I. — Comparaison des forces de la France et de la Hollande. - Alarmes de l'opinion en France. - Prise des villes du duché de Clèves. - Passage du Rhin. Conquête de trois provinces. - L'inondation. - Négociations pour la paix. - Rétablissement du stathoudérat en Hollande. - Les Hollandais rejettent les propositions de Louis XIV. - Suspension des hostilités. Les préparatifs de Louis XIV étaient aussi considérables que bien concertés. Nulle armée en Europe ne pouvait entrer en comparaison avec l'armée française. Cent vingt mille hommes, bien armés, équipés, instruits, d'une tenue sévère, et soumis, les généraux comme les soldats, aux exigences de la discipline, tel était le résultat obtenu en quelques années par Louvois, et la justification de son système et de la confiance de son maître. On y comptait, à côté des Français, vingt mille Suisses, et dix à douze mille étrangers anglais, allemands, espagnols, italiens, recueillis dans ces régiments spéciaux toujours ouverts aux aventuriers ou déserteurs de tous les pays[1]. Il faut y joindre, en dehors, les régiments anglais fournis officiellement par Charles II, et les troupes de Cologne et de Munster que des traités récents venaient d'engager à une action offensive. Après avoir promis, en 1671, le passage sur leurs terres et des approvisionnements aux troupes françaises, ces deux princes germaniques accordaient maintenant (janvier 1672) le concours de leurs propres troupes contre les Hollandais dont ils étaient voisins ; le contingent de l'électeur de Cologne seul était de dix-huit mille hommes. Les commandants supérieurs, par leur nom seul, présageaient la victoire : Condé, Turenne, Luxembourg. Nous apprendrons successivement à connaître Luxembourg, ce mélange étonnant de vices honteux et de talents de premier ordre ; les deux autres étaient déjà trop célèbres pour n'être pas redoutés de toute l'Europe. Il n'y avait pas un prince, pas une population, comme pas aussi un historiographe, qui ne s'inclinât devant la fougue de Monsieur le Prince et le génie savant du vicomte de Turenne. Il y eut pourtant en France, pendant quelques jours, un essai de contradiction à ce jugement universel. Le roi, qui entendait se réserver le commandement en chef, avait réglé qu'il donnerait le mot à Monsieur, Monsieur à Condé, Condé à Turenne, et Turenne aux autres maréchaux. Trois petits maréchaux, Bellefonds, Créqui et d'Humières, prétendirent refuser un rang supérieur à Turenne, quoiqu'il fût maréchal-général et que cette fonction équivalût pour la dignité à celle de connétable, quoique l'un d'eux lui dût son bâton, quoiqu'il leur eût appris le peu qu'ils savaient[2]. Le roi ne laissa pas impunie tant de fatuité ; il exila les trois récalcitrants. Leur fierté plia devant la disgrâce. Au bout de quelques mois, ils consentirent à servir sous Turenne en qualité de lieutenants-généraux ; Créqui et d'Humières d'abord, ensuite Bellefonds, le plus entêté et peut-être le plus franc[3]. La Hollande ne confinant à aucun des points du territoire français, il avait fallu s'assurer le passage jusqu'à elle, sans inquiéter aucun des États intermédiaires, neutres ou suspects, ni surtout les Pays-Bas espagnols sur lesquels il importait de ne laisser entrevoir aucune prétention. Le roi et Louvois avaient fort habilement résolu ce problème. Deux chemins pouvaient conduire à l'entrée du pays ennemi : le Rhin par l'électorat de Cologne qui ne touchait pas à la France, et la Meuse par l'évêché de Liège qui n'appartenait pas à l'Espagne. L'alliance de l'électeur de Cologne les ouvrit tous les deux. Cet électeur, en guerre privée avec sa noblesse, avait réclamé, quelques mois auparavant, l'assistance de la France pour cet intérêt personnel, étranger aux Hollandais et à la politique générale de l'Empire. Louis XIV avait pu lui envoyer des troupes, à travers les États et avec le consentement de l'électeur de Trêves, qui ne voyait dans cette manœuvre qu'un secours accordé à un prince allemand comme lui. D'ailleurs ces Français prirent l'écharpe de Cologne, et prêtèrent serment à l'électeur ; leur séjour prolongé aida même à réconcilier le souverain avec ses sujets. Mais pendant qu'ils dissimulaient si bien leur véritable destination, ils en rendaient l'effet plus certain et plus profitable ; ils s'établirent dans les villes de l'électorat, les fortifièrent, y amassèrent des vivres et des munitions, et se trouvèrent tout portés pour donner la main à l'armée de Munster[4]. D'autre part l'évêché de Liège appartenait à l'électeur de Cologne et confinait à la Champagne. L'alliance offensive, récemment conclue avec ce prince, permettait aux Français de passer de leur territoire sur le sien, et d'en suivre les chemins jusqu'à Maëstricht et au delà vers le Rhin hollandais. Ainsi, par la Meuse comme par le Rhin, Louis XIV avait la voie libre jusqu'aux villes du duché de Clèves où les Hollandais tenaient garnison et qui leur servaient de barrière. Les États-Généraux étaient restés bien en arrière de cette activité et de cette prévoyance. Quelques velléités belliqueuses d'armements et de fortification des villes que nous avons signalées plus haut (chap. XXI), n'avaient guère abouti que du côté de la marine où ils se croyaient à peu près invincibles avec Ruyter. Ils ne comprirent ni ce que signifiait l'établissement des Français dans l'électorat de Cologne, ni avec quelle facilité ils auraient pu le contrarier. Louis XIV lui-même se félicite de l'assoupissement léthargique où ils demeurèrent pendant tout l'hiver, au lieu d'attaquer les Français épars dans le plat pays[5]. Lorsque, soit pour apaiser le roi d'Angleterre, soit pour se donner l'unité du commandement, ils se résolurent à conférer au prince d'Orange le titre de capitaine-général (février 1672), le parti de Witt, qui dominait encore l'Assemblée, mit à son autorité des restrictions qui la rendaient à peu près vaine. Outre que le prince ne pouvait jamais solliciter ni accepter le stathoudérat d'une province en particulier ou de toutes les provinces ensemble, on ne lui laissait ni la nomination aux emplois militaires, ni la direction des troupes. On lui prescrivait d'exécuter ce que les députés de l'État à l'armée auraient résolu à la pluralité des voix, et on limitait sa commission à la présente campagne. Guillaume, impatient d'arriver aux affaires, prêta le serment d'observer ces conditions, mais avec une profonde rancune contre ceux qui lui marchandaient ainsi l'exercice du commandement[6]. Plus tard, il refusait de contredire l'opinion populaire qui accusait Jean de Witt d'avoir négligé l'armée et compromis le salut de l'État. Quoiqu'il y eût dans cette réticence un calcul de vengeance horrible, il faut pourtant reconnaître que, si le grand pensionnaire n'avait pas vraiment oublié le soin de la défense, il n'y avait pas pourvu suffisamment, et que sa capacité ou celle de ses amis n'avait pas répondu à ses intentions. Il n'y avait pas plus de sûreté pour le moment dans les assistances que les Hollandais attendaient du dehors et qui, aussi bien, se réduisaient à deux, l'Espagne et le Brandebourg. L'Espagne était plutôt une charge qu'une force ; épuisée et destinée désormais à payer pour les autres, loin de défendre personne, c'était elle qui aurait bientôt besoin de l'appui de tous. Le Brandebourg avait bonne envie d'agir. Dès que la déclaration de guerre par le roi de France eut été publiée, le grand électeur sortit de ses hésitations, et prit parti à son tour par un traité avec les Provinces-Unies (26 avril 1672). En cas d'attaque de ces provinces, il promettait d'entretenir pour elles une armée de vingt mille hommes, dont trois mille à pied et six cents à cheval seraient placés dans les villes de Westphalie qui lui appartenaient ; la moitié de la dépense serait supportée par lui, l'autre par les États. Une fois cette armée mise sur pied, il ne serait permis ni à l'un ni à l'autre contractant de faire ni paix ni trêve avec l'attaquant que d'un consentement mutuel[7]. Malheureusement, cette armée n'était pas encore formée ; même cinq mois après le traité, Louvois se moquait de la mauvaise tenue et de la pénurie des troupes brandebourgeoises qui retardaient leur marche[8]. Le grand électeur se croyait un peu vite en état de se mesurer avec la France. C'est ici la première tentative d'une rivalité qui a passé depuis deux siècles par d'accablantes alternatives ; à ce titre, nous lui devons une attention particulière. Mais l'effort ne sera pas heureux : le premier allié des Hollandais sera aussi le premier battu, et son obstination à revenir au combat ne fera que multiplier les preuves de son impuissance et ses humiliations. Cependant, cette guerre si bien préparée commença par une grande épouvante de l'opinion toujours si prompte à tout juger sans rien savoir. A la cour surtout, on s'exagérait les ressources de l'ennemi, on citait le témoignage de ceux qui avaient visité la Hollande, on attestait la géographie : Quelle guerre, écrivait Sévigné[9], la plus cruelle, la plus périlleuse dont on ait jamais ouï parler depuis le passage de Charles VIII en Italie. On l'a dit au roi. L'Yssel est défendu et bordé de deux cents pièces de canon, de soixante mille hommes de pied, de trois grosses villes, d'une large rivière qui est encore devant. Le comte de Guiche, qui sait le pays, nous montra l'autre jour cette carte : c'est une chose étonnante. Monsieur le Prince est fort préoccupé de cette grande affaire. Il vint l'autre jour une manière de fou qui lui dit qu'il savait fort bien faire de la monnaie : Mon ami, lui dit-il, je te remercie, mais si tu sais une invention pour nous faire passer l'Yssel sans être assommés, tu me feras grand plaisir, car je n'en sais point. Le nombre de ceux qui partaient, la succession rapide des séparations, entretenaient ou ravivaient à chaque instant ces angoisses, principalement chez les femmes. Il y aura cent mille hommes hors de Paris... Il y a quatre jours que je ne dis que des adieux. Tout le monde pleure son fils, son frère, son mari, son amant ; il faudrait être bien misérable pour ne pas se trouver intéressé au départ de la France entière... Le roi, afin d'éviter les larmes, est parti ce matin à dix heures, sans que personne l'ait su, au lieu de partir demain, comme tout le monde le croyait... La tristesse où tout le monde se trouve est une chose qu'on ne saurait s'imaginer au point qu'elle est. La reine est demeurée régente, toutes les compagnies souveraines ont été la saluer. Voici une étrange guerre qui commence bien tristement. Pour surcroît de tourment, les nouvelles manquèrent dès que les combattants furent hors de vue. Par ordre du roi, un impénétrable secret pesa sur les opérations militaires depuis le 28 avril jusqu'au 12 juin. Cette insatiable curiosité parisienne et française, qui veut savoir les choses avant qu'elles soient faites, en fut réduite aux conjectures, et par dépit, comme toujours, se jeta sur les plus fâcheuses. C'étaient les fourrages qui manquaient, les équipages portant la famine avec eux, des embarras dès le premier pas de la campagne[10] ; M. de Turenne parti de Charleroi sans qu'on sût ses desseins ; Ruyter, le plus grand capitaine de la mer, qui avait peut-être combattu et battu le comte d'Estrées dans la Manche[11]. Les lettres mêmes venues de l'armée n'apprenaient rien. Un homme de bonne maison, probablement le fils de Condé, écrivait à un de ses amis à Paris : Je vous prie de me mander où nous allons, si nous passerons l'Yssel ou si nous assiégerons Maëstricht. — Vous pouvez juger, écrivait encore Sévigné[12], des lumières que nous avons ici ; je vous assure que le cœur est en presse. L'aimable nouvelliste avait écrit, le 13 mai : Il faut espérer que le roi ne nous cachera pas ses victoires, et le 3 juin, après avoir prolongé à dessein sa lettre du jour, il lui fallait encore la terminer par cet acte de résignation : Je ne sais rien de l'armée. Une si longue attente méritait vraiment une réparation proportionnée à sa durée, et explique l'enthousiasme qui éclata à la première nouvelle de victoire. Louis XIV avait caché ses desseins à ses sujets, pour les mieux cacher à ses ennemis. Pendant qu'il envoyait le duc de Luxembourg pour commander les Français de Cologne et les troupes de l'électeur et de Munster, il assemblait l'armée de Condé à Sedan, et la sienne, où était Turenne, à Charleroi. Condé entra dans l'évêché de Liège par les Ardennes, le roi par la Hasbaie. Il importait de tenir les Hollandais, par l'incertitude des points à défendre, dans la nécessité de diviser leurs forces. Ils s'attendaient du côté de la Meuse à une attaque sur Maëstricht, et des trois branches du Rhin, Wahal, Leck et Yssel, qui les couvraient au sud-est, ils avaient surtout fortifié l'Yssel qui était le plus faible, et y avaient envoyé le prince d'Orange avec le gros de leur armée. Tous ces plans furent confondus. Arrivé à Viset, le roi, au lieu de marcher sur Maëstricht qui aurait exigé un long siège, fit dépasser cette place par un détachement de ses troupes, et occuper plus bas Maseyck (15 mai), pour dominer le cours de la Meuse et tenir en échec la garnison hollandaise de Maëstricht. Puis, s'écartant lui-même à droite dans l'électorat de Cologne, il rejoignit l'armée de Condé à Neuss. Alors il songea à manœuvrer sur les deux rives du Rhin, pour assaillir ensemble les villes du duché de Clèves où les Hollandais tenaient garnison, quoiqu'elles appartinssent à l'électeur de Brandebourg[13]. Condé passa sur la rive droite par un pont de bateaux construit d'avance à Kayserswert, descendit jusqu'à la Lippe et la traversa pour investir Wesel ; le roi, sur la rive gauche, marcha vers Orsoy, Rhinberg et Burick ; en même temps Luxembourg se porta avec les troupes de Munster sur la province d'Over-Yssel. C'est un des triomphes dont Louis XIV a tiré le plus de gloriole que cette occupation si rapide de quatre villes en quatre jours. Condé assiégeait Wesel, le roi Rhinberg, Orléans Orsoy, Turenne Burick. Du 3 au 7 juin elles succombèrent toutes. Orsoy ne tint que deux jours. Condé ayant occupé le fort de la Lippe qui protégeait Wesel, les femmes effrayées décidèrent le gouverneur à capituler. Burick, dit l'historien des Pays-Bas, ne méritait pas d'être assiégé par le maréchal de Turenne ; le commandant eut beau faire boire du vin de la Moselle aux bourgeois pour les engager dans la résistance, l'insuffisance de sa garnison le réduisit à poser les armes. Rhinberg n'essuya pas même un coup de canon[14]. Les jours suivants, Condé prit encore Emmerich, au-dessous de Wesel, et Turenne la ville de Rees (9 juin). Le territoire propre des Hollandais n'avait plus d'avant-postes. Leurs historiens attribuent la facilité de ces conquêtes à la trahison des commandants, à la lâcheté des officiers subalternes, au défaut de munitions. L'effet n'en fut pas moins considérable par l'épouvante des vaincus et la confiance des vainqueurs. Louis XIV écrivait à Colbert[15] : J'ai estimé plus avantageux à mes desseins et moins commun pour la gloire, d'attaquer tout à la fois quatre places sur le Rhin, et de commander actuellement en personne à tous les quatre sièges. J'ai choisi pour cet effet Rhinberg, Wesel, Orsoy et Burick. J'espère qu'on ne se plaindra pas que j'aie trompé l'attente publique. Loin de la tromper, il l'exalta outre mesure. L'admiration en un instant chassa la défiance avec la même témérité. Sévigné se hâta d'écrire (13 juin 1672) : Voici une lettre de mon fils qui vous divertira, ce sont des détails qui font plaisir. Vous verrez que le roi est si parfaitement heureux que désormais il n'aura qu'à dire ce qu'il souhaite dans l'Europe, sans prendre la peine d'aller lui-même à la tête de son armée ; on se trouvera heureux de le lui donner. Je suis assurée qu'il passera l'Yssel comme la Seine. La terreur prépare partout une victoire aisée ; la joie des courtisans est un bon augure. Brancas me mande qu'on ne cesse de rire depuis le matin jusqu'au soir. Maitre des deux rives du Rhin, Louis XIV était arrivé au point où le fleuve se divise d'abord en deux branches, le Wahal à gauche, large, profond et rapide, le Leck à droite, plus étroit, parfois guéable, tous deux dans la direction de l'ouest. Un peu plus loin, le Leck lance une troisième branche, l'Yssel, vers le nord jusqu'au Zuider-Zée. Entre le Wahal et le Leek, est le Betaw, ou île des Bataves, ou grasse terre ; entre le Leck et l'Yssel, est le Welaw ou terre infertile[16]. Le Betaw étant comme le cœur des Provinces-Unies et le chemin de la Hollande proprement dite, il importait d'y pénétrer d'abord ; il était en outre bien moins fortement défendu par le comte de Montbas, que les bords de l'Yssel sur lesquels veillait le prince d'Orange. Louis XIV trompa encore ici les calculs du capitaine-général. Il fit mine de menacer l'Yssel, et tout à coup il se présenta devant le Leck qui ouvrait, plus facilement que le Wahal, l'entrée du Betaw. Le 12 juin, au point du jour, il parut devant Tolhuys, près d'un gué praticable à la cavalerie, sauf un espace de trente pas où il fallait nager. Tandis que les Hollandais d'ailleurs peu nombreux (onze ou douze cents), négligeaient de faire bonne garde, les cuirassiers français et une brigade d'autres cavaliers entrèrent dans l'eau, culbutèrent un escadron ennemi, et, soutenus par une batterie que le roi avait placée lui-même, prirent possession de la rive opposée. Quelques-uns noyés, quelques gentilshommes blessés ou tués, ce fut tout ce que coûta cette première rencontre. Cependant Condé, malgré de vives douleurs de goutte, et l'appréhension maladive du voisinage de l'eau, avait passé sur une barque avec son fila, et le duc de Longueville, son neveu. Déjà il rangeait en bataille la cavalerie victorieuse, lorsque le duc de Longueville, avec quelques autres jeunes gens, courut à l'infanterie ennemie en criant : Tue, tue, point de quartier pour cette canaille ! Cette violence ranima un instant les Hollandais, et suscita un engagement où Longueville fut tué et Condé blessé pour la première fois de sa vie. Mais après avoir ainsi sauvegardé leur honneur, les vaincus, étourdis de l'impétuosité et du bonheur des Français, se dispersèrent par les haies, les barrières et les fossés si nombreux dans le pays ; Montbas précipita sa retraite sur Arnheim. Immédiatement des ponts de bateaux permirent à l'infanterie française de passer à son tour et de prendre dans le Betaw une attitude capable d'imposer à l'ennemi[17]. Ce passage du Rhin, quoique honorable à la valeur française par le mépris d'un danger possible et inconnu, est bien moins grand dans l'histoire par les opérations militaires que par son effet moral sur les Hollandais et sur l'opinion publique en France. La tour de Tolhuys, si heureusement située qu'autrefois quatre soldats avaient suffi à la défendre contre les Espagnols, se rendit sans aucune résistance[18]. Montbas ne put être ramené au combat par un renfort que lui envoya le prince d'Orange ; le prince lui-même, craignant d'être coupé d'Amsterdam, abandonna ses lignes de l'Yssel, et retira ses troupes, à travers le Velaw, dans la direction d'Utrecht. En France, le combat parut d'abord terrible par la mort de M. de Longueville, de Guitry, de Nogent, par les blessures de Monsieur le Prince, de Marsillac, de Vivonne, de Revel, du comte de Saulx, de Termes ; et — comme on dit dans les premiers jours — de mille gens inconnus[19]. Mais sauf peut-être Bussy-Rabutin, qui essaya, autant par jalousie que par raison, de réduire à sa juste valeur le succès où il n'était pas[20], on s'empressa de dire comme Louis XIV que le passage avait été hardi, vigoureux, plein d'éclat et glorieux pour la nation. Un fleuve franchi par la cavalerie devant l'ennemi, se jeter dedans à cheval, comme des chiens après un cerf, et n'être ni noyé, ni assommé en abordant, tout cela passait l'imagination et faisait tourner la tête. On assurait qu'après cette première difficulté on ne trouverait plus d'ennemis. Le passage du Rhin devint un sujet d'arcs de triomphe — porte Saint-Denis — et de poèmes entre lesquels il n'est pas besoin de citer l'épitre de Boileau. Les étrangers eux-mêmes acceptèrent la comparaison de Louis XIV avec César, et établirent en plusieurs points la supériorité du conquérant français sur le conquérant romain. César, dit Basnage, avait bâti un pont, et n'avait pas trouvé de résistance, il avait laissé fuir les peuples riverains sans les poursuivre. Louis ne fit pas de pont, il brava l'impétuosité des eaux, qui, malgré la sécheresse, ne laissèrent pas d'emporter plusieurs seigneurs de distinction. On témoigna de l'empressement à se prévenir dans une action si dangereuse. On ne pouvait pas deviner que Wurtz, qu'on voyait sur l'autre rive avec de la cavalerie, fuirait si promptement. On battit les Hollandais qui auraient pu se défendre, et le passage de Louis eut des suites plus terribles pour ses ennemis et plus glorieuses pour lui que celui de César[21]. Ces suites furent telles que la Hollande ne les compta d'abord que par ses pertes et ses humiliations. Jamais, depuis que les nations modernes avaient acquis le sentiment de leur nationalité, il ne s'était vu un pareil effondrement. Le vainqueur parut à la fois sur tous les points du territoire. Déjà, à la droite de l'Yssel, 'et parallèlement aux premiers exploits du roi, le duc de Luxembourg, uni aux troupes alliées de Cologne et de Munster, avait occupé Grol Borkelo et d'autres places dans la Gueldre. Il menaçait Deventer, en Over-Yssel, au moment du passage du Rhin ; il prit cette ville le 20 juin, bientôt Zwolle ; et l'évêque de Munster se tourna vers la province de Groningue. Le roi, après l'entrée dans le Betaw, partageant ses troupes avec Turenne[22], acheva vite la conquête de la Gueldre. Ne voulant, malgré la retraite du prince d'Orange, laisser aucun ennemi derrière lui, il se chargea lui-même de débarrasser entièrement les bords de l'Yssel, il assiégea Doesbourg qui fut pris le 21 juin, et fit assiéger, par le duc d'Orléans, Zutphen qui capitula le 26. A sa gauche, Turenne commença par Arnheim, il le canonna d'abord à travers le Leck, et son pont de bateaux achevé, comme il se disposait à traverser le fleuve, Arnheim capitula, livrant ainsi aux Français tout le Welaw jusqu'au Zuider-Zée (15 juin) ; des détachements de la même armée occupaient le même jour Wageningen et Rhenen. Turenne, revenu aussitôt en arrière vers le Wahal, menaça Nimègue, que protégeaient à la fois le fleuve et les forts de Knotzenbourg et de Skenk ; il prit le premier le 16 juin, malgré une vive canonnade, et le second le 18. Il entama sans retard le siège régulier de Nimègue, et comme cette ville pouvait tenir plusieurs semaines, il travailla à la démanteler par l'occupation successive de Thiel, et de Woorne et Saint-André, petits forts renfermés dans les îles du Wahal et de la Meuse. Au même moment le marquis de Rochefort, envoyé dans le Welaw pour surveiller le prince d'Orange, entrait à Harderwyk, Amersfoort, Oudewater, Naerden, etc., et lançait sur Muyden, à deux lieues d'Amsterdam, un détachement, qui, à la vérité, se trouva trop faible pour garder cette position. Contre tant d'ennemis, le prince d'Orange essaya vainement de s'arrêter à Utrecht ; il voulait mettre cette ville en état de défense, mais les habitants refusèrent de laisser démolir un faubourg ; il en sortit le 17 juin, et la bourgeoisie ne voyant plus de salut que dans la soumission envoya demander au roi des sauvegardes. Leurs députés arrivèrent au camp devant Doesbourg au moment où cette ville se rendait. Le 25 juin, un premier corps français entrait à Utrecht[23]. Ainsi le roi n'était plus occupé qu'à recevoir les députés des villes demandant à se rendre. On disait de lui en France : Il reviendra comte de Hollande. Cette victoire est admirable et fait voir que rien ne peut résister aux forces et à la conduite de Sa Majesté. Sévigné ajoutait[24] : Le plus sûr est de l'honorer et de le craindre et de n'en parler qu'avec admiration. On croit sentir ici un dernier souffle de la Fronde qui s'exhale en aveu d'impuissance. Du côté de la mer, les États-Généraux avaient plus
dignement résisté. Dès la fin de mai, trente vaisseaux français, commandés
par d'Estrées, avaient rallié la flotte anglaise pour commencer la conquête
maritime, conformément au traité de Douvres. Leur réunion portant Ruyter à la
prudence, il s'était rapproché de la Hollande ; et les alliés, pour éviter
les bancs de sable, avaient gagné la côte de Suffolk, et se tenaient en
observation dans la rade de Southwood-Bay. A en croire une relation française,
les Anglais faisaient mauvaise garde ; ils s'étaient mis à l'ancre, le cul en terre, pour faire de l'eau ; une
grande partie de leurs équipages étaient descendus et assez loin pour ne
pouvoir rejoindre commodément[25]. Une frégate
française, placée en vedette, signala tout à coup un grand danger. Ruyter
revenait avec l'avantage du vent, et se présentait en bataille devant les
deux flottes royales (7 juin). Une
lutte furieuse s'ensuivit. La valeur y fut égale dans les deux adversaires.
Corneille de Witt, plénipotentiaire des États, y assistait, assis sur un
fauteuil, entouré de ses gardes et exposé à tous les coups. Trois de ces
gardes furent tués à ses côtés ; il fit jeter leurs corps à la mer sans
sortir de son impassibilité. Ruyter, blessé, avait cent cinquante morts à son
bord ; son vaisseau, percé de coups, fut tellement désemparé, qu'il fallut
des prodiges pour le retirer du milieu des ennemis. Il convenait qu'il
n'avait jamais vu de bataille aussi longue ni aussi terrible[26]. De leur côté,
les Français se comportèrent si bien, que Ruyter et tous ses officiers leur
rendirent hommage : en sorte, écrivait
Colbert, que nous tenons de nos ennemis la preuve la
plus claire et la plus constante que l'on puisse désirer d'une belle action[27]. Les Anglais se
résignèrent à faire de même ; à part quelques malveillants, ils parlèrent
plus avantageusement de l'escadre française que d'Estrées lui-même[28]. Mais, qui était
le vainqueur ? Si Colbert pouvait être fier de ce début de sa marine, les
alliés ne parurent pas sur les côtes de Hollande. Si Ruyter avait encore
retenu l'invasion maritime à distance, il était pour le moment hors d'état de
reprendre l'attaque, tandis que, par terre, l'ennemi irrésistible avait
occupé les provinces d'Over-Yssel, de Gueldre, d'Utrecht, et atteignait les
premières villes de la province de Hollande. Il devenait urgent de tenter
auprès de lui la voie des négociations. Oh ! combien la Providence se joue des calculs humains et efface les plus belles apparences par des réalités à la fois imprévues et invincibles ! Cette résignation des vaincus semblait devoir consacrer, sinon leur ruine totale, au moins leur abaissement et leur dépendance. Ce fut, au contraire, la crise qui enraya le mal et assura dans la suite leur affranchissement. Déjà, le 16 juin, l'assemblée des États-Généraux avait résolu d'envoyer des négociateurs aux rois de France et d'Angleterre, et telle était leur soumission à la force, qu'ils ne spécifiaient aucune condition, mais attendaient respectueusement que le vainqueur signifiât les siennes. Quand ces députés arrivèrent auprès de Louis XIV (22 juin), il refusa de les recevoir, précisément parce qu'ils avaient carte blanche, et les fit inviter à ne pas revenir sans propositions précises de la part de leurs maitres. En même temps le magistrat d'Amsterdam, épouvanté de l'apparition des Français à Muyden, avait également résolu d'implorer la bienveillance du roi et de subir ses volontés. La lettre de soumission était écrite et le trompette prêt à partir, quand tout à coup quelques particuliers plus fermes et plus judicieux — c'est Louis XIV lui-même qui le dit —, donnèrent le conseil de rompre les écluses et d'inonder tous les environs de la ville et une grande partie de la Hollande. L'avis accepté fut exécuté sur l'heure (22 juin), et les eaux, se précipitant de toutes parts, rendirent le pays inaccessible. Grande résolution que Louis XIV a eu le mérite d'admirer comme un acte supérieur de patriotisme[29], mais qui changeait en un instant tous ses projets, et l'obligeait désormais à se borner, du côté de la Hollande, aux conquêtes déjà faites. Cependant un mouvement révolutionnaire fermentait au sein des populations encore libres. Le dépit de tant de désastres s'exhalait en accusations d'incapacité et de trahison contre le gouvernement de Jean de Witt et de la haute bourgeoisie. La haine préludait à leur renversement par des tentatives d'assassinat. Le même jour (21 juin), à Dordrecht, Corneille de Witt, revenu de la flotte, échappait avec peine aux coups de quatre scélérats, et, à La Haye, Jean de Witt, au sortir de l'Assemblée, assailli par quatre malfaiteurs, qui éteignaient le flambeau de son valet, recevait quatre blessures au cou, à la tête, dans le côté droit et à la jointure de l'épaule gauche ; trois de ces coquins, parvenus à s'échapper, regagnèrent l'armée du prince d'Orange qui refusa de les livrer, malgré les réclamations des États[30]. A la suite commença, par la Zélande, un mouvement en faveur du prince d'Orange, soit dans l'espoir de gagner le roi d'Angleterre par l'élévation de son neveu, soit dans la pensée de sauver l'État par l'unité de commandement jointe à la capacité. A Ter Wère, on arbora le drapeau orange par-dessus le drapeau blanc, avec cette inscription : Orange dessus, Witt (blanc) dessous ; on proclama le prince stathouder, malgré ses résistances affectées ; les villes hollandaises suivirent l'impulsion : Dordrecht, Rotterdam, Tergow, Schiedam (derniers jours de juin). L'entraînement devenant irrésistible, les États particuliers de Hollande s'y soumirent le 4 juillet, et les États-Généraux le 8. La multitude brisait le gouvernement de la bourgeoisie, et posait en face de Louis XIV son plus opiniâtre adversaire, son mauvais génie. Dans l'intervalle, les députés des États généraux étaient revenus auprès de Louis XIV, et lui soumettaient leurs propositions (29 juin). Ils offraient au vainqueur l'abandon des villes du Rhin, de Maastricht, du Brabant et de la Flandre hollandaise, et une indemnité de guerre de dix millions ; c'était ce qu'on appelait le pays de généralité, les provinces, autrefois espagnoles, qui ne faisaient pas partie du territoire primitif des Provinces-Unies. Le roi a reconnu lui-même que ces accommodements lui étaient avantageux ; ils lui permettaient de porter sa frontière jusqu'au Rhin, et d'envelopper les Pays-Bas espagnols, objet véritable et dissimulé de la guerre présente, et désormais incapables de lui échapper. Singulière conclusion, il les refusa, et répondit (1er juil.) par un autre qui semblait n'avoir pour mobile que le désir de continuer la guerre. Il voulait, outre les concessions ci-dessus, Nimègue, la Gueldre méridionale, l'île de Bommel, Grave et le comté de Meurs, la suppression des taxes que les Hollandais avaient osé mettre sur les vins et autres marchandises de France, la liberté du culte catholique avec un traitement pour les curés, et un hommage annuel qui consisterait à lui envoyer tous les ans, par une ambassade solennelle, une médaille commémorative de la bonté qu'il avait en ce moment de ne pas écraser un vaincu à terre. De toutes ces exigences, la seule irréprochable était la liberté religieuse pour les catholiques, car il ne s'agissait que de cela, et non pas, comme certains historiens l'entendent, de forcer les Hollandais à renoncer à leur calvinisme. Depuis son avènement, on l'a vu, il s'était fait partout, comme Richelieu, le champion de la liberté de conscience pour les catholiques, et, dans la présente guerre, il avait, par une réciprocité anticipée, promis aux villes calvinistes le maintien, non-seulement de leurs privilèges et franchises, mais encore du libre exercice de leur religion[31]. On comprend mieux son infatuation quand on rapproche de son ultimatum celui de Charles II. Le roi d'Angleterre voulait l'honneur du pavillon, même de la part de toute une flotte hollandaise pour un seul de ses vaisseaux, le payement d'une indemnité de guerre de 25 millions, le payement annuel de 250.000 livres (10.000 livres sterling), pour le droit de pécher des harengs sur les côtes d'Angleterre, Écosse et Irlande, l'expulsion du territoire hollandais de tous ses sujets coupables du crime de lèse-majesté ou de libelles séditieux, la souveraineté des Provinces-Unies pour le prince d'Orange et ses descendants, des réparations pour les Anglais de Surinam, et la conclusion d'un traité de commerce toujours ajournée depuis Bréda. Enfin, l'île de Walcheren, la ville et le château de l'Écluse avec leurs dépendances, l'île de Cadsant, celles de Goerree et de Woorne, seraient mis entre les mains de Sa Majesté, par manière de caution pour l'exécution des conditions mentionnées ci-dessus[32]. C'est une routine incorrigible d'attribuer à Louvois les excès de pouvoir de Louis XIV, et en particulier le rejet des propositions hollandaises. Il est vrai pourtant que, s'il y a contribué, il n'a pas été le seul à exalter la confiance du maître. Colbert n'en paraîtra pas plus innocent, si on veut bien lire le mémoire qu'il s'empressait d'adresser à Louis XIV, le 8 juillet 1672. Cet irréconciliable ennemi du commerce hollandais accourait à la curée sur ses rivaux avec non moins de voracité. Il ne se contentait pas de faire abolir les taxes hollandaises sur les vins et manufactures de France, et de remettre le roi en droit d'établir les impositions qu'il lui plairait sur les vaisseaux naviguant dans les ports de son royaume. Il proposait, pour ruiner le commerce hollandais de Smyrne et des autres Échelles, de leur interdire l'entrée de la Méditerranée, de leur enjoindre de retirer leur ambassade de la Porte, et leurs consuls des Échelles. Il fallait affaiblir leur commerce d'Afrique et des Indes Occidentales, en leur prenant Curaçao, Tabago, Saint-Eustache, un fort en Guinée, Saint-Georges ou Cormentin. Il fallait ne pas ménager davantage leur commerce des Indes Orientales et leur demander une des Moluques et deux places au Malabar, Cochin et Cananor[33]. Encore un peu, il les aurait pressés de lui céder Amsterdam. Il n'était pas besoin de tant d'insupportables duretés pour ranimer chez le vaincu, avec le sentiment de la dignité humaine, la volonté de mourir plutôt que de s'humilier si bas. Ceux qui n'avaient pas craint de noyer leur province pour en écarter l'étranger, ne craignirent pas de tout risquer pour échapper à l'esclavage politique. Ils refusèrent ; et tout à coup le vainqueur sentit sa fortune s'arrêter et ses plans s'évanouir. Quand les plénipotentiaires hollandais revinrent (5 juillet) pour lui présenter les observations des États, il semblait justifier ses rigueurs par de nouveaux succès ; il prenait pièce à pièce ce qu'il avait demandé. Conformément à ses ordres, le marquis de Chamilli occupait Grave, sur la Meuse, et un détachement de l'armée de Turenne entrait dans Genep, un peu plus haut sur le même fleuve (5 juillet), à l'entrée du duché de Clèves : le commerce, les communications par la Meuse étaient fermés aux Hollandais. Le 9 juillet, Turenne entrait dans Nimègue, une des rares places qui eussent tenté une résistance sérieuse ; le Vahal, comme la Meuse, appartenait aux Français. A l'autre extrémité des Provinces-Unies, l'évêque de Munster assiégeait Coeverden ; la noblesse d'Over-Yssel, composant avec lui par un traité formel[34], le reconnaissait pour son prince territorial, et recevait en retour la liberté du culte réformé (5 juillet) ; le 12, la ville capitulait. En dépit de ces nouveaux malheurs, les Hollandais ne consentirent pas. Le prince d'Orange lui-même se déclara hautement. Jusque-là, il n'avait pas été insensible aux avances personnelles des rois de France et d'Angleterre, et à une transaction qui lui aurait fait sa part dans le démembrement du territoire de la République. Le lendemain de son élévation au stathoudérat, il ne voulait plus rien abandonner parce qu'il espérait tout reprendre pour lui. Il repoussa la souveraineté restreinte des Provinces-Unies démembrées que lui offraient les deux rois ; il répondit qu'il ne trahirait pas la confiance qu'on avait mise en lui, et qu'il ne vendrait jamais la liberté de son pays si longtemps défendue par ses ancêtres[35]. Les États-Généraux, voyant Louis XIV et Charles II intraitables, ne montrèrent pas moins d'inflexibilité ; après avoir solennellement délibéré sur les propositions des deux rois, ils les rejetèrent définitivement le 21 juillet. Ce rejet était la continuation de la guerre. Dans cette prévision, les deux rois venaient de conclure un nouveau traité (16 juillet), et de s'engager à une communauté d'efforts plus étroite et plus énergique. Louis XIV, pour nettoyer tout à fait la Meuse et couper la communication de Bois-le-Duc avec le reste de la Hollande, ordonna à Turenne d'attaquer. Crèvecœur, en face de l'île de Bommel, et d'occuper cette ile elle-même. Cet ordre fut bien vite exécuté. Le 19 juillet, Turenne, par une brusque manœuvre, se rendait maître de Crèvecœur et des forts — Orten et Engelen — qui dominaient le canal de Bois-le-Duc ; puis, passant la Meuse sur un pont de bateaux, il soumit Bommel et toute l'île de ce nom le 22 juillet[36]. Il semblait tout naturel de continuer la conquête par le Brabant hollandais ; mais, tout à coup, la guerre fut suspendue. Les Espagnols, en vertu de leur alliance offensive, avaient jeté des renforts de leurs troupes dans Bois-le-Duc et dans Bréda, et le roi, dit Turenne, ne voulait pas mêler l'Empereur ni l'Empire dans la guerre contre les Hollandais[37]. Il sentait que les puissances européennes, Espagne, Autriche, Brandebourg, se remuaient en faveur de ses ennemis, et il croyait bon d'entraver leurs desseins, et de les mettre dans leur tort par une apparence de modération[38]. D'autre part, la province de Hollande, ce refuge des récalcitrants, à qui il en voulait avant tout, lui opposait pour plusieurs mois le rempart insurmontable de l'inondation. Il prit donc le parti de quitter le théâtre des hostilités. Luxembourg, rappelé de l'armée des alliés, fut investi de la garde d'Utrecht et des pays adjacents. Turenne, à la tête de l'armée capitale, demeura aux environs de Bois-le-Duc et de Grave. Le roi, avec les troupes de sa maison, reprit le chemin de la France. Quoiqu'il affecte, dans sa relation, des airs de conquérant qui a assez de gloire, on sent bien qu'il manquait quelque chose à son orgueil. Il énumère les fleuves qu'il traverse en maître, le Rhin (Leck) à Arnheim, le Wahal à Nimègue, la Meuse à Grave ; il se complaît à redire les hommages qui lui sont rendus par les petits princes des environs, et les contributions qu'il Fait lever jusque dans le pays de Breda. Il se déclare pleinement satisfait de la bénédiction que Dieu avait donnée à ses armes ; mais toute cette joie est troublée d'une amertume qu'il avoue, d'un échec qui contrebalance tous ses avantages : n'ayant à me plaindre, dit-il, que de la trop grande sagesse de ceux qui, par leurs bonnes raisons, avaient empêché les conseils et les magistrats d'Amsterdam de se soumettre à mon obéissance. L'inondation était, en effet, le secret de son retour et le nerf de toutes les difficultés prochaines. |
[1] Rousset, Histoire de Louvois, ch. V.
[2] Lettre de Bussy-Rabutin à Sévigné, 1er mai 1872.
[3] Lettres de Louis XIV et de Louvois à Turenne, octobre et novembre 1672. Collection Grimoard, tome II.
[4] Mémoire de Louis XIV sur la guerre de Hollande, retrouvé par Rousset. Le roi y explique par le menu toutes les ruses de cette négociation militaire.
[5] Louis XIV, Mémoire sur la guerre de Hollande.
[6] Basnage, Annales des Provinces-Unies.
[7] Dumont, Corps diplomatique, tome VII.
[8] Lettre de Louvois à Turenne, 7 septembre 1672 : L'artillerie (de M. de Brandebourg) est menée par des chevaux de paysans, et les bagages des officiers de même. Vous jugerez par là de la diligence qu'ils pourront faire. Collection Grimoard, tome II.
[9] Sévigné, Lettres, 27 avril 1672.
[10] Sévigné, Lettres, 8 mai 1672.
[11] Sévigné, Lettres, 13 mai 1672.
[12] Sévigné, Lettres, 20 mai 1672.
[13] Pendant la longue dispute de la succession de Clèves et Juliers, l'électeur de Brandebourg avait réclamé l'assistance des Hollandais pour la garde de quelques-uns des territoires dont il s'était mis provisoirement en possession. Depuis la paix de Munster, l'électeur avait essayé quelquefois de retirer des mains des Hollandais les villes du duché de Clèves ; mais la chose s'était toujours terminée à l'amiable. Aussi leurs garnisons vivaient-elles avec tant de discipline que, excepté la garde des murailles, elles ne touchaient à rien de ce qui pouvait regarder la juridiction du prince, et n'étaient à aucune charge aux habitants. Ils y portaient au contraire de l'argent pour le payement des troupes, et le prince et le pays semblaient bien aises d'en tirer cet avantage. (Mémoires du marquis de Pomponne.)
[14] Basnage, Annales.
[15] Œuvres de Louis XIV, tome III.
[16] Temple, Mémoires de ce qui s'est passé dans la chrétienté. Ces dénominations ne se rapportent qu'à la nature du sol, et non à la circonscription des provinces. Ainsi le Welaw appartient à la fois à la Gueldre et à la seigneurie d'Utrecht. Le Betaw appartient partie à la Hollande, partie à la Gueldre, qui s'étend encore, au delà de l'Yssel, sur le duché de Zutphen.
[17] Louis XIV, Mémoire sur la guerre de Hollande, et la lettre de Louis XIV à la reine, écrite le 12 juin au camp de devant le Tolhuys : Œuvres de Louis XIV, tome III.
[18] Basnage.
[19] Sévigné, 19 juin 1672.
[20] Bussy-Rabutin à Sévigné, 26 juin 1672.
[21] Basnage, Annales, an 1672, IIe partie.
[22] Louis XIV donna à Turenne le commandement de l'armée du prince de Condé que sa blessure réduisait à l'inaction. Le duc d'Enghien passa dans l'armée du roi, sous le duc d'Orléans. Sa Majesté ordonna que, quand les armées viendraient à se réunir, M. de Turenne, tout en conservant le commandement, prendrait néanmoins le mot de M. le duc. De quoi il ne fit nulle difficulté. (Mémoire de Turenne sur la campagne de 1672.) La comparaison se présente d'ici d'elle-même entre cette sagesse de Turenne, qui, par respect pour une étiquette alors révérée, acceptait l'infériorité vis-à-vis d'un prince novice à la guerre, et le sot orgueil des maréchaux, qui, sous prétexte d'égalité, avaient refusé de céder le pas à son génie et à sa gloire.
[23] Voir sur toutes ces opérations le Mémoire de Louis XIV, le Mémoire de Turenne sur la campagne de 1672, collection Grimoard, et Basnage, Annales des Provinces-Unies.
[24] Sévigné, 27 juin.
[25] Colbert, lettre à Croissy (11 juin 1672).
[26] Basnage.
[27] Colbert à Croissy, 18 juin.
[28] Colbert à d'Estrées, 13 juin 1672.
[29] Mémoire sur la guerre de Hollande : La résolution de mettre tout le pays sous l'eau fut un peu violente. Mais que ne fait-on pas pour se soustraire d'une domination étrangère ? Et je ne saurais m'empêcher d'estimer et de louer le zèle et la fermeté de ceux qui rompirent la négociation d'Amsterdam, quoique leur avis, si salutaire pour leur patrie, ait porté un grand préjudice à mon service.
[30] La preuve de la complicité ou de la connivence du prince d'Orange se trouve dans la lettre des États rapportée tout entière par Basnage. Les États disaient que, des quatre meurtriers, trois s'étaient sauvés parmi les troupes de l'État, près de Nieuwerbrugge, ou en d'autres endroits que Votre Altesse sait bien. L'un d'eux conserva depuis sa charge de maitre des postes, dont la survivance fut assurée à son fils.
[31] Voir en particulier la proclamation au camp devant Arnbeim, le 24 juin, dans Basnage.
[32] Dumont, Corps diplomatique, tome VII.
[33] Colbert, Collection Clément : tome du commerce et industrie.
[34] Dumont, Corps diplomatique, tome VII ; texte allemand du traité entre Christophe-Bernard, évêque de Munster, et la noblesse d'Over-Yssel.
[35] Temple, Mémoires de la Chrétienté. Le négociateur anglais est grand admirateur de Guillaume III ; son insistance dans ce passage sur la magnanimité du prince d'Orange est un peu suspecte.
[36] J'ai suivi pour la chronologie de toutes les conquêtes des villes hollandaises le tableau qui se trouve dans les Œuvres de Louis XIV, tome III, et qui figure dans les pièces remises par le roi au duc de Noailles.
[37] Mémoire de Turenne sur la campagne de 1672.
[38] Lettre de Louvois à Turenne, 7 août 1672 : Le roi a résolu de donne part à l'Empereur de son retour ici (à Paris), et de lui dire que, suivant le traité que Sa Majesté a avec lui, elle n'a rien voulu entreprendre contre les Espagnols, quoique la conduite de M. le comte de Monterey lui en ait pu donner des sujets qui n'auraient pas été désapprouvés dans l'Europe ; que notamment, malgré les incertitudes de b. de Brandebourg et les bruits qui courent qu'il veut secourir les Hollandais, Sa Majesté n'a pas voulu non plus rien entreprendre contre lui, ne doutant pas que l'Empereur ne s'employât sérieusement pour le contenir dans les bornes qui lui sont prescrites par le traité de Westphalie.