HISTOIRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV

PREMIÈRE PARTIE. — LA FRANCE POLITIQUE, RELIGIEUSE, LITTÉRAIRE SOUS MAZARIN

 

CHAPITRE II. — Les dernières années de la guerre de Trente ans. - Les victoires, la littérature, les mœurs pendant cette époque.

 

 

II. — Fêtes et plaisirs. - Introduction de l'opéra en France. - Galanterie. - La reine-mère, la famille de Condé. - Anne de Gonzague. - Ninon de Lenclos. - Les nièces de Mazarin.

 

Voilà les gloires de la régence d'Anne d'Autriche. On voit qu'il se mêlé aux succès plus d'une contradiction, dont les causes accrues et fortifiées par la durée doivent éclater bientôt en inquiétudes au dehors, en calamités véritables au dedans. Mais les contemporains, au moins la haute société, comme il est naturel, ne s'inquiétaient pas d'un lendemain inconnu. Le souvenir qu'ils expriment plus tard dans leurs Mémoires est tout favorable à ces premières années. Jamais, dit madame de Motteville, la France n'a été plus triomphante qu'elle l'était alors (1647) ; outre les marques de notre abondance qui paraissaient sur les théâtres par les divertissements de la cour, par les richesses des particuliers, et sur nos frontières par les belles armées du roi, les étrangers à l'envi les uns des autres y abondaient de toutes parts. Un autre, esprit sceptique, épicurien, voué avant tout au culte des sens et du bien-être, a célébré ce bonheur en vers assez médiocres, mais expressifs, avec un regret aux facilités et à la licence des mœurs d'alors : 

J'ai vu le temps de la bonne régence,

Temps où régnait une heureuse abondance,

Temps où la ville aussi bien que la cour

Ne respiraient que les jeux et l'amour.

Il n'hésite même pas à admettre Mazarin au partage de ces éloges, à le compter parmi les auteurs de la prospérité commune ; et après avoir énuméré les victoires continuelles du duc d'Enghien, il ajoute en l'honneur du ministre :

Que ne mourait alors Son Éminence

Pour son bonheur et pour notre repos ?

Elle eût fini ses beaux jours à propos

Laissant un nom toujours cher à la France[1].

L'époque était donc à la joie, aux divertissements, aux fêtes brillantes dont on avait tant de raisons légitimes. Le plaisir fut en effet l'annonce d'un autre système, et comme le cri de délivrance d'Anne d'Autriche après la pression de Richelieu. Les convenances y furent oubliées, on s'inquiéta peu de concilier la gravité du deuil du feu roi avec le fracas des espérances joyeuses qu'inspirait l'ère nouvelle. Ce n'étaient que réjouissances perpétuelles en tous lieux ; il ne se passait presque pas de jours qu'il n'y eût des sérénades aux Tuileries ou à la Place-Royale[2]. La reine, qui avait aimé les plaisirs dans sa jeunesse, en reprenait volontiers l'usage. Elle visitait les couvents dans le jour, et se divertissait le soir. Elle allait à la comédie, à moitié cachée par une de ses dames, tant que son deuil dura[3] ; bientôt elle rétablit la comédie à la cour, malgré les plaintes du curé de Saint-Germain, sur ia décision de la majorité des docteurs de la Sorbonne[4]. C'était tantôt la comédie italienne avec ses bouffonneries, tantôt la comédie française plus sérieuse ou historique comme les tragédies de Corneille. Les soirs, la belle cour se rassemblait au Palais-Royal dans la petite salle des comédies. La reine descendait par un petit escalier voisin de sa chambre. Elle y menait le roi, le cardinal Mazarin et les personnes qu'elle voulait bien traiter. On recevait ces grâces avec plaisir, et par l'honneur d'approcher du roi, et par le sentiment de la supériorité que donnent de semblables invitations[5].

La succession rapide des victoires donna un aliment et une excuse continuelle à cet entraînement. C'était tantôt à Paris, tantôt à Ruel chez la nièce de Richelieu, ou à Fontainebleau, belle et délicieuse maison des rois, que la reine aimait plus que toutes les autres. Après la prise de Gravelines, feux d'artifice donnés par le chancelier et par la duchesse d'Orléans, et danse sur la terrasse du Palais-Royal où mademoiselle de Montpensier, fille du vainqueur, avait mené les violons. Fêtes à Fontainebleau en l'honneur du duc d'Enghien, à son retour de la campagne de Fribourg ; dans cette seconde année de son deuil, la reine recherchait avec soin tous les divertissements que le cours du temps pouvait lui permettre. La joie du triomphe de Nordlingen fut si vive que, pour l'exprimer, le cardinal ne prit aucun souci du moment ni du lieu. Le vainqueur était gravement malade, on le disait même abandonné des médecins, mais un feu d'artifice était préparé sur l'eau ; on ne songea pas à le retarder d'un jour. Ce divertissement se donnait devant l'hôtel d'Enghien, et la femme du malade devait en entendre tout le bruit ; on ne s'inquiéta nullement d'épargner ce contraste à sa douleur. On continua, cette année encore, les réjouissances à Fontainebleau. La reine trouvait à ce beau désert un charme particulier ; puis après qu'elle eut goûté à son aise l'air des bois avec la vue de ces affreuses solitudes, et que par la chasse, les promenades, la comédie et le bal, elle eut satisfait toute la cour, lassée de toutes ces choses, elle revint à Paris, où, selon son ancienne inclination, elle se plaisait plus qu'en aucun autre lieu[6].

Quand ce n'était pas pour les batailles, c'était en l'honneur des étrangers que se déployait la magnificence de la cour. Il convenait sans doute de soutenir l'honneur de la France aux yeux de ses alliés. Sur la fin de 1645, une ambassade polonaise vint chercher pour le roi Ladislas VII, la fille du duc de Nevers, Marie de Gonzague. Ils étonnèrent un moment les Parisiens, dans un long défilé de la porte Saint-Antoine à l'hôtel de Vendôme, par les habits de leurs officiers aux manches longues, ornées de rubis, de diamants et de perles, par le train des seigneurs, tous vêtus de gros brocards d'or et d'argent, par leurs aigrettes de plumes de coq, et leurs chevaux peints en rouge. Mais, après la célébration du mariage, ils eurent à admirer à leur tour le bal de la reine, dans la grande salle du Palais-Royal, la collation composée de toutes les délicatesses que la France et l'étranger peuvent rassembler en hiver, et la splendeur d'une assistance qui ne se trouvait dans aucune autre nation. Les dames y excellaient en pierreries et autant qu'elles purent en beauté, et les autres en broderies, en plumes, en rubans et en bonne mine, chacun selon l'étendue de ses forces et les libéralités de la nature. L'année suivante arriva un ambassadeur extraordinaire de la reine de Suède, le comte de la Gardie, fils du connétable. Il étala, à la promenade du canal de Fontainebleau, un carrosse en broderie d'or et d'argent destiné à sa souveraine, et son propre carrosse suivi d'une livrée considérable orangé et argent. On lui répondit par le bal, la comédie, les grands repas, les divertissements ordinaires. La cour de France, en personne et dans toute sa beauté, ne se laissa pas dominer par cette cour étrangère en figure. Le Danemark parut ensuite (1647) ; son ambassadeur venait remercier la France de la paix conclue avec la Suède. Sa femme, fille du roi Christian IV par un mariage morganatique, fut quelque temps la nouveauté curieuse et l'occasion de nouvelles fêtes. On lui donna le bal, et la reine lui fit présent d'une montre de diamants d'un prix considérable. (Avril 1647.)

Personne n'échappait au tourbillon. Les plus grandes douleurs elles-mêmes aimaient à s'y distraire. La reine d'Angleterre, réfugiée en France depuis 1644, vivait d'une pension de 12.000 livres que la régente lui avait assignée ; elle habitait le Louvre, ou Saint-Germain comme maison de campagne. Son fils, le prince de Galles était venu la rejoindre au moment du siège d'Oxford. Cependant Charles Ier, vendu par les Écossais, était aux mains des parlementaires (30 janvier 1647), puis aux mains de Cromwell, ce qui aggravait terriblement la menace. Le moment approchait, où le parlement allait lancer contre le captif ce manifeste impitoyable qui refusait toute négociation avec lui, véritable réquisitoire concluant à la peine de mort. Qui eût pensé qu'il pût encore y avoir des fêtes pour sa famille dispersée ? Le prince de Galles n'en prenait pas moins part aux amusements de la cour de France ; il ne manquait aucune des comédies du Palais-Royal. Il suivait partout mademoiselle de Montpensier, ajustait sa parure à celle de cette princesse, lui tenait le flambeau pour la mieux éclairer à sa toilette, et plaisait à tout le monde dans les assemblées. Sa mère elle-même, loin de le retenir, l'avait encouragé à ces vanités. La reine d'Angleterre, pauvre et exilée, prêtait à Mademoiselle ce qu'il lui restait de pierreries, pour les joindre aux diamants de la couronne de France, et elle habillait de sa main cette jeune fille bizarre et ambitieuse qu'elle espérait peut-être marier à son fils. Un jour que je devais aller à une assemblée, dit Mademoiselle, la reine d'Angleterre qui voulut me faire coiffer et me parer elle-même, vint le soir à mon logis exprès et prit tous les soins imaginables de m'ajuster[7].

Le premier ministre qui faisait toutes les charges de l'État, ne prétendait pas laisser à un autre le gouvernement des plaisirs. Il y introduisit, à cette époque même, une nouveauté qui est devenue une des formes de l'art dramatique, et la première école de musique mondaine. Il fit connaître à la France ce genre italien, auquel nous avons donné pour nom propre celui de toute œuvre sérieuse ou bouffonne : Opéra. Il avait appelé d'Italie des musiciens, des chanteurs, des machinistes : une signora Leonora, una virtuosa, pour qui Milton dans l'entraînement de la jeunesse s'était pris de passion à Rome[8], un signor Torelli, vanté par Corneille[9], dont les machines admirables opéraient sur le théâtre des changements à vue. La comédie en musique, ou la comédie à machines, fut essayée d'abord, au commencement de 1646, dans la petite salle du Palais-Royal, devant une trentaine de personnes. Le succès fut médiocre. Une comédie chantée étonnait tout le monde ; les uns la trouvèrent belle, les autres ennuyeuse. Un spectacle de six heures parut un peu long, et les partisans de la vraisemblance se demandaient si la conversation n'était pas plus agréable que le chant, puisqu'elle était plus naturelle. Ils pressentaient ce que devaient dire bientôt avec esprit Saint-Evremond et Boileau[10]. Tout le monde d'ailleurs n'entendait pas l'italien, et plus d'un spectateur admirait par complaisance. Mais au carnaval suivant la cause fut gagnée. Les prospérités du moment pouvaient justifier une grosse dépense. On fit de grands préparatifs, et par leur lenteur même on excita l'impatience. La comédie à machines ne fut prête que pour le samedi gras ; on l'entendit avidement ce jour-là (2 mars 1647). C'était l'Orfeo de Monteverde, on le trouva admirable ; les costumes étaient si magnifiques, et les changements à vue si surprenants ! On l'entendit encore le lendemain dimanche gras, parce que la reine n'avait pu assister à toute la représentation du samedi. On fit relâche le lundi gras, parce que ce jour-là il y avait bal, et un bal merveilleux où l'éclat des lumières et la richesse des habits représentait le siècle d'Urgande et d'Armide. Le jeune roi s'y rêvé a par sa bonne grâce à danser, par son grand air et sa beauté parfaite. Mademoiselle de Montpensier fut la reine de la fête, et siégea longtemps sur le trône que le roi lui-même n'avait pas voulu occuper par ménagement pour le prince de Galles. Toutes les femmes encore jeunes firent de grands efforts pour plaire, et madame de Montbazon montra que des beaux l'arrière-saison est toujours belle. Il semblait qu'on dût s'arrêter là, et qu'il ne restât plus de force à personne pour de nouvelles émotions. Mais la fatigue de ce jour n'empêcha pas que le lendemain on n'assistât pour la troisième fois à l'Opéra. Décidément la vogue était à cette curiosité. Si la reine l'eût permis, les représentations n'auraient pas été interrompues pendant le carême. On allait bientôt demander aux poètes français de se prêter à ce genre nouveau, et Corneille ne devait pas être le dernier. La comédie à machines avait entraîné une dépense qui excédait 400.000 livres[11].

Encore si la dépense eût été le plus grand mal ! Mais on a déjà pu entrevoir, dans le détail de ces fêtes, que tout n'y était pas vanité et profusion, besoin de paraître et de célébrer la gloire de l'État. Une autre passion animait ce bruit joyeux pour s'en faire un auxiliaire. La galanterie régnait sous l'excuse spécieuse du bon ton, de l'esprit et des beaux sentiments. La régente ne s'en défendait pas elle-même. De l'aveu de sa plus discrète confidente, elle n'avait jamais compris que la belle conversation pût être blâmable, et elle entendait par là une galanterie honnête sans engagement particulier, à la mode des dames espagnoles qui se vantaient de leurs conquêtes et en tiraient une nouvelle réputation : comme si toutes les adulations prodiguées à la beauté n'étaient pas une première tentative de séduction, et trop souvent un premier succès, un attentat à l'honneur sous forme de soumission et d'hommage. Elle souriait donc à ce doux langage, à ces façons distinguées ; on le savait assez pour avoir le droit de le lui dire en face. Voiture osa un jour, dans de petits vers improvisés sur sa demande, lui faire un commencement de déclaration, lui rappeler le temps où elle était amoureuse et plus heureuse, évoquer le souvenir de Buckingham, et le mettre en parallèle avec le Père Vincent. Loin de s'en fâcher elle trouva les vers jolis, voulut les avoir, les montra à ses amis qui nous les ont transmis, et les conserva longtemps dans son cabinet. Comment, avec de telles dispositions, aurait-elle sérieusement lutté contre l'emportement qui agitait toutes les volontés autour d'elle ?

Voici d'abord la maison de Condé chez qui semblent se concentrer, avec toute la gloire de l'époque, toutes les formes de la galanterie. A la tète brille la duchesse de Longueville qui remporte, à chaque apparition, le prix de la beauté. On se fatigue à entendre les écrivains du temps louer à satiété les roses et les lis de son visage, l'éclat de ses yeux qui portent avec eux la lumière et font la nuit en se retirant, le brio, la bizarria de sa tournure, l'expression d'ange de sa tète blonde. Mariée à 23 ans au vieux duc de Longueville qu'elle ne peut aimer, et qui, de son côté, la délaisse pour la duchesse de Montbazon, elle suscite, pour la vengeance de son honneur, de chevaleresques dévouements. Un Coligny se fait tuer pour elle par le duc de Guise, après  la ridicule histoire des lettres que la diplomatie de Mazarin n'a pas réussi à terminer. Bientôt elle fait de ses charmes une arme politique, et des espérances qu'elle inspire un appât pour attirer des partisans à son frère. Plus tard, au retour de Munster (1647) où elle avait passé quelque temps près de son mari, elle devient l'objet de tous les désirs, et sa ruelle le centre de toutes les intrigues ; alors s'attache à elle le prince de Marsillac — la Rochefoucauld —, ambitieux sans cœur qui la trahira un jour en dissipant le dernier doute sur leurs relations coupables, qui se condamnera lui-même en avouant que, en elle, il aimait avant tout la grandeur où elle pouvait le faire monter. Elle, au moins, plus sincère dans ses égarements, devient ambitieuse  pour lui, cesse d'aimer le repos pour lui, et pour être trop sensible à cette affection, devient insensible à sa propre gloire[12].

Voici, à côté de sa sœur, le vainqueur de Rocroy, duc d'Enghien ou prince de Condé, qui ne reconnaît pas de devoirs contraires à ses caprices. Il n'aime pas sa femme, la nièce de Richelieu, qu'il a épousée par contrainte ; quoiqu'il en ait un fils, il travaille à se débarrasser de la mère. Quand il la voit malade, il promet sa place à mademoiselle du Vigean, et quand la guérison a trompé son espérance, il cherche à obtenir, par le cardinal, la rupture de son mariage. Pour plaire à celle qu'il aime et la rassurer contre une concurrence qu'elle soupçonne, il aide un autre Coligny, le comte de Châtillon-d'Andelot, à enlever la fille de ce Boutteville-Montmorency décapité pour crime de duel sous Richelieu. En assurant le mariage des deux amants, malgré la volonté des deux familles, il prouve à du Vigean qu'il n'aimait pas Boutteville. Un jour viendra où la nouvelle comtesse de Châtillon, veuve prématurément, reconnaîtra par ses complaisances la part prise au rapt qu'elle avait tant désiré ; ce sera un scandale public, et l'origine de la faveur de son frère, le futur maréchal de Luxembourg. En attendant, le prince oublie mademoiselle du Vigean qui entre chez les Carmélites, affecte pour une autre de se faire beau, de se poudrer, de se parer contrairement à ses habitudes de négligence personnelle, puis il oublie mademoiselle de Toussy comme la première, et va souper souvent chez Ninon de Lenclos. Ce sont-là les passe-temps de son repos, les intervalles de ses victoires.

Voici enfin la mère de la duchesse de Longueville et du duc d'Enghien, l'illustre et belle Charlotte de Montmorency, qui explique, par ses actes et ses paroles, l'éducation que ses enfants mettent en pratique. Elle n'a jamais professé une grande sévérité de mœurs ni un grand amour pour son mari. On dit d'elle qu'elle n'a eu que deux beaux jours avec le prince de Condé, le jour de son mariage où il lui donna le rang de princesse du sang, le jour de sa mort où il lui rendit sa liberté et lui laissa de grands biens. Quand le duc d'Enghien favorise l'enlèvement de mademoiselle de Boutteville, elle intervient au milieu du bruit et des larmes de la famille pour en rire et faire approuver le coup par la reine. Elle feint l'indignation en face de la mère offensée, et condamne l'équipée de son méchant fils, puis elle se retourne vers la reine pour lui montrer que les plaignants eux-mêmes sont satisfaits et qu'il n'y a qu'à se réjouir de tout ce mal. Aussi bien elle n'affecte pas la vertu, et elle parle sans embarras de ses propres aventures. La France regrette, pour des raisons politiques, l'élection du pape Innocent X ; madame la princesse la regrette aussi, mais pour des motifs personnels, pour le tort que fait cette élection à la gloire de sa coquetterie. Elle eût préféré Bentivoglio, son ancien ami, à Pamphile ; avec Bentivoglio pape, elle aurait pu se vanter d'avoir eu des amants de toutes les conditions, des papes, des rois, des cardinaux, des princes, des ducs, des maréchaux de France et même des gentilshommes[13]. O matre pulchra... !

Avec de tels exemples, on ne s'étonne plus de trouver, dans la noblesse, les scandales de chaque jour qui seront bientôt tine partie des conspirations politiques, les désordres des dames de Montbazon et de Guéménée, l'assurance d'Anne de Gonzague, les extravagances de ce duc de Guise qu'une femme ne pouvait louer sans manquer de respect à son sexe. Anne de Gonzague, seconde fille du duc de Nevers, avait commencé, sous Richelieu même, à se compromettre par l'audace. Éprise de Henri de Lorraine, duc de Guise, alors titulaire de l'archevêché de Reims et de plusieurs autres bénéfices, elle le suivit dans l'exil, alla, sous un habit d'homme, le rejoindre à Cologne, rendit publiques ses relations avec lui, et s'appela hautement madame de Guise. Délaissée tout à coup, elle revint à la cour de France, comme si de rien n'eût été[14] ; elle s'imagina tout faire oublier en reprenant son nom d'Anne de Gonzague. En 1645, malgré ce passé fâcheux, elle épousait le prince Edouard de Bavière, fils de l'électeur Palatin dépossédé par l'Empereur, d'où elle a pris et gardé ce nom de princesse Palatine, si célèbre depuis. Le duc de Guise, de son côté, marié en Flandre avec la veuve du comte de Bossu, avait mangé vite la fortune de cette femme. Rétabli en France par Anne d'Autriche, en 1643, il courait chaque jour de nouvelles aventures. Il tuait Coligny au préjudice de la cause de madame de Longueville, et voltigeait de passion en passion. En dernier lieu il s'éprit de mademoiselle de Pons, une fille d'honneur de la reine, la tira de la cour, la plaça dans un couvent irrégulier où elle était servie par ses gens et défrayée à ses dépens. Il lui avait promis le mariage ; comme son union avec la comtesse de Bossu opposait un obstacle invincible à ce projet, il partit pour Rome, afin d'obtenir un divorce qui lui fut refusé. C'est au milieu de ces soins que la révolte des Napolitains lui donna l'espérance du trône de Naples.

Alors encore commençait à s'épanouir la fortune incroyable de Ninon de Lenclos, la domination de la courtisane spirituelle et impie, le libertinage des sens justifié par le libertinage de l'esprit. Orpheline au sortir de l'enfance, et presque pauvre (1631), elle avait, dès le règne précédent, cherché dans le désordre le bien-être que sa famille ne pouvait lui laisser. Sa beauté avait commencé ses conquêtes ; elle les multiplia par ses doctrines faciles ; elle ôta à cette vie coupable, par ses manières distinguées, l'odieux de la promiscuité. Elle pensait en philosophe, ce qui lui a valu de la part d'un de ses plus constants admirateurs le nom de moderne Leontium[15]. Le sens moral parait lui avoir toujours manqué. L'amour n'était pour elle qu'un plaisir sans engagement à aucun devoir, la dignité de la femme une entrave importune, un préjugé qu'il suffisait de braver. On lui attribue cette prière, la seule qu'elle ait jamais prononcée : Mon Dieu, faites de moi un honnête homme, n'en faites jamais une honnête femme[16]. Il n'existait pour elle qu'une probité : ne pas prendre ni retenir l'argent d'autrui. Elle plaisait à ses galants par son inconstance même, par la dérision impertinente de leurs défauts ou de leur naïveté. Elle promettait par écrit d'être fidèle, et riait aux éclats de celui qui avait cru à la valeur de ses billets. En même temps comme elle était de bonne compagnie, elle passait pour un maître utile dans l'art de former la jeunesse à l'usage du monde ; à ce titre elle tenait cour chez elle et se faisait accepter dans la haute société. Elle s'établit par là dans une considération singulière que les années ne firent que fortifier ; car par un privilège inouï elle traversa tout le règne de Louis XIV avec les mêmes charmes et le même empire. A l'époque de la régence elle n'avait pas trente ans ; elle était déjà l'arbitre du bon ton, le type de la débauche élégante, l'objet des rivalités des jeunes seigneurs. Le duc d'Enghien, nous l'avons dit, était de ceux qui allaient souper chez elle. Il y eut bien quelques plaintes contre ces scandales, quelques velléités de punir. On parla une fois de l'enfermer dans la maison des Filles repenties. Mais ce ne fut qu'un projet ; elle le tourna en dérision par un trait d'esprit impudent ; elle était d'ailleurs d'un trop beau monde, elle avait trop d'amis pour qu'on lui fît un pareil affront.

Il était évident que, dans une cour ainsi fourvoyée, les femmes devaient régner, et qu'on ne pouvait régner que par elles. Mazarin ne négligea pas ce moyen de domination que les Vendôme lui avaient spontanément indiqué trois ans plus tôt. Il commença à tirer ses nièces d'Italie et à les exposer aux yeux de la cour. Il savait bien que, pour gagner sa faveur, pour en partager les bénéfices, plus d'un grand, plus d'un prince même solliciterait l'avantage d'entrer dans sa famille. Promettre en mariage une de ses nièces, c'était commencer un traité ; la donner, c'était le conclure ; d'autre part l'épouser, c'était se rattacher à la fortune de l'oncle et se compromettre pour elle. On pouvait ainsi payer de bons services ; on pouvait, dans ce temps d'avidité, tenter et mener à bonne fin l'apaisement de haines dont le principe était souvent le dépit de ne pas avoir. Prévoyait-il en outre que ces enfants, à peu près du même âge que le roi, seraient un jour pour lui une compagnie agréable, une amorce à ses instincts précoces de volupté, et, par le sacrifice de leur vertu, une confirmation de la puissance de leur tuteur ? Il vaut mieux croire qu'il ne fit pas dès le premier jour ce calcul infâme ; quoiqu'il ait plus tard été coupable de connivence quand l'occasion se présenta, il est permis d'écarter la préméditation.

Il avait sept nièces, deux par sa sœur Martinozzi, cinq par sa sœur Mancini. Il en montra trois en 1647, une Martinozzi et deux Mancini avec un frère de ces dernières. La réception en fut solennelle, comme un événement. On envoya madame de Nogent les recevoir à Fontainebleau, on les présenta deux fois à la reine ; mais on fit attendre le public plusieurs jours. Lorsqu'enfin l'heure du spectacle arriva, on s'y porta avec empressement. — Voilà tant de monde autour de ces petites filles, disait le duc d'Orléans, que je doute si leur vie est en sûreté, et si on ne les étouffera pas à force de les regarder. Un autre disait : Voilà de petites demoiselles qui présentement ne sont pas riches, mais qui bientôt auront de beaux châteaux, de bonnes rentes, de belles pierreries, de bonne vaisselle en argent et peut-être de grandes dignités. Et on s'efforçait de les trouver belles, agréables ; on détaillait leurs traits, la vivacité ou la douceur de leur regard, la couleur de leurs cheveux ; on annonçait avec éloge ce que leur beauté vaudrait à quinze ans. Le bruit se répandit bientôt au dehors, et jusqu'à Rome, que les grands seigneurs, les princes même songeaient à les épouser. On en causait diversement, les uns avec malice, les autres avec inquiétude, plusieurs avec jalousie. Quant au cardinal, sûr de l'effet qu'il avait désiré, satisfait de la bienveillance de la reine et de l'empressement de la cour, il affectait une grande indifférence et pour ses nièces et pour leur triomphe, et par là nous pouvons juger, dit madame de Motteville, que ce n'est pas toujours sur les théâtres des farceurs que se jouent les meilleures pièces.

Ces galanteries, comme les gloires, ont laissé de longs souvenirs. Le même auteur, que nous citions plus haut, les célèbre, au bout d'un quart de siècle, en regrettant que l'époque en soit passée. La bonne régence lui est surtout chère par cette facilité de mœurs :

Une politique indulgente

De notre nature innocente

Favorisait tous les désirs.

Tout goût paraissait légitime.

La douce erreur ne s'appelait pas crime,

Les vices délicats s'appelaient des plaisirs[17].

La littérature contemporaine ne va pas aussi loin que Saint-Evremond. Elle est un peu plus réservée sur la question des mœurs, quoiqu'elle soit à la fois un reflet et un foyer de la galanterie. Mais elle est toute dévouée à la gloire des hommes et des événements de ce temps qu'elle exalte sans mesure.

 

 

 



[1] Saint-Evremond, épître à Ninon de Lenclos, vers 1874.

[2] Mademoiselle de Montpensier.

[3] Madame de Motteville. Ce témoin si discret, si dévoué à Anne d'Autriche, ne peut pas être récusé ici plus qu'ailleurs.

[4] Plusieurs évêques lui dirent que les comédies, qui ne représentaient pour l'ordinaire que des histoires sérieuses, ne pouvaient être un mal. Les docteurs en Sorbonne répondirent que, présupposé que, dans la comédie, il ne se dise rien qui puisse apporter du scandale et qui soit contraire aux bonnes mœurs, elle est de soi indifférente. Cette décision est parfaitement conforme à la vraie doctrine de l'Église sur le théâtre, quand on veut bien l'entendre. Jamais l'Église n'a condamné le poème dramatique à priori ; elle n'y blâme, comme dans les sociétés, les conversations, les lectures, les bals, que ce qui est dangereux pour la foi et les mœurs. Saint Liguori a dit : Comœdia non est de se peccatum. Il permet de voir les comédies qui ne sont pas turpes. C'est aussi la doctrine du concile de Soissons, en 1850.

[5] Madame de Motteville.

[6] Mémoires de mademoiselle de Montpensier. Mémoires de madame de Motteville.

[7] Mémoires de Mademoiselle, Ire partie, 1646. On trouve encore le prince de Galles dans les plaisirs de Fontainebleau, à l'automne de 1647.

[8] Milton avait adressé les vers suivants à Leonora :

Altera Torquatum cepit Leonora poetam

Cujus ab insano cessit amore furens.

Ab ! miser ille tuo quanto fendus ævo

Perditus, et propter te, Leonora, foret !

[9] Corneille, préface d'Andromède.

[10] Voir Saint-Évremond, Dissertation sur l'opéra, et son Opéra contre les opéras.

[11] Mémoires de Montglat.

[12] Nous citons avec plaisir ces paroles de madame de Motteville. Nous aimons, dans cette femme auteur, trop peu vantée, cette bienveillance, cette charité chrétienne pour les autres femmes, qui, en avouant leurs fautes, n'en triomphe pas, et qui, sans jamais approuver le mal, s'empresse de faire valoir les circonstances capables de l'atténuer. Madame de Sévigné n'a jamais si bien fait.

[13] Mme de Motteville atteste qu'elle a entendu madame la Princesse tenir ce langage à la reine (4e partie des Mémoires, à la date de 1650, au moment de la mort de la Princesse mère).

[14] Mademoiselle de Montpensier.

[15] Saint-Evremond, Dissertation sur Epicure, adressée à Ninon.

[16] Voltaire, lettre à un ministre protestant sur Ninon de Lenclos.

[17] Saint-Evremond, Epître à Ninon de Lenclos, 1674.