II. — Portrait de Guillaume III. - Massacre des frères de Witt. - Dispositions hostiles des Allemands pour la France ; défaite de l'électeur de Brandebourg par Turenne. - Opposition du parlement d'Angleterre à la France, congrès de Cologne ; Louis XIV prend Maëstricht, Trêves, et assujettit les villes libres d'Alsace. - Alliance définitive de l'Empereur, de l'Espagne et du duc de Lorraine contre la France ; Campagne de Turenne et de Montecucculi sur le Mein, perte de Naerden et de Bonn. - Paix entre l'Angleterre et la Hollande ; évacuation des villes hollandaises par les Français. - L'Europe coalisée contre la France. L'homme qui venait d'être élevé, à l'âge de vingt-deux ans, au stathoudérat des Provinces-Unies, a été l'un des deux dominateurs de l'Europe au dix-septième siècle, et le contrepoids de Louis XIV. Il a contenu le développement extérieur de la grandeur française, enchaîné les autres États à sa politique et à ses intérêts, et entraîné les rois, pour sa cause, à la violation du principe de la légitimité royale. L'histoire lui doit donc une justice raisonnée, une étude approfondie de son caractère, de ses actes, de ses talents et de ses vices. Arrière-petit-fils de Guillaume le Taciturne, Guillaume III était, par sa mère, le neveu du roi d'Angleterre Charles II ; par le mariage de sa tante, le neveu de l'électeur de Brandebourg, et, par une grand'tante mariée au duc de Bouillon, le petit-cousin de Turenne. Né posthume, il n'avait pu être admis immédiatement aux charges électives de ses ancêtres dans la République ; mais, élevé dans des goûts royaux par le faste de sa famille[1], et confiné dans la vie privée par la surveillance soupçonneuse de Jean de Witt, il avait ressenti, dès l'enfance, l'ambition du premier rang et une implacable rancune contre les auteurs de son obscurité. On a vu comment il s'était pressé de s'introduire dans les affaires publiques, soit à la faveur des droits que la forme républicaine laissait encore à la noblesse dans les Sept-Provinces, soit avec l'appui de Charles II et les compliments de Louis XIV. Il avait fait un pas de plus vers le pouvoir souverain en acceptant de ses adversaires la charge de capitaine-général, quoique réduite à des proportions dérisoires ; et enfin la fureur populaire venait de combler ses vœux en le portant au stathoudérat, en haine de ceux qui le lui avaient contesté et au nom du salut public. Pour se maintenir à cette élévation, il avait besoin d'anéantir ses ennemis domestiques et de refouler un conquérant qui menaçait sa fortune en écrasant la Hollande. En même temps qu'il complotait la mort des uns, il se lança contre l'autre dans une lutte acharnée, mêlée de haine inexorable et de courtoisie hypocrite, qui a fait de son intérêt la cause de la chrétienté. Il appela les autres États à son aide, au nom de leur défense personnelle, leur montrant, dans l'envahisseur des Sept-Provinces, le dominateur nouveau qui leur préparait le même sort, et, dans l'abaissement de cette puissance, l'unique garantie de la tranquillité publique. Par là, il souleva contre Louis XIV d'invincibles difficultés, et se donna à lui-même le rang de chef de l'opposition européenne. Ce fut son grand art de raviver sans cesse les soupçons et les efforts de ses alliés, de les organiser en confédération, de les y ramener malgré leur lassitude, et de s'imposer comme le plus ferme obstacle à la monarchie universelle, comme le lien nécessaire de la résistance. Il rompit ainsi trois fois les projets de Louis XIV, et assura sa Propre conservation aux dépens et au contentement de tous. On alléguerait en vain, pour mobile de sa conduite, le dévouement à sa patrie et à la liberté politique et religieuse de l'Europe. Son orgueil convoitait le plaisir de faire pendant au grand roi. Gourville tira un jour de ce visage sombre un sourire de satisfaction en lui disant que, en France, au lieu de le mépriser, on lui faisait bien plus d'honneur, qu'on le craignait[2]. Son égoïsme ne poursuivait pas moins ses avantages personnels. Ce patriote était tout prêt à confisquer à son profit les privilèges de ses concitoyens, témoin sa tentative sur la Gueldre et sur Utrecht. Ce champion du protestantisme ne fomentait les factions d'Angleterre que pour se faire appeler à la royauté dans ce pays. Cet ami de l'indépendance des peuples laissait volontiers le Palatinat et les Allemands dans l'embarras pour courir avant tout à son expédition contre Jacques II, dont le terme était un trône pour lui. On retrouve dans le choix de ses moyens le même sentiment qu'au fond de ses projets. Il ne tient jamais compte de la vie ni de l'honneur des hommes, ni du droit des gens. Il laisse massacrer les frères de Witt sans en donner l'ordre et sans rien faire pour les sauver, et il se félicite à la fois d'avoir le bénéfice de leur mort et de n'avoir pas à en répondre[3]. Il attaque les Français après la paix conclue, dans l'espoir de se relever par une surprise, et quand on lui représente qu'il a sacrifié bien des soldats inutilement, il répond que la chose n'est d'aucune conséquence, puisqu'il fallait les licencier[4]. Il détrône son beau-père par l'intrigue et le mensonge, et non content de lui voler sa couronne, il s'efforce de le flétrir, pour se justifier, par d'infâmes suppositions. Cependant il avait du courage. Il payait noblement de sa personne dans une bataille. Son ardeur l'emportait quelquefois, comme à Senef, hors de son flegme habituel, et de la prudence d'un général en chef. Au siège de Maëstricht, blessé à un bras, et s'apercevant que cette nouvelle décourageait ses troupes, il saisit son chapeau et le fit tourner plusieurs fois du même bras qui était blessé, pour montrer que, si la chair était atteinte, l'os restait intact[5]. Il était vigilant, actif, toujours aux aguets des occasions, toujours prêt aux mouvements soudains. Nul peut-être, avant le Prussien Frédéric II, n'a plus pratiqué ce système de marches inattendues, de diversions audacieuses, de tours et retours de navette. Il avait surtout une qualité solide qui a toujours à la fin tourné les affaires à son avantage : la ténacité indomptable. Dans la diplomatie comme dans les armes, il ne se montre jamais découragé ; il ne l'est jamais. De toute défaite, de tout rebut, il appelle au lendemain ou à l'année suivante, aux combats ou aux négociations prochaines. Un jour que, les Hollandais eux-mêmes voulant la paix, le pensionnaire déclarait qu'on ne trouverait personne en Hollande, qui fût d'un autre sentiment : Eh bien, moi, dit-il, j'en connais un et c'est moi-même[6]. Il est souvent malheureux à la guerre ; on peut dire de lui sans hyperbole que jamais général n'a levé tant de siégea ni perdu tant de batailles. On a beau dire, et il a beau échouer. Il rallie sans relâche ses ressources ; il revient harceler le vainqueur, et le force, par la fatigue, à transiger. La gloire à un autre, à lui le bénéfice réel, Deux fois il a vaincu Louis XIV : à Nimègue, en assurant au moins l'intégrité de la Hollande ; à Ryswick, en gardant la royauté d'Angleterre. Le premier événement qui signala le pouvoir du nouveau stathouder fut le massacre des frères de Witt, un crime longuement préparé où sa connivence est évidente. Depuis la dernière révolution, ces deux hommes étaient en butte aux calomnies les plus invraisemblables. On accusait le grand pensionnaire de trahison et de concussion ; il avait, disait-on, retenti pour lui l'argent destiné aux correspondances secrètes, et négligé de pourvoir aux nécessités de l'armée. Jean de Witt en appela inutilement au témoignage du prince d'Orange. Celui-ci, qui avait déjà couvert de sa protection les meurtriers du 21 juin, fortifia le jugement populaire par cette réponse évasive (22 juillet), qu'il n'était pas au courant des comptes de finances, et qu'il ne lui était pas possible de démêler ce qui manquait à l'armée, ni sur qui retombait le tort de l'avoir négligée. De son côté, Corneille de Witt était accusé d'avoir voulu empêcher Ruyter de livrer cette bataille navale où il avait si noblement assisté. On en vint bientôt à lui imputer des projets d'assassinat contre le prince d'Orange, et la cour de justice de Hollande le fit arrêter sans preuves et mettre à la question (2 août). Devant ce débordement de haine, le grand pensionnaire se rappela ce mot d'un ancien : Prospera omnes sibi vindicant, adversa uni imputantur[7]. Il crut inutile de lutter plus longtemps contre une population aigrie Pair ses défaites, qui, pour ne pas s'avouer la part qu'elle avait dans la ruine de la patrie, trouvait commode d'en rejeter la cause sur lui seul, quoiqu'il n'eût été, disait-il, qu'un serviteur et non un maitre[8]. Il donna sa démission (4 août). Les États voulaient au moins, en se séparant de lui, le remercier officiellement de ses services de dix-neuf années. Mais le prince d'Orange consulté répondit que, si la démission était bonne à prendre, les remercîments, au milieu des bruits répandus parmi le peuple, seraient inopportuns. Le procès de Corneille, commencé dans des conditions barbares, semblait, pour finir, tourner au burlesque. On avait soumis l'accusé à une torture si exquise, que le bourreau lui-même n'en rapportait les détails qu'en frémissant, et de la fermeté invincible de la victime concluait à son innocence. Puis, les preuves manquant aussi bien que les aveux, il n'y avait plus qu'à le condamner sans motif ou à l'acquitter. La cour le condamna sans alléguer aucun crime, le déclara déchu de ses charges et dignités, et le bannit de la province de Hollande avec défense d'y rentrer sous peine d'un châtiment plus rigoureux (20 août). Il fallait au moins le laisser partir pour l'exil, mais auparavant une personne considérable apporta au geôlier l'ordre de faire en sorte que le frère et le père du condamné vinssent le voir à la prison. Jean de Witt, sur l'invitation du geôlier, se crut appelé par son frère ; il y courut immédiatement, se faisant suivre de son carrosse. Arrivé à la prison, il demeura stupéfait d'apprendre que ce n'était pas son frère qui l'avait mandé ; il vit clairement et trop tard dans quel guet-apens infâme il était tombé. Au dehors la multitude, amassée autour du carrosse, vociférait contre le condamné et contre l'insolence de son frère qui prétendait enlever en triomphe un criminel. Ou renvoya le carrosse avec des hurlements épouvantables, puis on se rua sur la prison. Jean et Corneille de Witt, abattus comme des bêtes de boucherie, subirent, même après leur mort, les plus dégoûtants outrages. Un des assassins les éventra, et, son couteau tout ensanglanté entre les dents, il fouilla des deux mains dans les cadavres. Il leur arracha le cœur, les entrailles, les leur jeta au visage avec d'horribles imprécations, et laissant les deux corps ouverts par des brochettes comme les bouchers font aux bêtes qu'ils tuent, il emporta les deux cœurs au cabaret où ils furent visités, maniés et chargés d'insulte par la canaille (22 août). A la suite de cet exemple, à Amsterdam, le peuple, soulevé contre Ruyter, ami de Jean de Witt, voulait tuer la femme du grand amiral et piller sa maison. Ici au moins le magistrat s'entremit pour prévenir cette autre infamie. Le stathouder n'avait pas paru pendant ces horreurs. Il ne se montra que pour consacrer le crime. Il s'opposa à toute enquête sur la sédition de La Haye, et à la punition des coupables. La sévérité, disait-il, aigrirait les esprits, la voie de la douceur était la plus sûre. Les États de Hollande baissant la tête, leurs nobles et grandes puissances, de l'avis et à la pressante recommandation du prince d'Orange, déclarèrent que tout ce qui s'était passé devait être entièrement publié et pardonné, avec très-expresse défense à tous juges et magistrats d'en faire jamais aucune information ou enquête. D'un côté leurs nobles puissances donnèrent au prince, pour cette fois seulement, le droit de changer les magistrats de la province, c'est-à-dire de substituer ses créatures au amis de Jean de Witt. De l'autre les meurtriers furent récompensés. Un des assassins du 21 juin fut rétabli dans sa commission des postes. Un échevin de La Haye, instigateur du massacre, devint bailli de La Haye. Cet effronté scélérat portait gravée sur son épée l'image de son forfait, et il s'en faisait gloire jusqu'au jour où, pour de nouveaux crimes, il fallut absolument le laisser condamner. Le calomniateur de Corneille de Witt reçut une pension des États, et il la toucha pendant près de trente ans, jusqu'à la mort du prince d'Orange ; alors seulement on la lui ôta, et il tomba dans la misère, réduit à vivre des vingt sols par semaine que lui allouait la diaconie de La Haye[9]. Pendant que l'État et le gouvernement de Hollande prenaient une nouvelle forme et avec elle un nouveau cœur, selon l'expression singulière de l'Anglais Temple[10], le stathouder dressait ses batteries contre Louis XIV pour la délivrance de son pays. Il n'ignorait rien des alarmes répandues en Europe par le torrent des victoires françaises, et il y voyait un gage des assistances qu'il pouvait se promettre. Brandebourg, déjà secrètement engagé à cette cause, se plaignait que le roi eût occupé ses villes du duché de Clèves sous le prétexte que les Hollandais y tenaient garnison[11] ; dès le 23 juin, il s'était abouché avec l'Empereur pour le maintien des traités de Clèves et de Westphalie. L'Empereur, à son tour, se laissait gagner par les Provinces-Unies, et, le 25 juillet, il leur promettait tout bas, sans rien ratifier encore, de joindre ses troupes à celles de Brandebourg. C'était là l'inquiétude qui avait décidé Louis XIV à suspendre ses conquêtes. On le voit par ses lettres à l'Empereur[12], par les reproches qu'il lui adresse sous forme encore amicale, par l'insistance qu'il met à promettre l'observation fidèle des traités de Munster et d'Aix-la-Chapelle. Ce fut aussi dès lors le moyen de salut sur lequel compta Guillaume III. Il se promit de démolir tout cet échafaudage d'alliances ou de neutralités dont Louis XIV s'était si habilement pourvu, et de concilier à la délivrance des Provinces-Unies tous les États dont le conquérant avait exploité contre elles les armes ou l'inaction. Il va poursuivre ce plan, pendant dix-huit mois, à travers toutes les difficultés de la diplomatie ou des armes. Sa première victoire sera d'armer toute l'Europe contre son ennemi. L'électeur de Brandebourg fut le premier qui entra en lice pour la Hollande. Comme il avait depuis longtemps promis son concours, il éluda toutes les propositions par lesquelles Louis XIV essayait de l'arrêter ; pour assurer cette entreprise audacieuse, il combina avec le prince d'Orange une double attaque : lui-même sur le Rhin, Orange dans les provinces conquises, prendraient les Français entre deux feux. Louis XIV avertit Luxembourg de se tenir sur ses gardes et ordonna à Turenne d'entrer en Allemagne et de s'avancer vers Essen[13]. Luxembourg renversa rapidement toutes les espérances du prince d'Orange. Impatient de se signaler, il occupa d'un coup heureux Wœrden, sur le vieux Rhin (20 septembre), d'où il menaçait Leyde et La Haye, comme de Naerden, sur le Zuiderzée, il tenait en échec Amsterdam. Le stathouder, dont ce revers compromettait la popularité, voulut prendre sa revanche sur quelques-unes des conquêtes françaises. Il tenta d'occuper Naerden ; la garnison renforcée le repoussa vigoureusement ; aussitôt il redescendit sur Wœrden, qu'il croyait sans fortifications sérieuses ; il y trouva un commandant intrépide, dont la fermeté servit d'abord de remparts ; puis, Luxembourg accourant, il fut attaqué et culbuté par une énergie sans égale, et contraint à se réfugier sur d'étroites digues au milieu de l'inondation (12 octobre). En moins de deux semaines, le prince d'Orange avait entrepris et levé deux sièges. Turenne, dans des conditions plus compliquées, manœuvrait avec une fermeté de vues admirable. En entrant en Allemagne, il avait averti les princes qu'il n'en voulait pas à l'Empire, mais seulement à ceux qui, sans être provoqués, menaçaient les alliés du roi[14]. Cette proclamation, au lieu de diminuez le nombre de ses ennemis, avait décidé l'Empereur a ratifier son traité avec la Hollande (17 octobre) et à joindre ses troupes à celles de Brandebourg. Il fallait surveiller ces forces doublées et les battre à la Première bonne occasion. Louvois, Louis XIV, Coudé alors campé en Lorraine, étaient persuadés qu'elles n'en voulaient qu'à l'Alsace ; des instances réitérées appelaient sur ce point l'attention de Tu-reine irae, et lui prescrivaient de loin des opérations en conséquence ; Condé, par ordre de Louvois, faisait déjà sauter le pont de Strasbourg. Turenne, convaincu que Brandebourg et Montecucculi se proposaient avant tout de rejoindre le prince d'Orange, s'obstinait à leur fermer le Rhin dans le voisinage des Provinces-Unies. Il ne répondait pas aux ordres ou insinuations du roi et du ministre, ni aux demandes de renforts que lui adressait Condé, ou il répondait que si on était sur les lieux, on rirait de ces pensées-là[15]. Il rentra même en deçà du Rhin, dans l'électorat de Trêves, au lieu de marcher droit aux ennemis sur leur territoire. Les événements lui donnèrent grandement raison. C'était vers Mayence ou vers Coblentz que les alliés cherchaient à passer le Rhin ; il les en empêcha deux fois. A la fin, ils réussirent près de Mayence, et se crurent le chemin libre par l'électorat de Trêves vers la Hollande (23 novembre). Turenne les devança, prit sur la Moselle une forte position, leur coupa toutes les routes, et ne leur laissa d'autre issue que de risquer une bataille où ils avaient contre eux toutes les chances d'une extermination complète. Ils ne pouvaient non plus, sans souffrir beaucoup, demeurer dans un pays ravagé qui ne leur offrait aucune ressource. Le plus sûr était de retourner chez eux ; ils s'y résignèrent et disparurent précipitamment. Cependant, comme pour mieux justifier les prévisions de Turenne, le prince d'Orange approchait pour les rallier. A travers le Brabant toujours libre, et avec la connivence des Espagnols, il avait entraîné ses meilleures troupes au delà de Maëstricht, et touchait à la Roer, quand il apprit que les Allemands lui faisaient défaut. Furieux de ce nouveau désappointement, il ne consentit pas à céder aussi vite. Seul, et malgré la mauvaise chance d'être assailli par Turenne et par les Français des environs de Maëstricht, il redescendit vers Charleroi et en commença le siège (15 décembre). L'émotion fut vive en France à cette nouvelle ; le roi courut à Compiègne, Condé eut ordre de marcher au secours de la place assiégée ; si l'attaque réussissait, la communication était coupée entre la France et ses armées. Tant de mouvements ne furent pas nécessaires. Le comte de Montai, gouverneur de Charleroi, qui venait d'en sortir pour une expédition dans le voisinage, y rentra, par une habile ruse de guerre, avec quelques ingénieurs. Il tint lieu de secours, dit Louis XIV ; une violente canonnade, une sortie énergique firent tomber les armes des mains des ennemis[16]. Le 22 décembre, le prince d'Orange se retirait avec le dépit d'un troisième siège levé et de la dispersion de ses alliés d'Allemagne. La cour de France aurait voulu s'arrêter après ces succès, au moins pendant l'hiver. Turenne ne le souffrit pas, et, pour achever les Allemands, il continua à tenir tête au roi et au ministre de la guerre. Louis XIV insistait sur le repos dont ses troupes avaient besoin ; il faisait, à cet égard, des recommandations qui honorent ses soins paternels[17]. Louvois, divisant pour la campagne prochaine les troupes dont il pouvait disposer, croyait qu'avec de bonnes armées en Flandre, en Hollande, en Roussillon, en Lorraine, il empêcherait les Allemands de se joindre aux Hollandais, et les Espagnols de faire aucun progrès[18]. Mais Turenne voyait que les Allemands, après leur retraite, s'établissaient en Westphalie, chez les alliés de la France, Munster et Cologne, et il soutenait que, pour garder le prestige de la protection française et entretenir la bonne volonté des alliés, il importait de ne pas laisser opprimer ces princes. Déjà l'évêque de Munster chancelait entre les intérêts de la France et les offres pacifiques de Montecucculi ; il avait à craindre d'être déposé par son chapitre et abandonné par ses troupes. Louvois avait beau dire qu'il fallait sacrifier les alliés au besoin de faire reposer les soldats, Turenne lui répondait qu'on ne pouvait faire une demi-guerre, ni laisser prendre du repos aux Allemands entre le Rhin et le Weser. Devant tant de résolution et surtout de bonnes raisons, force fut bien de lui laisser toute sa liberté ; et, le 4 février 1673, il entrait en pays ennemi. La saison était rigoureuse, la terre si dure qu'on ne pouvait l'ouvrir pour les tranchées. Les opérations n'en furent pas retardées un seul instant. Tandis que le marquis de Renel, avec un détachement français, veillait sur les troupes et le pays de Munster, Turenne pénétra dans le comté de la Marck, une des possessions avancées du Brandebourg. Le 4 février, il chassait la garnison allemande de Kamen, prenait Unna par un bombardement qui en brûlait une partie, puis Altena, battait les Allemands près de Hamm (12 février), faisait lever le siège de Soest, entrait dans Hamm par la retraite d'une garnison de trois mille hommes, délivrait l'évêché de Munster et le duché de Westphalie, refoulait l'ennemi dans le duché de Hildesheim, et s'établissait à Hoexter, sur le Weser (7 mars). Tout était brillant dans cette marche victorieuse pour la valeur française. Cent hommes du régiment du roi enlevaient le château de Birkenbaum gardé par deux cents ennemis. Cinquante dragons et quelques officiers dispersaient un régiment allemand[19]. Dans un château sans murailles et sans parapet en terre, cent mousquetaires repoussaient deux attaques successives de huit cents hommes[20]. On subissait à découvert, sans aucun épaulement, le feu de la mousqueterie ou des canons des places assiégées. On dormait sur la terre gelée, sous la neige. Un jour Turenne lui-même, s'étant affaissé de fatigue au pied d'un arbre, trouva à son réveil, au-dessus de sa tête, une tente de manteaux, soutenue par des branches. Il demanda à ses soldats à quoi ils s'amusaient : Nous voulons, répondirent-ils, conserver notre père. C'est notre plus grande affaire. Si nous venions à le perdre, qui donc nous ramènerait dans notre pays ? Battu et menacé de plus grands malheurs, l'électeur de Brandebourg n'hésitait pas à demander grâce. Le 14 mars, il envoyait un plénipotentiaire à Louis XIV pour traiter sans les Hollandais. Mais le même jour, Louvois, prenant goût aux succès obtenus contre ses prévisions, félicitait Turenne du bon état où il avait mis les affaires, et l'invitait à entreprendre encore tout ce que pourraient permettre la saison et la conservation des troupes du roi. Turenne franchit le Weser avec deux régiments et cent soixante dragons, et poursuivit les vaincus dans l'évêché d'Hildesheim. Ce fut une fuite générale ; ils ont fait l'arrière-garde, écrivait-il, avec la cavalerie de l'Empereur comme si toute l'armée du roi eût passé le Weser. Au 1er avril, l'évêché d'Hildesheim était évacué. Après avoir fait mine de tenir sur la frontière, les impériaux en partirent le 4 avril, la tête tournée vers la Thuringe qui est la frontière de Bohème ; l'électeur de Brandebourg se rejeta sur l'évêché d'Halberstadt, traversa l'Elbe à Magdebourg et rentra à Berlin. Immédiatement 'Turenne organisa ses quartiers dans les villes prises et fit revenir les paysans de la plaine dans leurs villages pour labourer. Également attentif aux besoins des uns et des autres, il ménageait les paysans pour les contributions[21] et les aidait à trouver du grain ; il pressait le zèle de ses officiers pour remettre ses troupes en bon état. En pays conquis, il pourvoyait eux recrues, à la remonte, à l'habillement. On tirait des hommes de France, des chevaux de Brunswick et de Cassel, on renouvelait les justaucorps. A la suite d'une campagne d'hiver il pouvait écrire : Toute l'armée qui est ici sera prête dans huit jours, la plupart, tant cavalerie qu'infanterie, en aussi bon état qu'au commencement de l'année passée, et en meilleur de ce qu'ils sont plus aguerris. L'électeur de Brandebourg subit, comme conséquence de son infériorité, le traité de Vossem[22]. Contrairement à sa promesse envers les Hollandais, il traita sans eux, et s'engagea à ne plus aider sous aucun prétexte, ni directement, ni indirectement, les ennemis du roi. A l'avenir, il ne souffrirait aucune garnison hollandaise dans ses villes ; il retiendrait le corps de son armée au delà du Weser, et n'aurait en deçà que les garnisons de ses places et mille hommes au plus dans le plat pays. Le roi d'ailleurs se montrait modéré. Il lui rendait le comté de La Marck, et ses villes du duché de Clèves, soit immédiatement, soit à la fin de la guerre. L'électeur se refusant à s'engager contre l'Empire, et voulant avoir les mains libres en cas qu'il fût attaqué, le roi y consentait à la condition qu'on ne considérerait pas comme attaque contre l'Empire toute expédition en Allemagne, contre tout prince, quel qu'il fût, qui attaquerait Sa Majesté ou donnerait assistance à ses ennemis, contrairement au traité de Munster. Enfin, par un article secret, le roi promettait une somme de 800.000 livres, dont 300.000 après l'échange des ratifications, et les 500.000 autres en cinq ans[23]. Ainsi paraissait confirmée la victoire de Louis XIV sur la Hollande ; la première tentative en faveur de ce peuple tournait à son détriment ; le plan du stathouder Guillaume III était renversé. Guillaume, qui avait vu venir ce résultat, n'était pas resté inactif. Ce que l'Allemagne ne pouvait lui donner, il l'obtiendrait peut-être en Angleterre. L'alliance de Charles II avec Louis XIV répugnait à l'instinct national des Anglais, et comme, par suite de la tolérance accordée aux dissidents, on la croyait liée à des projets secrets contre le protestantisme, il était possible de la battre en brèche au nom du bien public et de la religion. Bonne occasion pour les amis de Guillaume qui étaient nombreux en Angleterre. L'essai fut tenté au retour du parlement (5 février 1673). Quoique Charles II connût bien les dispositions hostiles des chambres, il les heurta de front dès le premier jour. Il demanda un subside pour continuer la guerre de Hollande et signifia qu'il maintiendrait la tolérance. Ses ministres appuyaient avec chaleur le premier point ; il y allait, disait le chancelier, du salut de l'Angleterre de détruire un rival de commerce dangereux : delenda Carthago. Cette guerre est votre guerre, elle est juste, le roi l'a entreprise pour vos intérêts ; il attend de vous un secours efficace pour la continuer. A cette proposition un parti nombreux riposta par la nécessité de retirer la tolérance. Les presbytériens, qui en profitaient largement, n'en voulaient plus depuis qu'elle profitait aux catholiques ; les anglicans encourageaient les presbytériens en leur faisant espérer que, les catholiques une fois opprimés, on trouverait bien un expédient pour les laisser vivre eux-mêmes. La contestation fut chaude. La Chambre répétait que les lois pénales ne pouvaient être suspendues que par acte du parlement ; le roi menaçait de casser le parlement plutôt que de céder. Les esprits s'animaient ; on pouvait craindre une guerre civile dont l'avantage n'aurait pas été pour la France. Le seul parti qui sembla le meilleur aux politiques fut une transaction. La Chambre basse consentait encore à la guerre contre la Hollande : elle promettait dans ce but un subside de un million deux cent soixante mille livres sterling (31.700.000 fr.) ; mais, en retour, elle exigeait la suppression de la tolérance. Louis XIV, qui avait besoin des vaisseaux anglais, conseilla à Charles H de céder, et son ambassadeur eut soin de faire connaître dans le peuple cette bonne volonté du roi de France[24]. Charles II se rendit à la Chambre haute, y appela les Communes et annonça qu'il accordait à ses sujets ce qu'ils lui demandaient avec tant d'empressement (17 mars 1673). Le calme se rétablit aussitôt ; on fit des feux de joie dans toutes les rues ; la Chambre des communes triomphante prépara le bill du Test ou de l'épreuve. Par cet acte de suprême intolérance, tout Anglais revêtu d'un emploi ou office était tenu de prêter serment d'allégeance et de suprématie au roi, chef de l'Église anglicane, de recevoir les sacrements dans son église paroissiale, et d'abjurer par écrit la foi à la présence réelle dans l'eucharistie.. Les catholiques, les protégés de Louis XIV, spécialement frappés, n'étaient plus rien dans l'État. Le duc d'York résigna immédiatement ses fonctions de grand amiral, et Clifford celles de trésorier. Au fond, l'avantage n'était pas grand pour la Hollande. Les amis de Guillaume avaient bien forcé Louis XIV d'abandonner la cause de la tolérance, la plus légitime qu'il eût jusque-là soutenue, et les catholiques payaient cher la liberté acquise l'année précédente. Mais Charles II, avec ses trente millions, avait de quoi remettre sa flotte en mer et inquiéter les côtes de Hollande par de nouvelles batailles navales[25]. Guillaume ne parvenait pas à détacher son oncle de l'alliance française. Il n'y réussit pas davantage quelques mois après, ni par ses lettres personnelles, ni par l'intervention d'un négociateur espagnol. Charles II répondit inflexiblement qu'il ne ferait jamais la paix sans Louis XIV. Il devenait urgent de s'adresser ailleurs. L'Empereur ne demandait pas mieux que de se laisser gagner. Battu en compagnie de l'électeur de Trandebourg, il n'acceptait pas aussi facilement que son allié le premier jugement des armes ; Montecucculi, qui n'avait pas brillé dans la campagne, donnait le conseil d'en commencer une autre plus digne de lui. Tout en offrant à Louis XIV de reprendre tes négociations, Léopold restait armé, et ses préparatifs étaient assez inquiétants et Montecucculi assez empressé pour qu'il parût nécessaire de maintenir en Allemagne une armée française[26]. Aussi, après avoir évacué les États de l'électeur de Brandebourg, Turenne recevait l'ordre de marcher vers l'abbaye de Fulde, et dans la Vétéravie ; et la Diète germanique était avertie que les dispositions menaçantes de l'Empereur contraignaient le roi à cette précaution (22 mai). Tout ce que Louvois croyait pouvoir accorder aux Allemands, c'était d'inviter Turenne à ménager les alliés de la France, à ne pas les ruiner absolument pour les besoins de ses troupes, et à leur faire voir que les Français étaient moins ravageurs que les Allemands eux-mêmes[27]. Ce moment est capital dans l'histoire de Louis XIV. Cette occupation prolongée au delà du Rhin va lui ravir la confiance des Allemands, dissiper ce prestige de protection, qui depuis longtemps les ralliait à sa cause, et, en trahissant ses projets de domination, renverser tout ce que Richelieu et Mazarin avaient édifié. La Hollande y gagnera ce que la France doit y perdre. Un ami du prince d'Orange, le pensionnaire d'Amsterdam, envoyé à Vienne, va déterminer œ changement de politique. Pour contenir ses ennemis par l'autorité des succès, Louis XIV avait préparé, de concert avec Charles II, une nouvelle guerre maritime, et se réservait de frapper lui-même un grand coup sur le continent. Le 1er juin, les flottes anglaise et française parurent en vue des côtes de Zélande, à Schoonveldt-Bank, avec la supériorité du nombre : de cent quarante à cent cinquante voiles. La Hollande s'alarmait, le prince d'Orange menaçait de châtiments impitoyables ceux qui ne feraient pas leur devoir. Une valeur égale des deux côtés ne décida rien. Tromp, serré de près par des capitaines Français, changea quatre fois de vaisseau ; les Français, de l'aveu même de Ruyter[28], méritèrent de grands éloges, et Colbert se glorifiait de leur témérité[29]. Mais ce ne fut un triomphe pour personne. Les agresseurs ne purent débarquer, et Ruyter eut besoin de quelques jours pour réparer ses vaisseaux. Il revint à la charge le 14 juin, en vue de Flessingue, et combattit jusqu'à la nuit. Cette fois, il eut réellement l'avantage. Il ne chassa pas l'ennemi, mais il préserva son pays : les Anglais, manquant de vivres, regagnèrent la Tamise ; l'épuisement des munitions obligea Colbert à des mesures rigoureuses pour renouveler la flotte, à faire la presse des matelots au Havre et dans les environs, à saisir pour le service de la guerre les vaisseaux des particuliers, à expédier des poudres et des boulets de Boulogne et de Dunkerque[30]. La guerre navale ne donnait donc pas tout ce qu'on s'en était promis. Une victoire réelle sur terre semblait mieux justifier les plans de Louis XIV. Il était arrivé, le 10 juin, devant Maëstricht, cette dernière forteresse des Hollandais sur la Meuse. Il tenait fort à la possession de ce poste, parce que au milieu du pays de Liège et de Brabant, il donnait un passage assuré pour aller dans la Gueldre, les pays de Clèves, Limbourg, Juliers, l'électorat de Cologne, et menait sans difficulté jusqu'au Rhin[31]. Cachant ses desseins par de fausses marches dans les Pays-Bas espagnols, de Courtrai à Gand, de Gand à Bruxelles, il avait tenu en suspens et dans l'inaction les alliés secrets de la Hollande et atteint sans combat le but de son entreprise. Aussitôt arrivé, il voulut commencer les travaux d'attaque. La place était forte, et par sa position sur un grand fleuve et par un triple rang d'ouvrages avancés. La garnison était nombreuse, et d'une bravoure bien supérieure à ce qu'on était habitué, depuis le commencement de cette guerre, à trouver chez les Hollandais. Le roi commandait en chef ; dans une relation qui fait partie de ses Œuvres, il n'hésite pas à s'attribuer tout le mérite des opérations, même les travaux d'ingénieurs ; il va jusqu'à dire : Vauban me proposa ce que j'avais cru le meilleur. Mais il avait avec lui Vauban, ce fut la plus sûre garantie de sa victoire. Au lieu de laisser comme autrefois aux généraux le pouvoir de changer à leur gré les attaques, il régla que Vauban aurait seul désormais la direction des travaux d'approche. Le roi eut vraiment l'honneur de se montrer aussi brave que les soldats, de ne fuir aucun danger personnel ; ses courtisans, y compris Condé, par une variation de flatterie, purent lui faire des reproches, un peu précieux, de ses imprudences. Vauban, inventant les parallèles pour relier les tranchées, trouva le moyen d'aller vers la place quasi en bataille et avec un fort grand front[32], et de mettre les assiégeants en sûreté comme si on était chez soi[33]. L'ennemi stupéfait n'osait plus tenter de sorties ; les Français, pendant les premiers jours, ne firent que des pertes insignifiantes. On arriva dans Des conditions jusqu'aux pieds des remparts. Restait à chasser les assiégés de leurs positions où ils étaient bien déterminés à se dé- fendre. Un premier assaut coûta cher : neuf cents hommes tués ou blessés. Le second décida la prise du principal ouvrage ; et deux jours après, l'établissement d'une batterie de brèche entraîna la capitulation. La garnison eut la liberté de se retirer à Bois-le-Duc, ayant perdu deux mille hommes et les Français quinze cents (2 juillet). Le roi eut une bouffée de gloire dont ses ministres sont encore plus coupables que lui. Colbert, résumant tous les hauts faits antérieurs du monarque, n'y trouvait rien de comparable à la prise de Maëstricht : Nous n'avons plus, écrivait-il en finissant[34], qu'à prier Dieu pour la conservation de Votre Majesté. Pour le surplus sa volonté sera la seule règle de son pouvoir. Cependant le demi-dieu n'oublia pas Vauban. Il lui donna 40.000 livres, et l'année suivante, en dépit de ce préjugé qui arrêtait tout ingénieur au grade de capitaine, il le fit brigadier, premier pas du grand homme vers la dignité de maréchal. L'Europe ne fut pas aussi prompte à s'incliner. Ni les Hollandais ni l'Empereur ne regardaient la conquête de Maëstricht comme un arrêt sans appel, mais bien plutôt comme un nouveau motif de s'unir et de tenter une résistance plus énergique. Un congrès, proposé depuis longtemps par les Suédois, s'était enfin ouvert sous leur médiation à Cologne pendant le siège de Maëstricht (18 juin). Il n'y devait être question que de la querelle entre la France et la Hollande, des exigences de Louis XIV et de Charles II. Quoique Louis XIV eût un peu atténué les siennes, les Hollandais n'en voulaient à aucun prix, et particulièrement de la tolérance pour les catholiques[35]. La Suède, cette singulière alliée de la France, les encourageait à tenir ferme, et l'Empereur disait au pensionnaire d'Amsterdam qu'il traiterait avec eux s'ils n'obtenaient pas à Cologne un arrangement honorable. D'un autre côté, Louis XIV, répétant toujours qu'il retirerait ses troupes d'Allemagne si l'Empereur promettait de n'agir ni contre lui ni pour ses ennemis, Léopold ripostait que, pour faire la paix, il voulait que la Lorraine fût restituée à son due, le traité d'Aix-la-Chapelle garanti, la Hollande rétablie, et les privilèges conservés à ces villes d'Alsace, qui, par une équivoque du traité de Westphalie, semblaient encore faire partie de l'Empire. Irrité d'une opiniâtreté d'opposition plus forte que ses victoires, le roi essaya encore une fois des armes. Les flottes anglaise et française se rapprochèrent des côtes de la Hollande, et lui-même prit la route de la Lorraine pour agir de plus près contre les Allemands. La troisième tentative maritime ne fut pas plus heureuse que les précédentes. On attribuait aux deux alliés le projet de capturer la flotte des Indes, et de jeter une armée de débarquement en Hollande. L'alarme des marchands et le zèle religieux redoublèrent l'énergie. Les États généraux écrivaient à Ruyter : Si notre armée navale était battue, nous, notre postérité, et peut-être tous les chrétiens réformés, serions exposés au péril de retomber sous la tyrannie papale, odieuse en elle-même et détestée par nos ancêtres[36]. Ruyter trouva l'ennemi devant la Meuse, et l'empêcha d'aborder. Il le suivit jusqu'à Schweling, puis, remontant avec lui vers le Nord, il arriva le 21 août entre Petten et Kamperduin. Là s'engagea une bataille furieuse qui dura du point du jour à sept heures du soir. Le canon, résonnant tout le long de la côte, tenait les populations en alarme. Les églises se remplirent de réformés, remontrants, memnonistes, catholiques même, qui venaient prier pour le salut de la patrie[37]. Le bruit cessa avec le jour ; le prince Robert, commandant anglais, donnait le signal de la retraite. Comme il ne fut pas pour suivi, la supériorité pouvait encore paraitre indécise. Mais la flotte des Indes conservée, les ports ouverts par l'éloignement de l'ennemi, c'était pour la Hollande une véritable victoire. Louis XIV eut par lui-même, sur terre, un succès plus net et plus impérieux ; mais ce succès tourna contre lui en blessant au cœur les Allemands. Pour revenir des Pays-Bas en Lorraine, il entra sur le territoire de Trêves, dont le souverain n'était ni son allié ni son ennemi déclaré. Cette neutralité lui sembla mériter une punition. Conformément aux instructions de Louvois à Turenne, le pays de Trêves fut maltraité à dessein. La cavalerie française fut logée des deux côtés de la Moselle aux frais des habitants. Le marquis de Rochefort occupa Saarbrück, brûla plusieurs villages, tira partout de grosses contributions au profit des officiers généraux, et réduisit l'électeur à se réfugier dans sa forteresse d'Ehrenbreitstein. Arrivé à Nancy, le roi y employa d'abord ses troupes à consolider les fortifications. Puis, divisant ses opérations, il chargea Rochefort d'occuper la ville de Trêves, pendant que lui-même se rendrait en Alsace pour mater les villes, dites impériales, qui n'étaient pas obéissantes. Louvois l'y avait précédé pour négocier avec ces villes la renonciation à leurs privilèges. Je pars pour aller en Alsace, écrivait le roi à Colbert[38], et me délivrer de la peine que ces chenilles veulent me faire. J'espère que voyage sera court, mais il fera du bruit en Allemagne. Deux seulement, Colmar et Schelestadt avaient quelque importance ; les autres se soumirent parce que le roi le voulait ; Colmar, envahi subrepticement par un régiment français, se laissa dire que ses murailles seraient rasées et ses canons conduits à Brisach. Cependant Trêves paraissait capable de résistance. Les habitants avaient d'abord injurié les Français, et, malgré les menaces d'un siège en règle, faisaient mine de se défendre sérieusement. Le roi écrivit à Louvois[39] : Je ne veux pas avoir le démenti de cette affaire, et je veux faire tout ce qui sera nécessaire pour prendre Trêves, mais je crois qu'il sera bien à propos de châtier les habitants quand elle sera prise. Elle se rendit en effet le 8 septembre ; aussitôt le commandant Vignori travailla à la châtier en l'emprisonnant dans de nouvelles fortifications. Tous les habitants durent contribuer de leurs bras et de leur argent à la corvée ; tous les édifices voisins, même les églises les plus révérées, furent abattus ; une partie de la population s'enfuit pour échapper à ces rigueurs[40]. Louis XIV venait de faire en Allemagne un autre train que celui qu'il avait espéré. Ces mauvais traitements, au lieu de l'ancien allié, ne laissèrent plus voir que le maître insolent. Une lettre de l'électeur de Trêves (27 août) à la Diète où il étalait les misères de son pays ; un manifeste de l'Empereur (28 août) contre les prétentions insupportables de l'étranger, changèrent pour toujours les volontés des Allemands. Le 30 août, trois traités étaient conclus, à La Haye, par le due de Lorraine, l'Espagne et l'Empereur avec la Hollande. Par le premier, les États promettaient au duc de Lorraine, en retour de l'augmentation de ses troupes, une subvention pécuniaire et son rétablissement dans ses États ; par le second, ils s'engageaient à faire rendre à l'Espagne tout ce qu'elle avait perdu depuis la paix des Pyrénées et à lui abandonner Maëstricht ; par le troisième, ils payaient à l'Empereur 45.000 rixdales par mois, et s'assuraient de son assistance à moins qu'il ne fût attaqué par les Turcs[41]. Toutefois l'Empereur aurait peut-être hésité encore à entrer en campagne ; la prise de Trêves par les Français le décida. Le 13 septembre, il signifia ses intentions au chevalier de Grémonville, et lui envoya ses passeports[42]. La Hollande et son stathouder pouvaient espérer désormais leur délivrance. Léopold, jusque-là si timide, si facile à troubler par des promesses ou des menaces, si irrésolu entre ses ennemis et se alliés, donnait aux grandes puissances l'exemple de marcher contre Louis XIV. La détermination de l'Empereur fut d'autant plume sensible qu'elle entraîna le premier échec véritable de Louis XIV. Guillaume, toujours prêt à donner du cœur à ses amis par sa propre activité, profita de l'insuffisance de la garnison de Naerden pour revenir sur cette place qu'il avait manquée l'année précédente. Il la prit le 14 septembre, en partie par la faute du gouverneur qui perdit la tête et capitula quand il pouvait encore tenir. L'indignation du roi, de Louvois, de Condé, contre l'infâme reddition de Naerden, prouve encore moins les torts de l'officier que l'importance de la perte et du vilain affront reçu par les armes du roi[43]. Le prince d'Orange gagnait ainsi sa première victoire au lieu même où il avait subi sa première défaite. En Allemagne, Turenne avait reçu l'ordre de s'avancer contre les Impériaux, qui, lentement formés pendant la durée des négociations, venaient de sortir de Bohême. Toujours plus hardi en vieillissant, il voulait un mouvement offensif prononcé jusqu'à Nuremberg pour refouler l'ennemi dans les montagnes ; il réclamait des renforts indispensables. Malheureusement, le roi, dans l'attente d'une déclaration de guerre par l'Espagne, voulait conquérir la Franche-Comté et gardait ses troupes pour cette entreprise de prédilection[44] ; il prescrivit à Turenne de prendre des positions plus rapprochées de la France qui suffiraient, en protégeant l'Alsace, à ruiner les desseins de l'ennemi. Ce fut l'occasion d'une nouvelle brouille entre Turenne et Louvois dont la France porta la peine. Louis XIV et son ministre doivent avoir eu tort de contrarier, par un caprice de gloire personnelle, les plans du plus grand stratégiste du siècle. Mais Turenne à son tour eut-il raison de s'enfoncer, avec des forces insuffisantes, au cœur de l'Allemagne, sans bien connaître les dispositions des princes et des peuples ? Posté à Aschaffenbourg, il fermait la route de l'Alsace et celle du Bas-Rhin ; il offrit à Montecucculi une bataille que celui-ci évita par une retraite sans préserver entièrement son arrière-garde. Mais tout à coup l'évêque de Würtzbourg, dont Turenne espérait au moins la neutralité, se déclara pour l'Empereur, et, livrant son pont à Montecucculi, lui ouvrit le passage sur la rive droite du Mein ; c'était la clef de toute la Franconie, le meilleur pays de l'Allemagne pour le blé, et dont les troupes rejoignirent immédiatement les Impériaux ; force fut donc de rétrograder, à travers les obstacles d'un chemin plus long et d'approvisionnements plus difficiles. En surveillant l'ennemi, on retardait sa marche, on ne l'arrêtait pas. Enfin Montecucculi atteignit Mayence. Comme il annonçait l'intention de se porter sur l'Alsace, Turenne repassa le Rhin à Philipsbourg, et prit une position capable de couvrir l'Alsace, la Lorraine, la Franche-Comté, et de soutenir Trêves. Le dessein avoué de l'ennemi n'était qu'une ruse : il se proposait avant tout de rejoindre le prince d'Orange, et, pour n'en être pas distrait, il avait voulu attirer ailleurs l'attention de son adversaire. Ce plan, si bien deviné l'année précédente par Turenne, lui échappa cette fois. L'Allemand, devenu plus libre, fit embarquer son infanterie sur le Rhin et descendit jusqu'à Coblentz. Dans l'intervalle, l'Espagne avait, comme l'Empereur, déclaré la guerre à la France ; la France avait riposté, trois jours après, par une déclaration semblable (19 octobre). Le jeune gouverneur des Pays-Bas, Monterey, se flattait de réduire la France au traité des Pyrénées ; Condé, qui commandait en Flandre, n'avait pas moins d'ardeur à commencer les hostilités. Mais, en prévision des opérations des Allemands sur le Bas-Rhin, Louvois trouvait plus pressé d'envoyer des secours dans l'électorat de Cologne pour préserver Bonn et Andernach. A en juger par les résultats, il ne prit pas de mesures assez efficaces. A peine Luxembourg commençait un mouvement en ce sens, que le prince d'Orange, renforcé des Espagnols, paraissait devant Bonn par la rive gauche du Rhin, et Montecucculi par la rive droite (3 novembre). Cette ville appartenait à l'électeur de Cologne, allié de la France ; elle était en mauvais état, sans garnison respectable ; à peine, au dernier moment, l'électeur avait-il consenti à y recevoir des troupes françaises. Turenne, averti du danger, regrettait de n'y pouvoir courir ; il trouvait impossible, à cause des vivres, des chemins, de la saison, de passer dans la plaine de Cologne. Orange et Montecucculi n'eurent donc affaire qu'à la petite garnison française récemment entrée. Elle se comporta noblement, lutta pendant neuf jours dans les conditions les plus désavantageuses, et ne fut vaincue que par les chicanes des soldats de l'électeur et le soulèvement de la population allemande qui s'opposa à la prolongation de la résistance. L'ennemi, maitre de la ville le 12 novembre, construisit un fort à côté, et se répandit dans la plaine où il occupa un petit château. Tout cela, écrivait Turenne[45], est une suite de leur entrée dans le pays de Cologne, où ils n'ont pas trouvé de places fortes et où il n'y avait pas de troupes pour le défendre. Il restait convaincu qu'en prenant mieux son temps, avec plus d'activité et quatre ou cinq mille hommes de plus, Louvois aurait sauvé Bonn. Il le répétait encore au roi quelques semaines plus tard, et forçait en face le ministre d'en convenir[46]. Ce fut la fin de leur querelle. La prise de Bonn n'était pas la contradiction la plus pénible à Louis XIV. Le succès fut stérile pour les Allemands. Dégoûté des tracasseries de ses alliés, Montecucculi quitta l'armée, et bientôt ses lieutenants, en dépit du prince d'Orange, la ramenèrent sur la rive droite du Rhin. Ce qui avait une bien plus grande signification, c'est que le roi avait reconnu la nécessité d'évacuer la Hollande. Attaqué par les Allemands, menacé par les Espagnols, il ne pouvait plus disperser ses troupes à de si grandes distances ; il avait besoin de resserrer le cercle des occupations et le théâtre des guerres. Déjà, en octobre, on parlait d'abandonner Utrecht et toutes les places du Zuider-Zée, de l'Yssel et du Lech, sauf Arnheim, et de ne conserver que les places du Wahal, de la Meuse et du Rhin proprement dit. Une pareille mesure devait blesser l'opinion en France et combler de joie les Hollandais et leur stathouder ; l'évacuation n'en commença pas moins le 2 novembre, par Wœrden, continua par les villes du Zuider-Zée, telles que Harderwyk et Elburg ; le 23 novembre les Français sortaient d'Utrecht. Quel heureux moment pour des contrées opprimées sans pitié depuis dix-sept mois ! Elles avaient souffert du duc de Luxembourg tout ce que les violences de la guerre, le mépris de la vie des hommes, l'ardeur de s'enrichir, peuvent inspirer à un homme impitoyable et rapace ; le héros futur avait dévoilé, dans ce gouvernement, le côté le plus repoussant de son caractère. Les intendants, pour trouver, pour extorquer l'argent nécessaire aux frais de l'occupation, n'avaient reculé devant aucune invention fiscale, aucun remords de conscience, multipliant les taxes, supposant des délits imaginaires, frappant d'amendes rétroactives ceux qui n'avaient pu deviner à l'avance leurs règlements[47]. En dix-sept mois, les Français avaient tiré de la province d'Utrecht plus de 1.200.000 florins, sans compter les bestiaux enlevés aux campagnes. Le zèle de la rapine se ranima à l'occasion du départ, comme par une compensation naturelle de la délivrance accordée. A Wœrden, incendie des tuileries qui faisaient vivre la plus grande partie des habitants, rançon de 20.000 florins pour l'exemption du pillage et de l'incendie de la ville, et, en dépit des promesses contraires, enlèvement, non pas seulement des canons et munitions de guerre, mais du blé, du bois à brûler, même des meubles et lits empruntés aux bourgeois. A Harderwyk, on brûla l'église et la maison du commandant, parce que la ville refusa 3.000 pistoles exigées pour prix de leur conservation. Utrecht fut mise à contribution à raison de son importance. Elle devait encore 500.000 florins sur les taxes ; on Ami lui imposa 500.000 florins en plus, sous peine d'incendie et d'inondation du pays par la rupture des digues ; elle n'obtint une réduction de 50.000 florins, et la faveur de payer à divers termes, qu'en livrant des otages pris dans la noblesse, la magistrature et les principaux bourgeois[48]. De tels adieux expliquent la haine profonde que tous les cœurs gardèrent aux Français ; ils atténuaient bien rudement l'avantage de l'évacuation. Mais enfin c'était l'évacuation, et, par les embarras avoués de l'ennemi, l'ouverture d'un meilleur avenir. Louis XIV reculait ; raison de plus pour son adversaire de le pousser sans relâche. Guillaume, après l'alliance de l'Empereur, travaillait de nouveau à emporter celle de l'Angleterre, ou du moins à ravir au roi de France l'assistance qu'il tirait de Charles II. II avait pour appui l'opinion publique des Anglais, la faveur du parlement, l'antipathie des uns et des autres contre les catholiques. Les états généraux venaient d'écrire à Charles II (25 octobre 1673) pour lui demander son amitié. En lui rappelant les sollicitations infatigables du prince d'Orange, ils le priaient de ne pas entraîner dans leur ruine un des plus illustres princes de son sang[49]. Cette lettre, tombant sur les Chambres, à leur rentrée, comme un vent impétueux, y excita de nouveaux orages. Les premiers cris s'élevèrent contre les catholiques. Le duc d'York avait contracté mariage avec une princesse de Modène ; les Communes voulaient que le mariage fût cassé, et que le duc épousât une protestante. Les réclamations politiques ne furent pas moins menaçantes : la Chambre déclara que l'alliance avec la France était un grief, les mauvais conseillers de la couronne un grief, le comte de Lauderdale un grief. Charles II déconcerté crut gagner du temps en prorogeant la Chambre des Communes (14 novembre) ; il ne vit pas que cet expédient dilatoire ne ferait qu'aigrir le mal. Il ne pouvait continuer la guerre sans argent, il ne pouvait avoir de l'argent que par les Communes, et, quand il les rappellerait, il les trouverait plus irritées encore par leur ajournement. Il essaya de composer, de renouveler la transaction que le parlement lui-même avait acceptée au commencement de l'année. Il se déclara contre les catholiques ; par une lâcheté incomparable, ce défenseur de la tolérance devint persécuteur. De son autorité privée, il publia plusieurs édits pour défendre aux papistes et à quiconque était suspect de l'être, de se présenter devant lui, de se promener dans le parc, de faire des visites à Saint-James. Dans une intention semblable, Louis XIV remplaça son ambassadeur Croissy (Colbert), que les Anglais n'aimaient pas, par le marquis de Ruvigny, protestant français, que la ressemblance de religion devait leur rendre moins suspect. Mais comme ce n'était pas assez pour convaincre les esprits et décider en sa faveur la question de l'alliance, il songea à corrompre les membres les plus influents du parlement ; à cet effet il remit au nouvel ambassadeur une somme de 250.000 livres[50]. Il se défiait aussi de la fermeté de Charles II, et, pour prévenir sa défection, pour le retenir dans la fidélité par un bienfait digne de lui, il dota scandaleusement sa maîtresse Keroualle, duchesse de Portsmouth, et son bâtard. La terre d'Aubigny-sur-Nière, en Berry, concédée par Charles VII à Jean Stuart, était devenue vacante par extinction de la descendance du donataire. Le roi d'Angleterre avait prié Louis XIV d'en faire passer la propriété à une personne qu'il affectionnerait. En conséquence, par lettres patentes du 13 décembre 1673, la terre d'Aubigny fut donnée à ladite duchesse de Portsmouth, et après elle à tel des enfants naturels de notre frère le roi de la Grande-Bretagne qu'il voudra nommer. Car tel est notre plaisir. Cet acte impudent fut enregistré au parlement de Paris[51]. Le retour de la chambre des Communes eut bien vite démontré l'impuissance de ces roueries. Loin de tenir compte à Charles II de ses rigueurs contre les catholiques, elle en demanda bientôt d'autres où la tyrannie, à force d'excès, le dispute au burlesque[52]. Loin d'adhérer à ses projets politiques, elle réclama une enquête contre les conseillers qui avaient conclu l'alliance avec la France, provoqué la guerre contre la Hollande, réuni une armée sans l'autorisation du parlement. Un seul intérêt avait pu les porter précédemment à continuer la guerre, la défense du commerce anglais. Or, maintenant que l'Espagne avait déclaré la guerre à la France, le commerce était doublement menacé ; rester l'allié de la Prame, c'était exposer les vaisseaux anglais aux flottes espagnoles aussi bien qu'aux flottes hollandaises[53]. Il n'y avait donc plus à espérer que le Parlement votât les fonds nécessaires. Charles II pouvait-il au moins agir sans le parlement ? Peut-être, si la France lui donnait assez d'argent. Mais il lui fallait 35 millions, et une subvention aussi considérable dépassait toutes les ressources du grand roi. L'Espagne pressait le parlement d'accepter les offres de la Hollande ; les Hollandais, impatients de-réussir, étaient prêts à traiter à Londres même, et demandaient des passeports pour leurs négociateurs. Charles II se résigna à abandonner Louis XIV. Le chevalier Temple, tiré de la retraite où il avait disparu depuis l'occupation de la Lorraine, fut chargé de reconstituer la Triple-Alliance, son œuvre chérie, dont il ne cessait de déplorer la rupture. La contestation ne fut pas longue. Le 19 février 1674, l'Angleterre et la Hollande se réconciliaient par le traité de Westminster. L'Angleterre obtint tout ce qu'elle avait prétendu pour l'honneur du pavillon, et la promesse d'un règlement à faire pour le commerce. Charles II eut pour sa part personnelle, en cessant d'être l'allié de Louis XIV, la liberté de ne pas devenir son ennemi. Il fut convenu par un traité particulier que le corps anglais au service de la Franco y resterait jusqu'à extinction et ne serait pas renouvelé ; par contre, les Hollandais auraient le droit de lever autant de recrues qu'ils pourraient parmi les sujets anglais. C'était donc vis-à-vis de la France un acte de neutralité, non une rupture. Louis XIV, quoiqu'il en regrettât les effets fâcheux, affecta de n'en pas garder rancune : Je vous en plains, écrivait-il à Charles II, au lieu de m'en plaindre. J'attends de votre affection que, lorsque vous ne pourrez appuyer mes armes contre des ennemis qui cessent d'être les vôtres, vous contribuerez avec plaisir dans la suite de cette affaire, à me donner des marques de votre affection[54]. Ces marques consisteront à garder cette neutralité, moyennant subventions françaises, malgré l'humeur contraire du parlement. En voyant le vide se faire du côté de ses alliés, pendant que les forces se concentraient du côté de ses ennemis, Louis XIV, comme par un abandon de ses plans primitifs, avait conseillé à l'évêque de Munster et à l'électeur de Cologne de s'accommoder avec l'Empereur[55]. Ceux-ci, qui ne demandaient pas mieux, ne se contentèrent pas de se mettre à l'abri de la vengeance de leur suzerain, ils se laissèrent gagner à sa cause et se tournèrent contre la France. D'autres princes allemands les imitèrent. Entre tous, l'électeur Palatin paraissait avoir les meilleures raisons. Pendant les mouvements de la dernière campagne, ses États, servant de passage, avaient été traités par les Français comme des sujets corvéables à volonté : réquisitions de vivres pour les besoins de l'armée, réquisitions d'hommes pour la construction de ponts sur le Rhin. Ces exigences imposées durement au nom du roi l'avaient fait descendre, disait-il, au-dessous d'un simple gouverneur de province[56]. En janvier 1674, il songeait à recevoir dans sa ville de Gemersheim une garnison impériale pour tenir tête à la garnison française de Philipsbourg. Au premier soupçon de ce dessein, Louis XIV lui donna un avertissement ; puis, n'ayant pas été écouté, il fit surprendre Gemersheim par Turenne (février) ; occupée en quelques heures, la ville fut démolie en quelques jours et mise hors d'état de servir pour la guerre. L'électeur palatin traita aussitôt avec l'Empereur et, du même coup, les électeurs de Trêves et de Mayence adhérèrent à la coalition (10 mars 1674). L'Empereur ne dissimulait plus ses intentions. Il venait de violer le droit des gens à Cologne. Pour rompre le congrès, dont aussi bien l'impuissance était flagrante, il faisait arrêter le prince de Furstenberg, un des plénipotentiaires dévoués à la France ; le 1er mars, ses agents, malgré la neutralité de la ville, volaient une charrette qui portait 50.000 écus à la garnison française de Neuss. Sa confiance croissait chaque jour par les heureux succès de sa diplomatie. En janvier, il avait gagné le roi de Danemark, qui lui promettait un renfort de six mille hommes de pied et de trois mille chevaux ; il continuait en Allemagne à ramener les princes à son parti ; il traitait (14 avril 1674) avec les ducs de Brunswick et de Lunebourg ; il avait l'espoir prochain de faire rompre par l'électeur de Brandebourg le traité de Vossem. Ainsi se forma la première coalition européenne contre Louis XIV. La France, héritière de la prépondérance autrichienne, en abusant, comme la maison de Habsbourg, de la force et de la suprématie, avait retourné contre elle toutes les défiances et toutes les jalousies de ses voisins. Elle était .devenue l'ennemi commun contre lequel les autres États seraient facilement d'accord. Il importait à l'orgueil et à la sécurité de tous de l'abattre ou au moins de l'affaiblir. C'est par cette idée fixe que Guillaume III tenait désormais l'Europe en alarme et la France en échec. |
[1] Temple, Mémoires de la Chrétienté, dit de la princesse douairière d'Orange, morte en 1875 : Jamais personne n'a mieux fait voir l'avantage du bon ordre et de l'économie que cette princesse. Depuis la mort de son mari, elle ne jouissait que d'un petit revenu qui ne dépassait pas 12.000 livres sterling, et cependant elle vécut toujours avec autant de magnificence et de propreté qu'on en voit en de plus grandes cours. Entre les meubles magnifiques qu'elle avait, elle se faisait toujours servir en vaisselle d'or, et je remarquai entre autres de grandes aiguières, des flacons et une grande citerne ; en un mot, la clef de son cabinet, et tout ce qu'elle touchait, était de ce métal. J'ai voulu rapporter ces particularités, parce que je ne pense pas qu'aucun roi de l'Europe ait eu rien de semblable.
[2] Mémoires de Gourville, an 1681.
[3] Gourville, an 1681, raconte que dans une conversation sur le massacre des de Witt, Guillaume répondit qu'il n'avait donné aucun ordre pour les faire tuer, mais qu'ayant su qu'ils étaient morts sans qu'il y eût contribué, il n'avait pas laissé de s'en sentir un peu soulagé.
[4] Mémoires de Gourville, an 1681.
[5] Temple, son ami, à qui nous empruntons ce détail, aime à rapporter ce que le grand Condé disait de lui à propos de la bataille de Setter, qu'il avait agi en tout en vieux capitaine, excepté en s'exposant à trop de dangers, en quoi il avait agi en jeune homme.
[6] Temple, Mémoires. Dans cette même conversation, le prince d'Orange disait que si les Anglais avaient assez d'indifférence pour laisser passer cette occasion, il était résolu, en son particulier, de tenter fortune ; qu'il avait vu ce matin-là un vieillard seul dans un petit bateau qui ramait de toute sa force contre le courant d'une écluse ; qu'après avoir gagné, après bien de la peine, le lieu où il souhaitait d'aller, le courant l'avait entrainé, qu'il avait tourné son bateau le mieux qu'il avait pu, et que, pendant qu'il l'avait regardé, il avait ou trois ou quatre fois le même sort que la première. Le prince conclut qu'il y avait beaucoup de rapport entre les affaires de ce bonhomme et les siennes, et qu'il devait agir comme ce vieillard avait fait sans savoir pourtant ce que ses efforts produiraient.
[7] Tout le monde s'attribue le mérite de la prospérité publique ; les malheurs ne sont imputés qu'à un seul.
[8] Lettre de Jean de Witt à Ruyter, 12 août 1672.
[9] Toutes ces abominations sont rapportées longuement par Basnage, qui assurément n'est pas suspect. Nous renvoyons à ces détails, et particulièrement à la lettre du prince d'Orange, du 22 juillet, et à celle de Jean de Witt à Ruyter, du 12 août. La complicité de Guillaume III y apparaît à chaque page dans ses réticences, ses équivoques, son inaction ou ses actes. Temple, l'ami de Guillaume, est fort embarrassé de ce mauvais cas pour son héros. Il déclare que, le fait et la manière étant fort extraordinaire, il en a fait une recherche expresse, et, malgré cette assurance, il aboutit à ne rien dire, si ce n'est que le crime imputé à Corneille de Witt ne fut pas bien prouvé, et que la vie du grand pensionnaire fut une des plus belles du XVIIe siècle, mais que les ministres qui gouvernent par faction sont presque toujours sacrifiés aux premières infortunes qui arrivent à un État. Le soin qu'il prend de ne pas mettre le prince d'Orange en cause, même pour le justifier, fait assez sentir qu'il n'aurait pu en venir à bout.
[10] Cette phrase est un commencement d'alinéa, où l'Anglais rapporte la mort des frères de Witt ; elle semble destinée à justifier ce crime par ses utiles effets en politique.
[11] Mémoires du marquis de Pomponne. Lettre de l'électeur de Brandebourg à son cousin Turenne pour se plaindre de l'occupation de Genep, qui appartient à l'empire, 20 juillet 1672. Collection Grimoard.
[12] Lettre de Louis XIV à l'Empereur, 7 août 1672. Œuvres de Louis XIV, tome III.
[13] Lettres de Louis XIV et de Louvois à Turenne. 23 août. 6 et 12 septembre. Œuvres de Louis XIV, tome III, et collection Grimoard, tome II.
[14] Proclamation de Turenne, dans Grimoard, tome II.
[15] Voir toutes les lettres de Louvois, de Condé, du roi dans la collection Grimoard. C'est le commencement de cette mésintelligence entre Turenne et Louvois, dont on a exagéré la portée, mais dont l'aigreur est évidente.
[16] Louis XIV, Mémoire sur la guerre de Hollande.
[17] Louis XIV à Turenne, 26 décembre 1672 : Vous ne sauriez prendre trop de soin pour la conservation de mes soldats malades, et je mande présentement à mon cousin le prince de Condé de pourvoir à ce que ceux quo vous lui avez laissés soient bien traités ; et pour soulager mon infanterie et garantir du froid mes soldats, j'ai donné les ordres pour leur faire fournir des chemisettes qu'ils doivent avoir présentement, ayant eu avis quo les étoffes étaient déjà parties de Metz il y a déjà bien du temps ; et au surplus je vous recommande toujours la conservation de mes troupes, comme étant une chose capitale pour le succès de mes armes dans la continuation de cette guerre.
[18] Lettre de Louvois à Turenne. 25 janvier 1673.
[19] Lettre du marquis de Renel à Louvois, 7 mars 1673.
[20] Lettres de Turenne.
[21] Turenne à Louvois, 2 et 8 avril : M. de Barillon m'a montré les ordres que vous lui avez envoyés pour les contributions. Je ne crois pas que ce soit précisément un temps à en tirer.... Tout homme qui est ici sait bien que dans ce temps présent on n'en peut pas tirer d'argent, et il ne serait pas bien à mon avis de faire voir une volonté de les ruiner sans effet.
[22] Conclu le 11 avril 1673 (lettre de Louvois à Turenne), et ratifié le 6 juin. Dumont, Corps diplomatique, tome VII.
[23] Mémoires du marquis de Pomponne. Lettres de Colbert et de Louis XIV, 12 septembre 1673.
[24] Lettre de Croissy (Colbert) à Louis XIV, 20 mars 1673. Œuvres de Louis XIV.
[25] Louvois résume nettement cette situation dans une lettre à Turenne, 11 avril 1673 : Les affaires d'Angleterre se sont accommodées ; le bill pour l'argent a enfin passé à la Chambre des seigneurs, de manière que samedi il doit être présenté au roi en forme. Il en a coûté au roi d'Angleterre pour l'obtenir une complaisance aveugle pour les désirs de son parlement à l'égard des catholiques, contre lesquels on a renouvelé les plus sévères ordonnances qui aient jamais été faites contre eux ; en sorte que la liberté de religion, qui leur fut accordée l'année passée, n'a servi qu'à les ruiner entièrement.
[26] Lettre de Turenne, du 20 mai : M. de Grémonville écrit que l'Empereur aura une armée dans ses États héréditaires, et une autre au Rhin de trente mille hommes. M. de Montecucculi a dit que tout leur malheur venait d'avoir commencé l'an passé trop tard. Collection Grimoard.
[27] Déclaration de Louis XIV, à la date du 22 mai 1673.
Lettre de Louvois à Turenne (22 mai) : Il faut que les Allemands connaissent la différence qu'il y a des troupes de Sa Majesté à celles qu'ils ont eues l'an passé. Ménager les princes alliés de Sa Majesté, landgrave de Hesse..... Mais beaucoup moins de considération pour l'abbaye de Fulde et terres voisines dont les princes sont engagés dans les intérêts de l'Empereur, et fort peu pour les terres de Trêves. Jugeant qu'il est fort important, tant pour le présent que pour l'avenir, que les princes de l'empire chez qui l'armée de Se Majesté demeure, et avec lesquels elle n'a aucuns démêlés, ne soient pas absolument ruinés. Collection Grimoard.
[28] Basnage, année 163, Ire partie.
[29] Lettres de Colbert, tome de la Marine : il loue les Français d'une hardiesse qui a passé jusqu'à quelques excès et qui pourrait être taxée de témérité. L'an passé ils avaient fait preuve de bon ordre et d'exacte exécution des ordres. Il me semble que du tout on pourrait composer, avec un peu de temps et d'expérience, quelque chose de bon pour la gloire de la nation et la satisfaction du roi.
[30] Colbert, lettre au duc de Saint-Aignan, gouverneur de Normandie.
[31] Relation du siège de Maëstricht par Louis XIV, tome III de ses Œuvres.
[32] Paroles de Louis XIV, relation de Maëstricht.
[33] Voir Rousset, Histoire de Louvois, chap. VI.
[34] Lettre de Colbert à Louis XIV, 4 juillet. Œuvres de Louis XIV, tome III.
[35] Sur cette intolérance acharnée, voir Mignet, tome IV. Il cite les négociations de Cologne, manuscrit du dépôt des affaires étrangères. Une semblable tolérance, disaient les Hollandais, renverserait les fondements même de leur État ; et la république des Provinces-Unies, plutôt que d'y consentir, aimerait mieux céder dix places et s'engager dans une guerre perpétuelle.
[36] Basnage, an 1673, Ire partie.
[37] Basnage, an 1673, Ire partie.
[38] Œuvres de Louis XIV, tome V, 22 août 1673.
[39] Œuvres de Louis XIV, tome III, 7 septembre 1672.
[40] Basnage, an 1673, IIe partie ; Louis XIV (Relation de la campagne de 1673), et le marquis de Pomponne (Mémoires) s'accordent à raconter les mêmes faits.
[41] Basnage, Dumont, Corps diplomatique, tome VII.
[42] Grémonville, cet homme habile que Louis XIV admirait, ce diplomate si retors et pendant longtemps si heureux, disparaît dès lors des affaires et de l'histoire. Il reçut l'abbaye de Lire, en Normandie, qui rapportait 20.000 livres de rente. L'Église, par la volonté du roi, paya sa disgrâce.
[43] Lettre de Louvois à Turenne : Le roi a appris avant-hier l'infâme reddition de Naerden, lequel le sieur Dupas a rendu à la quatrième nuit, n'ayant encore qu'un petit logement à la pointe de a contrescarpe, et ayant encore une demi-lune et un bon fossé à défendre, 2.300 hommes en état de servir et des munitions pour un mois. 21 septembre 1673.
[44] Cette plainte, exprimée par le marquis de Lafare, ennemi de Louvois, est confirmée suffisamment par les lettres de Louvois lui-même.
[45] Lettre de Turenne, 30 novembre.
[46] Voir la lettre de Turenne au roi, 9 janvier 1674, dans les Œuvres de Louis XIV, tome III, ou dans la collection Grimoard, ou dans Rousset, Histoire de Louvois.
[47] Voir les détails rapportés par Rousset, chap. VI ; entre autres, les faits et gestes de l'intendant Robert. Il est de stricte justice de laisser à M. Rousset le mérite de ces trouvailles.
[48] Basnage, an 1673, IIIe partie.
[49] Voir cette lettre dans Basnage, 1673, IIIe partie.
[50] Lettre de Croissy à Louis XIV, 13 décembre 1673, dans Mignet, tome IV.
[51] Voir ces Lettres patentes, tome VI des Œuvres de Louis XIV, pièces historiques, ou dans Lingard, tome XII, pièces justificatives.
[52] Nous citons quelques détails parce qu'il importe de bien établir laquelle l'emporte de l'intolérance anglicane ou de celle que les réformés par toute l'Europe vont bientôt reprocher à Louis XIV. La Chambre demandait au roi d'ordonner un jeûne public pour la conservation de l'Église et de l'État contre les manœuvres cachées et destructives des récusants papistes, d'éloigner à dix milles de Londres, pendant la session du parlement, tous les papistes qui n'étaient pas Possesseurs de maisons, de consigner sur les registres des cours de justice les noms des papistes qui possédaient des maisons à cinq milles la ronde, de prescrire aux milices de Londres, de Westminster, de Middlesex, d'être assemblées, les premières une heure, les secondes un jour après avoir été averties pour dissiper toute réunion séditieuse des Papistes. Nous verrons plus bas l'histoire de la Conspiration Papiste et de la vengeance anglicane.
[53] Temple, Mémoires.
[54] 14 février 1874. Œuvres de Louis XIV, tome V.
[55] Lettre de Colbert au gouverneur du Canada, avril 1674.
[56] Mémoires du marquis de Pomponne.