvaient échapper que par la clémence du vainqueur. Dans cette extrémité, l'audace se changea en supplications. Les coupables, à genoux, sollicitèrent à la fois l'amnistie et l'exemption des impôts[9]. La sévérité paraissait d'autant plus nécessaire que des ferments semblables se remuaient en d'autres pro vinces. Louvois avait raison de craindre que l'impunité accordée à Bordeaux n'encourageât le reste de la province à faire comme la capitale. Néanmoins le parti de la douceur prévalut. Le roi accorda une amnistie qui fut publiée le 17 avril. Cette faveur rétablit un calme apparent, mais ne changea pas les dispositions intérieures. L'intendant écrivait que l'esprit de la bourgeoisie n'était pas meilleur que celui du peuple, que si les Anglais voulaient tenter une descente en Guyenne, ils y trouveraient beaucoup de partisans, surtout parmi les religionnaires, et qu'on ne pouvait sans danger éloigner les troupes du château Trompette et des environs de la ville. Cet avis était justifié encore par un premier mouvement en Bretagne, une sédition tentée à Rennes (21 avril), et réprimée, il est vrai, par la noblesse[10]. Louis XIV avait passé outre, parce qu'il mettait beaucoup de prix à entrer en campagne au dehors, avant que l'ennemi fût prêt. Par une habile intrigue, il avait introduit des troupes dans la citadelle de Liège (31 mars), une des villes de l'électeur de Cologne, qui affectait la neutralité. Cette occupation réparait la perte de Grave, fortifiait les Français sur las Meuse, et couvrait Maëstricht. Pendant qu'il renvoyait Turenne du côté de l'Allemagne, il marcha lui-même (11 mai) vers les Pays-Bas avec Condé. Une courte et assez heureuse campagne fut le prix de cette activité et des préparatifs de Louvois. Le 28 mai, Dinant capitulait ; Huy, le 6 juin : deux nouvelles positions sur la Meuse qui reliaient à Liège la frontière de France. Le prince d'Orange !l'avait pas même eu le temps de rassembler ses forces pour secourir ces places. On ne mena pas moins vivement le siège. de Limbourg, capitale d'un duché espagnol qui faisait partie des Pays-amas. La supériorité du nombre des Français décida encore le prince d'Orange à s'abstenir et à s'épargner limage défaite. Limbourg capitula le 20 juin. Cette ville, à quelque distance de la Meuse, formait, avec Liège et Maëstricht, un triangle stratégique d'une certaine importance[11]. Si la campagne s'arrêta après ces heureux commencements, n'en faut-il pas chercher la cause dans les difficultés qui surgissaient sur d'autres points ? D'abord, à l'intérieur, les inquiétudes ne cessaient Pas. Les habitants de Poitiers, enhardis par l'impunité de leurs voisins de Bordeaux et de Rennes, avaient réclamé contre les édits qui atteignaient les Arts et métiers. Le roi lui-même, quelques jours après son départ (14 mai), avertissait Colbert d'y faire attention, et semblait incliner à la douceur pour éviter qu'il n'arrivât rien de fâcheux[12]. L'habileté de l'intendant La Vieuville ne vint à bout de calmer le peuple qu'à la condition de modérer les taxes ; elles furent abaissées en effet, dit-il (29 mai), à une telle modicité, qu'elles ne pouvaient plus être impossibles à aucun, à quelque excès que pût être la pauvreté[13]. Quelques jours après, les révoltes commençaient en Bretagne. Bien des causes concouraient à les soulever et à les entretenir. De l'aveu du gouverneur, il n'y avait presque plus d'argue dans la province ; à peine un million dans le commerce. Les édits atteignant beaucoup de professions, depuis les officiers de la basoche jusqu'ans consommateurs de tabac, mille gens dans tous les corps se trouvaient enveloppés dans les exigences du fisc, et tâchaient à s'en sauver par quelque désordre[14]. Joignez-y les excitations de spéculateurs sans conscience à qui tout était bon pour s'enrichir : fermiers déçus dans leurs calculs, et désireux de voir annuler leur bail ; procureurs dote le papier timbré diminuait les bénéfices ; receveurs infidèles qui attendaient le pillage de leurs caisses polit en profiter, et faisaient de fausses déclarations afin être remboursés de ce qu'ils n'auraient pas perdu. Que pouvait-il résulter de cet accord entre la pauvreté elle et la cupidité menteuse, entre des mécontents acères et des meneurs de mauvaise foi, sinon quelques-unes de ces surprises, de ces vengeances, de ces bouleversements qui sont, nous le savons mieux que personne, le secret et la forme de toutes les révolutions ? Le 11 juin, tous les faubourgs de Rennes prirent les armes. Le cri de guerre fut, comme à Bordeaux : Vive le roi sans gabelles ! Le duc de Chaulnes tenta de dissiper le peuple par sa présence ; il fut d'abord repoussé à coups de pierres ; c'est ce que Sévigné appelait une colique pierreuse. Il vint pourtant à bout de rétablir l'ordre ; et il se vantait d'avoir sauvé l'autorité du roi en maintenant tous les bureaux ; il proposait, afin de couper le mal dans sa racine, de détruire tous les faubourgs. Mais déjà tout autour de lui le feu de l'insurrection prenait à Nantes, dans les campagnes, aux environs de Châteaulin et dans tout le pays de Cornouailles. Le parlement hésitait Mat à sévir, qu'on pouvait le soupçonner de connivence. Si les supplices avaient suivi les émotions, écrivait Lavardin, lieutenant général du gouverneur, les émotions n'eussent pas continué. Grâce à cette mollesse, la révolte des paysans tourna vite à la Jacquerie. Étaient-ils aussi bêtes que Sévigné les représente ? Beaucoup au moins ne l'étaient, comme les Mais de Sologne, qu'au profit de leurs haines et de leurs intérêts. Quelques-uns pouvaient bien prendre une pendule, tantôt pour la gabelle, tantôt pour le jubilé ; Lavardin, qui les voyait de plus près, se rendait mieux compte de leurs instincts. Il les montre plus ardents contre les seigneurs que contre l'autorité du roi. Ils ont rendu à quelques-uns, écrit-il, les coups de bâton qu'ils en ont reçus, et là où c'est la coutume d'ôter la propriété des héritages aux paysans, ils se font donner quittance des arrérages qu'ils doivent pour ces domaines congéables. Ailleurs, ils pendaient les gentilshommes, l'épée au côté, à la pointe des clochers. L'intendant de la marine craignit un moment pour le port de Brest. Ces démons venaient piller et brûler jusqu'auprès dans Fougères : C'est un peu trop près des Rochers, disait Sévigné. Enfin, le 18 juillet, pendant que le dom de Chaulnes était à Port-Louis, l'émeute recommença à Rennes. Cette fois, l'autorité du roi elle-même fut méconnue. La multitude envahit les vestibules du palais, enfonça les portes du papier timbré, enleva les papiers, brûla les timbres. On racontait à Paris que la duchesse de Chaulnes était arrêtée, et le duc averti que, s'il faisait avancer des troupes, sa femme serait mise en pièces. La meilleure assurance que l'on conservât encore, c'est que le temps de la moisson était venu, et que la récolte — car il fallait bien ramasser les blés — dissiperait toute cette belle assemblée[15]. Le danger de ces agitations était surtout dans leur coïncidence avec de mauvaises nouvelles du dehors. La courte campagne du roi dans les Pays-Bas était la seule qui eût réussi. L'alliance des Suédois, si longtemps attendue, si chèrement achetée, au lieu de profiter à la France, venait de tourner d'une façon déplorable contre eux-mêmes. Wrangel n'était plus cet ancien compagnon de Turenne, qui avait figuré sans trop de désavantage à côté d'un pareil maître. Vieilli, accablé de goutte et de gravelle, pour ne s'être pas retiré à propos, il perdait en quelques jours sa réputation. Il avait pénétré sans peine dans le pays de Brandebourg, pendant l'absence de l'électeur ; mais il s'était tout à coup arrêté devant l'Elbe. L'électeur eut le temps de se reconnaître, de ramener ses troupes d'Alsace, de refaire une armée. Après avoir repris Rathenau aux Suédois, il poursuivit leurs différents corps épars chez lui, les atteignit tous à Fehrbellin (18 juin), les battit complètement, les expulsa de ses provinces, et, de concert avec le Danemark, entreprit la conquête de leurs États d'Allemagne[16]. La France apprenait que la Poméranie suédoise était envahie par l'électeur de Brandebourg et Wismar menacé par les Danois. Elle reçut bientôt, du côté de l'Allemagne, une nouvelle plus formidable. Nous avons vu que Turenne avait encore été une fois envoyé sur le Rhin. L'Empereur lui avait opposé Montecucculi. Dans l'état de fatigue où les coalisés se trouvaient réduits par les événements de l'année précédente, le principal intérêt de la guerre était de savoir qui l'emporterait maintenant de ces deux adversaires dont les troupes, à peu près égales cri nombre, étaient les meilleures de la France et de ses ennemis. Depuis deux mois, Turenne et Montecucculi manœuvraient autour de Strasbourg, le premier pour préserver l'Alsace, le second pour y pénétrer par le pont de cette ville. En vain l'Allemand, en passant le Rhin près de Spire, avait espéré amener son rival dans le Palatinat. Turenne, par sa ferme position près de Strasbourg, l'avait décidé à repasser sur la rive droite, et, s'y portant lui-même, s'établissait solidement à Wilstett, sur la Kinzig (10 juin). On triomphait en France de l'humble retraite de Montecucculi et de la civilité de M. de Turenne qui le reconduisait chez lui. La tête tourne à nos pauvres ennemis, disait-on, la vue de M. de Turenne les renverse[17]. Obligé de se défendre sur son propre territoire, Montecucculi tenta encore une fois d'éloigner Turenne de Strasbourg, et, voyant qu'au contraire son ennemi resserrait ses lignes, il resta huit jours dans son voisinage, sans oser hasarder de bataille. Il se décida à se reporter en arrière (5 juillet) ; mais à peine il s'était placé sur la Rinchen — autre affluent du Rhin —, qu'il vit avec inquiétude les avant-postes français s'établir au-dessus de ses positions. Il ordonna de les attaquer, et se heurta à toute une armée arrivée là par des marches de nuit ; deux combats partiels rendirent les Français maitres du terrain (22-23 juillet). Alors il prit la direction des montagnes de Souabe, comme s'il voulait se retirer sur le Wurtemberg. Turenne crut le moment venu de couper sa marche, et ordonna le départ. Le 27, au matin, toute l'armée française se mit en route ; à midi, Turenne arrivait au village de Sassbach ; mais là, une église et un vieux château, garnis d'artillerie, devaient incommoder le passage des troupes. Turenne fit immédiatement dresser une batterie de huit pièces contre cet obstacle ; en même temps, il venait de découvrir sur sa gauche un chemin plus favorable pour aller aux Allemands, lorsque le commandant d'artillerie Saint-Hilaire le pria d'examiner une autre batterie qu'il avait disposée sur la droite de l'armée. Ce fut le dernier mouvement du grand homme. Un boulet, parti du château de Sassbach, emporta le bras de Saint-Hilaire et frappa Turenne en plein corps[18]. M. de Turenne mort ! Quelle surprise, quelle désolation pour l'armée ! Ce n'est pas moi qu'il faut pleurer, disait Saint-Hilaire mutilé à son propre fils ; et montrant le corps inanimé de Turenne : Voilà ce qu'il faut pleurer éternellement, voilà ce qui est irréparable ! A la première stupeur des soldats succéda une véritable fureur de vengeance. Ils faisaient des cris qui s'entendaient de deux lieues. Nulle considération ne les pouvait retenir ; ils criaient qu'on les menât au combat, qu'ils voulaient venger la mort de leur père, de leur général, de leur protecteur, de leur défenseur ; qu'avec lui ils ne craignaient rien, mais qu'ils vengeraient bien mort ; qu'on les laissât faire, qu'ils étaient furieux, et qu'on les menât au combat[19]. Les auxiliaires anglais déclaraient qu'ils consentiraient encore à servir pendant le reste de la campagne pour venger M. de Turenne ; mais qu'après cela, ils ne pourraient obéir à d'autres chefs que lui. M. de Turenne mort ! quel coup de massue pour Paris, pour la cour, pour la France ! Le panégyriste a eu raison de le dire : la mort d'un seul homme est une calamité publique ; mais le vrai historien de cette calamité, c'est Sévigné ; c'est elle qui a le mieux parlé le langage de cette douleur universelle, c'est elle qui a le plus fidèlement recueilli toutes les émotions, tous les désespoirs de l'amitié, de l'admiration, de la reconnaissance ; c'est dans ses lettres qu'il faut lire, semaine par semaine, ce que nous ne pouvons que résumer ici. A la première nouvelle de ce lugubre accident, tout Paris est danse les rues, tout le quartier où il a logé est dalleur : le trouble et dans l'émotion ; tout autre commerce est suspendu. Le roi est affligé comme de la mort du plus grand capitaine et du plus honnête homme du monde. Toute la cour est en larmes, et Bossuet paraît s'évanouir. L'un — Villeroi — défie la fortune de lui faire désormais aucun mal sensible, après lui avoir ôté le plaisir d'être aimé et estimé d'un tel homme. L'autre — Pertuis, gouverneur de Courtrai — écrit au roi qu'il se démet de ses fonctions, parce que la douleur ne lui laisse plus assez de liberté d'esprit pour les bien remplir. Condé regrette de n'avoir pas causé deux heures avec l'ombre de M. de Turenne pour prendre la suite de ses desseins. Les habitants de Champagne ne se croient plus en sûreté après la perte de celui qui protégeait leurs travaux ; ils émigrent, et le fermier du président de la cour des Aides vient demander la rupture de son bail. Le temps, loin de flétrir cette mémoire, la ravive chaque jour par la succession des hommages. Partout où passe cette illustre bière, ce sont des pleurs et des cris, des prières et des processions. Les populations se relaient d'une ville à l'autre pour lui faire un cortège sans fin ; les habitants de Langres trouvent en un instant cinq mille livres pour l'honorer d'une pompe funèbre digne de lui ; et il n'arrive à Saint-Denis, où Louis XIV lui a marqué sa place parmi les souverains, que porté sur les bras du peuple consacrant par ses larmes la reconnaissance du roi[20]. Mais ce n'est pas seulement le grand homme que la France pleure, c'est aussi l'homme de bien ; sa piété est louée comme son courage[21]. On sait le mot de Montecucculi : Il est mort aujourd'hui un homme qui faisait honneur à l'homme. On n'avait pas attendu sa mort pour honorer la grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières, l'élévation de son âme ; la mort en exalte le sentiment par l'amertume de la perte. On se rappelle son désintéressement, et ce régiment rhabillé à ses frais, et sa cassette réduite à neuf cents livres ; sa vigilance pour le soldat, et la reconnaissance du soldat pour ses soins. Chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il était plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même sans se soucier de l'approbation des hommes, une charité généreuse et chrétienne... Je reviens à son âme ; c'est une chose à remarquer, que nul dévot ne s'est avisé de douter que Dieu ne l'eût reçue à bras ouverts comme une des plus belles et des meilleures qui soient jamais sorties de ses mains[22]. Ainsi, rien ne trouble la louange ; la vie publique n'a pas à craindre d'être-démentie par la vie privée. La justice se fait, même-ici-bas, pour les mérites simples et solides, honnêtes et bienfaisants, autant que pour les exploits glorieux ; et le nom de Turenne resplendit de cet éclat achevé et inaltérable que la vertu seule donne au génie. Cependant, tout était confondu, comme Sévigné le disait la Première sous la pression des événements[23]. La mort de Turenne ouvrait la voie des désastres. Son armée sans chef, et dans une si grande désolation, n'avait pas livré la bataille attendue. L'ennemi, de son côté, affaibli par les fatigues sur lesquelles Turenne comptait bien, n'avait pas non plus osé attaquer. Mais la lutte offensive parut désormais impossible. Le comte de Lorge, neveu de Turenne, investi à la flûte du commandement, jugea la retraite utile et sage. Il ramena les troupes de Sassbach à Willstett, et se prépara à repasser le Rhin. Comme il commençait cette opération, Montecucculi parut subitement (1er août) au pont d'Altenheim, et manœuvra pour prendre toute l'armée ou la détruire. Une résistance désespérée renversa son dessein. Généraux, officiers, soldats, animés par la -pensée de venger Turenne, repoussèrent toutes les attaques. De Lorge, un instant renversé de cheval par un boulet, le due de Vendôme blessé, Vaubrun tué, quinze capitaines sur seize abattus dans le même régiment, sauvèrent noblement l'honneur des armes françaises. A sept heures du soir, Montecucculi se retirait, laissant sur le champ de bataille deux ou trois mille hommes, et à ses vainqueurs quelques drapeaux, sept pièces de canon et la liberté de passer le fleuve. Après les anxiétés des jours précédents, ce retour sur la rive gauche du Rhin parut une victoire. Ce qui aurait été un dégoût, Turenne vivant, parut une prospérité, parce qu'on ne l'avait plus. Hélas ! ce n'était qu'une défaite ajournée. Le 7 août, Montecucculi, grâce à la connivence des magistrats de Strasbourg, traversait à son tour le Rhin par le pont de cette ville. Toute la gloire de la campagne précédente, toute l'habileté de celle-ci, ne servait de rien. L'Alsace si brillamment délivrée, si savamment préservée par Turenne, était de nouveau envahie par les Allemands. Aussitôt après avoir appris la mort de Turenne le roi avait mandé de Flandre le prince de Condom pour lui donner le commandement de l'armée d'Alsace comme au plus capable de maintenir de ce côté la réputation de ses armes (30 juillet). Le même jour, il créait huit maréchaux[24], pour annoncer l'intention de multiplier ses armées, et faire voir à l'ennemi que la France n'était pas dépourvue d'hommes de guerre. Par un règlement nouveau, il prévenait is l'avenir les contestations sur le commandement qui avaient failli laisser l'armée de Turenne sans chef au moment de sa mort. Dorénavant le commandement appartiendrait au plus ancien des officiers égaux en grade. Le rang des nouveaux maréchaux était déterminé d'après la date de leur entrée dans les fonctions de lieutenant général. C'est le commencement de cet ordre du tableau tant critiqué par les derniers défenseurs du régime féodal, et qui n'a rien que de conforme aux principes raisonnables de l'égalité moderne. La nomination de Condé ne calmait pas entièrement les alarmes publiques, et ne le contentait pas lui-même. Il eût bien voulu s'en excuser par l'état de sa santé affaiblie, et par les difficultés d'une pareille succession. L'opinion aussi calculait les vingt-deux jours de marche de Flandre en Alsace, et s'inquiétait tour à tour des infirmités du prince, et de sa fougue qui n'était peut-être pas le meilleur remède aux maux présents. Monsieur le Prince, disait Bussy-Rabutin, guérit avec du vin émétique, et M. de Turenne guérissait avec un bon régime de vivre[25]. Il n'était encore qu'à Châlons, quand l'annonce d'un nouveau désastre vint ajouter à ses anxiétés. Le vieux duc de Lorraine avait ramassé assez lentement des troupes de diverses provenances, et se demandait où les conduire, lorsque la mort de Turenne lui rendant la fierté, il se mit en tête de prendre Trèves et de rétablir l'électeur dépossédé. Les Allemands parurent sous les murs de la ville le 9 août. Le maréchal de Créqui avec la petite armée de la Moselle marcha au secours et se posta à Konz-Saarbrück, la jonction de la Moselle et de la Sarre. Il était, dit-on, convenu avec Vignori, commandant de Trêve que la garnison appuierait par une sortie les mouvements de l'armée de secours. Il n'eut pas le temps d'attaquer lui-même. En l'absence du duc de Lorraine, le duc de Zell, jeune homme ardent et grand joueur, mais aussi entreprenant à la bataille qu'à la bassette, eut la pensée d'aller au-devant de l'ennemi au lieu de l'attendre. Il leva le siège, brûla son camp, passa la Sarre sur trois ponts[26], et chargea en flanc les troupes de Créqui dont la cavalerie était alors au fourrage (11 août). Il avait l'avantage du nombre et de la position. Créqui, obligé de rallier ses troupes à la hâte, de les ranger au hasard à mesure qu'elles se présentaient, fut en outre abandonné par la garnison de Trêves ; Vignori avait été tué la veille avant d'avoir communiqué son dessein à personne. La valeur des Français fut inutile ; vainement la cavalerie sur la droite était revenue six fois à la charge. Rien ne put arrêter la déroute ; le canon, les bagages, les munitions, deux mille fantassins, restèrent aux mains du vainqueur. Quand on put compter les fuyards, on reconnut que la perte était moins considérable qu'on ne l'avait craint d'abord. Mais l'effet moral était déplorable ; le roi ne souffrait pas qu'on essayât, pour lui plaire, d'en atténuer la portée ; il déclarait que c'était une défaite très-complète. Les suites en effet pouvaient être aussi fâcheuses à l'intérieur du royaume qu'auprès des étrangers. Une nouvelle révolte éclatait en ce temps même à Bordeaux, et, après la première répression, l'intendant drivait : Si la nouvelle de la bataille de Konz-Saarbrück était arrivée quelques jours plus tôt, elle aurait redoublé l'insolence du peuple[27]. La position ne commença à s'éclaircir que lorsqu'on apprit que les vainqueurs de Konz-Saarbrück, au lieu de poursuivre leur avantage vers la France, étaient retournés devant Trêves, et que le maréchal le Créqui, réfugié dans cette ville, y soutenait une vigoureuse résistance. Condé continua sa route et arriva en Alsace. Ce n'est pas qu'il eût beaucoup de confiance dans l'issue de la guerre. Ses lettres à Louvois témoignent de ses incertitudes, de ses découragements. Cette fougue, dont Bussy craignait les écarts, a disparu ; la maladie, la goutte, a eu raison de l'emportement irrésistible du vainqueur de Rocroi[28]. Par bonheur, Montecucculi était aussi malade et aussi irrésolu. Il ne s'était pas pressé de quitter les environs de Strasbourg ; puis, pendant que l'armée de Turenne prenait position dans la Haute-Alsace, il s'était seulement porté vers la basse. Il assiégeait et canonnait Haguenau depuis deux jours au moment de l'arrivée de Condé. Un brave lieutenant-colonel, Mathieu, défendait la place ; il avait dit : Tant que Mathieu sera, Haguenau au roi sera. La seule approche de l'armée française et de son chef si redouté décida la retraite des Allemands (22 sept.). Ils reculèrent près de Strasbourg, et les Français se cantonnèrent dans le voisinage de Schelestadt. Ce premier succès ranima les esprits. Le siège d'Haguenau levé, disait-on, c'est bien loin des malheurs que l'on prévoyait. Il y eut pourtant à quelques jours de là un autre malheur d'autant plus douloureux qu'il atteignait l'honneur de l'armée. Créqui avait héroïquement défendu Trêves. On disait de lui à Paris : Si quelque balle a reçu mission de le tuer, elle le trouvera sans peine, de la manière enragée dont il s'expose. Il nettoyait la tranchée tous les deux ou trois jours d'une manière extraordinaire. Le due de Lorraine désespérait de prendre une ville qui renfermait quatre mille hommes de garnison et un maréchal de France en colère[29]. A la fin, la brèche étant ouverte partout, le découragement prit aux officiers. Ils prétendirent forcer Créqui à se rendre. Un d'eux, après l'avoir menacé de l'épée, passa aux ennemis, négocia u.ne capitulation et la rapporta à ses camarades, qui l'acceptèrent. Créqui, déterminé à ne pas subir cette honte, s'enferma dans l'église avec quelques combattants fidèles, jusqu'à ce que, faute de munitions, il fallut se laisser prendre par les Allemands (6 septembre). Le châtiment inflexible, que Louis XIV infligea aux traitres rentrés en France, sauva seulement les lois de la discipline ; il n'aurait pas suffi à prévenir les conséquences politiques que la perte de Trêves faisait appréhender. Les Allemands allaient-ils entreprendre ce qu'ils avaient manqué après Konz-Saarbrück, et pénétrer en Lorraine ? Ce résultat fâcheux fut écarté par ce qui arriva en Alsace. On se préoccupait à Paris de la défensive que gardait Monsieur le Prince. On prêtait au Montecucculi le dessein d'embarrasser Monsieur le prince par des manœuvres dont la retraite d'Haguenau avait été le commencement. On disait d'autre part que Montecucculi se précautionnerait encore plus avec lui qu'il ne faisait avec M. de Turenne. Cette dernière conjecture fut justifiée par les événements au delà de toute attente. Si Condé doutait de ses forces, Montecucculi estimait encore moins les siennes. Un nouvel essai infructueux acheva de lui démontrer leur insuffisance. Après une inaction de plusieurs semaines, il voulut assiéger Saverne (10 septembre). Il se heurta à une résistance préparée sans doute par les travaux que Turenne avait exécutés l'année précédente dans cette ville. Au bout de quatre jours il était vaincu par la seule énergie du gouverneur et de let garnison. Condé n'avait pas paru, son armée n'avait fait aucun mouvement. Montecucculi, sans les attendre, décampa (14 septembre) ; et huit jours après toute son armée quittait l'Alsace pour redescendre dans le Palatinat. Ainsi se termina la carrière militaire de Condé et de Montecucculi ; la maladie et le soin bien entendu de leur gloire, les retint désormais dans la retraite. Ils ne reparaitront plus dans les armées. Cette évacuation si prompte de l'Alsace était un bonheur trop inattendu pour n'être pas vivement senti en France. Heureuses étoiles ! disait-on ; il semblait que la fortune voulait faire réparation au roi de la mort de Turenne et des malheurs de Créqui[30]. Le dépit des ennemis confirma bien ce jugement. Le vieux duc de Lorraine en mourut, dit-on, de douleur (17 septembre). Son armée, dont les chefs hésitaient sur l'emploi de leur temps ; se dispersa, et délivra la France de toute crainte d'invasion. Les diplomates ne pardonnèrent pas à Montecucculi d'avoir abandonné si vite une partie si belle : Je ne me souviens pas, écrit Temple[31] ; d'avoir jamais ouï parler d'aucune action importante si surprenante et moins excusable que cette retraite ; car il est fort malaisé de s'imaginer que la corruption ou la cabale d'une cour puissent aller si loin, quoiqu'on soupçonnât que ces deux choses avaient eu part dans ce grand événement, qui était si décisif en quelque manière. La France, sans dao avait perdu Turenne et Trêves, et subi deux défaites sensibles à son intérêt et à son honneur militaire. Cependant elle avait encore une fois brisé les efforts de la coalition, gardé intact son territoire propre, et, pour qu'aucun de ses ennemis ne pût se vanter de l'avoir bravée, Schönberg lui avait récemment rendu Bellegarde en Roussillon, et mérité par là son bâton de maréchal. Elle se relevait par le résultat définitif de la campagne, et demeurait invaincue. L'occasion était bonne pour faire rentrer dans l'obéissance les rebelles intérieurs, et compléter la victoire par la punition des complices ou auxiliaires de l'étranger. Tant que la défense nationale avait réclamé le principal emploi de la force militaire, la répression avait été lente en Bretagne et en Guyenne. À partit de la retraite de Montecucculi, l'autorité royale se montra dans toute sa puissance et son inflexibilité. Les paysans bretons, poursuivis dans les campagnes, furent pendus sans pitié (septembre). Le duc de Chaulnes amena à Rennes quatre mille hommes (octobre) pour châtier les habitants, quoique les plus mutins se fussent sauvés, et qu'il y eût danger de faire pâtir les bons pour les mauvais. Le parlement, en punition de sa mollesse, fut transféré à Vannes. Une taxe de 100.000 livres fut établie sur les bourgeois, exigible dans les vingt-quatre heures, avec menace de la doubler après ce délai. On bannit toute une rue, femmes accouchées, vieillards, enfants, en défendant aux autres de leur donner asile. Les exécutions commencèrent par un joueur de violon qui avait le premier pillé le papier timbré ; il fut roué, puis écartelé après sa mort, et ses quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville. On continua par des bourgeois arrêtés au nombre de soixante, dont un certain nombre furent pendus. Tous les villages étaient contraints de contribuer pour nourrir les troupes. On avait cru d'abord qu'après tant d'exigences il n'y aurait pas d'États cette année. Mais si les États ne se fussent pas réunis, la punition n'aurait porté que sur des individus, non sur la province tout entière. On les assembla donc et on leur demanda trois millions, chose qui ne s'était jamais donnée que quand le roi vint à Nantes. Ils les promirent. Alors le duc de Chaulnes les invita à envoyer une députation au roi pour le remercier de la présence de ses troupes, garantie de paix dans la province. Ils le promirent encore ; les représentants des trois ordres se mirent immédiatement en route. On espérait qu'au moins, en retour de cette démonstration de docilité, ils obtiendraient quelque diminution sur le don gratuit. Ils apprirent bientôt qu'on leur envoyait six mille hommes de plus à loger pendant l'hiver, comme marque de confiance ; et ils payèrent les trois millions. Vous pouvez compter, s'écrie Sévigné au milieu de tous ces récits, qu'il n'y a plus de Bretagne, et c'est dommage. Nous avons vu que Bordeaux s'était encore insurgé au moment de la bataille de Konz-Saarbrück. L'intendant avait sévi ; quelques troupes déployées dans la ville avaient aidé à l'action de la justice. Mais, ajoutait l'intendant, si le peuple est consterné, il n'est pas corrigé[32]. On avait la preuve que des députés de Bordeaux avaient été bien accueillis par les États Généraux de Hollande et par le prince d'Orange. La révolte contre les impôts se liait donc à un crime d'État du premier degré. Aussitôt que la guerre étrangère eut cessé, la Guyenne fut traitée comme la Bretagne[33]. Une partie de l'armée de Catalogne fut envoyée à Bordeaux, où Louvois ordonna la construction d'un bastion qui croiserait ses feux avec ceux des châteaux Trompette et du Ha. Le 17 novembre, six mille hommes de troupes entrèrent dans Bordeaux comme dans une ville prise. Tous les habitants furent désarmés, les murs abattus. Devant ces mesures, plus de douze cents familles quittèrent la ville et le commerce sembla détruit. La soldatesque ajouta aux rigueurs régulières ses propres excès qui ne respectaient rien et s'attaquaient parfois à leurs propres officiers. Il devint nécessaire de les éloigner, on présenta cette résolution comme une preuve de la bienveillance du roi ; mais on ne fit sortir le dernier soldat que quand toutes les dispositions prises donnèrent l'assurance que Bordeaux ne pourrait plus se révolter. La crise finissait. En suspendant pour la seconde fois le cours des prospérités de Louis XIV, elle n'avait véritablement pas profité à ses adversaires. Il en sortait encore plus fort qu'eux, puisqu'il en sortait, et en état de leur faire reconnaître l'année suivante sa supériorité, et à la fin sa domination. |
[1] Nous citons encore ces actes curieux : Tout sujet anglais ayant reçu les ordres religieux à Rome devait quitter le royaume dans l'espace de six mois sous peine de mort. Était puni d'une année de prison et d'une amende de cent marcs d'argent, dont un tiers pour le délateur, tout sujet des Trois-Royaumes qui assisterait à la messe, soit dans la chapelle de la reine, soit dans celle d'un ambassadeur étranger. Tout papiste qui entrerait dans le palais de Whitehall ou de Saint-James était condamné à être conduit à la Tour, s'il était pair, être enfermé dans les prisons ordinaires, s'il était d'un rang inférieur. Enfin, exécution rigoureuse des lois pénales contre les conventicules des non-conformistes. Lingard, tome XII.
[2] Dépêche de Ruvigny à Louis XIV, 23 mai 1675 : Ce succès n'a été obtenu que par la vigilance de vos amis et de vos serviteurs, le bonheur et les secours de Votre Majesté, qui ont paru si à propos que ses intérêts n'ont pas été abandonnés ainsi que l'apparence le faisait appréhender. Votre Majesté me pardonnera si je ne m'explique pas en détail. Cela serait trop long et, de plus, il faudrait nommer des Mn qui ne le désirent pas par modestie. Cité par Mignet, tome IV.
[3] Voir les lettres et instructions de Colbert, tome des Finances ; en particulier, lettre à l'intendant de Rouen, 30 novembre 1676.
[4] Lettres et instructions de Colbert, tome II. Rousset, Histoire de Louvois, chap. VIII.
[5] Lettres de Colbert aux intendants, novembre et décembre 1674. — Tome II, collection Clément.
[6] Beausset, Histoire de Bossuet, livre V, tome II.
[7] Pierre Clément, Étude sur La Vallière.
[8] Depping, Correspondance administrative, tome III : Section des affaires de finances.
[9] Lettres de Lombart à Colbert, dans Depping, Correspondance administrative, tome III, section des finances.
[10] Collection Clément. — Depping, Correspondance administrative.
[11] Rousset, Histoire de Louvois, chap. VIII.
[12] Œuvres de Louis XIV. Lette à Colbert, 14 mai.
[13] La Vieuville à Colbert. Collection Clément, et Depping, Correspondance administrative.
[14] Lettres du duc de Chaulnes à Colbert, 12 et 18 juin.
[15] Voir les lettres de Chaulnes et de Lavardin à Colbert. Depping, Correspondance administrative. Lettres de Sévigné, 19 juin, 26 juillet. Levot, Histoire du port de Brest.
[16] Mémoires du marquis de Pomponne.
[17] Sévigné, 12 juin.
[18] Voir dans Rousset, Histoire de Louvois, les détails de la dernière campagne de Turenne.
[19] Récit de Boisguyot, gentilhomme de Turenne, recueilli par Sévigné, 2 août 1675.
[20] Sévigné, 31 juillet, 2 août, 6, 9, 11, 12, 14, 22, 26, 28, 30.
[21] Bossuet, Oraison funèbre du grand Condé.
[22] Sévigné, 9 et 16 août.
[23] C'est le mot de Fléchier : Turenne meurt, tout se confond. Sévigné, cinq mois auparavant, le disait à sa fille, 7 août : Tout est confondu. Il n'y a plus ni Flandre ni Allemagne, ni petit frère à espérer.
[24] Navailles, d'Estrades, Schonberg, Duras, Vivonne, Lefeuillade, Luxembourg, Rochefort. C'est là ce que Mme Cornuel appelait la monnaie de Turenne.
[25] Sévigné, 2 et 14 août. Bussy à Sévigné, 11 août.
[26] Récit de Louis XIV, recueilli par Sévigné, 13 août.
[27] De Sève à Colbert, 22 août : Depping, Correspondance administrative, tome II, section de Justice.
[28] Rousset, Histoire de Louvois, a très-bien signalé ces derniers traita de la carrière militaire de Condé, et cette défaillance du grand homme qui désormais doute de lui-même et semble s'abandonner.
[29] Sévigné, 26, 27 août, 9 septembre.
[30] Sévigné, 29 septembre, 1er octobre.
[31] Temple, Mémoires de... la Chrétienté, chap. 1.
[32] Depping, Correspondance administrative.
[33] Sévigné, novembre 1875.