HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN

 

CHAPITRE III. — La misère publique et le jansénisme, préludes de la Fronde.

 

 

II. — Développement public du jansénisme. - Arnauld. - Le livre de la Fréquente Communion. - Les Molinistes. - Ardeur des femmes pour la nouvelle doctrine. - Commencement des petites écoles et des solitaires de Port-Royal. - Le jansénisme s'allie à l'opposition politique.

 

Les souffrances de la nation, fruit de la politique et de la guerre, donnaient la popularité à l'opposition de la magistrature. Dans le même temps, le luxe, les plaisirs, la galanterie, fruit du relâchement des mœurs, venaient en aide à une opposition religieuse qui ne flattait pas moins l'esprit de contradiction si naturel en France. La première de ces résistances se fondait sur l'interprétation abusive d'un droit politique mal défini ; la seconde sur l'interprétation hérétique d'un mystère chrétien, sur l'exagération de la morale, en un mot sur le jansénisme.

Jusqu'à la mort de Richelieu, le jansénisme était un parti secret, et, pour ainsi dire, une science occulte. Il s'insinuait furtivement dans le monde par des lettres, des confidences, des bruits incomplets, et surtout par la réputation de vertu de ses chefs, à laquelle le mystère ajoutait son prestige. On savait vaguement que les partisans de l'évêque d'Ypres n'étaient pas très-favorables aux succès du roi de France, qu'ils élevaient haut la puissance des évêques pour rabaisser celle du pape, qu'ils accordaient tant d'efficacité à la grâce divine sur les actions de l'homme, qu'ils menaçaient d'anéantir la liberté humaine. On avait encore entendu dite que les religieuses de Port-Royal faisaient peu de cas de la morale de l'Église présente, qu'elles honoraient médiocrement les saints, et n'approchaient qu'avec réserve des sacrements de pénitence et d'eucharistie. Mais où était le corps de cette doctrine ? Quand elle parlait tout haut, c'était en latin, dans de gros livres inabordables au grand nombre, dans une langue dogmatique compréhensible aux seuls métaphysiciens. A l'exception des théologiens et de ces religieuses façonnées par des docteurs spéciaux, qui songeait à aborder le Petrus Aurelius ou l'Augustinus ? Il fallait au jansénisme un interprète qui le mit en langue vulgaire, qui le rendit populaire, par cette méthode et cette clarté française, qui est toujours la dernière expression de la pensée humaine. Cet interprète se présenta dès le commencement de la régence ; cette révélation fut le livre de la Fréquente Communion.

L'abbé de Saint-Cyran était sorti de prison au moment où arrivait en France la bulle d'Urbain VIII qui condamnait le livre de Jansénius. Ils en font trop, avait dit l'hérésiarque, il faudra leur apprendre leur devoir. Il n'eut pas le temps de donner lui-même cette leçon ; il mourut en octobre 1643, et, sauf les honneurs que ses amis affectèrent de rendre à son tombeau et à ses membres partagés comme des reliques, son nom et son action disparurent rapidement. Il eut pour successeur Antoine Arnauld, le dernier, le vingtième enfant de cette mère si féconde en ennemis du mariage. Le jeune prêtre, qu'on appela depuis le Grand Arnauld, avait 31 ans ; il était docteur de Sorbonne ; il avait étudié la langue française, avec ce soin que les gens de Port-Royal mettaient à préparer leurs moyens de succès ; il s'était fait un style ferme, sans agrément, mais correct et régulier, où l'on peut constater un progrès dans la prose française, où les femmes même trouvèrent un langage assez élevé pour en oublier leurs romans[1]. Deux mois avant la mort de Saint-Cyran (août 1643), il publia le dernier manifeste du jansénisme qui contenait et résumait tous les autres. Ce livre avait pour titre : De la Fréquente Communion, ou les sentiments des Pères, des papes et des conciles touchant l'usage des sacrements de pénitence et d'eucharistie. Le sous-titre annonçait suffisamment le réformateur universel, le maitre qui s'offrait non-seulement aux simples fidèles, mais au clergé lui-même : pour servir d'adresse aux personnes qui pensent sérieusement à se convertir à Dieu, et aux pasteurs et confesseurs zélés pour le bien des âmes. L'épigraphe était encore plus solennelle ; par sa brièveté, par une réminiscence de l'Église primitive : SANCTA SANCTIS, elle faisait entrevoir la sévérité de la doctrine. Enfin l'approbation de plusieurs évêques, dont le livre était accompagné, semblait répondre d'avance aux attaques que l'auteur pouvait prévoir.

Dès la préface, Arnauld se rattachait au Petrus Aurelius, en infirmant d'une manière indirecte l'autorité du pape par l'égalité qu'il établissait entre saint Pierre et saint Paul, deux chefs de l'Église qui n'en avaient fait qu'un. D'où l'on pouvait conclure que l'autorité des deux n'avait pu passer régulièrement à un seul, et qu'un successeur unique de deux apôtres n'était pas de droit divin. Dans le corps même de l'ouvrage, il ébranlait encore la hiérarchie, par l'amplitude des pouvoirs qu'il reconnaissait au simple prêtre ; en soutenant que le prêtre enfermait en lui seul avec éminence toute l'Église, il reproduisait ce directeur, si bien démasqué par un historien moderne[2] dans l'ouvrage de Saint-Cyran.

Quant au sujet fondamental du livre, son but réel était directement contraire à son titre ; car il allait évidemment à détourner les chrétiens de la communion fréquente. Par un art perfide de citer et de grouper des textes, il paraissait établir, avec l'autorité des Pères et des siècles primitifs, que la communion n'est permise qu'aux parfaits, sancta sanctis, qu'elle doit être longtemps attendue et justifiée par une privation qui est le plus grand hommage à Dieu. Or par là il condamnait implicitement l'usage de l'Église qui pousse les fidèles à une pratique différente ; et il appelait même cette familiarité avec les choses saintes une luxure spirituelle. Avec la même méthode de preuves et de raisonnements, il donnait à penser que l'Église s'était corrompue dans l'administration du sacrement de pénitence, que, pour être fidèle aux anciens canons, à la tradition, au sentiment des Pères, il convenait de faire longtemps attendre l'absolution au pécheur, de l'éprouver par de longues pénitences, même publiques, et par une grande habitude de l'amour de Dieu. Et par la gravité que ces pénitences attribuaient aux fautes de l'homme, il rendait la vie chrétienne impossible ; il érigeait en péchés mortels les simples imperfections ; il proscrivait les actions les plus indifférentes. Ses disciples étaient fondés, comme ils le firent une fois, à priver une femme de la communion pascale pour avoir mis de la dentelle à son mouchoir[3].

La Fréquente Communion contenait le jansénisme tout entier. Mais comme, en dehors de la question des sacrements, elle ne touchait les autres points de la doctrine que par leurs rapports nécessaires avec son objet, Arnauld compléta la révélation par un autre ouvrage destiné à faire connaître Jansénius, et également écrit en français. Le neveu de Saint-Cyran venait de lancer dans le monde l'apologie de son oncle (1644). Dans un style pur et d'un air fort chrétien, il exaltait ce nouveau Basile, ce nouveau Chrysostome, ce nouvel Ambroise, émule fidèle de ces Pères et persécuté comme eux. Arnauld publia en deux fois (1644-1645), l'apologie de l'évêque d'Ypres. Il n'y mit pas son nom, il ne se recommanda d'aucune approbation, mais il se fit reconnaître à son langage et à son zèle acerbe contre ses adversaires. Peu de personnes étaient capables de lire l'Augustinus tout entier. La forme de ce gros traité, sèche, scolastique, rebutait des esprits impatients de comprendre vite, et novices en ces matières. Dans l'apologie au contraire, les détails trop arides étant supprimés, les matières épineuses et profondes de la théologie revêtaient un extérieur agréable, capable d'attirer la curiosité des honnêtes gens. On croyait y comprendre les mystères qui avaient paru jusque-là au-dessus de la portée humaine. On n'y trouvait pas trop pédantesques les citations de l'histoire et des conciles. L'apologie de Jansénius fut lue avec avidité. Un contemporain dit expressément que depuis il ne se fit rien de plus heureux que cet ouvrage pour donner de la réputation au parti. Ainsi c'est bien par les livres d'Arnauld que commença la diffusion du jansénisme dans le public. Un autre contemporain, la Rochefoucauld, constatait cette vérité quand il appelait mesdames de Sablé et de Guémené les fondatrices du jansénisme, parce qu'une querelle de ces deux femmes avait donné occasion au livre de la Fréquente Communion. La nouvelle doctrine était enfin livrée à tous les esprits ; la publicité lui assura bientôt la popularité.

Il y eut à ce succès plusieurs raisons :

Premièrement la cour, la régente surtout, n'était pas favorable au jansénisme. Ce devint une manière d'opposition, un genre d'indépendance, que d'exalter une doctrine que l'autorité n'aimait pas.

2° Les beaux esprits trouvèrent une nouvelle satisfaction à se lancer dans l'examen de questions si hautes. Ce fut une autre forme du genre précieux, de la vanité des importants.

3° Le jansénisme était une réclamation contre les mœurs faciles du siècle. Les uns, de bonne foi, s'y jetèrent comme dans une réforme d'autant 'plus nécessaire que le dérèglement était plus coupable. Les autres, sans se réformer eux-mêmes, crurent se faire honneur en rendant hommage à une rigidité qu'ils ne prétendaient pas égaler, comme on voit, quand les hommes sont réunis, des libertins, connus par leurs désordres personnels, se prononcer hautement pour la morale.

4° Enfin le jansénisme donnait un prétexte religieux à l'omission des pratiques religieuses. Il ouvrait un refuge honnête à la négligence ou à l'incrédulité. Dans un siècle où personne ne pouvait répudier ouvertement le christianisme, c'était une ressource commode que de se couvrir de son nom pour s'affranchir de ses lois. Il dut y avoir, alors et depuis, des gens du monde qui ne se piquèrent d'être jansénistes qu'en un point, la sobriété ou l'abstinence des sacrements[4]. Au lieu de l'hypocrisie de la vertu, on eut l'hypocrisie de l'indignité.

La Fréquente Communion éblouit d'abord, et ne se laissa pas pénétrer à la première vue. Comme l'auteur prétendait ne rien imposer à personne, mais proposer son sentiment, comme il se défendait de l'intention de rien innover dans l'Église, et qu'il affectait une grande pureté de morale, on n'aperçut pas les conséquences inévitables des principes posés, les mauvaises maximes enfermées dans les bonnes. Le livre avait en outre pour lui quinze approbations d'évêques ou archevêques. On a su plus tard, par les témoignages les plus respectables, entre autres par celui de Vincent de Paul[5], que plusieurs de ces approbateurs avaient signé sans avoir lu. Mais le public l'ignorait et pouvait se croire en toute sécurité sous cette garantie épiscopale. On lut le livre avec ardeur ; avec admiration ; il fut même un moment dangereux de le contredire ou de le dénoncer. Un jésuite, le P. Nouet, se trouva mal de cette audace ; il avait, dans une paroisse de Paris, signalé le péril, découvert le fond de la doctrine, et averti de leur imprévoyance les prélats qui avaient prêté leurs noms. Le parti jeta les hauts cris, appela à son aide les quinze évêques que l'assemblée générale du clergé avait réunis à Paris ; il fit réclamer par eux une rétractation. Le P. Nouet la donna, par ménagement pour les évêques, mais sans maintenir assez explicitement l'accusation contre le livre. (20 nov. 1643.)

Cependant la réflexion vint rompre le cours de la surprise. Après avoir lu, on discuta le livre dans les familles, dans les sociétés ; la lutte des explications dégagea les points importants. Les adversaires déclarés ne manquèrent pas à leur tour. Personne ne mit alors au service de la vérité et du bon sens-un nom plus illustre, une position plus haute que le prince de Condé, père du vainqueur de Rocroi. Il composa et fit publier contre le livre d'Arnauld des Remarques chrétiennes et catholiques (1644) ; depuis il ne cessa de conférer avec le nonce ou avec Vincent de Paul sur ces matières, et de prémunir la reine contre la séduction ; ce fut encore un des soins, une des préoccupations de ses derniers moments. Le chancelier Séguier avait depuis longtemps de l'antipathie pour les Arnauld, et en particulier pour Lemaitre qui avait prétendu le morigéner et le convertir à la vie solitaire ; il retira à l'imprimeur le privilège général qu'il lui avait donné une fois pour toutes, et dont celui-ci avait usé pour publier la Fréquente Communion. Le premier président, Mathieu Molé, avait paru favorable au parti ; mais, son nom ayant été mêlé dans l'apologie de Saint-Cyran, il se plaignit d'une révélation faite sans son aveu, et déclara qu'il ne voulait plus entendre parler de rapports avec ces gens-là. On lui renvoya l'argent qu'il avait prêté à Saint-Cyran, à sa sortie de prison, pour acheter des livres ; ce procédé consomma la rupture[6]. La reine surtout se montra inaccessible. Qu'elle ait été prévenue contre le jansénisme par sa confidente la marquise de Sennecey, ou par l'abbé de Pons qui avait administré Saint-Cyran et n'avait pu lui donner que l'extrême-onction, cela est possible. Mais elle avait d'elle-même un grief plus chrétien et moins suspect ; elle était rebutée, comme elle l'a dit souvent, par les médisances qu'on faisait à Port-Royal de ceux qui n'en étaient pas ; car on n'avait, selon eux, de probité ni de christianisme qu'autant qu'on entrait dans leurs sentiments et qu'on était de leurs amis. Elle était fatiguée des menées d'Arnauld d'Andilly, qui avait voulu, dès le début de la régence, s'insinuer dans sa confiance pour être précepteur du roi. Elle l'avait vu à genoux aux pieds de son lit, et l'avait laissé chasser par Beaufort ; elle l'avait revu dans son appartement cherchant à obtenir des entretiens secrets, et elle les lui avait toujours refusés. L'austère courtisan, éconduit, s'était retiré à Pomponne, où il cultivait ses arbres fruitiers ; de là il envoyait à la reine des pèches et des pavies. La reine les mangeait, les trouvait bonnes, et en offrait à ses amies en disant qu'au moins les fruits de M. d'Andilly n'étaient pas jansénistes. Mais elle tenait bon contre les intentions de l'homme, et quand Simon Arnauld, depuis le marquis de Pomponne, voulut acheter la charge de secrétaire des commandements de la reine, avec l'argent que ses amis avaient amassé dans ce but, elle s'y opposa absolument. Le fils n'entra pas plus que le père à la cour[7].

Mais les jansénistes ne se déconcertaient pas pour si peu. Ils avaient tant de confiance dans leur mérite personnel. Un jour, on s'étonnait devant Arnauld d'Andilly que son frère, le jeune docteur, sans aucun usage du monde, eût pu écrire si bien et si poliment. M. d'Andilly répondit qu'il n'y avait pas lieu de s'en étonner, et qu'il parlait simplement le langage de sa maison[8]. Ils ne comptaient pas moins sur la faveur des beaux-esprits dont le grandiose de pensées et de sentiments avait un point de contact avec leur idéal de perfection ; ils en avaient déjà plus d'un témoignage. Balzac, le père de l'éloquence, n'avait-il pas écrit à l'occasion de la Fréquente Communion : Quoique j'aie plus besoin qu'homme du monde de douceur et d'indulgence, en cette occasion je suis pour celui qui me menace de la foudre contre ceux qui ne me promettent que de la rosée[9]. Et ne continuait-il pas en exaltant la force de la plume de M. Arnauld, en prédisant qu'elle serait le bâton de vieillesse de l'Église et peut-être son dernier appui. Si des hommes puissants se montraient ouvertement hostiles, ne pouvait-on pas espérer, de l'esprit de division trop fréquent dans les familles, un secours d'autant plus vif qu'il se ranimerait sans cesse dans l'amour de la contradiction ? Le prince de Condé avait écrit contre eux, mais la duchesse de Longueville tournait les yeux vers Port-Royal. Quoiqu'elle ne pensât guère à renoncer aux avantages de la galanterie, elle avait lu le fameux livre ; elle en était charmée comme du sonnet de Benserade ; elle disait que si un jour elle devenait dévote, elle serait de ce parti-là, et elle donnait l'exemple des plaisanteries contre les Réflexions chrétiennes et catholiques de son père. Combien d'autres femmes du monde trouvaient leur compte à soutenir cette nouveauté hardie ; les unes, comme la princesse de Guéméné, cette amante de Retz si impitoyablement dénoncée par lui, pour dissimuler leurs désordres sous des dehors de perfection ; les autres, comme madame de Brienne, par la vanité de traiter de si hautes questions, ou comme la 'duchesse de Liancourt, par le plaisir d'entendre raconter les merveilles de la doctrine de saint Augustin. On avait déjà un camp dans la haute société, bien disposé à la lutte ; il ne fallait que lui envoyer des renforts.

On ne négligea rien pour les gagner. Par l'entremise d'un évêque d'Amiens devenu scrupuleux après une vie licencieuse, on lança sur son diocèse une mission dirigée par Port-Royal, gt destinée à relever, en face du relâchement moderne, la rigidité des mœurs primitives. Les esprits s'agitèrent presque jusqu'à la sédition ; il y fallut l'intervention du gouverneur de la province, du conseil privé du roi, du conseil d'État, qui eurent à la fin raison, et imposèrent silence aux deux missionnaires. A Paris, on travailla à faire arriver aux principales cures des partisans de la doctrine, et par une intrigue patiente on glissa dans la cure de Saint-Merry Nicolas Duhamel, qui, dans une paroisse du diocèse de Sens, avait déjà introduit la pénitence publique. Saint-Merry, par sa situation, était un centre commode pour débiter la nouvelle morale. Duhamel avait des façons souples, insinuantes, un visage populaire, propre à gagner les femmes ; il prêchait tant qu'on voulait ; il se rendait facilement le maitre des esprits ; nul ne fut plus habile à enseigner à ses pénitentes le renoncement aux richesses et les donations en faveur des œuvres pieuses. En même temps paraissait dans les chaires les plus retentissantes le P. Desmares, de l'Oratoire, prédicateur vigoureux, d'un ascendant irrésistible ; il tonnait contre les ameublements superbes ; la somptuosité des tables, l'immodestie dans les vêtements des femmes, le dérèglement général des mœurs. Que pouvait-on imaginer de plus populaire et de plus irréprochable ? Mais, par contre, on faisait la guerre, on suscitait des embarras, des ennemis, aux curés qui combattaient les enfants de Jansénius. On désignait particulièrement à la haine le curé de Saint-Sulpice, Ollier, l'ami de Vincent de Paul, et pourtant ce n'était ni l'amour des richesses, ni la mollesse dans le service de Dieu, ni l'indulgence pour l'immoralité, qu'il était permis d'articuler contre cet énergique réformateur. Nous n'avons pas la preuve que la sédition, sous laquelle le curé de Saint-Sulpice faillit succomber en 1645, ait été dirigée ou inspirée par le parti. Mais il y a une coïncidence fâcheuse entre la date de cette émeute, et les imputations qui partaient à ce moment de Port-Royal contre le saint prêtre.

On joignait à cette lutte par la prédication et les pamphlets l'arme du ridicule. Une bonne manière de déprécier ses adversaires, c'était de livrer à la dérision publique leurs noms et leurs personnes. Pendant qu'on se parait d'une des plus grandes renommées de l'Église, de la puissance de saint Augustin, il parut ingénieux d'attribuer à un homme obscur les arguments de ceux qui n'interprétaient pas saint Augustin comme on le faisait à Port-Royal. Un jésuite espagnol, Louis Molina, à la fin du XVIe siècle, avait publié un livre intitulé : La Concorde de la liberté de l'homme avec la volonté de Dieu. Dieu, disait cet auteur, par sa science et sa prescience infinies, voit dans le trésor de ses grâces, celles auxquelles l'homme ne résistera pas, quoiqu'il puisse y résister, et ce sont celles-là qu'il propose à la liberté de l'homme. Ainsi la grâce qu'il donne, par cette connaissance et dans cette vue, a toujours son effet sans blesser la liberté ; la flexibilité de la volonté de l'homme s'accorde avec la fermeté immuable de la volonté de Dieu[10]. Cette explication, longuement examinée à Rome, y avait été déclarée saine d'hérésie ; elle est encore aujourd'hui admise à titre d'opinion. Il y avait des jésuites qui la soutenaient, d'autant mieux que Molina s'était inspiré des mémoires de Laynez et de Salmeron et des souvenirs du concile de Trente. Les partisans de Jansénius le prirent spécialement à partie. Ils trouvaient dans cette tactique un double avantage ; ils frappaient les jésuites dans un d'entre eux, et ils avaient surtout à cœur d'abattre les jésuites qui ne les laissaient pas respirer depuis l'apparition de l'Augustinus ; ils avaient ensuite beau jeu à rire d'un adversaire à peu près inconnu la veille, et qui ne se révélait que par leurs attaques. Il fut donc convenu que quiconque se permettait de leur résister appartenait à l'opinion de Molina, et que Molina était le seul rival qu'on eût à opposer à saint Augustin. Cette comparaison toute seule leur semblait un argument décisif. Ils demandaient avec ironie si l'on pouvait hésiter entre saint Augustin et Molina, entre le docteur reconnu de la grâce et ce nouveau venu, petit professeur de théologie à l'université d'Evora, entre cette autorité consacrée par les siècles et par la science, et ce moderne qui n'avait eu que des imaginations. Ils imposèrent ainsi à leurs adversaires le nom de Molinistes, qui retentit bientôt dans les déclamations, les disputes et les ruelles ; ils parvinrent à le rendre ridicule à bien des esprits dans le temps même et dans la postérité. Cependant il ne leur a été donné, ni de rabaisser cet ennemi autant qu'ils l'espéraient, ni de s'élever eux-mêmes à la hauteur où aspirait leur ambition. Ils eurent beau prétendre ne procéder que de saint Augustin, répéter sans cesse le nom, la doctrine, les arguments de saint Augustin, ils ne purent effacer le souvenir de leur origine récente, le nom de leur véritable auteur. Ils n'ont jamais été que les jansénistes, et Molina lui-même, grâce à leur colère, leur a dû, dans la doctrine contraire et dans l'opinion publique, une importance égale à celle de leur maître.

Une contradiction fort sérieuse vint troubler la joie de leurs premiers succès. La Fréquente communion et en particulier la préface, avaient été dénoncées à Rome par plusieurs évêques, entre autres par Raconis, évêque de Lavaur. Mazarin, fort indifférent au fond des doctrines, et d'ailleurs mal disposé pour le pape Innocent X, aurait bien voulu ne pas intervenir dans le débat ; il avait même trouvé une raison pour soustraire la querelle aux délibérations de l'assemblée du clergé. La reine, plus décidée, avait ordonné à Arnauld de se rendre à Rome pour s'y justifier. Arnauld hésita, il allégua sa santé incapable de supporter un long voyage. Il parvint à émouvoir le parlement de Paris en sa faveur. Ce jugement remis au Saint-Siège, les magistrats le trouvèrent préjudiciable aux libertés de l'Église de France qui devait juger elle-même ses sujets ; ils prirent feu non-seulement pour l'affaire particulière et la personne du sieur Arnauld, mais pour la conséquence et pour l'avenir[11]. Ce conflit permit à l'inculpé d'éluder le voyage, surtout en se cachant au faubourg Saint-Marceau, sous l'ombre des ailes de Dieu, disait-il lui-même, ou plutôt chez un contrôleur des ponts et chaussées. Mais le procès était engagé à Rome et suivait son cours. La question des deux chefs qui n'en font qu'un devenait vive. Des évêques français écrivaient contre cette erreur ; le neveu de Saint-Cyran répondait par trois brochures ; deux docteurs de Sorbonne allaient à Rome défendre Arnauld, et imputaient à la Faculté de Paris la complicité avec leur doctrine. Une décision devenait nécessaire.

Vincent de Paul contribua à la déterminer. Le héros de la charité n'apportait dans cette lutte aucune passion, mais seulement l'autorité de sa simplicité et de sa douceur jointe à une théologie ferme, à un art de raisonner sans éclat qui n'en trouvait pas moins les meilleurs arguments. Il avait combattu Saint-Cyran sans aigreur, il s'était séparé de lui sans haine. Il employa les mêmes armes contre Arnauld. Il fit passer à Rome les livres qui le réfutaient, il appela l'attention des cardinaux sur les textes cités dans ces ouvrages, qui tranchaient la question. Il protestait au nom de la Sorbonne contre l'erreur qu'on imputait à cette savante compagnie, et demandait pour elle une déclaration capable de la justifier de tout soupçon[12]. La Sorbonne, de son côté, venait en effet de condamner la doctrine des deux chefs, et enlevait par là tout crédit aux deux docteurs qui avaient voulu la compromettre. La cour de Rome n'hésita plus (1647). Elle censura la doctrine des deux chefs, comme contraire à la monarchie du Saint-Siège, comme pernicieuse à l'Église par les conséquences qu'on en pouvait tirer. Les jansénistes durent subir ce jugement ; ils n'ont même jamais essayé de le nier. Leurs plus naïfs et plus fidèles partisans reconnaissent qu'il y eut sur ce point condamnation du livre d'Arnauld[13].

Mais l'opposition du pape, comme celle de la reine, pouvait se perdre dans l'éclat des discussions triomphantes qui, dans bien des salons, imposaient la doctrine nouvelle, des conversions qui en dénotaient la puissance, des adhésions illustres qui commençaient à la constituer en parti. L'empire du jansénisme s'étendait surtout par les femmes. On ne parlait que de saint Augustin dans les ruelles. Il n'y avait pas de femme d'esprit qui ne se piquât de dire son sentiment sur la grâce et la prédestination qui sont des mystères aux plus grands théologiens[14]. On en trouve bien une, à ce moment, même, qui se permet de blâmer cet enthousiasme et le qualifie de témérité, qui ose faire la part aux femmes et à l'esprit humain en général. Madame de Motteville — car il est juste, et plus que jamais, de la citer par son nom — donnait un bien sage exemple : Il nous en coûte si cher, dit-elle, d'avoir voulu apprendre la science du mal, qu'il vaut mieux les ignorer (ces mystères) que de les apprendre, particulièrement à nous autres qu'on accuse d'être cause de tout le mal. Nous voyons de si grands hommes, avec tout leur esprit et toute leur science, se perdre dans des hérésies qu'ils croyaient avoir puisées dans l'Écriture.... Toutes les fois que les hommes parlent de Dieu sur les mystères cachés, je suis toujours étonnée de leur hardiesse, et je suis ravie de n'être pas obligée de savoir plus que mon Pater, mon Credo et les commandements de Dieu. Sur le chapitre dont je parle, je sais qu'il me suffit aussi de croire que nous n'avons rien que nous n'ayons reçu, que je ne puis faire aucun bien sans la grâce de Dieu, et qu'il m'a laissé mon libre arbitre. Plus loin que cela, ce ne sont que des disputes, de dangereux précipices, pour ceux qui, voulant y chercher de la gloire, peuvent s'égarer ou périr par cette voie[15]. Voilà, certes, un suprême bon sens qui ferait honneur à un théologien ; mais précisément ce bon sens ne fait pas de bruit ; tant de raison entraîne trop d'obscurité. Il y avait bien plus de gloire à affronter le feu des disputes, à se mêler aux combattants et aux triomphateurs. On ne voyait pas sans émulation des femmes d'un grand nom s'enfoncer dans les abîmes de la science divine, citer l'histoire des semi-pélagiens, le concile d'Arles, le second concile d'Orange ; en vérité il suffisait d'être janséniste pour devenir savante. La morale, de son côté, n'était pas moins séduisante : si pure, si désintéressée, si nouvelle surtout et si contraire à l'esprit d'une nation légère et mondaine, elle suffisait à distinguer celles qui en faisaient profession ; c'était déjà attirer les regards que de prôner cette vie extraordinaire ; c'était se recommander à l'estime d'un peuple aussi sensible, aussi affectionné aux bonnes choses qu'était celui de Paris. Enfin c'était former à la cour le parti de la dévotion, le seul alors qui semblât possible pour les femmes.

Cette morale n'était pas non plus stérile en avantages temporels : sa diffusion dans les paroisses accroissait sensiblement les finances de Port-Royal. Les sermons de Desmares, contre le luxe et contre l'opulence des hommes d'affaires, étaient suivis de grandes conversions. Des gens du monde, et surtout des femmes, portaient une partie de leurs biens à la maison d'où leur venait la lumière et la grâce. De bonnes âmes, tristes et confiantes, y venaient chercher un refuge, et payaient l'hospitalité jusqu'à leur mort du don de leur fortune ; telle la marquise d'Aumont qui n'abandonna pas moins de 400.000 livres[16]. On usa de cette libéralité pour donner plus d'éclat à ces murs déjà illustres et à la vertu de leurs habitants. On paya une partie des dettes, et on se mit à reconstruire l'église. La première pierre en fut posée en avril 1646 par mademoiselle de Longueville, et la dédicace en fut faite dès l'année suivante, le jour de la Trinité, par l'archevêque de Paris. On y appela un grand concours de personnes de qualité, on y déploya toute la magnificence compatible avec la simplicité des réformateurs. On fit surtout du nouveau monument une protestation extérieure contre les attaques dont le jansénisme était l'objet. Arnauld était suspect de détourner les chrétiens de la fréquentation de l'Eucharistie ; la nouvelle église fut dédiée au Saint Sacrement. Les religieuses de Port-Royal étaient accusées d'éloignement pour la fréquente communion ; elles prirent le nom de filles du Saint-Sacrement. Elles appartenaient à l'ordre de Cîteaux, dont elles portaient l'habit ; elles substituèrent au scapulaire noir une croix rouge sur un scapulaire blanc, symbole de leur dévotion fervente au Saint Sacrement. Enfin, elles s'engagèrent à l'adoration perpétuelle, et firent vœu de se relever les unes les autres, jour et nuit, d'heure en heure, devant le Saint Sacrement. La manœuvre atteignit son but ; car, dit un contemporain leur adversaire, cette pratique rétablit leur réputation, parce que, en matière de religion, les actions sont toujours crues plus que les paroles, et la persévérance de cette conduite leur fit bien honneur[17]. Cependant l'adoration n'était pas la fréquentation ; elle n'a pas changé l'esprit de la secte ; elle n'empêchait pas, trente ans après, madame de Sévigné de prêcher à sa fille la communion rare ; et à l'époque même où elle s'établit, elle ne ramenait pas aux pratiques catholiques ceux qui avaient appris d'Arnauld à s'en éloigner.

Il convient, en effet, de compter parmi les succès du parti, ce triste résultat du livre d'Arnauld, déjà visible quelques années après la publication. Vincent de Paul en gémissait avec une persévérance qui dénote une observation suivie, non une impression passagère. La lecture de ce livre, écrivait-il, au lieu d'affectionner les hommes à la fréquente communion, les en retire bien plutôt. L'on ne voit plus cette hantise des sacrements qu'on voyait autrefois, non pas même à Pâques. Plusieurs curés se plaignent qu'ils ont beaucoup moins de communiants que les années passées. Saint-Sulpice en a trois mille de moins. L'on ne voit quasi personne qui s'en approche les premiers dimanches du mois et les bonnes fêtes. Il reproduit ailleurs la même pensée, distinguant bien, dans l'ouvrage incriminé, ce qui pouvait être fondé en raison de ce qui constituait le danger. Il peut être ce que vous dites, que quelques personnes ont pu profiter de ce livre en France, en Italie. Mais, pour une centaine qui en ont profité à Paris, en les rendant plus respectueux en l'usage des sacrements, il y en a pour le moins dix mille à qui il a nui, en les en retirant tout à fait[18]. Décidément le jansénisme était une arme contre le christianisme, un moyen de défection secrète ; il n'y a nulle témérité à reconnaître, dans ce regrettable service, une des causes de son développement.

Il avançait encore par d'autres voies. Il mettait la main sur l'éducation de la jeunesse, il exécutait à Paris le plan même de Saint-Cyran. Les petites écoles n'avaient été d'abord qu'une ébauche. Quelques rares enfants, choisis dans des familles amies, avaient seuls occupé l'attention de Lancelot ; ils avaient presque toujours habité obscurément Port-Royal des Champs. Mais en 1646 on jugea le temps venu de se montrer au centre même de la lutte. Les petites écoles furent établies dans le cul-de-sac de la rue Saint-Dominique-d'Enfer. Les maîtres se multiplièrent, on y vit Nicole à côté de Lancelot. Un nouveau système d'éducation, dont il serait injuste de ne pas reconnaître les bonnes parties, vint se poser en face des Jésuites et des collèges de l'Université. Peu d'élèves dans la maison pour rendre le gouvernement plus facile, peu d'élèves à chaque maitre pour rendre au maitre la connaissance de l'élève plus complète et la surveillance plus efficace ; étude des langues anciennes et même des langues modernes, de la logique et des sciences, par des méthodes plus attrayantes, en général, que la routine du siècle, tel est en deux mots le progrès proposé par Port-Royal pour l'instruction de la jeunesse. Ils y ont joint des tendances et des pratiques jansénistes que nous apprécierons ailleurs. Mais la réforme qu'ils ont opérée dans l'instruction a laissé des traces utiles. a Port-Royal, dit M. Sainte-Beuve, parait s'être proposé deux buts : d'une part, faire pénétrer l'étude chez les gens de qualité ; d'autre part, décrasser et humaniser les gens d'étude. Ils ont tiré de ces efforts une importance qui les a bien servis, et qui a fait illusion à beaucoup de gens sur les dangers et même sur la réalité de leur hérésie.

Ils grandissaient enfin par les adhésions illustres qu'ils recevaient successivement, par la considération des hommes qui venaient se ranger sous leur conduite, et mettre à leur disposition ou un talent supérieur ou l'influence d'une haute valeur sociale. Leur dessein de reproduire la vie chrétienne primitive trouvait des adeptes dans toutes les conditions. Déjà les deux Lemaitre, Lancelot, Vitart, avaient tenté de ranimer à Port-Royal des Champs la vie des pères du Désert, et essayé de la solitude et du travail des mains. L'exemple avait profité ; depuis 1643 les solitaires commençaient à faire nombre. On y voyait des médecins : Pau, ancien serviteur du comte de Soissons tué à la Marfée, Hamon, tout brillant de savoir, d'esprit et d'éloquence ; des ecclésiastiques, Bouillé, chanoine d'Abbeville, et l'abbé de Pont-Château ; des hommes du monde, assez riches pour faire des acquisitions utiles à la communauté, Dugué de Bagnols qui acheta le château des Trous, Meignart de Bernières qui acheta le château de la Chesnaie ; au milieu d'eux Arnauld d'Andilly, cet aîné de la famille qui devait s'appeler le grand solitaire. Là se trouvaient réunis les travaux de l'esprit et le travail des mains. A côté de d'Andilly et des Lemaitre qui composaient, traduisaient, se perfectionnaient sans relâche dans la pratique du beau langage, le chanoine d'Abbeville plantait des vignes à la ferme de Granges, et l'abbé de Pont-Château était son apprenti jardinier. On abaissait à des emplois vulgaires ceux qui avaient quelque distinction de naissance et d'esprit ; on apprenait à chacun à se servir soi-même et à confectionner les objets à son usage. Quelques adversaires pouvaient en rire, et appeler les solitaires des sabotiers. Rien n'était plus capable de saisir un siècle frivole, au moins par le contraste, et de le porter au respect, que cette simplicité antique, que cette sévérité primitive qui prétendait ne laisser entre les hommes d'autre différence que celle de la grâce et de la vertu. Aussi bien ce genre de vie n'avait rien en soi d'hérétique. Encore quelques années, et l'abbé de Rancé rétablira le travail des mains à la Trappe conformément à la règle de saint Benoît, sans que personne puisse reconnaître dans cette réforme une nouveauté blâmable. Quels que fussent intérieurement les desseins de ceux qui conduisaient Port-Royal, on ne pouvait voir du dehors dans cette pratique des solitaires qu'un titre de plus à l'admiration.

Mais de toutes les adhésions, les plus capables d'assurer l'avenir étaient celles que le parti obtint vers la fin de 1647, à la veille des troubles de la Fronde. Nous nommons Pascal, par respect pour la date. En 1647, il commença à fréquenter Port-Royal. Depuis un an déjà, fatigué de l'étude et de l'altération de sa santé par le travail, il avait pris, dans les livres de Saint-Cyran et d'Arnauld, un grand dégoût de l'orgueil et de la passion que l'homme mêle au désir d'apprendre. Il allait aux sermons de Singlin, le directeur de Port-Royal de Paris et le grand prédicateur du lieu. Toutefois, comme il laissa passer encore quelques années avant de se faire solitaire, et de mettre au service du jansénisme le plus grand talent qui ait défendu l'hérésie, nous attendrons l'époque suivante pour le produire sur la scène. Un auxiliaire qui fit plus vite sentir son concours fut le coadjuteur de Paris, Paul de Gondi, qui comprenait que le moment de remuer était enfin venu. Quel motif l'inclina du côté de Port-Royal ? Les jésuites disent qu'il n'en eut pas d'autres que la haine qu'il portait à leur ordre, l'espérance de les abattre en soutenant leurs ennemis[19]. Nous mentionnons cet avis sans l'affirmer. Les amis de Port-Royal ne voient dans la conduite du coadjuteur qu'une justice rendue à la bonté de leur cause. On ne prétend pas, dit Racine[20], le justifier de tous les défauts qu'une violente ambition entraîne d'ordinaire avec elle, mais tout le monde convient qu'il avait d'excellentes qualités, entre autres une considération singulière pour les gens de mérite, et un fort grand désir de les avoir pour amis. Nous sourions en transcrivant cette phrase, où la candeur du disciple trahit si naïvement l'esprit des maîtres et la grande estime qu'ils professaient pour eux-mêmes. Paul de Gondi n'avait peut-être ni cette haine aveugle des uns, ni ce désir ardent de l'amitié des autres. Il ne cherchait que lui et les instruments les plus capables de le porter aux affaires ; il crut les reconnaître dans le parti de Port-Royal. Il y avait là des intelligences avec les princes, la noblesse, les femmes brillantes, la fraction la plus active du clergé, et même cette popularité qui s'attache de loin au rigorisme des enseignements et des mœurs ; l'ambitieux trouvait, dans cette réunion, des intérêts de toute sorte attendant un chef qui sût les servir tous malgré leurs oppositions naturelles, des alliés de tous les rangs prêts à soutenir celui qui parviendrait à gagner chacun par l'espérance de son triomphe personnel. Ce calcul fit de lui, non' pas un janséniste, mais un ami de la secte. Il venait à Port-Royal, et il donnait saintement sa bénédiction aux religieuses qui avaient peut-être la simplicité de croire à sa vertu. Il veillait auprès de son oncle, l'archevêque de Paris, à détruire l'antipathie du prélat pour les nouveautés. Le bonhomme avait quelquefois ses colères contre les jansénistes ; il allait même jusqu'à interdire leurs prédicateurs les plus fougueux, comme il fit le P. Desmares en 1648. Mais il n'avait aucun esprit de suite, nulle énergie de volonté. Il passait d'une extrémité à l'autre dan s la même conversation. Il n'échappait pas longtemps à ceux qui entreprenaient de le gouverner. Paul de Gondi le mena presque toujours, dans les affaires politiques où il le rendit ridicule, dans les querelles religieuses où il était assez facile de démontrer que la piété elle-même avait beaucoup à gagner au succès des novateurs.

Déjà, en effet, ce sentiment de piété devenait un moyen direct d'opposition au gouvernement. C'est par là que, à côté de Paul de Gondi, le parti acquérait le duc de Luynes. Ce fils acné du premier mariage de la duchesse de Chevreuse n'imitait pas la vie désordonnée ni l'ambition remuante de sa mère. Homme d'études, il traduisait Descartes ; homme de bien, il aimait la dévotion. Sa femme, Louise Séguier, l'entretenait dans ces dispositions pieuses ; elle-même avait le zèle et le désintéressement de la ferveur ; elle aurait vendu, disait-elle, l'honneur du tabouret pour en distribuer le prix aux pauvres. Il ne fut pas difficile de faire entendre au duc de Luynes que le gouvernement du cardinal allait droit à la ruine de la religion. Le ministre disposait à son gré, selon ses intérêts, des bénéfices ecclésiastiques ; nulle probité dans le choix des sujets, nulle observation des canons anciens dans le gouvernement de l'Église, mais la profanation dans ce que Dieu a établi de plus saint sur la terre. Il était juste et raisonnable de s'opposer à ce malheur, et quand le ministère de Mazarin était un obstacle presque universel à toute sorte de bien, il convenait aux hommes de cœur de le combattre avec l'autorité de leur nom, de leur influence, de leurs ressources. Le duc était trop vertueux pour ne pas se rendre à de si fortes raisons ; il se donna dès lors au parti avec un dévouement qui eut peu d'imitateurs[21]. Il ne tarda pas à être connu pour un des chefs de la réforme ; sa maison devint comme l'hôtel de la grâce efficace ; et dans la guerre civile il arbora l'étendard de la dévotion. Il se jeta dans la Fronde, dit la duchesse de Nemours, par une dévotion de jansénisme assez mal entendue. Ce témoignage d'un contemporain non suspect, de la femme qui, sous le nom de mademoiselle de .Longueville, avait posé la première pierre de la nouvelle église de Port-Royal, dénonce assez clairement le rôle du jansénisme dans les troubles civils de la France. Les autres preuves abonderont en leur lieu.

Nous connaissons maintenant l'origine, la nature des diverses oppositions qui vont s'attaquer à Mazarin. Il est temps de les voir et de les juger à l'œuvre.

 

 

 



[1] Motteville.

[2] Sainte-Beuve.

[3] Mémoires de René Rapin.

[4] Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal. Nous avons bien le droit de recueillir un aveu qui confirme nos impressions personnelles.

[5] Vincent de Paul : lettre à un grand vicaire de Chartres, 1653. René Rapin affirme également avoir recueilli le même aveu de la bouche de Bouthillier, archevêque de Tours.

[6] Mémoires de René Rapin.

[7] Varin, la Vérité sur les Arnauld. — Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal. — Mémoires de René Rapin.

[8] Sainte-Beuve, Histoire de Port-Royal.

[9] Balzac, lettres. Novembre 1643.

[10] Mémoires de René Rapin.

[11] Mémoires d'Omer Talon.

[12] Vincent de Paul, lettre du 4 octobre 1646, au cardinal Grimaldi. — V. Mémoires de René Rapin et Abelly.

[13] Racine, Histoire de Port-Royal.

[14] Mémoires de René Rapin.

[15] Motteville, année 1647.

[16] René Rapin, Mémoires. — V. aussi Mémoires pour servir l'Histoire de Port-Royal, œuvre janséniste.

[17] René Rapin.

[18] Vincent de Paul, lettres, 25 juin 1648, 10 septembre 1648.

[19] Mémoires de René Rapin.

[20] Racine, Histoire de Port-Royal.

[21] Mémoires de René Rapin.