I. — Préliminaires des négociations. - Ouverture du congrès en 1645. - Prétentions de la France ; résistance de l'Autriche. - Indécision des alliés de la France, Suédois et Hollandais. - Connivence de l'Autriche avec tes protestants. - Habileté de Mazarin. - Comment il gagne les Allemands. - Projet d'une ligue allemande contre l'Autriche. - Projets sur la succession d'Espagne. Comme il appartient à la postérité d'être plus juste que les contemporains, c'est le devoir de l'histoire impartiale de rétablir, à sa vraie place, la paix de Westphalie, entre les événements qui n'en avaient pas empêché la conclusion, et ceux dont elle ne put prévenir l'accomplissement regrettable. Il ne sera pas sans intérêt de voir quelle était, au milieu des préoccupations intérieures, la vigilance de Mazarin au dehors, à côté de ses fautes dans le gouvernement son adresse contre l'étranger, en face de la faiblesse du ministre l'énergie, la ténacité du diplomate dans l'exécution de ses plans. Ces travaux, d'autant moins connus à leur époque même, qu'il importait presque toujours de les dissimuler pour en assurer le succès, forment une sorte d'histoire secrète à côté de l'histoire publique, qui est une nouveauté et un contraste, l'éloge inattendu de l'homme et la contre-partie de ses affronts. Il avait été question de la paix longtemps avant la mort de Richelieu. Mais le ministre voulait faire la paix comme il faisait la guerre, par le concours de tous ses alliés. Dès 1638, la France et la Suède, renouvelant leur alliance par le traité de Hambourg, s'étaient mutuellement engagées à ne conclure ni paix ni trêve que d'un commun accord. S'il fallait négocier en deux villes séparées, ce serait à Cologne pour la France, à Lubeck ou Hambourg pour la Suède. Mais la Suède aurait son agent près des Français à Cologne, la France aurait le sien près des Suédois à Lubeck ; les alliés des deux couronnes seraient également appelés dans les deux villes ; commencées le même jour, les deux assemblées finiraient en même temps ; inspirées par la même politique, les négociations, les résolutions de l'une ne devaient que reproduire et fortifier celles de l'autre. Ainsi l'ennemi trouverait devant lui, au congrès, la même entente que sur les champs de bataille ; la supériorité de nombre, qui assurait le succès des armes, déciderait le triomphe de la diplomatie. Par un calcul analogue et contraire, la maison d'Autriche avait intérêt à diviser ses adversaires pour les affaiblir par l'isolement, à essayer des traités séparés pour en régler les conditions sur la force de chaque contractant. L'empereur ne cessa, pendant trois années, d'agir auprès des Suédois ; il les tenta plus d'une fois de défection, mais il ne put jamais les y déterminer. Tout au contraire, il se sentit vaincu en 1641, lorsque la France et la Suède renouvelèrent l'arrangement de 1638, avec un seul changement sans valeur, celui des deux villes d'abord désignées, Munster substitué à Cologne, Osnabrück à Lubeck. Il parut alors céder à la médiation du roi de Danemark, et se résigner à accepter un traité préliminaire pour la paix générale en son nom et au nom du roi d'Espagne. Mais ce n'était qu'un détour pour retrouver le temps de recommencer ses tentatives. Il fallut plus d'un an pour arrêter les conditions, pour en délivrer une ratification régulière. Cependant il s'adressait aux alliés de la France, même aux plus petits, aux ducs de Lunebourg, aux Suisses qu'il invitait à fermer le passage sur leur territoire aux troupes françaises ; il harcelait les Suédois de protestations bienveillantes, de promesses flatteuses, d'imputations contre la sincérité de Richelieu, jusqu'à ce que, convaincu qu'il n'obtiendrait rien par ces ruses trop transparentes, il céda une seconde fois. Les préliminaires conclus à Hambourg le 25 décembre 1641, furent ratifiés par Ferdinand III le 22 juillet 1642. Ces premières escarmouches de négociations dessinent déjà nettement la physionomie des deux principaux adversaires au congrès de Westphalie. La maison d'Autriche ne se lassera pas de provoquer la division entre ses ennemis ; elle ne reculera, pour réussir, ni devant les sacrifices d'orgueil, ni devant les concessions d'intérêts les plus inattendues, ni même quelquefois devant l'abandon de ses principes religieux. La France tiendra ferme pour elle-même et pour ses amis, pour ses droits et pour ses principes ; fidèle à ses alliés pour les retenir à côté d'elle, elle saura leur résister à eux-mêmes, quand ils tenteront d'abuser de son concours ; en défendant les intérêts qu'elle a promis de soutenir, elle ne cédera pas aux exigences qu'elle n'a jamais encouragées. Conformément au traité préliminaire, Munster et Osnabrück avaient été mises en état complet de neutralité, pour offrir toute sécurité aux plénipotentiaires. Les Suédois évacuèrent Osnabrück, où ils tenaient garnison ; Munster fut dispensé du serment de fidélité à l'empereur et à l'électeur de Cologne ; dans chaque ville, le magistrat, avec la milice bourgeoise, devait répondre de la tranquillité commune et de la sûreté des personnes. Trois puissances médiatrices s'empressaient de faire accepter leurs bons offices ; c'étaient le pape, la république de Venise, le roi de Danemark. Le pape continuant ce qu'il avait commencé dès 4636, par l'envoi d'un nonce à Cologne, il ne s'agissait pour lui que de faire passer son représentant à Munster. Les Vénitiens avaient à la même époque offert leur intervention aux Pays-Bas et aux Suédois ; bien accueillis par les états généraux, ils venaient de l'être par la Suède sur le conseil de la France. Le roi de Danemark, qui avait négocié les préliminaires, s'impatientait des retards apportés à la ratification ; ses envoyés arrivaient à Osnabrück avant que ceux de Rome et de Venise eussent paru à Munster. Enfin, les impériaux et les Espagnols étaient au rendez-vous presque au terme fixé pour l'ouverture des conférences, avec une exactitude à laquelle il est rare que s'astreignent des négociateurs. Tout semblait donc annoncer une marche rapide, une conclusion prochaine, et justifier l'espérance du repos dont se flattaient les peuples après de si longues misères. Cette attente fut trompée ; rien n'est plus célèbre que la lenteur, les vicissitudes, les contradictions bizarres, des opérations du congrès de Westphalie. Nous avons déjà fait entrevoir les causes de ces retards. Aucune des grandes puissances, pas même la France, ne voulait la paix aussi rapidement. La France avait beaucoup gagné à la lutte, l'Autriche et l'Espagne avaient beaucoup perdu. La France, qui ne voulait rien rendre, croyait avoir besoin de victoires nouvelles pour consacrer irrévocablement ses conquêtes ; l'Autriche et l'Espagne attendaient de la continuation des hostilités quelque retour de fortune pour ne rien céder à la France. On eut donc soin de ne pas poser les armes pour entrer en pourparlers. On se lança dans ce redoublement d'efforts qui couvrit de tant d'éclat les entreprises des Français, mais qui ne laissa pas l'ennemi sans quelque dédommagement sérieux. Et comme Rocroi était suivi de Dutlingen, Fribourg de Marienthal, Dunkerque de Lérida, le soulèvement de Mazaniello de la mutinerie des troupes de Turenne, chacun à son tour traînait en longueur et ajournait la conclusion dans l'espoir d'en retenir les meilleurs bénéfices, jusqu'au jour où les coups décisifs de Zumarshausen et de Lens imposèrent à la plus grande partie des vaincus la volonté des plus forts. Aussi, pour gagner du temps, on perdit plus d'une année (1643-1644) à chicaner sur la forme et la validité des pleins-pouvoirs, à débattre des questions de cérémonial, de préséance, d'orgueil, entre la suprême dignité de l'empereur et la dignité du roi de France, entre les vanités des Hollandais, des Vénitiens, des Suédois, des princes de l'empire. L'empereur aurait-il le pas sur le roi de France, et le roi de France sur le roi d'Espagne ? L'ambassadeur français reconduirait-il celui de Venise jusqu'à son carrosse ; les ambassadeurs de Hollande recevraient-ils les mêmes honneurs que ceux des tètes couronnées ; les électeurs seraient-ils traités aussi favorablement que la république de Venise ? Lorsque enfin il fallut aborder les affaires, il sembla que c'était à qui ne parlerait pas, à qui attendrait, pour s'expliquer, la révélation des pensées de la partie adverse[1]. Les impériaux trouvaient tout naturel de rétablir les choses comme elles existaient en 1630 ; les Espagnols, de restituer tout ce qui avait été enlevé de part et d'autre, de faire revivre les traités de Cateau-Cambrésis, de Vervins, de Crespy. Les Français et les Suédois, voulant voir venir leurs ennemis, s'en tenaient encore à quelques préliminaires ; ils demandaient seulement, et avant tout, la présence des députés des princes allemands au congrès, et la délivrance de l'électeur de Trèves. Telles furent les premières propositions remises des deux côtés aux médiateurs, le 4 décembre 1644. Six mois après, les Français et les Suédois s'expliquèrent un peu plus clairement ; ils parlaient de la rupture de l'alliance entre l'Autriche et l'Espagne, de réparations et de droits considérables pour les princes allemands, et d'une satisfaction territoriale pour eux-mêmes et leurs alliés, mais sans en définir encore la nature et l'étendue (11 juin 1645). Les impériaux firent attendre leur réponse jusqu'en septembre, et, malgré la bataille de Nordlingen, ils repoussèrent toutes ces demandes, n'admettant pas que l'étranger s'ingérât dans le règlement des affaires intérieures de l'empire, ni réclamât une satisfaction de ceux qu'il avait troublés dans la possession de leurs biens ; selon eux, c'était à l'Autriche, à ses alliés, à la Lorraine surtout, à obtenir une réparation de ce genre ; ils annonçaient même l'intention de se faire rendre les Trois-Évêchés. Ce ne fut qu'en 1646 que toutes les prétentions de la France et de la Suède contre l'Empire et contre l'Espagne se produisirent ouvertement : les deux nations voulaient garder toutes leurs conquêtes. Malgré cette menace, le besoin que l'empereur avait de la paix le réduisit à ne plus disputer que sur des détails, mais à admettre le principe de la satisfaction des deux couronnes. La solution ne s'en fit pas moins attendre près de deux ans. Cette marche indécise et couverte avait pour secret un embarras de la France, un espoir de l'Autriche que nous avons signalé plus haut ; la première n'était pas sûre de ses alliés, la seconde les sollicitait de nouveau à la défection. Depuis le traité de 1638, la France avait donné à la Suède et obtenu d'elle la promesse que l'une ne traiterait jamais sans l'autre, que le traité de la France avec l'Empire n'avancerait pas plus vite que le traité de la Suède, et réciproquement. Elle avait travaillé à enchaîner la Hollande par une convention semblable ; tout récemment, dans l'accord particulier de 1644, il avait été stipulé qu'on ne pouvait conclure aucun traité que conjointement et d'un commun consentement, que ni la France ni l'État des Provinces-Unies ne pourraient avancer leur négociation avec les Espagnols l'un plus que l'autre, que les plénipotentiaires des deux nations seraient respectivement obligés, toutes les fois qu'ils en seraient requis, de déclarer aux ministres d'Espagne cette obligation mutuelle[2]. Mais s'il avait été déjà difficile d'obtenir cette promesse, il l'était bien plus encore d'en assurer l'exécution. Elle pesait trop aux obligés de la France, comme tout devoir de reconnaissance offusque les gens sans cœur ; elle gênait trop d'appétits mercantiles ou dominateurs, trop d'espérances personnelles et prochaines, pour que la fidélité ne se laissât pas ébranler et peut-être vaincre par la séduction contraire. Les Hollandais étaient jaloux de la France, précisément parce qu'ils lui devaient les meilleures garanties de leur liberté. Après avoir accepté, en 1635, la perspective flatteuse de partager avec elle les Pays-Bas espagnols, ils ne considéraient plus que le danger d'avoir dans leur voisinage immédiat une protectrice aussi puissante. Ils comptaient sur la France pour consacrer tous les avantages qu'ils avaient obtenus dans les Pays-Bas, pour défendre même leurs intérêts dans l'Inde, mais ils prétendaient n'avoir rien à faire eux-mêmes pour la France hors des Pays-Bas. Ils étaient jaloux du Portugal qu'ils rencontraient au loin dans les colonies d'Asie et d'Amérique, et quoique la résistance de cette nation eût contribué au triomphe de leur cause, en divisant les forces de l'ennemi commun, loin d'assurer l'indépendance de cet allié de concert avec la France, ils aimaient mieux partager ses dépouilles avec l'Espagne. Ils étaient jaloux des Suédois dont les conquêtes et le développement, sur la Baltique, leur faisait redouter une grande concurrence commerciale dans les mers du Nord ; ils ne cessaient de dénoncer les prétentions de ces nouveaux venus comme une menace pour leur existence ; au lieu d'appuyer la France dans ses réclamations en faveur de ses auxiliaires d'Allemagne, ils, étaient prêts à quitter la cause de la France pour affaiblir les ressources de la Suède. Les Suédois n'avaient pas de sentiments plus désintéressés ni plus fidèles. Ils usaient volontiers de l'assistance française pour leur propre agrandissement ; mais il ne leur convenait pas d'assister la France sans utilité directe pour eux-mêmes. Quand il fut question de les engager contre l'Espagne pour le cas où cette puissance refuserait de traiter en même temps que l'empereur, ils se récrièrent contre ce qu'ils appelaient une nouveauté, jusqu'à soutenir que les Espagnols ne devaient pas être compris dans ces adhérents de l'Empereur désignés par les alliances précédentes[3]. Ils aspiraient à rester les dominateurs de l'Allemagne, sans examiner si la France pouvait soutenir une prétention capable de soulever contre elle un grand nombre de princes. Ils réclamaient une large satisfaction, la Poméranie, les principales villes hanséatiques, de nombreux évêchés. Étonné de leurs exigences, le comte d'Avaux leur dit un jour : Vous demanderez donc bientôt Trèves et Mayence ? — Pourquoi pas ? répondit Oxenstiern, tout peut se faire avec le temps. — Alors, répliqua d'Avaux, le roi de France n'aura plus qu'à choisir entre la confession d'Augsbourg et l'institution de Calvin[4]. Ils reprochaient à la France ses dispositions favorables pour le duc de Bavière et les catholiques. Tandis que la France manifestait le désir de former de tous les princes allemands une seule ligue pour la garantie du traité, les Suédois ne voulaient qu'une ligue des protestants, sous leur direction, pour contrebalancer l'Autriche. Il ne leur paraissait pas impossible d'ériger en électorat les provinces allemandes qui leur seraient cédées, et dans un conseil secret avec les États protestants, ils parlaient de faire élever à l'empire le prince qui épouserait leur reine Christine[5]. De tant de projets contraires, de ces débats entre les deux nations amies, il était résulté, dès le début des négociations, des tiraillements, des retards, qui encourageaient l'ennemi à tenter quelque accommodement particulier avec la Suède comme avec la Hollande. Les Espagnols montrèrent une grande activité dans ce nouveau genre de guerre. Tout expédient leur fut bon pour circonvenir les Hollandais. Dans la querelle des préséances, ils offrirent les premiers de rendre aux ambassadeurs des Provinces-Unies les mêmes honneurs qu'à ceux des têtes couronnées, oubliant que, tant que la paix n'était pas signée, les Provinces-Unies n'étaient pour eux que des rebelles, et les proclamant souveraines avant d'avoir reconnu leur indépendance. Plus tard, ils poussèrent la déférence jusqu'à remettre à la république le règlement de leurs contestations avec la France, sur quoi le médiateur vénitien, Contarini, disait : Ce sera un bel endroit de l'histoire que les plus grands ennemis de l'Espagne aient été les entremetteurs de son accommodement avec les Français, a et que cette couronne ait été réduite à cette extrémité que de se jeter entre les bras de ses sujets rebelles et hérétiques, et de mettre en leur disposition ses plus importants intérêts, après avoir déjà fait mille bassesses touchant leur indépendance et a leur souveraineté. Par moments, ils faisaient courir contre eux-mêmes de faux bruits, très-capables d'inquiéter la république et de l'amener où ils voulaient : le traité de la France avec l'Espagne, disait-on, était déjà conclu secrètement ; il serait confirmé par un mariage du jeune roi avec l'infante ou du roi d'Espagne avec mademoiselle de Montpensier ; les états généraux n'avaient donc plus d'autre ressource que de s'accommoder avec leurs anciens maîtres. Un peu plus tard, l'argent intervint dans les moyens de persuasion ; les plénipotentiaires hollandais, leurs femmes, la princesse d'Orange, furent hautement soupçonnés d'avoir reçu des sommes considérables[6]. Enfin, l'Espagne ouvrait ses ports aux Hollandais avant la signature, avec une-précipitation si téméraire, que ceux-ci n'osèrent pas en profiter, et affectèrent même, par pudeur, quelques, démonstrations hostiles. Les mêmes pratiques furent exercées vis-à-vis des Suédois, soit auprès de leur résident à Munster, soit auprès de leurs plénipotentiaires à Osnabrück. Le comte de Trautmansdorff, ministre de l'Empereur à Osnabrück, empressé de plaire à la Suède, lui accordait tout d'un coup, pour ses protégés, des sauf-conduits refusés pendant un an. Il promettait bien plus encore, à la condition d'une rupture avec la France. La différente était grande, selon lui, entre les Français et les Suédois. L'empereur ne voyait dans les Français que les ennemis mortels de sa maison, des aspirants rapaces à l'héritage de sa puissance ; il ne leur abandonnerait jamais qu'une mince satisfaction. Plus favorable aux Suédois, touché de la modération de leurs demandes, malgré l'étendue de leur occupation en Allemagne, il tenait à leur disposition un juste dédommagement de leurs sacrifices, une récompense d'autant plus large qu'ils n'auraient pas contribué à le ruiner sur un autre point en secondant les prétentions de la France[7]. A Munster, ce fut l'Espagnol Saavedra qui entreprit le résident de Suède. Il commença par les politesses, visites fréquentes, collations à la campagne, désirs d'amitié personnelle, invocation du souvenir de l'origine commune des peuples. Il faisait, disait-il, imprimer en Hollande une histoire des Goths, les fondateurs de l'Espagne moderne, où il louait, comme il était juste, la Suède, patrie primitive des Goths. Il en vint ensuite à proposer un mariage entre Christine et Philippe 1V qui avait perdu récemment sa femme ; puis, comme le projet se conciliait peu avec la différence de religion des deux souverains, il passa à des séductions moins suspectes et plus capables d'un effet prochain[8]. A l'en croire, la maison d'Autriche était toute prête à renoncer à la dignité impériale ; loin de vouloir la rendre héréditaire comme on l'en accusait, elle laisserait passer à une autre famille cette épouse sans dot dont l'entretien était trop onéreux. Mais surtout les Suédois devaient être sensibles à la bienveillance connue de la France pour le duc de Bavière, qui avait tout l'air d'un traité particulier, déjà conclu peut-être ; pourquoi donc refuseraient-ils de traiter de leur côté sans un allié qui les trahissait ? Ils ne pouvaient pas davantage souffrir les engagements pris par la France avec les Électeurs de Trèves et de Mayence, avec l'évêque d'Osnabrück à qui elle avait garanti la possession ou la restitution de leurs États. Pourquoi donc les Suédois n'empêcheraient-ils pas ces princes ecclésiastiques de tomber dans la dépendance française ? Ainsi l'Espagne, pour gagner une nation protestante, se retournait contre les États catholiques. Cette manœuvre est curieuse à signaler ; elle nous amène à démêler une des plus grandes difficultés rencontrées par la France, un des points les plus importants des négociations de Westphalie, et peut-être le moins remarqué. La France, puissance catholique, faisait la guerre en compagnie des Suédois et des protestants d'Allemagne. On a vivement reproché cette contradiction à Richelieu ; on a rapporté à cette erreur du grand ministre les progrès que le protestantisme a dus à la guerre de Trente Ans. Cependant l'accusation perd beaucoup de sa gravité, si l'on considère d'abord que Richelieu ne fut pas l'agresseur, en second lieu qu'il n'avait 'pas donné le premier l'exemple de cette opposition entre sa politique et sa croyance. Il est aujourd'hui démontré jusqu'à l'évidence que l'Espagne avait conspiré avec les calvinistes de la Rochelle, qu'elle s'était montrée favorable au projet de république du duc de Rohan, qu'elle soudoyait en France une armée calviniste de 12.000 fantassins et de 12.000 chevaux, et que, pour toute sûreté de conscience, elle s'était contentée de réclamer la tolérance religieuse pour les catholiques français dans le nouvel ordre de choses, s'il s'établissait[9]. Il n'est pas moins avéré que la querelle de Mantoue dont la conséquence fut de jeter Richelieu dans la guerre d'Allemagne, n'avait pas pour origine un intérêt religieux, mais l'ambition des Espagnols qui ne voulaient pas souffrir, en Lombardie, à côté d'eux, un prince allié de la France, et celle de l'empereur Ferdinand II qui trouva légitime de soutenir, en Italie, les prétentions de la branche aînée de sa maison. Richelieu, croyant voir renaître, avec Ferdinand, ce projet de monarchie universelle tant de fois imputé à Charles-Quint et à Philippe II, eut la pensée de l'entraver et d'en garantir la France. Il s'adressa d'abord au duc de Bavière pour le détacher de l'Autriche, aux catholiques allemands pour les constituer en ligue. Ce ne fut qu'après le mauvais succès de cette tentative qu'il conclut avec Gustave-Adolphe le traité de Bernwalt ; encore eut-il soin de bien préciser qu'il ne faisait qu'une guerre politique, et qu'il ne soutiendrait pas, dans l'ordre religieux, les exigences des protestants. Il stipula que les Suédois combattraient pour la liberté des princes, pour la sûreté du commerce des mers, mais qu'ils respecteraient partout l'état, les droits, la religion des catholiques, n'inquiéteraient point le duc de Bavière dans la possession de son électorat, ne changeraient nulle part l'exercice de la religion romaine, et le permettraient au contraire dans tous les lieux où il n'était pas auparavant[10]. Ses intentions ne furent pas toujours respectées, même de son vivant, par des alliés peu consciencieux, il surgit des diverses circonstances de la guerre des résultats contraires à ses projets ; mais le principe de la lutte entreprise par lui n'était autre que la nécessité d'arrêter les progrès d'un ennemi menaçant, et cette nécessité était claire, quoi qu'en aient pu dire les partisans de l'Autriche. Cette puissance avait suffisamment laissé voir que le triomphe de la religion n'était pas le seul objet de ses desseins, que la poursuite de sa propre grandeur se dissimulait sous l'apparence d'un service généreux et honorable. Elle avait mauvaise grâce à ériger en devoir religieux pour les autres le dévouement à ses intérêts, à accuser d'impiété ceux qui ne se résignaient pas au triomphe de son égoïsme[11]. Les négociations de Westphalie révélèrent ce qu'il fallait croire de sa sincérité. Le règlement des intérêts religieux était, sans contredit, une des plus importantes questions soumises au congrès. Il s'agissait de savoir quelles seraient l'étendue et la nature de la tolérance ; quelle part d'influence on accorderait dans les diètes aux cultes nouveaux à côté de l'ancien ; ce que deviendraient les biens d'Église enlevés à leurs possesseurs naturels, avant ou pendant la guerre, et contrairement aux décisions de la paix de religion de 1555. Les protestants se croyaient assez forts pour tourner la solution à leur avantage. Les terres d'Église surtout étaient un butin fort envié. Les Suédois les convoitaient pour eux-mêmes et pour leurs amis, avec la cupidité de gens trop subitement enrichis pour n'être pas insatiables, avec un zèle de religion qu'ils auraient traité de fanatisme chez les catholiques. La France les avertit de bonne heure qu'elle ne les suivrait pas dans cette voie ; elle rappela, conformément à la pensée de Richelieu, qu'elle n'avait pas entrepris la guerre pour faire triompher une croyance contraire à la sienne, et qu'elle ne pourrait appuyer ses alliés dans des tentatives d'agrandissement capables de changer l'état de religion qui existait avant la guerre[12]. Quand les Suédois réclamèrent ; pour leur satisfaction territoriale, plusieurs évêchés, entre autres celui d'Osnabrück, qui était encore catholique, la France protesta qu'elle ne pouvait souffrir une si énorme déprédation des biens d'Église, ni un changement de religion dans les lieux où la catholique s'était maintenue. Les Suédois en éprouvèrent tant de dépit qu'ils accusaient la bigoterie du comte d'Avaux de compromettre l'alliance des deux couronnes. Devant cette attitude de la France, le devoir des États catholiques allemands, de la maison d'Autriche en particulier ; n'était-il pas de se joindre à elle pour hâter le règlement de la question religieuse à l'avantage de la religion catholique ? Ce fut tout le contraire qui arriva. Ce désaccord de la France avec ses auxiliaires, sur ce point capital, n'apparut à l'Autriche que comme un moyen nouveau de gagner ces alliés en se montrant facile à s'accommoder avec eux au détriment de l'Église. L'Espagne avait commencé dans les Pays-Bas. Tandis que le comte d'Avaux réclamait des Hollandais la tolérance en faveur des catholiques, l'Espagne s'inquiétait peu des mauvais traitements qu'avaient à supporter ses frères en religion. L'historien protestant des Provinces-Unies le remarque à peu près en ces termes : Quoique l'Espagne parût beaucoup plus dévote, et qu'elle fit tant valoir son zèle pour la religion, elle était cependant bien moins scrupuleuse que la France dans les offres qu'elle faisait aux États pour les porter à un traité particulier[13]. En Allemagne, l'empereur ne fut pas plus consciencieux ; il subordonna sa foi à ses intérêts ; il s'était fait donner par les théologiens de Vienne l'autorisation de sacrifier au rétablissement de la paix les terres ecclésiastiques. Les Suédois ne demandaient guère pour leur satisfaction que des biens d'Église ; les Français, au contraire, détenaient et voulaient garder une partie considérable du domaine autrichien. L'Église fut chargée de tout. L'empereur se montra prêt à donner la satisfaction des Suédois, dans l'espoir d'échapper, par leur concours, à la nécessité de satisfaire la France. Ce qui ne l'empêchait pas d'accuser les Français de connivence avec les hérétiques, et de provoquer la dissolution du conciliabule de Munster. Les Français étaient aux prises avec deux oppositions contradictoires. S'ils favorisaient les prétentions politiques de leurs alliés protestants, l'empereur et ses partisans leur en faisaient un crime pour les rendre odieux aux catholiques ; et s'ils résistaient aux protestants dans les questions d'intérêt religieux, les Espagnols et l'empereur lui-même s'en faisaient une arme pour détacher les protestants de la France[14]. Cette guerre de mauvaise foi dura jusqu'au dernier jour des négociations. En voici le trait final. La France avait réclamé et obtenu une clause favorable aux catholiques du Palatinat. Après bien des discussions entre les princes allemands, l'empereur et ses alliés consentirent à la supprimer. La France s'étonna d'un changement accompli à son insu ; elle demanda le rétablissement d'une convention qui n'était pour elle qu'un faible dédommagement de tant de services rendus au comte palatin. Aussitôt Impériaux et Espagnols voulurent profiter de l'occasion pour brouiller la France avec ses alliés : Ils furent si charitables et si bons catholiques, que, en même temps qu'ils surent cette petite difficulté, ils envoyèrent assurer les protestants qu'ils étaient prêts à signer avec eux l'amnistie et les griefs, et à leur accorder tout ce qu'ils demanderaient[15]. On était au 20 septembre 1618. Le traité général faillit être rompu par ce recours désespéré de l'Autriche à l'alliance protestante. Tels étaient les obstacles qui se dressaient contre la France au congrès de Westphalie. Il fallait, pour les renverser, une vigilance sans repos, une connaissance intime des hommes et des choses, non-seulement des faits déjà accomplis, mais encore des incidents imprévus, un grand art de concilier les intérêts contraires, une fermeté capable de fléchir à propos et de résister à son tour inflexiblement. On reconnaîtra sans peine qu'aucune de ces conditions ne manque à Mazarin. Sa vigilance n'est jamais surprise ou trompée ; il sent, il sait, il voit ce qui s'agite autour de lui, autour de ses plénipotentiaires, dans les cours de ses amis et de ses ennemis. De près, de loin, il est présent à toutes les intrigues. Il surveille à Paris un chevalier de l'Escale, dont il lit toute la correspondance ; à Munster, un député de la Catalogne, Fontanella, qui lui est suspect[16]. Il a surpris un colonel prussien, un vagabond qui a roulé toute sa vie par le monde, aposté par les Espagnols auprès de Salvius ; il connaît avant ses plénipotentiaires les cajoleries de Saavedra auprès du résident suédois, et il ordonne d'éclairer la conduite de Rosenhan[17]. Le médecin de madame de Chevreuse, à Paris, sert d'agent secret aux Espagnols ; la duchesse elle-même, aux Pays-Bas, presse les Espagnols d'envoyer des troupes en Languedoc, et les anime par un tableau exagéré des embarras de la France[18]. Un capucin, déguisé en officier, s'est rendu au camp du prince d'Orange pour le détacher de l'alliance française ; un officier est venu à Paris pour gagner le duc d'Orléans par l'espérance du mariage de sa fille avec le roi d'Espagne[19]. Le ministre n'est pas moins instruit de la valeur des hommes. Il désigne par leurs noms, leur passé, leurs dispositions personnelles, tous les plénipotentiaires de Hollande ; il fait le portrait de chacun et en conclut la manière de négocier avec lui ; l'un fils d'un catholique, d'autres créatures du prince d'Orange, celui-ci opiniâtre ennemi de la France, cet autre un bon homme qui suivra toujours la pluralité des voix[20]. Il a ses raisons pour ne pais croire à la sincérité du Vénitien Contarini ; dans les propositions les plus avantageuses de ce médiateur, il reconnaît un venin caché. Il peint en maître le duc de Lorraine, qui négocie à la fois avec les Espagnols et avec la France ; il ne veut pas le rétablir même dans un État amoindri, dans la crainte de faire de cet État un refuge aux mécontents de France, de donner un chef de race française à ceux qui rougiraient de s'unir ouvertement à l'Espagnol, et de fortifier d'une guerre civile la guerre étrangère[21]. Enfin ses agents, répandus partout, lui révèlent la pensée intime de ses adversaires, les aveux de leur faiblesse, leur besoin de poser les armes, l'heure précise où il peut tenir ferme, et imposer d'autorité les conditions que la raison n'a pas fait prévaloir. Le duc de Bavière a écrit au nonce que la France obtiendra sa satisfaction ; l'empereur a fait déclarer au roi d'Espagne que, dans l'extrémité où il est réduit, il n'a plus qu'à conclure la paix. C'est donc à nous à tenir bon, à ne pas nous épouvanter légèrement des discours et des plaintes des Impériaux. Il est indubitable qu'ils se rangeront peu à peu à ce que nous pouvons désirer, à mesure qu'ils s'accoutumeront à nous le voir prétendre avec fermeté[22]. En essayant de désunir les peuples ligués contre elle, la maison d'Autriche eût enseigné à Mazarin, s'il en avait eu besoin, l'utilité de conserver leur alliance. Il fut inviolablement fidèle à cette tactique de Richelieu. Ses plénipotentiaires eurent ordre de commencer la négociation par les intérêts des alliés, pour leur faire de cette marque de zèle une obligation d'un dévouement semblable. Et ce ne furent pas seulement les Suédois et les Hollandais qui reçurent cette assurance ; les alliés de second ordre, qui étaient plutôt des protégés que des auxiliaires, la Catalogne et le Portugal par exemple, figurèrent toujours dans les propositions de la France. On aperçoit bien, dans les confidences de Mazarin, qu'il n'espérait pas retenir toujours la Catalogne ; il conçut même un moment le projet de l'échanger contre d'autres provinces espagnoles, mais il ne transpira rien au dehors qui pût inquiéter les Catalans ; et, dans sa pensée, il ne devait les rendre à leur ancien maitre qu'à des conditions avantageuses pour eux-mêmes. Il ne cessa de réclamer tout haut l'indépendance du Portugal ; quand il crut reconnaître que l'Espagne n'y consentirait jamais, qu'elle ne ferait pas la paix s'il fallait la faire avec ce peuple rebelle, il voulut se réserver le droit d'assister le Portugais dans la continuation de leur lutte particulière, quand bien même il serait réconcilié sur tous les autres points avec l'Espagne. Cette fermeté fut même le prétexte dont les Hollandais, jaloux du Portugal, couvrirent leur défection vis-à-vis de la France. Non content de tenir parole à tous ceux qui avaient jusque-là combattu avec lui, Mazarin, dès l'ouverture du congrès, travailla à augmenter le nombre de ses alliés pour peser d'un poids plus lourd sur les résistances de ses ennemis. Il imagina d'engager, non plus quelques princes allemands, mais toute l'Allemagne, dans la cause de la France. Louis XIV écrivit à tous les États de l'empire, pour les inviter à envoyer des députés au congrès. On espérait leur démontrer par là que la France, désintéressée dans la guerre, avait cherché surtout leur liberté et leur sûreté ; on provoquait leurs bons conseils, on leur promettait un résultat heureux, on les appelait à être témoins de la candeur et de la bonne foi des négociateurs français[23]. Vainement l'empereur voulut détourner ce coup funeste si bien calculé ; l'importance nouvelle, qu'ils recevaient de cette proposition extraordinaire, entraîna l'adhésion de tous les princes. Ils députèrent avec empressement. La France les confirma clans la confiance en sa protection, en réclamant pour eux leur rétablissement dans leurs biens, droits, privilèges et libertés, le pouvoir de se confédérer, de traiter avec l'étranger, en proposant de ne plus faire désormais l'élection du roi des Romains pendant la vie de l'empereur[24]. L'effet de cette bienveillance fut décisif. Ces nouveaux amis allaient forcer l'empereur à ne plus refuser à la France la satisfaction territoriale qu'elle réclamait ; ils devaient contribuer aussi à maintenir le duc de Bavière en possession des avantages que la guerre lui avait donnés, que la France tenait à lui conserver. D'un même coup Mazarin s'était fortifié contre l'obstination de l'Autriche et contre les exigences gênantes des Suédois. Ce respect des droits ou des prétentions de tous éclata encore plus ouvertement dans la délivrance de l'archevêque de Trèves, et dans la protection accordée à l'électeur de Brandebourg, contrairement aux vues de la Suède. L'électeur de Trèves était un ancien allié que son attachement à la France avait désigné aux persécutions de l'Autriche. Sa mise en liberté est pour la France un point capital, la première condition de l'ouverture du congrès. Le rétablissement dudit seigneur électeur tient si fort à cœur à Sa Majesté par un intérêt d'honneur, et est en même temps de telle importance pour tous les princes, et est d'ailleurs si nécessaire pour rendre, comme il a été dit, l'assemblée légitime et complète, que lesdits plénipotentiaires de France déclarent ne pouvoir passer plus outre, si ledit seigneur électeur et archevêque de Trèves n'est remis en une entière liberté[25]. Il fut, en effet, délivré quelques mois après (avril 1645), et reconnu souverain de Spire et de Philipsbourg. L'électeur de Brandebourg n'était ni un allié, ni un ennemi déclaré ; il appartenait à un tiers parti qui surveillait la marche des négociations pour passer, au moment favorable, d'un camp à l'autre ; mais il pouvait servir de contrepoids à l'agrandissement de la Suède ; on pouvait l'attacher par la reconnaissance à la cause française. Aussi la France le prend sous son patronage, se fait médiatrice entre lui et les Suédois, lui conserve une partie des États qu'il réclame, et lui assure un dédommagement pour le reste. Au moment le plus décisif des négociations, les Suédois proclameront avec dépit que l'Électeur de Brandebourg doit ses succès à l'intervention française, et d'Avaux se prévaudra auprès de ce prince des services rendus, en invoquant le témoignage de tous les États[26]. Par cette politique souple et insinuante, la France se donne des airs d'impartialité qui la justifient du soupçon d'égoïsme, et elle se gagne des amis qui appuient ses prétentions. A cet art de faire à propos les concessions raisonnables, Mazarin unit, plus énergiquement que son caractère connu ne semble permettre de le croire, la fermeté qui ne cède pas dès que le ménagement peut être imputé à faiblesse ou à imprévoyance. Si les négociateurs lui proposent, pour toucher le cœur de tous les Allemands, de retirer les troupes françaises d'Allemagne, il repousse un projet capable de désespérer tous les alliés, d'encourager l'Autriche à ne rien abandonner à la France (26 novembre 1644). Aux premières tentatives pour gagner l'électeur de Bavière, il entend ne pas se payer d'apparences ; il veut pour sûreté des places bavaroises, où l'armée française, cantonnée au delà du Rhin, soit toujours en position de reprendre la guerre avec avantage (23 septembre 1645). Quand il a ouvertement déclaré ce 'que la France prétend sur l'empire, les territoires qu'elle exige en dédommagement de ses dépenses, il insiste pour n'y rien retrancher ; il connaît la faiblesse de l'empereur : c'est le temps de parler ferme ; il signifie aux Impériaux qu'ils gagneront plus à traiter aux conditions proposées qu'à continuer la guerre pendant deux ans, même avec des victoires (12 janvier 1646). Les Hollandais, donnant de plus en plus la preuve de leur inclination pour l'Espagne, il n'hésite pas à leur faire voir qu'il peut renoncer à leur concours ; il leur retire le subside promis par les traités antérieurs (mai 1646). Rien n'égale l'obstination des Espagnols ; ils reculent, de subterfuge en subterfuge, l'accomplissement de leur parole ; ils espèrent avec le temps retrouver la puissance de ne rien perdre. Mazarin leur oppose plus de vigueur et de résolution que jamais : Nous sommes prêts, dit-il, à continuer seuls la guerre pendant dix ans, plutôt que de rien lâcher de ce que nous avons prétendu avec tant de justice (février 1647). Il ne s'inquiète pas davantage du mouvement que ses ennemis s'efforcent de donner contre lui à l'opinion publique. Élève de Richelieu, il dédaigne fièrement les libelles ; il n'a pas peur des satires de fabrique espagnole, de la Bibliotheca gallo-suecica, qui lui reproche l'alliance de la Suède, comme autrefois les ménagements de Richelieu envers les calvinistes l'avaient fait appeler le patriarche des athées. Dans l'expression de ce sentiment, la noblesse de la pensée lui prête parfois l'élévation du langage : Les vrais libelles, écrit-il, qui demeureront à la postérité, seront les avantages solides que la France aura conservés dans ses victoires. Pour moi, la plus grande obligation que je puisse avoir aux ennemis, c'est qu'ils témoignent grande rage contre moi, puisque c'est une marque certaine que Dieu bénit mon travail (2 décembre 1615)[27]. Pendant que nous faisons à Mazarin sa part dans les négociations de Westphalie, ce sera compléter équitablement le tableau que de résumer les grands projets qu'il conçut alors pour la grandeur de la France. Tous n'étaient pas également exécutables ; on peut y relever quelques idées bizarres ; mais il en a lui-même réalisé une partie ; ses successeurs n'ont pas dédaigné de les reprendre. Il est curieux de voir naître des principes qui ont longtemps dirigé la politique française ; il est honorable à Mazarin de s'être naturalisé Français par le sentiment de l'honneur et de la défense du pays. Il aurait voulu introduire le roi de France dans l'empire d'Allemagne, au nombre des princes germaniques, lui donner le droit de députer aux diètes, comme le roi d'Espagne y envoyait ses représentants, en qualité de duc de Brabant et de souverain des Pays-Bas. Dans ces conditions, le roi de France aurait pu aspirer à la couronne impériale, et prendre ainsi la première place en Europe ; tel était encore le prestige du titre d'empereur, qu'il fallait le porter pour être reconnu le premier entre les souverains. Cette pensée se manifesta d'abord à l'occasion de la Lorraine, que la France ne voulait pas rendre. Mazarin offrait de faire de Louis XIV. un duc de Lorraine payant pour les dépenses de l'empire la même somme que les anciens ducs, ou le double si on l'exigeait[28]. Elle se renouvela à propos de la cession de l'Alsace par la maison d'Autriche ; tenir l'Alsace en fief impérial, comme landgrave, ce serait entrer dans la famille allemande, devenir le compatriote des Allemands, l'associé de leurs intérêts comme les Espagnols, poser sa candidature à la dignité suprême[29]. On renonça à la combinaison parce que les Allemands ne parurent pas disposés à s'y laisser prendre ; on trouva d'ailleurs plus d'assurance dans la possession de l'Alsace en toute souveraineté. Cependant il resta, dans le traité de Munster, un article obscur, mentionnant vaguement quelques liens entre la province cédée et l'empire, liens assez mal définis pour exciter ou justifier des prétentions contradictoires. La France avait-elle l'arrière-pensée de s'en prévaloir au besoin ? Ce dont on ne peut douter, c'est l'obstination de la politique française à rechercher le trône d'Allemagne. Dans le traité avec Cromwell, en 1657, dans les intrigues de la diète de Francfort en 1658, dans les traités particuliers de Louis XIV avec les princes allemands, partout, pendant trente ans, jusqu'à la paix de Nimègue, on voit le pupille de Mazarin s'efforcer d'enlever à l'Autriche et de faire passer sur son front la couronne de Charlemagne. Un autre espoir de Mazarin, qui a reçu de son vivant un commencement d'exécution, était de créer en Allemagne même une puissance nouvelle capable de contrebalancer l'action de l'Autriche. Pour cela, il ne s'agissait pas de fonder un État nouveau, au détriment des plus faibles, au profit d'une famille favorisée ; il devait suffire d'opposer à l'empereur les membres de l'empire, de les tenir constamment armés contre leur suzerain, en les engageant dans un intérêt qui leur fût commun avec la France. Comme garantie du traité qui se préparait, Mazarin proposait donc de faire une ligue de tous les États allemands ; ces États jureraient de maintenir l'exécution du traité, et de prendre les armes contre celui qui en violerait les conditions[30]. L'Autriche était suffisamment connue pour l'ennemi que tous avaient à craindre ; la France, naturellement désignée comme le chef d'une pareille union, élèverait ainsi entre elle et son adversaire une barrière insurmontable. Ce projet se heurta contre beaucoup d'incertitudes ; il fut contrarié pat les Suédois qui ne connaissaient de bon qu'une ligue protestante, sous leur conduite, à leur avantage exclusif ; il fut repoussé par les princes alliés de l'empereur ; il ne figura pas parmi les conditions de la paix de Westphalie. Mais à peine dix ans s'étaient écoulés, que la formation de la ligue du Rhin lui donna son véritable sens, et lui assura l'effet prévu par son auteur. Les voisins de la France se confédéraient avec elle pour couper l'Espagne de l'Autriche, pour fermer à celle-ci le retour à Brisach et le chemin des Pays-Bas, pour confirmer à la France ses conquêtes, et lui déférer la charge de surveillant de l'empereur et de protecteur des Allemands. La politique de notre siècle a rendu un hommage décisif à la pensée de Mazarin en se .l'appropriant. Napoléon s'est évidemment ressouvenu du ministre de Louis XIV. La confédération du Rhin, de 1806, n'était que la ligue du Rhin de 1658 agrandie et renforcée, une plus large digue d'États secondaires contre les débordements -des grandes puissances de l'Est et du Nord. Un plan mieux conçu encore, mieux approprié aux intérêts de la France, à sa situation géographique, c'était sans contredit le dessein de lui donner ses frontières naturelles, de réduire l'Espagne à elle-même, et d'en faire à la longue une annexe de la France. La première pensée en fut suggérée par Contarini ; ce médiateur, embarrassé pour accorder les prétentions françaises et les prétentions espagnoles, dit un jour, comme de lui-même : Je vois bien qu'il faudra en sortir par un mariage, et il proposait de marier Louis XIV avec l'infante fille de Philippe IV, en donnant pour dot à cette princesse le comté de Flandre-en échange de la Catalogne[31]. Mazarin prit le temps d'y réfléchir ; il soupçonna même un venin caché dans cette offre inattendue ; il eut quelques raisons de croire que, si les Espagnols voulaient un mariage, c'était celui de leur roi avec la fille du duc d'Orléans, Mademoiselle de Montpensier, par où ils se feraient en France un moyen d'agitations et de guerres civiles[32]. Puis tout à coup il reprit l'affaire de lui-même, sur de plus grandes proportions. Dans un mémoire aux plénipotentiaires français[33], il offrit de céder aux Espagnols la Catalogne et le Roussillon, en échange des Pays-Bas et de la Franche-Comté, par mariage ou autrement. Par mariage, c'était se créer l'expectative bien fondée de la succession espagnole ; l'infante, disait-il, nous donnerait des droits sur toute la monarchie, quelque renonciation qu'on lui fit faire. Mais, de quelque manière que s'opérât l'échange, les résultats en seraient immenses ; Paris, devenu vraiment le centre du royaume, le royaume arrondi de toutes parts, protégé par des frontières impénétrables, les mécontents et les factieux privés d'asile au dehors, et obligés à la soumission au dedans, l'Angleterre hors d'état de nuire, les Provinces-Unies enchaînées au respect de la France par l'action du voisinage et la peur d'être soumises à leur tour. La conséquence était claire. Pendant qu'on prendrait à l'empire la frontière du Rhin par l'Alsace, on prendrait à l'Espagne celle des Bouches de l'Escaut et de la Meuse par les Pays-Bas, Celle du Jura par la Franche-Comté ; on abandonnerait momentanément celle des Pyrénées orientales par le Roussillon, mais, outre que de ce côté il y avait peu de dangers à prévoir, les droits de l'infante pouvaient rendre un jour par héritage ce qu'on aurait cédé par accommodement passager. Si ce projet avait besoin de justification, on la trouverait dans l'opposition même qu'il suscita chez les Hollandais. Ceux-ci virent non plus seulement les Pays-Bas espagnols, mais les dix-sept provinces portées en dot au roi de France ; ils s'en vengèrent par des pamphlets ; ils publièrent le Caquet français, les Profondeurs d'Espagne, et le Mariage du roi et de l'infante ; ils précipitèrent leur traité particulier avec l'Espagne. Cependant le temps a justifié Mazarin. C'est lui qui a conclu ce mariage tant redouté ; il a acquis une partie des Pays-Bas, il a légué à Louis XIV le soin de s'agrandir encore dans ces provinces, d'occuper la Franche-Comté et d'enlever, par droit d'héritage, l'Espagne à la maison d'Autriche. On pourrait dire de ses projets politiques, avec plus de vérité et d'honneur qu'il ne le disait lui-même de son gouvernement, que le temps leur donnait la vie — il tempo gli dava la vita. C'est décidément dans ses relations extérieures, dans ses combinaisons diplomatiques qu'il convient de chercher la gloire réelle de Mazarin. |
[1] Texte des propositions réciproques du 4 décembre 1644 et des propositions successives des Français et des autres au 14 juin et au 23 septembre 1645.
[2] Texte du traité conclu à la Haye, 1er mai 1644.
[3] Lettre des plénipotentiaires français à Brienne, 13 mai 1645.
[4] Lettre du comte d'Avaux à Chanut, 13 avril 1647.
[5] Lettres de d'Avaux à Longueville, 13 avril 1647 ; à Chanut, 15 avril 1647.
[6] Lettre des plénipotentiaires français, 21 janvier 1647 : On a su que Pegnaranda (ministre d'Espagne), depuis quinze jours, a reçu plus de 50.000 reichsdales, qu'ils en ont pris 12.000 chez un marchand de Munster, qu'ils ont chargé de faire quatre bourses de velours, et mettre, en chacune d'icelles, 1.500 ducats, lesquelles bourses ayant été livrées, l'archevêque de Cambrai fut, la même matinée, chez les Hollandais, accompagné d'un secrétaire. Tout ce que dessus est bien assuré, la modicité de la somme étant la seule des circonstances qui mette en quelque doute, si ce n'est que ce fût pour distribuer à ceux qui travaillent sous les plénipotentiaires, ou que ce ne fût une arrhe, ou un gage pour obliger ceux qu'on a corrompus, à continuer leurs bons offices, avec promesse d'une plus grande récompense... Dans une autre lettre du duc de Longueville, 11 février : Il est, à cette heure, quasi comme constant que les 12.000 reichsdales, dont je donnai avis l'autre jour, ont été distribués, par les Espagnols, à quelques femmes desdits plénipotentiaires, ce qui se dit par quantité de personnes, et sert de conte, dans Munster, à présent.
Dès 1646, on savait, A la cour de France, que Knuyt et Paw devaient recevoir chacun 100.0000 écus, et la princesse d'Orange avec les principaux membres des Etats, 2.000.000. — Lettre de Mazarin.
[7] Lettres des plénipotentiaires français à Brienne, 23 et 30 décembre 1645.
[8] Lettres de d'Avaux à Mazarin, 2 et 10 décembre 1645.
[9] Voir l'arrangement passé entre l'Espagne et Clauzel, gentilhomme du duc de Rohan, le 3 mai 1629 ; extrait des archives de Simancas. — Voir l'article RICHELIEU, dans les Fondateurs de l'unité nationale en France, par L. de Carné.
[10] Mémoires de Richelieu. — Instructions données à M. de Charnacé, 24 décembre 1630.
[11] ..... La maison d'Autriche, dit Richelieu, affecte de paraître aussi religieuse devant Dieu qu'elle l'est, en effet, à ses propres intérêts. — Relation succincte.
[12] Conversation de Servien avec les Suédois : Lettres des plénipotentiaires à Mazarin et à Brienne, mai et juin 1645.
[13] Basnage, Histoire des Provinces-Unies.
[14] Bougeant, Traité de Westphalie, t. II.
[15] Lettre de de la Court à Lyonne, 20 septembre 1648.
[16] Mazarin, lettres du 2 juillet, du 3 décembre 1644.
[17] Mazarin, lettres de décembre 1644.
[18] Mazarin, lettres du 23 janvier 1625, du 30 septembre 1645.
[19] Mazarin, lettres du 26 avril, du 30 septembre 1645.
[20] Discours du cardinal Mazarin sur les plénipotentiaires des États.
[21] Mazarin, mémoire aux plénipotentiaires, 23 février 1646.
[22] Mazarin, lettre et mémoire aux plénipotentiaires, 6 et 12 janvier 1646.
[23] Lettre du roi aux princes de l'Empire, 20 août 1644 : Les plénipotentiaires vous ont conviés, par mon ordre, d'envoyer vos députés pour assister audit traité et pour y coopérer avec eux à lui donner une bonne issue ; sur quoi, je leur ai expressément commandé, en ce qui concerne l'Allemagne, qu'ils n'eussent pas à agir seulement le plus favorablement qu'il se pourrait pour le bien des affaires de ce pays-là, mais qu'ils exécutassent encore, et fissent grande considération de vos bons et sages conseils, pour les traiter en la meilleure et la plus plausible manière qui serait possible. J'ai encore une autre raison qui m'a fait désirer la présence de vos députés à l'assemblée : c'est afin qu'ils fussent spectateurs et témoins de la conduite de mes plénipotentiaires, et que, voyant par eux-mêmes la candeur et la bonne foi qu'ils ont ordre d'apporter en leur négociation, vous en puissiez vous-même être mieux éclaircis et connaître plus assurément l'injustice de ceux qui tachent de la décrier et de donner des impressions contraires.
[24] Voir le texte des propositions faites pour la paix, par la France, le 11 juin 1645.
[25] Proposition des plénipotentiaires français, 4 décembre 1644.
[26] Lettre de d'Avaux à Longueville, 29 janvier 1647 : Il (Openstiern) m'a répété ces jours-ci, vingt fois, que l'Électeur de Brandebourg peut bien remercier la France, et que, sans notre interposition, il n'aurait rien des Suédois en Poméranie, ni des Impériaux dans l'Empire.
Lettre de d'Aveux à l'électeur de Brandebourg, 24 février 1647 : Je loue Dieu, Monsieur, de ce qu'il lui a plu tellement protéger votre cause que nous en sommes sortis heureusement... Votre Altesse y a été puissamment et uniquement assistée du Roi, et c'est par l'aveu même des plénipotentiaires de l'Empereur, de ceux de la couronne de Suède et des États de l'Empire, que je le dis.... Quatre ambassadeurs de Messieurs les États des Provinces-Unies ont été témoins de ce que dessus, et, après un long séjour en cette ville, ils laissèrent l'affaire en mauvais termes, me priant très-instamment de la porter au point que j'ai fait...
[27] Lettres de Mazarin aux plénipotentiaires et au duc de Longueville, aux dates indiquées.
[28] Instruction aux plénipotentiaires, 1644.
[29] Mémoire des plénipotentiaires, 1646.
[30] Instruction aux plénipotentiaires, 1644. — Lettres des plénipotentiaires, 22 juillet 1645.
[31] Lettre de d'Avaux à Mazarin, 12 août 1645.
[32] Lettre de Mazarin à Longueville, 26 août 1645.
[33] Mémoire de Mazarin, 20 janvier 1646.