I. — Arrogance de Condé ; son alliance et sa brouille avec les frondeurs. - Coups de pistolets ; procès au Parlement. - Arrestation de Condé. Commençons par énumérer les graves questions dont il nous faut maintenant aborder les détails. Monsieur le Prince réussira-t-il à éconduire Mazarin, ou Mazarin sera-t-il assez heureux pour annuler Monsieur le Prince ? Voilà le plus grand intérêt politique de cette époque. Le coadjuteur sera-t-il cardinal par la reine, ou par Monsieur le Prince, ou par la pression des jansénistes ? La Palatine pourra-t-elle disposer des finances et marier mademoiselle de Chevreuse ? Le duc d'Orléans, qui cesse d'être mazarin, aura-t-il enfin le pouvoir qui convient à l'oncle du roi, et Mademoiselle, sa fille, fera-t-elle assez de peur à la reine pour épouser Louis XIV ? Tels sont les débats secondaires qui compliquent l'intrigue principale. Au milieu de pareilles préoccupations, le temps manque pour apercevoir le péril de la guerre étrangère mêlée plus que jamais aux troubles civils ; le cri même de la misère publique a peine à se faire entendre, quoiqu'il s'élève de provinces entières, de la Picardie, de la Champagne, des quartiers les plus populeux de Paris. Heureusement, la question espagnole, amortie par l'épuisement de l'ennemi, ne peut dominer ni décider les autres ; et, quant aux populations affamées, elles ont au moins pour ressources Vincent de Paul et les dames de la Charité. Le grand important de cette nouvelle époque, c'est donc le prince de Condé ; un important plus coupable que les autres, puisqu'il descend volontairement d'une grandeur réelle au niveau des avides sans illustration. Il va laisser ici une forte part de lui-même. Le défenseur de, la cour, le fléau des Frondeurs, devenu l'adversaire de la reine, tend la main à toutes les alliances, flatte tous les espoirs, feint l'amour du peuple, grimace la dévotion, ne recule pas même devant le meurtre et l'incendie. Le vainqueur de Rocroi, battu dans la guerre civile, se fait, pour se venger, l'ennemi de la France ; il désavoue ses triomphes en travaillant à relever les Espagnols ; il leur livre ses talents en retour de l'assistance de leurs armes ; il s'obstine dans la trahison pendant huit années, jusqu'au jour où l'impuissance de ses alliés le réduit à solliciter de Mazarin la grâce de fléchir le genou devant son maître. L'apparence a bien changé. Le héros ne s'évanouit pas ; sa gloire avait assez de consistance pour tenir encore derrière ces obscurcissements ; mais l'homme apparaît avec les emportements de ses passions, le cynisme de ses moyens, et aussi la vigueur et l'éclat du châtiment ; son humiliation se mesure à l'exaltation de son orgueil. Cet orgueil ne pouvait surprendre personne. Depuis longtemps les airs victorieux du conquérant de Dunkerque avaient fait sentir le maître qui s'apprêtait à saisir le pouvoir. Cette arrogance avait passé même dans sa cour, dans ces troupes de jeunes gens, ses compagnons d'armes, qu'il menait partout avec lui, et dont il remplissait, à toutes ses visites, la chambre de la reine ; en les appelant les petits maîtres, le jugement public avait clairement dénoncé les prétentions du chef. Cependant il avait bien voulu encore défendre la reine et Mazarin contre des bourgeois qu'il méprisait. Mais, après la paix de Ruel, il crut le moment arrivé de mettre enfin à ses pieds ceux qui lui devaient leur salut. Sa sœur, la duchesse de Longueville, l'anima dans ces desseins ; elle lui montra, dans l'alliance projetée entre Mazarin et la maison de Vendôme, un danger pour la maison de Condé ; elle lui prouva, par la bienveillance nouvelle dont la reine honorait le prince de Conti, que le plus sûr moyen de s'élever, c'était de se rendre redoutable ; elle acheva ainsi de le ranger du parti de ses amours et de son ambition. Gondi, après les barricades, avait été le lien des anciens importants avec les magistrats et les Parisiens. Condé va essayer d'engager les frondeurs avec les princes du sang. Alliance mal assortie, souvent marchandée, plus d'une fois rompue, dont les indécisions, les brouilles et les recrudescences, perdront à la fois les princes et les frondeurs, mais en même temps, malgré le résultat favorable au roi, accumuleront sur le pays autant de malheurs que les guerres civiles du XVIe siècle. C'est là ce qu'on appelle la fronde des princes ou la jeune fronde, et la seconde période de l'histoire du grand Condé. La reine rentra à Paris le 18 août 1649. Elle avait affecté de se faire attendre assez longtemps, pour inquiéter par ce retard les frondeurs eux-mêmes. Gondi s'était résigné au voyage de Compiègne afin de déterminer ce retour. La réception parut avantageuse à l'autorité royale ; il y eut des acclamations pour la reine ; il y en eut pour Mazarin. Que la démonstration fût spontanée ou soudoyée, sincère ou ironique, partielle ou générale, l'effet s'en continua au moins quelques jours. La reine, dans le voisinage des halles, reçut les bénédictions des harengères et mille excuses de leur conduite passée. A Notre-Dame, le jeune roi, réclamé par la curiosité populaire, fut soulevé sur les bras de ses courtisans et exposé à tous les regards ; à l'église des jésuites, Mazarin se tint seul, au milieu du peuple, témoignant qu'il ne craignait rien ; de nouvelles bénédictions le récompensèrent de cette confiance. Enfin, les compagnies souveraines, le corps de ville, vinrent, selon l'usage, complimenter le roi ; le coadjuteur lui-même crut qu'il n'était plus le maître de ne pas rendre sa visite au ministre. Mazarin paraissait si bien raffermi, qu'au bout de quelques semaines il replaça d'Émery à la surintendance des finances ; acte habile que ses ennemis et ses amis s'accordent à louer par des motifs différents. Selon Retz, d'Émery, qui connaissait bien Paris, y jeta de l'argent assez à propos pour s'y faire des créatures ; selon madame de Motteville, le retour de cet homme assurait l'argent nécessaire par la bonne volonté des partisans, qui, chassés avec lui, attendaient un grand profit de son rétablissement. Ce résultat ne pouvait plaire aux frondeurs ni à Condé, de là un premier essai de rapprochement. Les frondeurs ne perdaient aucune occasion de ranimer l'irritation contre le cardinal, ils lui donnaient sans cesse de nouvelles frottades, soit en paroles, soit en démonstrations insultantes dans les rues. Condé commença par manifester une opposition formelle au mariage de Mercœur avec une nièce de Mazarin ; n'obtenant pas d'assurance formelle que sa volonté serait faite, il se mit à appuyer dans le conseil les réclamations des généraux de la Fronde, entre autres celles de Bouillon et de Turenne ; il s'emporta contre le chancelier et signifia qu'il entendait qu'on donnât satisfaction aux requérants. Bientôt il réclama pour Longueville, son beau-frère, le gouvernement de Pont - de - l'Arche. Mazarin entreprit de résister : il représenta que la possession de Pont-de-l'Arche pouvant rendre le duc de Longueville maitre de toute la Normandie, il y avait là une menace pour la sûreté du royaume ; sa qualité de premier ministre, de gardien des intérêts du roi et de la reine, lui imposait le devoir de veiller à leur conservation. Condé, ne gardant plus de mesure, railla ce beau .défenseur du royaume, ce guerrier qu'il avait vu si timide ; il le quitta en lui disant : Adieu, Mars ! et alla colporter partout cette parole, comme digne de l'immortalité. Aussitôt les frondeurs accoururent autour de ce nouvel ennemi du ministre, le duc de Beaufort lui offrit ses services ; les duchesses de Montbazon et de Chevreuse, oubliant leurs anciennes rivalités de femmes, se rapprochèrent de la duchesse de Longueville pour appuyer son frère de leurs intrigues ; le duc d'Orléans lui-même se laissa gagner. Inquiets, étourdis de tant de sollicitations ou de menaces, la reine et Mazarin crurent prudent de céder ; on accorda à Longueville le gouvernement de Pont-de-l'Arche. En remercîment de cette faiblesse, Monsieur le Prince mena dîner, chez le baigneur Prudhomme, le duc de Beaufort, le coadjuteur, Rohan, Lamothe, Noirmoutiers, Laigue, Turenne ; il leur déclara qu'il ne voulait pas recourir à la guerre civile, que le personnage du Balafré ne convenait pas à sa naissance ; mais il ne réprima rien d'une conversation où le panégyrique du Mazarin ne manqua d'aucune de ses figures. Quand la reine lui demanda compte de cette action, il répondit que, puisque le cardinal prenait des liaisons avec ses ennemis, il était bien aise d'en prendre à son tour avec les frondeurs[1]. Une fois dans cette voie, et toujours emporté par les suggestions de la duchesse de Longueville, il poussa en avant, sans aucun souci de ses ennemis, de ses amis anciens ou nouveaux. Il voulut pour la femme de Marsillac lé tabouret à la cour, et le droit d'entrer au Louvre en carrosse, faveur qui mettait Marsillac au-dessus des ducs, quand il n'était que gentilhomme et que son père vivait encore. Une résistance imprévue de la noblesse le força bien de reculer. Les ducs, les maréchaux, beaucoup de personnes de qualité, se rassemblèrent ; il y eut pour cette question d'étiquette, alors si importante, des remontrances qui firent craindre une crise politique et la nécessité de convoquer les états généraux. La raine retira le tabouret qu'elle n'avait accordé que malgré elle. Mais le vaincu n'entendit rien rabattre de ses droits à la domination ; il s'en prit bientôt à la personne de la reine elle-même ; il voulut lui tracer sa conduite personnelle. Un extravagant, du nom de Jarzé, se disait amoureux de la reine ; des bruits fâcheux et ridicules en circulaient. La princesse crut y mettre fin en traitant Jarzé comme un fou, et lui défendant de paraître devant elle. Mais Jarzé était bien vu de Monsieur le Prince, qui avait espéré se servir de lui pour renverser le ministre ; le prince prit aussitôt le parti du disgracié ; il demanda pourquoi on ne l'avait pas consulté avant de gourmander le coupable, pourquoi sans son consentement le cardinal avait souffert cette sévérité. Il y aura bien du bruit au quartier, faisait-il dire, si la reine ne pardonne[2]. Mazarin lui représentant que c'était là une chose qu'on ne pouvait exiger de la moindre des femmes, il osa riposter : Il le faut pourtant bien, puisque je le veux[3]. La reine céda. A quelques semaines de distance, Condé lui fit voir que dans le gouvernement elle n'était rien sans lui. Il avait pressé dans le secret le mariage de madame de Pons avec le jeune duc de Richelieu ; la femme étant l'amie de la duchesse de Longueville, et le mari destiné au gouvernement du Havre, les Condé assurés de mener l'un par l'autre, auraient achevé ainsi de mettre toute la Normandie dans leur dépendance. Mais ce mariage présentait des irrégularités ; il n'était pas dans l'ordre que le duc de Richelieu se mariât, à son âge, sans le consentement de sa famille, que le prince de Condé mariât un duc et pair sans le consentement du roi. La reine le dit à Monsieur le Prince, en ajoutant qu'une pareille union pourrait bien être rompue. Il riposta qu'une chose de cette nature, conclue devant des témoins comme lui, ne se rompait jamais. Ce n'était pas seulement la reine et son ministre, qui avaient à souffrir de tant d'orgueil. L'infatuation des Condés les rendait insupportables à tout le monde. Ils mettaient leur gloire à se faire détester, ils traitaient de ridicule tout effort pour se faire bien venir d'autrui. Il est certain, dit la duchesse de Nemours, que, dans ce temps-là, Monsieur le Prince aimait mieux gagner des batailles que des cœurs. Avec leurs airs moqueurs, leurs paroles offensantes, ils étaient impraticables dans les choses de conséquence et dans la vie ordinaire. Recevaient-ils une visite, leur ennui affecté invitait la compagnie à se retirer. Pour entrer chez Monsieur le Prince, de quelque qualité qu'on fût, on attendait longtemps dans l'antichambre ; et souvent il ordonnait de renvoyer tout le monde sans avoir reçu personne. Incapables de reconnaissance pour les services reçus, ils poussaient à la dernière extrémité ceux qui leur déplaisaient. On les haïssait donc à la cour ; dans le peuple, on reportait sur eux l'aversion que le cardinal avait inspirée[4]. On accusait Monsieur le Prince de vouloir se faire roi[5]. Cet abus de leur importance favorisa leur première humiliation, en leur ôtant l'alliance qu'ils venaient de conclure avec les frondeurs, avant même qu'ils en eussent tiré un avantage sérieux. Les frondeurs étaient effacés et oubliés ; piqués de plaisanteries mordantes, ils sentirent le besoin de se rendre, dans une agitation populaire, une bonne occasion de reparaître ; pour cela ils jouèrent à l'assassinat. Les rentes ne se payaient pas et ne pouvaient pas se payer, parce que les revenus publics avaient été interceptés par la guerre civile comme il a été dit plus haut[6]. Les rentiers, mécontents, avaient nommé des syndics pour soutenir leurs intérêts auprès du Parlement et du surintendant des finances. Un de ces syndics était Guy Joly, ami et confident du coadjuteur, qui tout récemment avait insulté le Premier Président et son fils. Un moyen assez sûr d'émouvoir le peuple, c'était de lui faire croire que ces syndics étaient odieux au gouvernement, et, comme preuve de cette haine, de simuler sur l'un d'eux un assassinat qu'on imputerait ensuite au ministre. Il fut convenu, dans un conseil de fronde, qu'on tirerait un coup de pistolet sur la voiture de Joly, et que la prétendue victime présenterait, comme effet de cet attentat, une déchirure à sa manche et une égratignure à son bras, faites d'avance. Gondi eut beau s'opposer à cette comédie, elle fut répétée immédiatement dans la maison de Joly, et représentée en public le lendemain[7]. Elle manqua son but. Vainement Joly avec deux autres syndics courut au palais, racontant, le fait et montrant sa blessure, demander justice de cet assassinat ; les magistrats, sauf Broussel, ordonnèrent froidement une information selon l'ordre accoutumé. Le marquis de la Boulaye, grand frondeur, un pistolet à la main, perdit son temps à courir par la ville en criant : Aux armes, trahison du Mazarin ! Il ramassa à grand'peine quelques coquins, dont le petit nombre lui faisant honte, il alla se réfugier chez le coadjuteur (12 décembre 1649). Ce coup de pistolet fut suivi d'une autre tentative, dont l'origine est bien moins connue, et dont les conséquences furent bien plus graves. Le même jour, on vint avertir Monsieur le Prince que, à la place Dauphine, il avait été tiré un ou plusieurs coups de feu sur un de ses carrosses, sans que personne eût été atteint. Le chevalier de Grammont, croyant éclairer la chose par une provocation directe, envoya immédiatement au pont Neuf un autre carrosse vide à la livrée du prince ; on tira encore sur ce carrosse, et sans atteindre personne, puis, sur la voiture du duc de Duras qui suivait, et dont un laquais fut tué. Quel était l'auteur ou l'instigateur du crime ? Selon Retz, le coup tiré sur le premier carrosse venait de Mazarin, qui avait l'intention de l'imputer aux frondeurs, pour les brouiller avec Condé ; selon Joly, le coupable était encore la Boulaye, qui voulait couvrir sa sottise du malin. Quant aux décharges sur le second carrosse et sur la voiture du duc de Duras, Retz les attribue à une querelle entre bouchers qui revenaient de Poissy et n'étaient pas à jeun. Cette explication vulgaire pourrait bien être la meilleure. Du conflit de ces imputations ténébreuses, l'opinion qui sembla se former sans délai, à la cour et au Parlement, c'est que les frondeurs avaient voulu attenter à la vie du prince de Condé ; lui-même il n'en douta pas, et, oubliant les relations qu'il avait commencé d'établir avec eux, il se déclara leur ennemi. Le coadjuteur ayant tenté de s'expliquer avec lui, il refusa de le recevoir, et défendit à ses officiers ou confidents de le voir ou de l'entendre. Les premières informations ayant paru fournir des charges suffisantes contre Gondi, Beaufort, Broussel, chez qui se tenaient les assemblées de la Fronde, il leur signifia qu'il voulait qu'ils sortissent de Paris. Cependant, l'accusation était peut-être mal fondée ; les inculpés se vantaient d'être en mesure de la réfuter péremptoirement. Le prince repoussa tout éclaircissement comme inutile ; innocents ou coupables, il voulait leur éloignement ; il les trouvait plaisants de ne pas obéir quand il commandait. Sa mère n'avait pas le ton moins haut ; au lieu de l'adoucir, comme on l'en sollicitait, elle n'avait qu'une plus vive indignation contre un Beaufort, un coadjuteur, qui prétendaient demeurer là où son fils ne voulait pas. Mais le roi seul avait le pouvoir de chasser les gens par un ordre ; la reine avait laissé à Paris ceux dont Monsieur le Prince se plaignait. Madame la princesse mère n'admettait pas de telles raisons ; il y avait une grande différence de son fils à Mazarin ; si d'autres princes du sang ne savaient pas se faire respecter, son fils n'était pas de cette humeur[8]. Aussi bien, l'autorité royale semblait lui donner raison. La reine, le ministre, la cour, accusaient les frondeurs, et pressaient le Parlement de punir les mauvais desseins des ennemis du prince. Malheureusement pour Monsieur le Prince, sa partie n'avait pas plus peur que lui. Le coadjuteur, moins fier en paroles mais non moins audacieux, était plus roué et tout aussi indomptable. Les deux rivaux, destinés à tant de luttes parlementaires, se prennent ici corps à corps pour la première fois ; l'homme de guerre va succomber sous les ruses et la ténacité du conspirateur. Gondi annonce qu'il ira au Parlement malgré la reine : Si nous ne sommes pas tués, dit-il à ses amis, nous serons les maîtres du pavé ; notre sécurité ramènera le peuple. Il annonce qu'il prêchera, le jour de Noël, à Saint-Germain-l'Auxerrois, pour entretenir le peuple dans ces bonnes dispositions. Arrivé au Parlement, il commence par réfuter les témoins produits contre lui, les dénonce comme filous fieffés, déjà condamnés pour crimes, les convainc de témoins à brevet. Quand le Premier Président veut faire descendre les accusés de leurs places de pairs ou de conseillers, il soutient que le Premier Président et Monsieur le Prince doivent sortir aussi, l'un comme ennemi partial des accusés, l'autre comme accusateur intéressé au procès. Il ranime ainsi l'émotion populaire ; sortir du palais, princes, juges, accusés, sont accueillis par les cris de : Vive le roi ! vive le duc de Beaufort ! vive le coadjuteur ! A quelques jours de là, il revient, suivi de triais cents gentilshommes, un poignard sortant à demi de sa poche : Voilà, dit le duc de Beaufort, le bréviaire de Monsieur le coadjuteur ! Quoique la plaisanterie le contrarie, elle ne le déconcerte pas ; il renouvelle ses récusations, il force la Compagnie à délibérer d'abord sur la question de savoir si le Premier Président demeurera juge, ensuite sur la participation de Monsieur le Prince au jugement de ses adversaires. Il tire l'affaire en longueur de séance en séance ; il gagne des jours, une semaine, le temps nécessaire pour monter une machination décisive. Il faut bien reconnaître que ce procès était et sera toujours un mystère inextricable. Rien ne prouvait que les frondeurs eussent voulu attenter à la vie de Condé au moment où ils se fortifiaient de son alliance. On ne comprend pas davantage quel intérêt avait la cour, si profondément humiliée par l'orgueil du prince, à poursuivre aussi chaudement sa vengeance contre les frondeurs. Peut-être est-il raisonnable de penser que cette protection n'avait pour but que de le séparer de ses nouveaux amis, de pousser ceux-ci par la crainte à se rapprocher de la reine et du ministre, et d'écraser tout à coup Condé par le parti qu'il avait ranimé. Ce fut au moins ce qui arriva. La querelle une fois engagée, et embarrassée dans les préliminaires, il s'établit tout bas des pourparlers entre la cour et les frondeurs. Que les frondeurs se soient présentés d'eux-mêmes, ou que Mazarin les ait attirés, c'est une recherche inutile ; il suffit de savoir avec certitude que, dès les premiers jours de janvier 1650, le même coadjuteur qui, le matin, combattait tout haut la cour et le prince en plein Parlement, avait, le soir, une entrevue avec la reine et le ministre, et embrassait son ennemi[9]. Il venait après Laigues, qui en avait parlé le premier, proposer l'arrestation du prince, à la condition d'être délivré, lui et ses amis, de toute poursuite ; c'était offrir à la cour de la délivrer elle-même d'un maitre. L'affaire de Jarzé, l'opposition au mariage Mercœur, le Pont-de-l'Arche, et surtout le mariage Richelieu, seraient ainsi vengés, et l'honneur de la royauté satisfait par une répression digne de l'insolence. Le marché fut conclu sans peine. Les frondeurs répondirent de leur influence pour faire approuver l'arrestation par tout le monde ; grâce à leurs amis et à la haine des Parisiens pour le vainqueur de Charenton, le prisonnier n'aurait personne qui lui portât secours, ou qui élevât la voix en sa faveur[10]. De son côté, Mazarin ne fut pas plus sobre de promesses que ses auxiliaires de convoitises : au coadjuteur, le chapeau de cardinal ; à Vendôme, la surintendance des mers et la survivance à Beaufort, à Noirmoutiers, Charleville et le Mont-Olympe ; à Laigues, la charge de capitaine des gardes de Monsieur ; à Sévigné, 22.000 livres ; à Brissac, le gouvernement de l'Anjou[11]. Il n'y avait plus que le duc d'Orléans à gagner au complot ; la duchesse de Chevreuse s'en chargea ; elle fit peur à ce poltron, qui se défiait de tout, des luttes sanglantes qui pouvaient s'engager entre les deux partis, mais surtout de cette domination des Condé qui l'effaçait lui-même ; elle l'amena non-seulement à consentir à aider à l'entreprise, mais encore à en garder le secret vis-à-vis de son favori intime. Cependant le procès continuait ; les adversaires se retrouvaient au Parlement avec les mêmes apparences. Oit eût pu remarquer que le débat se perdait, languis.- sait, dans des questions de forme, de remises, d'union ou de séparation d'affaires. Condé crut même s'apercevoir que le duc d'Orléans n'apportait plus autant de chaleur à le défendre. Mais les attitudes hostiles des partis ne changeant pas, il ne pouvait soupçonner le changement d'intentions. Chacun se présentait aux séances bien accompagné, bien armé ; le prince voyait toujours à côté de lui les officiers de la maison du roi, de la reine, de Monsieur, qui, ne sachant rien des nouveaux desseins de leurs maîtres, croyaient servir la cour en menaçant les frondeurs. Si un laquais se fût avisé de tirer l'épée, dit Retz, nous étions tous égorgés en moins d'un quart d'heure, et égorgés au nom de ceux mêmes avec qui nous étions d'accord. Mazarin n'était pas moins impassible dans la dissimulation. Le 16 janvier, en présence de la reine et par son ordre, il s'engagea par écrit, envers Monsieur le Prince, à ne jamais se départir de ses intérêts, à y rester attaché envers et contre tous ; en retour, il lui demandait sa protection[12]. Le 18 janvier, Condé, Conti et Longueville attendaient au Palais-Royal, dans une galerie, que la reine vint ouvrir le conseil, lorsque Guitaut, capitaine des gardes, s'avançant vers Monsieur le Prince, lui signifia qu'il avait ordre de l'arrêter avec son frère et son beau-frère. A cette brusque attaque, le héros, comme le lion pris au piège, perdit son aplomb. Cette âme, à qui personne ne contestait l'intrépidité, laissa échapper une émotion où l'on put entrevoir de la faiblesse[13]. Il demanda la reine ; il la fit supplier de l'entendre ; mais la reine refusa obstinément de se montrer. — N'ai-je rien à craindre ? dit-il à Comminges, pensant qu'on en voulait à sa vie ; et il ne parut rassuré que quand Comminges lui jura sa foi de gentilhomme qu'il avait seulement ordre de le conduire à Vincennes. Comme pour attendrir ses gardes, il se mit à protester de sa fidélité, de son dévouement à la reine, de son amitié pour le cardinal ; autant de retards inutiles, autant de paroles perdues. Force fut de descendre au jardin par un petit escalier dérobé, de monter dans un carrosse, et de sortir obscurément par la porte de la rue Richelieu, sans être vu de personne, sans pouvoir espérer de secours. On allait à Vincennes par des chemins détournés, pour ne pas émouvoir les populations. Dans un mauvais pas, la voiture versa ; à cette lueur d'espérance, le prince sauta agilement dehors, et déjà il se sauvait à toutes jambes à travers champs, lorsque, rattrapé sur le bord d'un fossé, il fut réintégré dans le carrosse relevé, non sans avoir essayé de gagner son gardien en lui disant : Ne craignez rien, Miossens, je ne prétends pas me sauver. Mais véritablement, si vous vouliez, voyez ce que vous pouvez faire. En arrivant au château, au pied du donjon, il parut un peu touché, et pria de nouveau Miossens d'assurer la reine qu'il était son très-humble serviteur. Une fois incarcéré, la rigueur même de la prison lui rendit du calme et de la gaieté française. Rien n'avait été préparé pour recevoir les prisonniers. Ils n'avaient pas de lits, pas de dîner, pas de feu au mois de janvier. Condé, pour se distraire, passa toute la nuit à jouer aux cartes avec ses compagnons, causant agréablement, et mêlant aux autres sujets une discussion d'astrologie avec Comminges. C'était faire contre déroute bon cœur ; mais la déroute, pour le moment, était complète. Elle parut dans toute son étendue, et une évidence impitoyable, à Paris. Rien ne remua pour Monsieur le Prince ; tout se déclara contre lui. La reine ayant fait ouvrir les portes du Palais-Royal, la foule des courtisans s'y précipita pour la féliciter. Les frondeurs, touchant de la main leurs épées dans le fourreau, se distinguaient par la vivacité de leurs protestations et leurs serments de bons serviteurs du roi. Chavigny, cet ami des Condé, tout en plaignant le malheur du prince, justifiait la mesure par un aveu plus fort que tous les griefs déjà connus. Il faut dire le vrai, le cardinal a bien fait, sans cela il était perdu. Dans les rues, un Bouteville essaya d'ameuter le peuple en criant qu'on avait arrêté le duc de Beaufort ; quelques petites gens voulurent en effet savoir si ce n'était pas leur bon duc qu'on avait mis en prison. Mais, à la nuit, le duc de Beaufort, après avoir pris là-dessus les ordres du cardinal, se promena, aux flambeaux, avec le coadjuteur ; à leur vue, à leurs paroles de victoire, l'enthousiasme chassa la défiance, et l'on fit partout des feux de joie. Le lendemain, la reine manda le Parlement et les autres cours souveraines pour leur expliquer les motifs de l'arrestation. Les compagnies se retirèrent satisfaites ; elles avaient déjà oublié la déclaration du 24 octobre, et les combats qu'elles avaient rendus, non sans quelque assistance du prince de Condé, contre les détentions arbitraires. En outre, le Parlement se hâta de terminer, en faveur des accusés, le procès intenté par le captif à Beaufort et au coadjuteur. Était-ce donc que l'arrestation de l'accusateur sans jugement apportât une lumière subite et convaincante dans cette querelle embrouillée, ou que l'accusation et les procédures n'eussent été qu'un jeu pour couvrir une autre intrigue et en attendre le dénouement ? Dès le 21 janvier, les accusés étaient lavés de toutes leurs taches ; ils revenaient du Parlement au Palais-Royal avec la robe d'innocence. Le coadjuteur rit volontiers de ce succès. Nous allâmes à la cour, dit-il, où la badauderie des courtisans m'étonna beaucoup plus que celle des bourgeois. Ils étaient montés sur tous les bancs des chambres, qu'on avait apportés comme au sermon. La première campagne du grand Condé contre Mazarin, il faut en convenir, ne fait honneur à personne. Du côté du prince, un orgueil qui le rend détestable, et une disgrâce qui n'inspire aucun intérêt. Du côté du ministre, tour à tour une patience qui le dégrade et une hardiesse qui tient trop du complot pour qu'il puisse s'en, glorifier. Entre les deux, des alliés errants, sans autre conscience que leur égoïsme, capables de tout entreprendre, de tout abandonner, par cupidité. Par-dessus, une magistrature prêtant à la cabale les formes de la justice et n'invoquant l'intérêt commun que pour favoriser les intérêts particuliers. De tels préliminaires ne permettent pas d'espérer des conséquences plus heureuses. |
[1] Retz, Motteville.
[2] Madame de Motteville atteste que c'est à elle-même que ces paroles ont été dites.
[3] Mémoires de la duchesse de Nemours, mademoiselle de Longueville, fille du premier mariage du duc de Longueville.
[4] Mémoires de la duchesse de Nemours.
[5] Carnets de Mazarin, octobre 1649. Un libelle, intitulé la Passion de la cour, dit que Monsieur le Prince veut être roi.
[6] Omer Talon : Les adjudicataires des gabelles s'excusèrent, attendu que les ventes étaient infiniment diminuées dans les greniers, par le faux-saunage, qui avait duré deux mois.
[7] On a vainement tenté d'attribuer à Mazarin ce coup de pistolet. Retz avoue que le conseil en fut donné par Montrésor. Guy Joly, dans ses Mémoires, explique comment, la veille, on tira un coup de pistolet dans sa manche, bourrée de foin ; comment il se fit une égratignure au bras ; comment, dans sa voiture, il se baissa pour éviter le véritable coup de pistolet.
[8] Emprunté, presque mot à mot, aux Mémoires de la duchesse de Nemours.
[9] Mémoires de Retz.
[10] Motteville.
[11] Mémoires de Retz.
[12] Pièce manuscrite, à la Bibliothèque impériale, citée dans les notes des Mémoires de Retz, édition Michaud.
[13] Motteville : S'il avait tant de fois inutilement demandé à voir la reine et son ministre, la vivacité de son esprit et la force de ses passions y avaient plus de part que sa faiblesse. Le mot échappe et reste, malgré tant de précautions pour le retenir ou l'atténuer.