HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN

 

CHAPITRE IV. — La fraude des magistrats et les barricades de Paris.

 

 

II. — Bataille de Lens. - Arrestation de Broussel. - Les barricades de Paris. - La reine à Ruel. - Réclamations contre les détentions arbitraires ; déclaration du 24 octobre.

 

Le plus regrettable effet de la discorde avait été l'abaissement de l'importance militaire de la France. La pénurie d'argent avait brisé le nerf de la victoire. Les Espagnols, si épuisés eux-mêmes, réussissaient à se défendre et se promettaient enfin de reprendre l'avantage. Tous les succès des Français, en 1648, se réduisaient, en Espagne, à la prise de Tortose, en Italie au siège de Crémone commencé par le maréchal du Plessis. En Flandre, le prince de Condé avait à peine réparé la perte de Courtray par la prise d'Ypres ; bien plus, il avait par sa faute déterminé un nouveau malheur. Préoccupé du bruit de Paris, tenté d'émulation par l'importance que les assemblées des magistrats donnaient au duc d'Orléans, il avait brusquement quitté son armée, afin de voir s'il n'y aurait pas quelque part pour lui dans le gouvernement. Les Espagnols, profitant de son absence, avaient assiégé Furnes, une de ses conquêtes, qui couvrait Dunkerque. Il eut beau repartir à la hâte, dès qu'il fut informé de ce danger, il ne put empêcher la prise de la ville. C'était là un nouvel échec pour cette grande renommée déjà atteinte, l'année précédente, par la résistance de Lérida ; la mauvaise volonté de ses adversaires y trouvait une maligne satisfaction. Tout à coup la nouvelle se répand à Paris qu'une bataille s'est livrée en Artois ; un homme qui arrive d'Arras l'affirme ; il l'a entendue par le bruit des canons ; il n'en est revenu personne, ce qui veut dire qu'il n'y a pas de fuyards du côté des Français, mais bien plutôt que les Français vainqueurs se sont lancés à la poursuite de l'ennemi. Toute la journée se passe dans ces conjectures ; enfin à minuit se présente le duc de Châtillon, envoyé par le prince de Condé, qui apporte à la reine la certitude de son bonheur.

C'était la bataille de Lens. Après la prise de Furnes, l'archiduc Léopold-Guillaume avait marché vers la Lys et occupé Etère et Lens. Le prince de Condé reprit Etère, et s'avança au secours de Lens, ignorant qu'elle était déjà aux mains de l'ennemi. Il se retirait pour ne pas continuer une entreprise inutile, quand l'année de l'archiduc se présenta subitement devant lui (20 août). Les Espagnols cherchaient une bataille, espérant, après un succès éclatant, réparer leurs affronts par l'invasion de la France ; leur général, se sentant supérieur en nombre, crut en trouver l'occasion décisive dans une surprise. Beck était déjà parvenu à mettre en déroute l'arrière-garde française ; animé par ce début, Léopold avança avec toute son armée en bataille. Mais le prince de Condé, par une heureuse manœuvre, lui opposa des troupes qui n'avaient pas encore combattu. Mes amis, dit-il aux siens, souvenez-vous de Rocroy, de Fribourg et de Nordlingen. Ayez bon courage, il faut nécessairement combattre, il sera inutile de reculer. Je vous promets que, vaillants et poltrons, tous combattront, les uns de bonne volonté, les autres par force. La promesse s'accomplit et par la vivacité de l'attaque et par l'obstination de la résistance. L'Espagnol disputa chèrement le terrain, comme par le pressentiment des suites irréparables d'une défaite ; ainsi s'acheva, par leur opiniâtreté même, la dispersion des vieux régiments si rudement entamés à Rocroy. Le prince de Condé était partout ; les officiers français, tenaces à leur poste, y demeuraient jusqu'à s'exposer à tomber entre ks mains de l'ennemi, comme le comte de Brancas, la Houssaye et le marquis de Villequier. L'archiduc à son tour se montrait dans tous les rangs, aussi intrépide, aussi téméraire qu'un simple soldat. Mais enfin il fallut céder aux charges réitérées des Français. L'armée espagnole laissa sur le champ de bataille trois mille morts, un nombre considérable de blessés, son bagage, son canon, ses drapeaux, ses étendards et cinq mille prisonniers, entre lesquelles Beck et son fils, le prince de Ligne et le général de l'artillerie. Le triomphe de Lens mit le comble à la gloire du grand Condé. Pourquoi, depuis, est-il revenu, dans les mêmes lieux, la voiler d'une tache qu'aucune main n'a pu effacer ? Il avait si bien abattu l'Espagne qu'il devait être, lui-même, impuissant à la relever. Cette victoire fut aussi la conclusion de la guerre de Trente Ans. L'Espagne déchue, peut-être pour toujours, du premier rang dans les guerres de l'Europe, perdait du même coup sa prépondérance dans les congrès. Sa faiblesse convaincue lui enlevait le droit de parler en arbitre des événements, et de s'opposer désormais aux intentions pacifiques de l'Empereur. La paix allait se conclure sans elle et malgré elle.

fi parut naturel qu'une si bonne fortune profitât au gouvernement français. Anne d'Autriche vit, dans la gloire extérieure, une arme efficace contre les troubles du dedans. Le Parlement était-il donc plus difficile à vaincre que les vieilles bandes de l'Espagne ? Elle se flatta encore que, pour dompter l'opposition, il suffisait d'arrêter les chefs les plus hardis en paroles. Erreur commune à beaucoup de politiques, dans tous les siècles, de croire que le succès d'une cause dépend de la vie ou de la liberté d'un homme. Quand une idée grande ou spécieuse, légitime ou fausse, fermente dans une masse, l'enlèvement d'un chef populaire, loin d'en prévenir l'explosion, la hâte bien plutôt. L'importance même de tels hommes ne prouve qu'une chose, le nombre de ceux qui sont derrière ou à côté, tout prêts à les remplacer : uno avulso non deficit alter. La Fronde n'était pas plus dans Blancmesnil et Broussel que la réforme dans Luther, la ligue dans le duc de Guise, la Révolution française dans Philippe-Égalité.

Quoi qu'il en soit, la reine se résolut à arrêter le président Potier de Blancmesnil, le président Charton, le conseiller Broussel, Broussel l'ennemi le plus connu, l'offenseur le plus opiniâtre, le rival de la royauté, l'idole du peuple. L'occasion semblait propice ; on allait chanter un Te Deum pour la victoire de Lens ; la cérémonie permettait de mettre dans les rues le régiment des gardes ; le peuple, poussé par la curiosité sur le chemin du roi, n'aurait pas le temps de deviner le coup qui menaçait ses amis ; le prestige d'un grand succès, qui justifiait la politique royale, devait diminuer le nombre des récalcitrants. Mais on oubliait que précisément le peuple était tout rassemblé d'avance, et que la moindre nouvelle fâcheuse serait en un instant connue de tous (26 août). L'exécution commença au moment où la reine, après le Te Deum, sortait de Notre-Dame. Blancmesnil fut pris et retenu sans difficulté. Mais Charton, arrêté un moment, s'échappa et courut au Pont-Neuf, le grand rendez-vous parisien, l'écho retentissant de tous les bruits, le point de départ de toutes les agitations. Il y trouva une foule qui prit feu pour sa cause et le mit en sûreté. Le mouvement fut encore plus terrible autour de Broussel. Lorsque Comminges, lieutenant des gardes de la reine, parut subitement chez lui, et lui signifia l'ordre d'arrestation, le héros de la résistance, si hardi en compagnie de tapageurs, se troubla devant la force ; il protesta, non pas comme Caton au nom de la loi, mais ail. nom d'une médecine qui, depuis le matin, l'incommodait beaucoup. Il, eût été emmené tout penaud et sans bruit par les gardes, si sa vieille servante n'eût pris sa défense. Aux vociférations de, cette femme, les voisins accourent, la petite rue se remplit de canaille[1] ; tous en voyant des armes, et un carrosse, réclament leur libérateur ; ils veulent couper les rênes des chevaux, et engagent un premier combat avec les gardes qui les repoussent. Comminges était parvenu à jeter le prisonnier dans son carrosse, il avançait péniblement à travers des groupes qui ne se dispersaient que pour revenir plus gros et plus menaçants. Tout à coup, sur le quai, le carrosse verse et se brise ; il faut l'assistance du régiment des gardes pour contenir la multitude, et saisir au passage une autre voiture occupée par des femmes qu'on force à descendre. Cette nouvelle prison se fraye lentement un passage au milieu d'un combat d'injures et de coups de poing ; à la rue Saint-Honoré, elle se brise à son tour ; les curieux, les mutins, avertis, attirés par tous ces retards, s'accumulent autour de Comminges ; Broussel pourrait encore échapper. Enfin arrive le carrosse de Guitaut envoyé au secours des gardes ; le prisonnier, soustrait à ses amis pour la troisième fois, est emporté près des Tuileries, puis au château de Madrid, puis le soir même à Saint-Germain.

La lutte, longtemps contenue dans le palais, éclatait dans la rue avec tout l'emportement populaire. La disparition de Broussel n'apaisa et n'intimida personne. Dans la première colère du rapt de leur protecteur, les mutins réclamaient leur père, leur tribun, et promettaient de mourir pour sa liberté. Les chaînes se tendaient au bout des rues ; des barricades, l'éternelle machine de guerre des Parisiens contre le gouvernement, s'élevaient dans tous les quartiers. La reine essaya de ramener cette multitude par le sentiment du devoir, ou par la crainte du châtiment. Elle y employa le maréchal de la Meilleraye, surintendant des finances, et le coadjuteur de Paris, Paul de Gondi, qu'elle croyait fidèle par reconnaissance de la dignité qu'il lui devait. Les deux médiateurs échouèrent dans deux tentatives à quelques heures de distance. Le coadjuteur, encore respecté dans sa personne, ne recueillit que d'audacieuses paroles contre l'autorité royale. Le maréchal, malade de la goutte, ne marchant qu'à l'aide d'un bâton, fut assailli de pierres, d'injures, d'imprécations horribles contre la reine et son ministre. Exaspérée de ce récit, la régente déclara que, loin de rendre la liberté à Broussel, elle l'étranglerait plutôt de ses mains, et comme le coadjuteur insistait sur cette nécessité, elle le menaça lui-même de sa vengeance, en lui portant les poings fermés au visage. File ne réussit pas davantage en lançant des soldats contre la foule ; quelques mutins s'écartèrent devant les coups, mais comme on hésitait à frapper sérieusement, la modération, suspecte d'impuissance, ne souleva qu'une plus vive colère dans les insurgés. Cependant le bruit s'apaisa vers la fin du jour, l'émeute parut se dissiper, soit, comme le raconte le coadjuteur, parce qu'il leur avait fait comprendre que leur soumission serait récompensée par la délivrance de Broussel, soit, comme il le suppose aussi, parce que l'heure du souper approchait, et que, dans les émotions populaires de Paris, les plus échauffés ne veulent pas ce qu'ils appellent se desheurer[2]. C'était la journée du lendemain qui devait être décisive, et par l'impulsion du prétendu pacificateur.

Ce singulier personnage, que nous étudierons bientôt plus complètement, se vante sans embarras d'avoir changé de parti du soir au matin, et s'attribue l'honneur de la plus grande humiliation que la régente et Mazarin eussent encore subie. Il venait de s'exposer pour eux ; il apprit, dans la soirée, que loin de lui en savoir bon gré, on le soupçonnait d'être l'auteur de l'émeute, et qu'on parlait de l'envoyer à Quimper-Corentin. En un instant sa résolution fut prise ; il avait toujours admiré, dans les Vies de Plutarque, les chefs de parti : il voulut être ce qu'il avait toujours envié. Sa condition même lui en donnait les moyens : Les vices d'un archevêque, dit-il sans trembler, peuvent être les vertus d'un chef de parti, en certains cas. Il se promit d'être, avant midi, le maitre de la ville ; il passa la nuit à prendre toutes les dispositions nécessaires ; il concerta un soulèvement de la garde bourgeoise avec le colonel du quartier Saint-Germain-l'Auxerrois, afin de fortifier et de tempérer l'une par l'autre la bourgeoisie et la populace. La bourgeoisie était infectée de l'amour du bien public ; elle aimait le Parlement et haïssait Mazarin ; tout bourgeois était fier de se croire nécessaire à quelque chose, et de raisonner dans sa boutique sur les affaires d'État[3]. On devait donc compter sur eux ; mais leur présence était surtout utile pour rassurer les gens paisibles. Les meilleurs instruments des révolutions, dit ce grand conspirateur, ce ne sont pas les riches qui n'y viennent que par force ; les mendiants y nuisent plus qu'ils ne servent, parce que la crainte du pillage les fait appréhender. Ceux qui y peuvent le plus sont les gens qui sont assez pressés dans leurs affaires pour désirer du changement dans les publiques, et dont la pauvreté ne passe pas toutefois jusqu'à la mendicité[4].

La seconde journée des barricades fut vivement conduite ; elle commença dès cinq heures du matin. Le chancelier Séguier, chargé par la reine d'aller au Parlement pour calmer les esprits, arrivait au Pont-Neuf avec son frère l'évêque de Meaux, et sa fille la duchesse de Sully. Assailli brusquement par plusieurs hommes armés, qui réclamaient Broussel, il se détourna vers le quai des Augustins, pour gagner le palais par un autre point, lorsque un grand maraud vêtu de gris, cria : Aux armes ! tuons-le, et vengeons-nous sur lui de tous les maux que nous souffrons. Il n'eut que le temps de se précipiter dans l'hôtel du duc de Luynes, et de s'y cacher dans un petit cabinet dont les cloisons furent percées de coups de lances par ceux qui le cherchaient. Il y passa quelques heures, se préparant à la mort, jusqu'à ce que le maréchal de la Meilleraye et le lieutenant civil vinssent, avec des troupes, le délivrer[5]. Cependant l'incendie s'étendait du Pont-Neuf à toute la ville. Tout le monde, sans exception, prenait les armes. On voyait des enfants de cinq ou six ans avec les poignards à la main ; on voyait les mères qui les leur apportaient elles-mêmes. Il y eut dans Paris plus de douze cents barricades en moins de deux heures, bordées de drapeaux et de toutes les armes que la ligue avait laissées entières. Je vis, continue le coadjuteur, une lance tramée plutôt que portée par un petit garçon de huit ou dix ans, qui était assurément de l'ancienne guerre des Anglais. Je vis encore quelque chose de plus curieux, un hausse-cou de vermeil doré, sur lequel la figure du jacobin qui tua Henri III était gravée avec cette inscription : Saint Jacques-Clément. Je fis une réprimande à l'officier qui le portait, et je fis rompre publiquement le hausse-cou sur l'enclume d'un maréchal. Tout le monde cria : Vive le roi ! mais l'écho répondit : Point de Mazarin ![6]

Il y avait quatre-vingts barricades sur le chemin du Palais-de-Justice au Palais-Royal[7]. Les Suisses, attaqués par l'émeute, avaient reculé. La demeure du roi était assiégée, entourée de gens qui criaient : Broussel et liberté ! Le coadjuteur, invité de la part de la reine à donner sa coopération, avait allégué les dangers où il s'était exposé la veille ; il n'avait garde de venir combattre ceux qu'il avait lui-même soulevés. Le Parlement s'unissait au peuple. Son premier acte, dans cette journée, avait été un arrêt contre Comminges, qui avait arrêté Broussel ; une défense, sous peine de la vie, à tous les gens de guerre, de prendre des commissions pareilles. Il se rendit ensuite au Palais-Royal pour réclamer la délivrance de ses membres. La reine s'obstina d'abord à lui tenir tête : Messieurs du Parlement, leur dit-elle, il y a du bruit dans la ville ; vous m'en répondrez, vous, vos femmes et vos enfants. — Il est bien étrange et honteux, dit-elle encore, que, sous le feu roi, on ait pu mettre Monsieur le Prince en prison sans exciter aucun ressentiment, et que vous et le peuple vous fassiez tant de choses pour Broussel. C'est un procédé dont le roi, mon fils, aura un jour sujet de se plaindre et de vous punir. Et comme un des présidents voulait lui représenter qu'il était plus sage d'accorder de bonne grâce ce qu'il faudrait bientôt abandonner à la force, elle répliqua qu'il était impossible de faire ce tort à l'autorité royale, et de laisser impuni un homme qui l'avait attaquée avec tant d'insolence. Là-dessus, elle les quitta.

Toutes les fois que la reine ne prenait conseil que de son caractère et de sa fierté, son langage était ainsi ferme et hardi. Mais ensuite c'était le tour de Mazarin, qui ne connaissait d'autre résistance que les concessions écourtées. Dans ce moment solennel, où il s'agissait de décider qui l'emporterait du roi ou de l'émeute, il souffla à Anne d'Autriche un de ces expédients qui lui gagnaient toujours quelques moments de répit. Comme le premier président revenait à elle pour la conjurer de bien penser aux conséquences de son refus, elle adoucit son ton, et promit de leur accorder les grâces qui seraient légitimes, si de leur côté ils faisaient leur devoir, et témoignaient désormais plus de respect pour les volontés du roi. Le chancelier expliqua ensuite le sens de cette promesse : les prisonniers seraient rendus, si la compagnie s'engageait à ne plus délibérer sur la déclaration du 31 juillet, et à ne plus s'assembler. Les magistrats reprenaient déjà la route du palais pour délibérer sur cette proposition, lorsque, en arrivant aux premières barricades, ils rencontrèrent un ennemi inattendu, plus redoutable que la reine. C'était le peuple lui-même, qui leur redemandait Broussel, qui le voulait immédiatement, à tout prix, et les menaçait de mort, s'ils ne le ramenaient pas. Un des insurgés saisit le premier président par le bras, et, lui appuyant un pistolet sur le visage, il lui dit : Tourne, traître, si tu ne veux être massacré, toi et les tiens ; ramène-nous Broussel, ou le Mazarin et le chancelier en ôtage. Molé ne s'émut pas ; pendant que plusieurs présidents et conseillers cherchaient à se perdre dans la foule, il reprit le chemin du Palais-Royal, exposé à tous les regards, ralliant ses hommes, marchant gravement, sans hâte comme sans lenteur, insensible aux injures, aux exécrations et aux blasphèmes.

Cette noble attitude n'empêchait pas le Parlement d'avoir trouvé son maître dans le peuple son protégé ; les passions populaires, sans s'inquiéter de la reconnaissance, se retournaient centre leurs propres instigateurs. Entre la volonté du peuplé et la volonté du roi, réduite à ne pouvoir satisfaire l'une que par le consentement de l'autre, la compagnie devait composer si un gouvernement ferme eût mis à la délivrance de Broussel des conditions sérieuses et précises. Il en advint tout autrement par la faute de Mazarin. A 'peine rentrés au Palais-Royal, les magistrats se mirent à examiner la proposition expliquée par le chancelier ; ce n'était pas trop faire que de l'accepter simplement pour obtenir le moyen d'échapper à la colère du peuple. Mazarin pouvait les dominer par la crainte d'un. refus ; mais il leur rendit presque toute leur assurance par le langage doucereux et timide qu'il leur tint. Il les félicita, comme toujours, de leurs bonnes intentions, protesta de la correspondance qu'elles trouveraient dans celles de la reine, et répéta à satiété qu'il était bien facile de s'accommoder. Ils en sourirent, selon leur vieille habitude ; ils s'enhardirent à ne lui accorder que la plus petite part de ce qu'il demandait. Au lieu de renoncer pour toujours aux assemblées, ils promirent de ne les reprendre qu'après la Saint-Martin ; au lieu d'accepter simplement la déclaration, ils promirent d'ajourner pendant quelques semaines la plupart des questions qu'elle soulevait, mais ils se réservèrent de traiter sans délai, et jusqu'au 7 septembre, celle des rentes et celle du tarif.

Dès qu'ils eurent fait cette concession dérisoire, comme si une ombre de réparation suffisait à l'honneur de l'autorité royale, comme si un délai de quelques jours donnait au temps le pouvoir de supprimer le péril, Mazarin, impatient de sortir de la lutte, leur accorda tout ce qu'ils voulaient. Il rendit Broussel, remit immédiatement la lettre de cachet nécessaire pour sa délivrance, et commanda les carrosses du roi pour l'aller chercher. Les magistrats sortirent du Palais-Royal en triomphe, y laissant la reine vaincue et désarmée. Le peuple se montra satisfait, consolé, de l'espoir de revoir bientôt son Broussel ; mais, pour compléter l'humiliation de la royauté, en signe de défiance et de menace, il ne voulut pas quitter les barricades ni poser les armes jusqu'à ce que le prisonnier eût reparu. On bivouaqua toute la nuit, la garde bourgeoise aussi bien que le crocheteur. Si on les trompait, disaient-ils, ils iraient piller le Palais-Royal et chasser l'étranger. Ils criaient : Vive le roi tout seul et M. de Broussel ! ils ne cessaient de tirer des coups de feu. Le cardinal, tout botté, avec un cheval sellé et des mousquets dans son écurie, se tenait prêt à fuir ou à se défendre, selon la nécessité. Dès l'aube du jour qui devait éclairer le triomphe du père du peuple, les impatiences redoublèrent. Ne voyant rien venir encore, on appelait le duc de Beaufort pour en faire un général. Quand il sonna huit heures — c'était l'heure à laquelle on avait promis que Broussel reparaîtrait et il ne reparaissait pas —, il y eut une explosion formidable de cris et de menaces. Paris offrait l'aspect d'un monde bouleversé. Enfin, à dix heures, Broussel arriva. Aussitôt, à l'emportement de la fureur succède le délire de la joie ; les chaînes se détendent sur son passage, les barricades s'entrouvrent ; il est porté sur la tête du peuple, avec des acclamations incomparables[8], jusqu'à Notre-Dame ; toute la multitude entonne le Te Deum. Lui seul, étourdi et effrayé de tant de gloire, résiste à l'enivrement général ; il s'échappe des mains de ses adorateurs, et, par une petite porte de l'église, se sauve à son logis.

Cependant les barricades n'étaient pas encore détruites. Le peuple s'obstinait à demeurer en armes et à garder ses remparts, jusqu'à ce que le Parlement eût signifié sa volonté, faisant bien voir par là qu'il ne reconnaissait plus d'autre autorité ni de protection que celle des magistrats. La compagnie, toutes chambres assemblées, et Broussel présent, ordonna de détendre les chaînes, de démolir et ôter les barricades, et enjoignit à chacun de se retirer chez soi et de s'appliquer à ses vacations. En un instant l'arrêt fut exécuté. On rompit les barricades, dit le coadjuteur ; on ouvrit les boutiques, et en moins de deux heures Paris parut plus tranquille que je ne l'ai jamais vu le vendredi saint. Il fut clair jusqu'à l'évidence que le Parlement était maitre de l'ordre public et de la vie du roi. Broussel, remis de ses émotions, jouit à l'aise de sa popularité. On grava son portrait, on le vendit par les rues. Au titre de Père du peuple étaient joints des vers qui avaient la prétention d'être beaux et sérieux. Voici les moins mauvais :

Un illustre consul mourut jadis pour Rome

Et le Tibre pleura la mort de ce grand homme

Qui voulut que son sang payât sa liberté.

La Seine, grâce aux dieux, quoi qu'eu dise le Tibre,

Parle plus hautement de sa félicité,

Puisque de Broussel vit, et que la France est libre[9].

Il n'était pas vraisemblable que le Parlement s'arrêtât dans cette voie de prospérité, ni qu'il lui suffit d'avoir ravi un succès à l'autorité royale. Son ambition devait aspirer à quelque conquête de plus. Avant les barricades, il avait réussi à faire proclamer son droit de contrôle sur l'établissement des impôts ; après les barricades, il parviendra à faire proclamer une première fois les garanties de la liberté individuelle.

Le mépris, la confusion venait de tomber sur la tète des grands de l'État ; effusa est contemptio super principes, dit Omer Talon. Le jeune roi seul avait été épargné, en considération de son innocence, de ses dix ans. La reine recevait toute sorte d'opprobres et d'indignités ; le peuple parlait d'elle avec insolence et sans retenue ; on affirmait comme une certitude ses rapports intimes avec Mazarin ; les ouvriers dans les halles insultaient à ses déportements. Les harengères du Pont-Neuf menaçaient de l'injurier si elle se montrait au milieu d'elles. Le cardinal n'osait plus sortir du Palais-Royal ; sa retraite était hautement réclamée ; son éloignement des affaires apparaissait comme le seul espoir du rétablissement de la prospérité publique. Le chancelier était sans crédit ; on l'accusait d'aimer trop le bien, de n'avoir jamais contredit les oppresseurs du peuple. La Mailleraie, surintendant des finances, était dénoncé publiquement ; on demandait que ce grand fanfaron fût tiré à quatre chevaux, avec ce cornu de Cornuel, le plus cruel de tous ceux qui avaient dévoré le peuple. Le maréchal était réduit à acheter les bonnes grâces des bateliers et autres gens travaillant sur l'eau, près de l'arsenal où il habitait[10].

Dans ces conditions humiliantes, le gouvernement du roi, loin de commander, n'avait plus qu'à subir les exigences, ou même à invoquer la protection du Parlement. La compagnie, conformément à la convention passée pour la délivrance de Broussel, délibérait jusqu'au 7 septembre sur la question des rentes et sur le tarif ; les discussions n'étant pas finies au jour fixé, le premier président annonça l'intention de demander à la reine un plus long terme. Aussitôt il s'éleva des voix nombreuses pour dire que cette permission était superflue, que souvent le Parlement s'était bien continué de lui-même, que les exemples en étaient dans les registres, que le président Viole les avait entre les mains. Si la reine eût manifesté le moindre désir de refuser, la compagnie se serait passée de son consentement ; la reine prévint une offense nouvelle, en accordant une prolongation de quinze jours. Elle n'osait même plus prendre toute seule les mesures les plus légitimes, les plus nécessaires à sa sûreté. On lui imputait les intentions les plus sinistres et les plus absurdes, comme de faire limer les chaînes des rues ; des astrologues annonçaient une Saint-Barthélemy pour le 8 septembre ; des prédicateurs, de ceux sans doute que Paul de Gondi mettait en œuvre, prophétisaient de grandes calamités. Des assemblées secrètes se tenaient au faubourg Saint-Germain ; c'était le prélude de la conférence qui allait bientôt se réunir à Noisy pour organiser la ligue des seigneurs et des princes avec les magistrats. Il y avait urgence à supprimer ces ferments de révolution. Mais la reine eût été suspecte d'affecter des craintes mensongères ou de calomnier des innocents, si elle eût pourvu directement à la sûreté publique. Elle en remit le soin au Parlement, afin que toute cette police, disait-elle, ne puisse être imputée à affectation ou calomnie, qu'il ne s'y fasse rien que par votre ordre, Messieurs, et qu'en vertu de vos arrêts. Le Parlement fit mine de remplir ce devoir ; il donna un arrêt contre les astrologues, et vaguement contre ceux qui troublaient le repos public, mais il s'inquiéta peu de le faire exécuter[11].

Tout à coup la reine voulut faire acte d'indépendance ; elle quitta Paris pour aller à Ruel. Ce voyage ressemblait fort à une fuite ; ses amis en jugèrent ainsi, car le chancelier ne laissa chez lui que sa bibliothèque ; les gens de la cour, qui habitaient près du logis de Mazarin, démeublèrent leurs maisons. Mais le Parlement s'en alarma comme de la perte de son meilleur otage, et réclama à l'unisson de la multitude. Bien plus, Mazarin, redevenu hardi dès qu'à fut hors de l'atmosphère des barricades, voulut essayer encore de la force ; il ordonna à Châteauneuf de se retirer à cinquante lieues de Paris, et il fit arrêter Chavigny, à qui il ne restait de son ancienne fortune que le gouvernement de Vincennes. Chavigny, complice de Viole et de Longueil, était en outre connu pour janséniste ; on s'imaginait que tous ceux qui étaient de cette opinion n'aimaient pas le gouvernement de l'État[12]. Aussitôt grande rumeur au Parlement. On reprend, on multiplie les accusations contre Mazarin : c'est un étranger, un concussionnaire ; le chapeau de son frère, le cardinal de Sainte-Cécile, a coûté douze millions à la France. Il faut ressusciter l'arrêt de 1617, donné le lendemain de la mort du maréchal d'Ancre, qui excluait tout étranger du gouvernement de l'État. On réclamera la liberté de Chavigny, et, pour l'obtenir plus sûrement, il convient de reprendre une des propositions de la chambre Saint-Louis, en lui donnant force de loi : celle qui posait en principe que tout individu arrêté serait remis, en vingt-quatre heures, à ses juges naturels. On ira à Ruel, sommer la reine de ramener le roi à Paris. On priera les princes du sang, Orléans et Condé, de venir au Parlement pour travailler à la réformation des désordres de l'État. Dès le lendemain, en effet, la députation du Parlement arriva à Ruel.

Mais la compagnie perdait une partie de ses moyens en s'éloignant de son centre et de l'appui des émeutiers. De son côté, la reine avait à côté d'elle ces princes dont le Parlement avait invoqué la coopération. Condé, rentré, la veille même, de l'armée, n'était pas fâché de se faire bien venir d'elle, pour supplanter Orléans ; il n'avait pas encore une grande estime pour ces diables de bonnets carrés[13] ; il les dédaignait en soldat. Quand le premier président eut fait ses plaintes sur l'emprisonnement de Chavigny,1 et demandé le retour du roi, la régente lui répondit que le roi avait, aussi bien que tout simple particulier, le droit d'aller prendre l'air à la campagne dans la belle saison ; que, quant à Chavigny, il avait été arrêté par des raisons légitimes, et qu'elle n'avait pas à en rendre compte. Lorsque le président Longueil de Maisons invita les princes à venir au Parlement, et annonça que les assemblées continueraient jusqu'au rétablissement de l'ordre, le duc d'Orléans leur dit que leur conduite était une offense, et qu'en sa qualité d'oncle du roi, il saurait en défendre l'autorité. Mais Condé surtout prit un ton belliqueux, capable de les intimider ; il jura de ne pas souffrir leur désobéissance, de mettre jusqu'à la dernière goutte de son sang pour soutenir les intérêts du roi, et de mourir à son service. Il ajouta qu'il était ami de M. le cardinal et qu'il ne renoncerait pas à cette amitié. Ce langage du vainqueur de Lens donna de l'émulation au prince de Conti, au duc de Longueville ; tous condamnèrent la conduite du Parlement, l'accusèrent des désordres présents ou futurs ; le premier président, dit un témoin oculaire, se retira les larmes aux yeux. Tout ce que la reine accorda, ce fut la continuation des assemblées pour traiter des rentes et du tarif.

Cette situation se maintint pendant quelques jours. Orléans et Condé, sans doute pour ne pas paraître insensibles à ce que les représentations des magistrats pouvaient avoir de raisonnable, invitèrent la compagnie à envoyer une nouvelle députation à Saint-Germain, où la reine se rendrait pour les recevoir. Ils y vinrent le 29 septembre. Ils apportaient une série de demandes ; la première était relative à Chavigny. Le président Viole déclara qu'il avait ordre de ne pas présenter les autres si, préalablement, on ne rendait pas la liberté au prisonnier. A ce mot, qui affectait la volonté de traiter de puissance à puissance, le prince de Condé s'emporta ; il sauta sur ce préalablement comme sur l'arme d'un ennemi, et le retournant contre son auteur par une répétition fréquente, tour à tour sévère, grave, moqueuse, dédaigneuse, menaçante, il mena l'insolent, et le bouscula comme un bataillon en déroute. Le pauvre Viole n'osait plus rien dire. Ses compagnons, se gardant bien de prononcer le nom de Chavigny, exposèrent en termes moins personnels leurs demandes au nom du bien de tous : retour des bannis, délivrance des prisonniers de quelque qualité qu'ils fussent, sûreté contre les emprisonnements arbitraires, promesse de n'emprisonner personne sans que, vingt-quatre heures après, le Parlement prit connaissance des motifs de l'arrestation ; enfin, une nouvelle diminution sur les tailles, et le retour du roi à Paris. Au fond, les prétentions ne changeaient pas, et l'article relatif aux emprisonnements révélait un nouveau dessein de limiter l'autorité royale. Mais la vaillance de Condé ranimait l'énergie de ceux qui croyaient sentir à leur côté l'épée de Rocroi. La reine remit sa réponse à deux jours ; au bout de ce terme, elle refusa tout. Le roi, fit-elle dire au Parlement, reviendra à Paris quand les Parisiens auront mérité ce bonheur par leur soumission ; la liberté de M. de Chavigny, étant une pure grâce, doit dépendre de la bonté de Sa Majesté ; le droit de juger des emprisonnements est chose impossible et trop contraire à l'autorité royale ; les tailles sont nécessaires aux grandes dépenses qu'on ne peut éviter, à moins que le Parlement ne démontre qu'on peut y faire une diminution.

Malheureusement pour la reine, ses ennemis n'étaient pas encore assez effrayés, ni ses amis assez franchement dévoués à sa cause. Le Parlement retrouvait des forces en rentrant dans Paris ; il avait là, sous la main, des agitations populaires, tantôt excitées par lui, tantôt spontanées et plus violentes qu'il n'aurait voulu ; mais il s'armait des unes et des autres comme d'un épouvantail que la prudence ne permettait pas au gouvernement de dédaigner. Cette éternelle pancarte du tarif, dont la discussion ne finissait pas, ramenait la lutte à chaque objet de consommation qu'il s'agissait de soumettre ou de soustraire à la taxe, et provoquait une série d'arrêts encore plus défavorables au pouvoir que bien accueillis par la population. Un jour (2 octobre), on retrancha du tarif les bêtes à pied fourchu, et on supprima le droit de 40 sols par tête. Un autre jour (12 octobre), la multitude prit l'initiative. A propos du droit sur les vins, elle battit le prévôt des marchands et brisa son carrosse. Les taverniers coururent au Palais, insultèrent Molé et deux autres présidents. Le Parlement arrêta en conséquence que la taxe de 58 sols par muid de vin disparaîtrait du tarif. Quand les magistrats amis du peuple étaient contraints à lui céder comme à un maître, quel espoir d'un meilleur succès pouvait-il rester à un gouvernement impopulaire ? La faiblesse des magistrats faisait la force de leurs représentations devant la reine.

La Chambre des comptes venait, au même moment, justifier, en face de l'opinion, les plaintes du Parlement. Elle adressait à la régente des remontrances contre les malversations des financiers, accusant les partisans d'avoir mis dans leur dépendance les intendants chargés de les dénoncer, d'avoir soutenu la maltôte par le meurtre. Était-il permis de repousser les réformes en présence d'assertions aussi terribles que celles-ci : On ne fait pas, dans les paroisses, de différence entre l'arrivée d'un intendant accompagné de ses satellites, et celle d'un ennemi vainqueur. Les fusiliers des partisans massacrent... En plusieurs lieux, les frais de levées et de recouvrement des deniers surpassent de beaucoup ce qui devrait se lever au nom du roi... Les traitants ont dépossédé ceux des receveurs généraux et particuliers qui ont refusé de s'entendre avec eux ; ils ont substitué aux collecteurs ordinaires, habitants des communes, des agents non domiciliés, contre lesquels les recherches et contraintes deviennent impossibles[14].

A leur tour, les princes n'étaient pas attachés aux intérêts du roi jusqu'à s'oublier eux-mêmes. Par morgue guerrière, par dédain princier, le grand Condé se glorifiait de ne pas craindre les bourgeois en toge. Mais, pour un héros qui n'était pas novice dans l'intrigue des cours, il n'était pas indifférent de se faire des amis partout. Sa mère aimait Chavigny en reconnaissance de mille petits services qu'elle en avait reçus sous la domination de Richelieu ; elle décida sans peine son fils à ne pas abandonner cet allié de sa famille. En outre, après réflexion, il y avait quelque chose de bon dans les demandes des parlementaires. Cette garantie proposée contre les arrestations arbitraires, pouvait profiter à d'autres qu'aux magistrats ; les princes eux-mêmes avaient été plus d'une fois victimes d'un caprice ; on s'en souvenait dans la maison de Condé ; le vainqueur de l'Espagne et de l'Empire se sentait peu de goût pour aller retrouver à la Bastille les traces de son père. Enfin, il n'est pas inutile de se rendre populaire, même quand on dédaigne tout haut la popularité ; cette combinaison dé l'orgueil et de l'intérêt réunit à la fois l'honneur et le profit. Avec un ministre toujours prêt aux concessions, qui croyait par là se faire enfin accepter du peuple, il y avait avantage à se montrer généreux avant lui, ou au moins autant que lui, pour lui dérober une part de la faveur qu'il s'obstinait à espérer de sa faiblesse.

Et voilà ce qui mit les princes du parti du Parlement, et entraîna une nouvelle humiliation de la reine. Le lendemain du jour où l'impôt sur le pied fourchu avait été supprimé (3 octobre), les magistrats, revenus à Saint-Germain, reproduisirent leurs demandes, et principalement la garantie contre les arrestations ; ils alléguaient, à ce sujet, une ordonnance de Louis XII. Il est vrai qu'ils démasquèrent grossièrement leur égoïsme, et firent voir que, dans les questions politiques aussi bien que dans les questions d'impôts, ils pensaient avant tout à eux-mêmes. Ils voulaient que tout individu arrêté fût rendu, après vingt-quatre heures, à ses juges naturels ; mais, après quelques discussions, ils consentirent à un emprisonnement provisoire de trois mois pour tous les sujets du roi qui n'étaient pas magistrats ; le roi, vis-à-vis des personnes de cette qualité, pouvait avoir de bonnes raisons pour retarder le procès ; il n'en pouvait avoir aucune contre les gens de robe, et les officiers demeuraient inflexibles pour la défense de leur liberté. Cet aveu aurait dû décourager les hommes de la cour disposés à leur venir en aide. Mais soit qu'une captivité réduite à trois mois ne fit pas grand' peur aux princes, soit que Chavigny dût être satisfait de ne plus rester que quelques semaines en prison, le prince de Condé et même le duc d'Orléans inclinèrent du côté des magistrats. En même temps Mazarin, fidèle à son système, voyant que le Parlement cédait sur une question de détail, se montra disposé à céder sur la question de principe. Le bon homme vit, dans cette affaire, un accommodement, une occasion nouvelle de faire reconnaître sa douceur et son indulgence. les princes ne consentirent pas à paraître moins indulgents que lui.

Il y eut pendant quelques jours une bataille assez vive. La reine était indomptable ; elle ne voulait rien accorder. Vraiment, disait-elle, si je consentais à de telles demandes, si je laissais anéantir l'autorité du roi jusqu'à ce point, mon fils deviendrait un beau roi de carte ! Qu'on ne m'en presse pas, car je n'y consentirai jamais. Un autre jour, le prince de Condé voulant lui représenter qu'il était trop tard pour sévir, qu'il aurait fallu le faire au premier moment des résistances, elle répliqua : Monsieur, n'en parlons plus, c'est une faute, mais n'en faisons pas une autre qui serait beaucoup pire. Le cardinal lui-même paraissait impuissant à la fléchir : Qu'il dise ce qu'il lui plaira, je ne changerai pas ma résolution... Ma résolution, c'est de faire tout le contraire de ce qu'il veut que je fasse. Cependant tout manquait autour d'elle ; les princes soutenaient le Parlement, le cardinal faisait valoir cette défection des princes. De Lyonne, secrétaire de Mazarin, Letellier, ministre de la guerre, venaient, l'un, le soir, avant qu'elle s'endormit, l'autre, le matin, au sortir de la messe, l'assaillir de leurs conseils sur l'inopportunité de la résistance. Elle tenait bon encore, jusqu'au moment où on lui offrit au moins une petite satisfaction, qui consistait à porter à six mois, au lieu de trois, la durée des emprisonnements provisoires ; on signerait en outre un concordat, où elle déclarerait que c'était à la prière des princes du sang et à la nécessité présente de l'État, qu'elle accordait les choses demandées. L'honneur de sa volonté personnelle étant ainsi sauvegardé tant bien que mal, elle consentit.

Ce qui suivit ne pouvait que confirmer ce consentement. La suppression de la taxe sur les vins, par suite d'une démonstration populaire, justifia les craintes qui avaient inspiré cette concession si pénible ; de nouvelles demandes de diminution d'impôts, produites avec aigreur par Broussel, firent appréhender une recrudescence de forces dans les opposants. On laissa donc au Parlement le droit de rédiger lui-même une déclaration royale où seraient sanctionnés souverainement tous les avantages obtenus par lui. Ce fut la déclaration du 24 octobre qu'on peut considérer comme la conclusion de l'épisode des barricades. Elle confirmait tous les retranchements faits sur les revenus .du roi depuis trois mois, c'est-à-dire une diminution de 12 millions selon Omer Talon, de 32 selon madame de Motteville, qui rapporte ici les calculs de la reine, de 60 selon le cardinal de Retz, qui est le moins compétent dans cette question de chiffres. Elle proclamait le principe de la liberté individuelle, avec les restrictions que le Parlement avait acceptées. Les sujets du roi ne pourraient être traités criminellement que par les voies ordinaires, conformément aux ordonnances, par-devant leurs juges naturels, et non par devant des commissaires choisis. Aucun officier ne pourrait être destitué ni troublé dans l'exercice de sa charge, par lettre de cachet ou autrement. Les autres sujets du roi pourraient être détenus sans jugement pendant six mois ; les magistrats ne le seraient pas au delà de vingt-quatre heures[15] :

Le Parlement enregistra solennellement cette déclaration. Omer Talon en célébra les bienfaits avec ce pédantisme familier à la magistrature d'alors, mais dont les allégories astrologiques n'en exprimaient pas moins nettement le triomphe de la compagnie sur l'autorité royale : ... Les bonnes influences qui se répandent sur nos têtes procèdent du mélange et de la conjonction de tous les signes célestes, de l'union et de l'assemblage de toutes leurs bonnes qualités, lorsque la puissance du grand luminaire, le roi du ciel et de la terre, étant soutenue et modérée par la vertu de la milice supérieure, qui tempère l'excès de sa chaleur naturelle, elle est rendue favorable et bienfaisante à l'hémisphère inférieur... La fortune royale et le bonheur des souverains sont attachés, disent les astronomes, au mouvement des étoiles fixes qui tiennent la plus haute région de l'air, mais elles sont susceptibles de grandes calamités sans le secours des astres inférieurs, des planètes qui président aux fortunes particulières... C'est ici (dans le Parlement) que nos rois sont informés des vérités qui leur sont ailleurs cachées, des désordres dont la connaissance ne peut parvenir jusqu'à leur trône, que les grandes occupations de l'État leur dérobent, que la multitude des courtisans éloigne du cabinet, et que la flatterie des hommes courtisans tourne bien souvent en raillerie.

Le Parlement avait assurément obtenu deux résultats utiles, s'ils avaient été durables, un contrôle sur la perception et l'emploi des revenus publics, et des garanties pour la liberté individuelle. Mais il aurait eu plus de droit de se vanter de son triomphe s'il n'eût réellement poursuivi que le bien public. La préoccupation de ses intérêts propres gâtait trop visiblement son patriotisme. Il n'eut pas assez de la déclaration ; il y ajouta deux arrêts secrets qui ne regardaient que lui ; le premier portait que si un officier du Parlement recevait une lettre de cachet pour se retirer, il l'apporterait à la compagnie pour y être délibéré en sa présence ; le second, que si aucun du Parlement était emprisonné, ses parents pourraient bailler requête au Parlement[16].

Mazarin lui-même n'était peut-être pas trop mécontent de la fin de la lutte. Il avait encore obtenu un répit jusqu'à la Saint-Martin, un répit de dix-sept jours. Pour lui, c'était un grand gain ; il répétait. souvent que le temps lui donnait la vie — il tempo gli dava la vita — ; la vie, peut-être, mais la considération qui fait la force d'un pouvoir, non.

Le jour où la reine signa la déclaration du 24 octobre, les plénipotentiaires de toute l'Europe signaient à Munster la paix de. Westphalie. La guerre de Trente Ans finissait par l'influence de la France et à son avantage. On ne s'en douta pas en France ; on parait même l'avoir ignoré assez longtemps ; le silence des mémoires les plus importants de cette époque prouve assez que les esprits étaient occupés d'autres intérêts. Un des meilleurs titres de Mazarin à l'estime des politiques ne devait être ni apprécié ni connu de ses contemporains.

 

 

 



[1] En conservant, comme couleur locale, ce mot d'un contemporain, nous ne prétendons pas lui donner le sens qu'il a de nos jours. Il désignait alors le menu peuple, les ignorants, les instruments commodes des meneurs, mais aussi ceux qu'on soupçonnait d'aimer et de rechercher le pillage.

[2] Mémoires de Retz.

[3] Motteville.

[4] N'avons-nous pas vu, de nos jours, la justification de cette théorie, lorsque, dans une autre garde bourgeoise, ceux qui criaient le plus fort : Vive la Réforme ! étaient précisément ceux qui avaient le plus à redouter la fin du mois ?

[5] Cette aventure du chancelier donna lieu à une plaisanterie, qui prouve que déjà le jansénisme aimait à se montrer dans toutes les affaires. Le chancelier était l'adversaire des jansénistes, le duc de Luynes était un adepte de la secte. On fit courir les vers suivants sur la protection qu'il avait donnée généreusement à un ennemi.

Dans ce dernier soulèvement.

(Chose bien digne de notre âge),

Saint Augustin a vu Pelage

Dans un étrange abaissement.

La pauvre grâce suffisante

Toute pâle et toute tremblante

Chez l'efficace eut son recours :

Elle y fit amende honorable

Pour expier l'erreur dont elle était coupable

D'avoir cru qu'on se peut sauver sans son secours.

[6] Mémoires de Retz.

[7] Omer Talon.

[8] Mémoires de Retz.

[9] Sonnets consacrés par du Pelletier à Broussel ; dans l'un c'est la France qui parle, dans l'autre c'est l'auteur.

[10] Omer Talon. Mazarinade de cette époque.

[11] Mémoires d'Omer Talon et de Motteville.

[12] Omer Talon.

[13] Mémoires de Retz.

[14] Remontrances de la chambre des comptes à la reine régente, 14 octobre 1648.

[15] Le principe de la liberté individuelle était loin d'être bien compris à cette époque ; les arrestations arbitraires paraissaient une garantie nécessaire à l'autorité royale, comme le fait voir le passage suivant des Mémoires de mademoiselle de Montpensier :

C'était terriblement borner l'autorité du roi, et c'était bien là un article passé en minorité. Quoiqu'il faille rendre la justice à tout le monde, il est des crimes qui ne vont pas à la mort, et qui toutefois doivent obliger le roi à retenir les gens en prison, sans rendre compte des sujets pour lesquels on les y met. Comme il ne doit compte de ses actions qu'à Dieu, il était bien rude que l'on voulût par cette déclaration le contraindre à le rendre au parlement. Je suis née d'une qualité si peu propre à approuver cet endroit de la déclaration, qu'il est vraisemblable que les gens qui y sont inférieurs l'approuvent par la pente naturelle que chacun aurait à être martre. Il me semble que l'autorité d'un seul tient tant de la Divinité que l'on devrait avec joie et respect s'y soumettre par son propre choix, quand Dieu ne nous y aurait pas fait naître.

[16] Mémoires d'Omer Talon, Motteville, Retz.