Richelieu n'était pas mort tout entier ; il se survivait dans Louis XIII lui-même. Le roi qui avait peu aimé son ministre avait fini par le comprendre et par reconnaître, dans une politique longtemps suspecte, la meilleure garantie de sa puissance. Si Richelieu faisait de son maître son esclave, il avait fait de cet illustre esclave le plus grand monarque du monde[1]. Il lui léguait l'unité de gouvernement à l'intérieur, la prépondérance au dehors, magnifique héritage que la royauté seule était apte à recueillir. Pour ne rien perdre de cette autorité, pour ne pas déchoir de ce haut rang, la seule voie qui fût ouverte, c'était de continuer le système dont ces résultats procédaient. Louis XIII poursuivit donc par lui-même la politique de Richelieu ; il s'y attacha avec une ténacité inattendue jusqu'à son dernier soupir, et quand il fallut quitter la vie, il s'efforça de l'imposer encore après lui à l'avenir. Sans doute, en apprenant la mort de Richelieu, il dit avec une indifférence remarquée : Voilà un grand politique de moins. Il chanta peut-être, comme on l'a dit, quelques-uns des couplets composés contre le lion mort, à peu près comme un homme d'esprit répète de lui-même un bon mot lancé contre sa cause. Il révoqua même quelques exils et ouvrit quelques prisons. Il consentit à laisser revenir à la cour le duc de Vendôme et ses deux fils, les ducs d'Elbeuf et de Bellegarde. Il remit en liberté Bassompierre, Cramail, Jars, Vautier[2], et même cet abbé de Saint-Cyran dont Richelieu avait refusé la grâce au prince de Condé, et pour qui le président Molé intercéda cette fois avec plus de succès. Il y eut bon nombre d'esprits sans portée, qui crurent le passé aboli. On chantait le Te Deum à Port-Royal pour le triomphe de la grâce efficace, tandis qu'à Paris les ambitieux se repaissaient en pensée d'honneurs, de gouvernements, d'argent et de vengeance. Ils arrivaient en toute hâte, et à leur tête le prince de Marsillac — la Rochefoucauld des Maximes. Ils ne dissimulaient pas leur confiance, et c'est vraiment plaisir de les entendre, dans leurs Mémoires, exhaler leur satisfaction. Toute la France, dit un d'eux, s'attendait à voir un changement entier dans les affaires[3]. Mais ces douces espérances se changèrent vite en surprise et en inquiétude. Je trouvai, dit la Rochefoucauld, la cour étonnée de la mort du cardinal, et respectant encore son autorité[4]. La maison de Richelieu, loin d'être disgraciée, était maintenue dans ses dignités. Sa volonté était suivie comme de son vivant. Les principales charges, et les places les plus importantes du royaume, restaient à ceux en faveur desquels il en avait disposé par testament. Mazarin, cet étranger qu'il avait désigné pour son successeur, était établi premier ministre et devenait cardinal[5] ; et, avec Mazarin, Chavigny et Desnoyers entraient seuls dans les conseils du roi. Le secret était pour ces trois, ils tenaient tous les jours au moins un conseil avec le roi, où se résolvaient les principales choses[6]. Ce n'était pas le compte des impatients. Comme l'union fait la force, il leur fallait former un parti pour enlever la position. Il leur fallait un chef dont le nom et les droits apparents fussent capables de justifier leurs desseins ; ils le rencontrèrent dans la reine. Anne d'Autriche, conspirateur émérite, mais plutôt confondu que rebuté, dans la prévision de la mort prochaine du roi, s'agitait pour s'assurer la régence, et écarter la rivalité du duc d'Orléans. Tous les perturbateurs retrouvaient en elle la compagne de leurs méfaits et de leurs malheurs, ils étaient depuis longtemps le parti de la reine tout formé. Les uns, tels que Marsillac, se vantaient d'avoir embrassé sa cause comme la plus honnête, par esprit chevaleresque, en haine de la dureté du cardinal. D'autres, qui avaient pris des liaisons avec elle en diverses rencontres de leur fortune, espéraient que, dans la prospérité, elle leur garderait les mêmes sentiments que dans la disgrâce. Si la diversité des intérêts inclinait quelques esprits vers le frère du roi, le plus grand nombre parmi les principaux du royaume, et les membres les plus considérables du parlement, se décidaient pour la reine. On se groupa donc, et on commença d'agir en apparence pour elle. Elle tenait particulièrement à s'assurer la bonne volonté du duc d'Enghien, alors commandant de l'armée de Flandre ; Marsillac se chargea de la négociation, et le jeune prince promit son concours, au prix de tous les honneurs qui pourraient être refusés sans scandale au duc d'Orléans. Le duc de Beaufort s'attacha étroitement à la personne de la reine, et il en fut récompensé par une prédilection publique qui lui enfla le cœur, et lui inspira les plus hautes espérances. Ainsi se constitua le parti des importants, nom burlesque autant que la chose qu'il représentait, c'est-à-dire la hauteur de leurs prétentions et les jactances de leur langage. Il leur fut donné par madame Cornue !, femme d'un gros financier, célèbre désormais par ses bons mots, plus encore que son mari par ses concussions. Cependant Louis XIII, qui sentait venir sa fin, préparait la ruine de tous ces projets. Dans ce conseil, où les importants se désolaient de n'être pas admis, s'élaborait un testament en forme de déclaration royale, pour régler le gouvernement sous la prochaine minorité. Rien ne pouvait être plus explicite que cet acte suprême, en faveur du système de Richelieu, contre les menées de ses adversaires. La reine aurait la régence du royaume avec l'éducation et l'instruction de ses enfants ; le duc d'Orléans serait lieutenant général du roi mineur sous l'autorité de la reine régente. Mais à cette concession réclamée par la convenance et l'honneur de la parenté, étaient attachées des restrictions qui la réduisaient à une vaine formule. Le lieutenant général était relevé, pour ce regard, de l'interdiction prononcée contre lui antérieurement pour tant d'entreprises folles et criminelles ; rappeler la flétrissure, c'était bien la renouveler. La reine avait la régence, mais il lui était signifié qu'elle ne pouvait avoir la connaissance parfaite et si nécessaire pour la résolution de si grandes et si difficiles affaires, qui ne s'acquiert que par une longue expérience. En conséquence, la régente et le lieutenant général étaient mis sous la garde d'un conseil qu'ils pouvaient présider, muais qui devait les dominer. Ce conseil était composé de cinq membres : le prince de Condé, le cardinal Mazarin, premier ministre, le chancelier Séguier, le surintendant des finances Bouthillier, et le secrétaire des commandements Chavigny. Il était défendu de modifier ce personnel, soit pour l'augmenter, soit pour le diminuer ; la mort seule y pourrait faire une vacance, et dans ce cas le vide serait comblé par le choix des survivants. Toutes les affaires étaient subordonnées au consentement de ce conseil : la paix, la guerre, l'emploi des deniers du roi, la nomination aux charges de la couronne, aux places de surintendant, de premier président et procureur général, de secrétaire d'État, de commandants militaires, de gouverneurs des places fortes. Mazarin avait en outre la charge particulière de donner son avis sur la collation des évêchés et des abbayes. Enfin le sort des personnages suspects relevait de la même autorité. L'emprisonnement de Châteauneuf à Angoulême, l'exil de la duchesse de Chevreuse, coupable d'intelligences avec l'étranger, étaient maintenus jusqu'à la paix, et même après la paix, ne pourraient cesser que du consentement dudit conseil. La même permission était nécessaire aux autres exilés[7]. Louis XIII fit bien voir que telle était sa volonté. Un des ministres, Desnoyers, ayant voulu combattre la déclaration, il reçut l'ordre de vendre immédiatement sa charge qui fut acquise par Letellier. Le roi ne se montra pas plus sensible aux tentatives indirectes que la reine pût faire pour regagner sa confiance. Il venait de recevoir l'Extrême-Onction ; la reine lui fit dire qu'elle le suppliait de croire qu'elle n'avait point pris part au complot de Chalais, et qu'elle n'avait jamais eu le dessein d'épouser Monsieur pour demeurer reine par ce second mariage ; Louis XIII répondit : En l'état où je suis, je dois lui pardonner, mais je ne suis pas obligé de la croire[8]. C'en était fait des importants, si le conseil avait la force de faire exécuter la déclaration. Mais il aurait fallu, comme disait plus tard Sobieski, que les vivants consentissent à ne régler leurs affaires que d'après la volonté des morts. La mort de Louis XIII livra son testament à la vengeance des adversaires de son système, et les Importants crurent triompher enfin (14 mai 1643). Nous avons compté au nombre des Importants les membres les plus considérables du parlement de Paris. Cette compagnie, courbée par Richelieu, aspirait à relever la tête. Ce corps judiciaire, que son institution même réduisait à rendre la justice civile et criminelle, avait plus d'une fois manifesté l'ambition de s'ériger en corps politique, de se faire législateur sous ce prétexte qu'il était le gardien des lois, de juger les édits du roi par la raison avait à les faire exécuter. L'importance du parlement d'Angleterre, dont il portait le nom pour des fonctions bien différentes, le piquait d'émulation. Il oubliait qu'il n'avait dans son ressort qu'une partie du territoire de la France, que les autres parlements avaient dans leur circonscription une autorité égale à la sienne, et que ses décisions ne pouvaient faire loi dans toute l'étendue du royaume. Mais il se prévalait des encouragements que ces autres parlements donnaient à ses entreprises dans l'espoir de partager le succès, du voisinage des rois dont il recevait souvent la visite, de la présence des princes du sang et des pairs de France, qui ne siégeaient guère qu'au parlement de Paris. Avec de pareilles dispositions, comment ne profiterait-il pas d'une conjoncture favorable, où chacun, sous le nom du bien public, serait libre de satisfaire sa cupidité ou son orgueil ? Surtout si la veuve du dernier roi, dépositaire officiel de la puissance, au nom de son fils mineur, venait l'inviter à outrepasser ses pouvoirs, à s'arroger la connaissance des affaires d'État, à décider où était l'autorité légitime, pouvait-il laisser échapper une si belle occasion de se grandir, et ses prétentions les plus extravagantes ne devenaient-elles pas un droit par l'approbation et la reconnaissance du souverain lui-même ? Tel fut en effet le danger où le besoin de commander poussa Anne d'Autriche, et la justification anticipée de résistances dont elle eut plus tard mauvaise grâce à se plaindre[9]. Quatre jours après la mort de son père, le jeune roi Louis XIV, conduit par Anne d'Autriche, vint tenir un lit de justice au parlement de Paris. Le testament de Louis XIII était déféré aux magistrats, et, comme celui d'un simple particulier, il fut déclaré nul et non avenu. Le gouvernement établi par la Déclaration étant ainsi aboli, il fallait bien en constituer un autre. Le parlement faisant acte de roi, ou au moins d'États-généraux, s'en chargea. Il déclara la reine mère régente sans autre conseil que celui qu'elle jugerait à propos de choisir, et avec l'autorité qu'elle voudrait bien lui confier. Rien ne restait debout de ce qui représentait l'esprit de Richelieu, et tous ceux qui pouvaient se vanter d'une disgrâce antérieure accoururent à la réparation, c'est-à-dire au pillage. Il se présenta pourtant une contradiction inattendue. C'était Mazarin qu'Anne d'Autriche et ses amis avaient voulu abattre ; c'était sa puissance de premier ministre, et le système de Richelieu son maitre, que le parlement venait de briser ; et cependant le soir même de ce jour, la régente fit porter à Mazarin, par le prince de Condé, la proposition de reprendre et de tenir d'elle la charge que la Déclaration lui avait conférée. Il parut hésiter, il parla de son prochain retour en Italie, il finit par accepter, pour un temps, une part dans le ministère, en annonçant le dessein de ne rester en France que jusqu'à la conclusion de la paix. Un des amis de la reine, l'évêque de Beauvais, s'en étonnait. Elle répondit qu'elle avait besoin de ceux qui savaient le secret des affaires, que le cardinal était un étranger, sans appui, sans intérêt en France ; que ses serviteurs pouvaient être sans crainte ; car elle ne les délaisserait pas[10]. A quelle cause convient-il de rapporter ce changement, nous aurons plus loin occasion de le dire. Du reste les Importants eurent lieu d'être satisfaits. La régente ouvrit les mains et les combla, sans aucun souci de leurs titres et de ses ressources. Eux-mêmes sans aucun soin de leur honneur, révélèrent, par leur avidité, ce qu'avait valu leur opposition à Richelieu, ce qu'ils détestaient dans sa tyrannie, ce qu'ils réclamaient sous le nom de bien public ; ils ne s'inquiétèrent pas de faire mieux que lui, mais de prendre pour eux honneurs, argent et dignités. M. de Beaufort se mit en tête de gouverner a quoiqu'il en fût moins capable que son valet de chambre. L'évêque de Beauvais, Augustin Potier, aumônier de la reine, prit la figure de premier ministre, quoique ce fût l'idiot des idiots, une bête mitrée. Et celui qui les juge si sévèrement, Paul de Gondi, neveu de l'archevêque de Paris, ancien familier des prisonniers de Vincennes, fut fait coadjuteur de son oncle avec la succession future, quoiqu'il fût, de son aveu, l'âme la moins ecclésiastique de l'univers. Il remercie la régente de cette faveur en se moquant, dans ses Mémoires, de sa profusion incomparable : On donnait tout, dit-il, on ne refusait rien, je ne me souviens plus du nom de celui à qui on expédia un brevet pour un impôt sur les messes[11]. La princesse de Condé se fit rendre Chantilly et tout ce que Louis XIII avait retenu des biens confisqués du duc de Montmorency son frère. Vendôme réclamait le gouvernement de Bretagne, et d'Épernon la Guienne ; le duc d'Orléans réclamait au moins le cardinalat pour son favori la Rivière. Puis arrivaient les exilés, ou les captifs remis en liberté. La Rochefoucauld avait obtenu le rappel de la duchesse de Chevreuse, et l'impudente duchesse, ramenée au milieu d'une garde d'honneur, sollicitait le gouvernement du Havre pour la Rochefoucauld au détriment de la famille de Richelieu. Châteauneuf, sorti de la prison d'Angoulême, aspirait à recouvrer ses anciennes fonctions de garde des sceaux. Desnoyers lui-même, disgracié dans les derniers jours de la vie de Louis XIII, se faisait appuyer par l'évêque de Beauvais, et présentait, comme son meilleur titre, son opposition au testament. Mais c'était surtout par les femmes qu'on espérait de réussir, et en particulier par la duchesse de Chevreuse et la duchesse de Montbazon sa belle-mère, qui conduisait à son gré le duc de Beaufort. On pouvait tout attendre de la reine qui ne savait résister à personne, chez qui tout le monde entrait même pendant qu'elle était au lit[12] ; et c'était l'éloge dérisoire qu'on lui prodiguait ; il n'y a plus que quatre petits mots dans la langue française, disait la Feuillade : La reine est si bonne[13]. Il en arriva bientôt des Importants comme de toutes les coalitions. On s'accorde dans le dessein de prendre, on se divise au moment du partage, surtout quand un des alliés affecte trop de prétentions à la supériorité. La cabale des Vendôme était trop active, et le nom de Beaufort retentissait trop haut. Les Saint-Ibal, les Montrésor, les Béthune, en exaltant les vertus imaginaires du héros, provoquaient une rivalité dangereuse. Les Condé n'étaient pas moins fiers, et leurs titres paraissaient mieux établis. Ils étaient vraiment des princes du sang, et non une branche bâtarde introduite dans la maison royale par un caprice immoral de Henri IV. Leur gloire, au moment même, jetait un grand éclat ; le duc d'Enghien venait de remporter la victoire de Rocroi, et sa mère, la belle Charlotte de Montmorency, toujours aigre et insolente dans la prospérité, ne ménageait pas à Beaufort les choses désobligeantes. Elle prenait ce ton de maître que son fils et sa fille ont si bien gardé à son imitation, et si elle ne disait pas encore que nul ne devait contredire la volonté d'un Condé, elle le donnait à entendre aux Vendôme. D'autre part la reine commençait à se fatiguer des exigences de la duchesse de Chevreuse qui prétendait la dominer, demeurer à côté d'elle au palais Cardinal, lui imposer des ministres et en particulier Châteauneuf. Elle avait déjà arrêté son choix, et ce choix avait l'approbation des Condé et même du duc d'Orléans. Il s'agit de Mazarin. Rétabli furtivement au pouvoir, Mazarin avait encouru personnellement la haine des partisans de Beaufort. C'était entre eux un point d'honneur de le haïr et même de ne pas le voir[14]. Cette antipathie, jointe aux autres rivalités que, dans un si grand concours d'ambitions, il rencontrait à chaque pas, l'entretenait dans une anxiété impitoyable. Ses carnets en font foi. Dans ces notes singulières, décousues, écrites tantôt en jargon français, tantôt en italien ou en espagnol, il a consigné, comme dans un examen de conscience, ses émotions de chaque jour, et rien n'est plus instructif que cette confession des transes perpétuelles d'un ambitieux qui voit du danger dans un geste, qui se défie du silence comme d'une parole, et qui érige en certitude fâcheuse toute supposition équivoque. Ici il a peur de M. Vincent (saint Vincent de Paul) qui veut mettre en avant le Père Gondi, ou qui avertit la reine qu'elle compromet sa réputation par la galanterie. Ailleurs il a peur de Beauvais qui veut rétablir Desnoyers, là du chevalier de Jars qui veut rétablir Châteauneuf par Chevreuse. Il tremble quand la reine va au Val-de-Grâce, parce que la prieure de ce couvent est dévouée aux Vendôme, et il écrit que le Val-de-Grâce sera pour lui le val de misère. Il se rassure quand on commence à publier que Chevreuse n'est pas bien avec Sa Majesté, puis il ressent de nouvelles terreurs quand on lui dit que Chevreuse répond de l'estime et de l'affection de la reine pour Châteauneuf. Il voit avec ombrage que chacun entre chez la reine quand Sa Majesté est au lit, et pourtant il ne devrait entrer que trois ou quatre personnes. Sa Majesté en faisant généralement des grâces fera que personne ne l'estimera. Et d'autre part il considère que les serviteurs de Sa Majesté vont faire leur cour à ceux qui ne lui veulent pas de bien à lui, et pourtant ils devraient venir à moi s'ils croyaient plaire à Sa Majesté, et puisqu'ils ne le font pas, il pare ou qu'ils ne sont pas de véritables serviteurs de Sa Majesté ou que Sa Majesté ne se soucie pas de moi. D'autres fois les disgrâces qu'il a désirées lui font appréhender la sienne, parce qu'elles dénotent l'inconstance de l'affection de la reine. Il redoute enfin le peuple qu'on veut soulever contre lui en lui imputant le projet de diminuer les rentes ; il redoute surtout, et ce n'est pas la peur la moins fondée dans ce siècle de violences, ceux qui ont promis aux princes de le tuer. Quelle leçon dans ces aveux ! Si ce sont là les soucis et les dangers attachés au pouvoir, il faut plaindre et admirer l'homme de cœur qui se dévoue à servir son pays, sans intérêt personnel, dans ces terribles conditions. Mais quand au lieu de ces nobles pensées, l'histoire ne découvre trop souvent dans la vie de l'homme politique, comme dans celle de Mazarin, que l'amour de l'or et le besoin d'élever sa famille, il faut adorer la justice de la Providence qui fait de la passion une souffrance de tous les jours, et place le châtiment dans la faute même. Cependant il demeurait ministre, et c'est ici le lieu d'en dire les raisons probables. Selon les uns, il avait gagné la faveur d'Anne d'Autriche en trahissant tout bas, même avant sa mort, la volonté de Louis XIII, en se prêtant à l'annulation du testament, en promettant d'en passer par tous les actes que la reine voudrait[15], et il est vrai que, aussitôt qu'il eut reçu d'elle la restitution de son autorité, il lui sacrifia Chavigny qu'elle détestait. Selon d'autres, il plut à la reine parce qu'il était laborieux, et elle très-paresseuse, qu'il connaissait les affaires et qu'elle les ignorait ; écrasée du fardeau de tant de sollicitations rivales, elle en remettait volontiers la charge à un homme que cette besogne inextricable n'effrayait pas[16]. Cet homme d'ailleurs ne déplaisait pas au duc d'Orléans ni aux Condé ; en apparence ennemi des Vendôme, les Condé voyaient en lui un soutien de leurs prétentions ; commode aux faiblesses des grands, le duc d'Orléans trouvait en lui un trésorier complaisant qui lui fournissait d'abondantes sommes pour son jeu[17] ; c'était donc s'assurer Orléans et Condé que de garder Mazarin. On ajoute encore que le souvenir de Richelieu était pour quelque chose dans cette faveur, pour une opposition tout à la fois et pour une ressemblance. D'une part la reine s'était laissé dire que Mazarin était tout l'opposé de Richelieu, qu'il n'en avait ni l'inflexibilité ni cette rudesse qui ne cédait pas même au roi ; on pouvait donc compter sur ses complaisances, sur sa condescendance aux caprices personnels du souverain ; et d'autre part il avait été désigné par Richelieu lui-même et par le roi pour sa capacité éprouvée, pour son expérience dans la politique étrangère ; on se donnait, en le conservant, l'apparence de respecter encore les volontés d'un mari mort, on ne rompait pas avec un passé glorieux, on s'assurait la coopération d'un ministre instruit à faire respecter l'autorité[18]. Car Anne d'Autriche n'avait pas échappé à cette justice de la Providence qui met les ambitieux en contradiction avec eux mêmes. Comme toutes les oppositions qui arrivent au pouvoir, elle changeait de sentiments en changeant de condition ; elle comprenait maintenant les besoins du gouvernement dont elle n'avait su jadis que haïr les exigences ; elle sentait le danger des résistances où jusque-là elle n'avait cherché que sa propre satisfaction. Elle adoptait le système qu'elle avait combattu, parce que, après avoir préservé ses adversaires de ses propres tentatives, il était seul capable de la préserver elle-même. C'est bien la pensée qu'elle exprima plus tard sans embarras, lorsque, en regardant un portrait de Richelieu, elle disait : Si cet homme-là vivait encore, il serait aujourd'hui plus puissant que jamais. Tous ces motifs sont vraisemblables, mais l'exactitude de l'histoire exige que nous pénétrions plus loin. À une époque de galanterie, comme ce dix-septième siècle, il n'y a nulle témérité à chercher dans les intrigues d'amour le secret et le ressort des événements politiques : Les Dames, dit la bonne et vertueuse Motteville, sont d'ordinaire les premières causes des plus grands renversements des États, et les guerres qui ruinent les royaumes et les empires ne procèdent presque jamais que des effets que produisent leur beauté ou leur malice. Ici ce serait dans les agréments personnels d'un homme, dans leur puissance sur la volonté d'une femme, qu'il faudrait chercher le mystère de l'histoire de France pendant vingt ans. Mazarin était beau, aimable, l'homme le plus agréable du monde, selon la maréchale d'Estrées ; il n'avait que quarante ans. Il n'était pas prêtre, grâces à Dieu, et quoique cardinal, il n'a jamais été dans les ordres sacrés[19]. Il n'aurait pas déplu à Anne d'Autriche. Cette passion, qui naît d'un regard, et s'étend comme un feu vorace et irrésistible, aurait consumé en un seul instant tous les souvenirs de l'ancienne inimitié. Ce qui est certain, c'est qu'on en parla dès les premiers jours de la régence, et ces propos furent une des plus fréquentes inquiétudes de Mazarin. On les retrouve à chaque pas dans ses carnets : Ils espèrent pouvoir me faire grand mal avec l'invention trouvée de la galanterie... Ils vont trouver M. Vincent, et sous prétexte d'affection pour la reine, ils disent qu'elle perd sa réputation par la galanterie.... Ils disent que Beauvais a fait parler M.... sur la galanterie.... Beauvais a dit à Senecé de parler à Sa Majesté pour qu'elle ne me vit pas si souvent pour sa réputation. Ailleurs enfin, il donne ce bulletin de sa santé : La jaunisse, produit d'un suprême amour (soverchio amore). De son côté, la reine parait s'être trahie elle-même par des confidences dont ses amis ne lui ont pas gardé le secret. Un jour, dans l'intimité, sous la pression d'avertissements sérieux, elle en dit assez à madame de Brienne pour autoriser bien des commentaires. Elle avoua son faible pour la personne et pour la société de son ministre, elle confessa le plaisir qu'elle avait à écouter des paroles qui n'étaient pas relatives aux affaires de l'État, et en promettant, les larmes aux yeux, de ne plus s'exposer aux mêmes dangers à l'avenir, elle justifia les soupçons pour le passé[20]. Il est difficile de trancher ces questions mystérieuses, où le cynique Retz lui-même refuse de se prononcer ; et comment, en effet, s'y prend-on pour savoir exactement ces choses-là[21] ? Mais la galanterie espagnole d'Anne d'Autriche était connue, et les hommages bien reçus de Bellegarde et surtout du duc de Montmorency, et l'amour avoué pour le beau Buckingham[22]. Quand on rapproche ces circonstances de sa préférence tenace pour Mazarin, de cet attachement inflexible, plus fort que toutes les oppositions, et tous les périls de la royauté, il faut bien convenir que les apparences ne sont pas en faveur de la vertu[23]. On comprend tant de murmures, tant de propos injurieux, tant d'histoires vraies ou fausses, et enfin le reproche d'un mariage secret. Cette dernière imputation a été le moins grossier des outrages de la Fronde ; et elle est restée la tradition du Palais-Royal[24]. La faveur de Mazarin, quelle qu'en fût la cause décisive, se déclara par la dispersion successive et rapide des Importants, et ce brusque changement eut pour occasion la colère des Condé contre la faction de Beaufort. Madame de Montbazon, la reine du parti, avait outragé la duchesse de Longueville. Elle trouvait juste ou plaisant d'attribuer une intrigue de bas étage à cette jeune femme, dont la galanterie n'en était pas encore venue à ces scandales si célèbres depuis. La princesse de Condé, mère de Longueville, voulut des excuses, et des excuses écrites et prononcées en face par la coupable. La reine le voulut aussi, et Mazarin dut négocier, comme la paix d'Allemagne, cet accommodement de salons. Triste parodie des affaires d'un grand royaume ! Le ministre allait d'un parti à l'autre, discutant les mots un à un pendant des heures entières, écrivant, effaçant selon les concessions mutuelles, et il n'arrêta qu'après plusieurs conférences le texte de la réparation. Mais Montbazon se cabra au moment décisif ; en prononçant sa harangue, elle en détruisit tout l'effet ; elle prit des manières si fières et si hautes qu'elle sembla dire : Je me moque de ce que je dis. La princesse de Condé n'en fut que plus irritée, et pria la reine de ne jamais la contraindre' à se rencontrer avec cette ennemie. Montbazon croyait avoir repris l'avantage, elle voulut en triompher. A quelques jours de là, la reine se rendit avec la princesse à une collation que lui avait fait accepter la duchesse de Chevreuse. Montbazon, de son côté, prétendit y paraître auprès de sa belle-fille ; en vain on la pressa de se retirer, elle tint ferme, et ce fut la reine qui recula. Pour ne pas forcer la princesse de Condé à se trouver en face d'une personne qui lui était désagréable, la régente revint au Louvre sans avoir collationné[25]. Cette audace perdit l'arrogante duchesse ; le dépit rendit de l'énergie à la reine ; elle exila madame de Montbazon. Ce fut le premier coup. Il y eut aussitôt alarme et colère au camp de Beaufort ; le chevalier et ses amis prétendirent venger la belle des belles. On résolut d'assassiner Mazarin. Que des crimes de ce genre fussent familiers à cette noblesse, c'est ce que prouvent surabondamment tant de complots contre la vie de Richelieu, avoués par leurs auteurs ou par leurs confidents. Que Beaufort ait voulu imiter les Chalais, les Gaston d'Orléans, les comtes de Soissons, c'est ce que met hors de doute la confession de Campion, un des complices, entraîné malgré lui dans cette entreprise. Une seule circonstance atténue la culpabilité de Beaufort ; il parait qu'il ne se portait pas de lui-même à cet assassinat, qu'il ne cédait qu'aux excitations de Montbazon et de Chevreuse[26]. Mais la résolution était prise. En vain Campion, à qui l'on citait la tyrannie de Richelieu pour lui faire peur de Mazarin, représentait qu'il n'était pas juste de punir un homme des fautes de son prédécesseur ; on n'écoutait pas ses remontrances. Désigné plus particulièrement pour tuer le cardinal ; il ne pouvait obtenir que des sursis. Il reculait chaque jour, tantôt parce que le cardinal ne devait pas sortir, tantôt parce qu'il était dans la voiture du comte d'Harcourt, et que si on le tuait dans cette compagnie, on risquait de se brouiller avec la maison de Lorraine, tantôt enfin parce qu'il était dans la voiture du duc d'Orléans, et qu'il ne fallait pas compromettre l'oncle du roi dans la complicité. Les conjurés souffrirent pendant quelque temps ces retards ; à la fin, toujours poussé par les instances de ces dames, Beaufort se résolut à attaquer Mazarin le soir quand il sortirait du Louvre[27]. Mais il avait compté sans le duc d'Épernon, ami de Chevreuse, qui fonda sa faveur auprès du ministre en révélant les secrets du parti. Mazarin averti ne vint pas au Louvre ce jour-là ; les conjurés, en l'attendant dans le voisinage, confirmèrent les soupçons par leur présence prolongée, et la reine, informée de la découverte, dit à madame de Motteville : Vous verrez avant deux fois vingt-quatre heures comme je me vengerai des tours que me font ces méchants amis. Le lendemain, Beaufort se présentant chez elle fut arrêté par Guitaut, son capitaine des gardes, et enfermé à Vincennes (le 2 septembre 1643). La captivité de Beaufort, comme la fuite d'un général, fut le signal de la déroute de ses partisans. Tout ce qui déplaisait à Mazarin, tout ce qui pouvait lui faire obstacle ou concurrence, disparut en quelques mois. Le duc de Vendôme, père de Beaufort, reçut ordre de quitter Paris et de se retirer à Anet ; comme il prétextait une maladie pour ne pas partir, la reine lui envoya sa litière pour lui rendre le voyage plus commode. L'évêque de Beauvais voulut s'intéresser au prisonnier ; il reprocha au prince de Condé de n'avoir pas empêché cette arrestation : Et pourquoi, lui dit le prince, ne l'avez-vous pas empêchée vous-même ? Je l'aurais fait, répondit l'évêque, et j'aurais averti le duc, si je l'avais su. Dès que la reine connut cette réponse naïve, elle pria l'évêque de Beauvais de retourner dans son diocèse. Les Vendôme étaient suspects de conspirer secrètement avec la noblesse, de rassembler des chevaux, de l'avoine, du fourrage, de communiquer avec Beaufort. L'évêque de Lisieux, Cospéan, leur ami, essayait d'éloigner de Mazarin quelques dames qui s'en rapprochaient. La duchesse de Chevreuse faisait mille cabales, et se vantait d'avoir à sa disposition ceux-là mêmes sur qui le ministre croyait pouvoir se reposer. Il s'en inquiétait assez vivement, comme ses carnets en témoignent[28]. En conséquence, Cospéan fut prié de s'éloigner, quoiqu'il fût grand prédicateur et assez familier avec la reine pour l'appeler : ma bonne fille. On le relégua à Lisieux par un ordre général aux évêques de demeurer dans leurs diocèses et d'y vaquer à leurs devoirs spirituels. La duchesse de Chevreuse ne tarda guère d'avoir son tour. D'abord, la reine parut se souvenir vis-à-vis d'elle de l'ancienne amitié ; elle essaya de la vaincre par la douceur, de l'enchaîner par la reconnaissance ; elle l'invita à considérer combien le nouveau règne lui était plus favorable que celui du feu roi, à tenir compte et à jouir d'un repos, d'une liberté que la régence lui avait rendus, pour vivre agréablement en France. Mais elle lui fit entendre que le temps des intrigues était passé, et que son ancienne complice ne voulait plus de complots. La duchesse regimba ; elle n'avait pas l'habitude de se soumettre aux conseils avec une docilité de couvent, elle ne comprenait pas que, aux jours des représailles, il n'y eût pas une part pour chacun des défenseurs de la cause relevée. Elle répondit arrogamment. La reine n'hésita plus ; rompant avec ses souvenirs, et bravant les reproches d'inconstance ou d'égoïsme, elle exila la duchesse de Chevreuse à Tours, d'où la disgraciée se sauva à Guernesey et de là en Flandre. Avant la fin de l'année, le terrain était débarrassé autour de Mazarin ; et en décembre 1643, il était déclaré premier ministre. Cependant, cette haute position ne suffisait pas à le rassurer. Il avait toujours sous les yeux quelques visages hostiles ; il arrivait à son oreille des bruits fâcheux, des frémissements de menaces, des nouvelles inquiétantes. Écoutons une dernière fois ces craintes qu'il se répète à lui-même, qu'il grossit en les écrivant.... Il se tient de violents conseils contre moi, s on pense à user de poison.... Ladite dame (Montbazon) et Chevreuse plus animées que jamais, et en espérance de faire quelque chose contre moi avec le temps.... Sa Majesté a parlé avec tendresse de Beaufort au bois de Vincennes. Cela fait mauvais effet. Je vois bien que nonobstant le plus noir assassinat.... Que sa Majesté se ressouvienne du commencement. Il s'étonne que la reine d'Angleterre voie la duchesse de Chevreuse, et reçoive la visite d'une personne qui par sa mauvaise conduite a perdu les bonnes grâces de Sa Majesté. Il a des colères violentes contre madame de Nemours, fille de Vendôme, il s'indigne de la lenteur qu'on met à la chasser de Paris. Il n'est pas besoin de procéder froidement à l'affaire de madame de Nemours et d'écouter les propos des dames. A la compassion que Sa Majesté est tenue d'avoir pour l'État doivent céder toutes les autres. Enfin, il n'aime pas madame de Hautefort, et il en presse l'expulsion. Cette demoiselle, autrefois amie de Louis XIII et également célèbre par cet amour et par sa vertu sans soupçons, était revenue à la cour par l'établissement de la régence. Selon madame de Motteville, elle parlait mal du cardinal. Selon Mazarin, elle parlait au désavantage de Sa Majesté et cabalait continuellement. Que disait-elle donc ? Était-elle de ceux qui répétaient le reproche de galanterie, et accusaient ensemble le cardinal et la reine ? Ou bien soutenait-elfe les amis du passé et les adversaires de la nouvelle puissance ? Ce fut au moins pour un acte de fidélité aux anciens qu'elle succomba. Mazarin avait écrit sur son carnet : Madame de Hautefort cabale continuellement, donner ordre à ce qu'elle parte. La reine exécuta cet arrêt. Un soir, au coucher de la reine, madame de Hautefort insistait pour une grâce en faveur d'un vieux gentilhomme ; n'obtenant pas de réponse, elle réitéra sa demande, et l'appuya comme d'un reproche en disant qu'on ne devait jamais oublier ses anciens domestiques. La reine, colère et quinteuse comme tous les caractères faibles, sentit vivement cette parole ; elle se jeta dans son lit, fit fermer le rideau et signifia qu'elle ne voulait plus rien entendre. Le lendemain elle commanda à madame de Hautefort de s'éloigner pour toujours de sa personne. Vainement madame de Longueville essaya d'intervenir, et montra de la commisération pour l'exilée. La fille de la princesse de Condé faillit encourir la disgrâce de la reine pour cette indiscrétion[29]. On dut savoir désormais qu'il n'était plus prudent, ni même permis, de s'attaquer à Mazarin. Il était si bien vainqueur et maître, que ses adversaires les plus maltraités reconnurent leur défaite en changeant de tactique vis-à-vis de lui. Au lieu de le combattre, on travailla désormais à le gagner ; en lui offrant des transactions, on l'habitua à se voir traiter d'égal à égal. Les Vendôme commencèrent, et lui révélèrent par leurs avances à quelle hauteur il pouvait porter ses prétentions. L'espoir d'élever sa famille au rang des princes, s'il ne l'avait pas déjà conçu de lui-même, lui fut inspiré par l'empressement des vaincus à acheter de sa faveur leur rétablissement. Dès cette année (1644), le maréchal d'Estrées, la duchesse de Vendôme, madame de Nemours, sa fille, lui proposèrent une alliance de famille avec eux, le mariage d'une de ses nièces avec le duc de Mercœur. Il accorderait la liberté à Beaufort ; Beaufort, pour garantie de sa gratitude et de sa docilité, se retirerait à Malte, et toute la maison de Vendôme aurait pour son nouvel allié une fidélité et une affection indissoluble[30]. La tentation était séduisante. Mazarin se sentit assez fort pour y résister. Il refusa, soit qu'il ne crût pas à la sincérité des Vendôme dont il voyait avec ombrage les négociations auprès de la maison de Condé, soit qu'il lui plût davantage de se montrer indifférent à de pareilles alliances, ou de mettre plus de prix à ses bonnes grâces en les faisant attendre. Mais il était averti de ce qu'il pouvait oser ; il ajournait, par cet art de patience qui est tout lui-même, un résultat auquel le temps donnerait plus d'à-propos, comme la suite le fit bien voir. Ce mariage, repoussé en 1644, s'accomplira en 1651, et sera la base de la fortune inouïe où sont montés tous ces Mazarins. Premier ministre, il concentra toute l'autorité entre ses mains. Il séquestra la reine pour lui seul. Il prit l'habitude de venir tous les soirs chez elle en comité secret, et cette conférence où se traitaient les affaires publiques et d'autres choses[31], fut appelée le petit conseil. Il choisit à son gré ses subalternes, ses auxiliaires, dans un monde dont il était sûr. Il força Chavigny à vendre définitivement sa charge de secrétaire d'État des affaires étrangères au comte de Brienne, et le comte de Brienne vendit à Duplessis-Guénégaud sa charge de secrétaire d'État de la maison du roi. Depuis que Desnoyers avait déplu à Louis XIII, Letellier avait, par commission, le soin de la guerre. C'était un esprit net, facile, capable ; sous des apparences de modération il n'a jamais prétendu à la première place, pour occuper sûrement la seconde[32]. Letellier, à ce titre, était l'homme de Mazarin. Après l'avoir soutenu contre tous les efforts de Desnoyers, au milieu du tumulte des Importants, le premier ministre voulut l'établir définitivement dans la charge dont il exerçait les fonctions. On composa avec Desnoyers ; on lui promit en retour de sa démission 100.000 livres, et la reine donna d'avance cette somme à Letellier pour achever l'opération. Mais la négociation trama un peu. Desnoyers, avant de prononcer le mot décisif, tergiversait, passait d'une proposition à une autre ; en dernier lieu il demandait pour récompense un archevêché en commende. On le lui refusait, et il ajournait à son tour l'effet de sa promesse. Pendant toutes ces lenteurs Desnoyers mourut. On n'avait plus besoin de sa démission, Letellier eut la charge de ministre sans la payer, et garda les 100.000 livres qu'il avait reçues de la reine[33]. Aux finances, il fallait un nom qui éloignât les soupçons de favoritisme, et un agent fertile en expédients et commode aux besoins de Mazarin. La surintendance fut donnée pour la montre à Bailleul et à d'Avaux. Mais Bailleul entendait ne rien faire ; d'Avaux était déjà désigné pour aller représenter la France au congrès de Munster. Si cet homme, ami du faste et vanté par Voiture pour ses constructions magnifiques, pouvait se livrer avec ardeur aux opérations d'argent, son absence devait le rendre inutile, et un suppléant devenait nécessaire. Le premier ministre introduisit donc dans l'administration des finances, au-dessous des deux surintendants, et avec le titre plus modeste de contrôleur général, Emery Particelli, qui prit sur lui toute la besogne. Emery était un étranger, un Italien comme Mazarin, sans autre appui que la bonne volonté de son protecteur, engagé pour maintenir sa fortune, à ne pas contrarier, à ne pas trahir la fortune de celui dont il procédait, et rivé par ces conditions impérieuses à la fidélité et au dévouement. Ne semble-t-il pas qu'on entrevoie déjà ici, quoique dans un ordre de pensées moins hautes, le système et le calcul de Louis XIV dans le choix de ses ministres ? Il existait jusque-là un conseil de conscience qui donnait son avis sur la collation des bénéfices ecclésiastiques. C'était un frein aux abus que la puissance royale pouvait se permettre, dans l'exercice du droit de disposer des charges d'âmes et des biens de l'Église qu'elle tenait du concordat de 1516. Mais ce droit lui-même était une violente tentation pour le pouvoir qui en était investi. Il ne s'agissait pas seulement de nommer les évêques et les abbés, et, par cette intervention dans le gouvernement ecclésiastique, de faire sentir au Saint-Siège et au clergé la pression de l'autorité temporelle. L'usage avait prévalu d'attribuer les revenus d'un évêché, d'un monastère, à un titulaire extérieur qui ne pouvait remplir les fonctions de son titre, mais qui était toujours apte à en percevoir la rente, tandis que les soins du ministère étaient remis à un clerc à peine rémunéré suffisamment pour vivre. On donnait, dans ces conditions, un évêché à un militaire, une abbaye à un magistrat ou à un docteur dans l'une des quatre facultés. On accumulait plusieurs bénéfices sur une même tête pour arrondir une fortune, ou l'on partageait entre plusieurs la rente d'un même bénéfice pour multiplier les satisfaits. Assurément ce n'était pas à un pareil emploi que les fondateurs des Églises avaient dans l'origine destiné leurs dons ; mais cet emploi était une ressource pour payer des services de toute sorte, pour acheter ou conserver des amis, et un moyen d'administration très-efficace dans un temps où les revenus de l'État ne rentraient pas avec une grande régularité, ni une abondance égale à tous les besoins et à tontes les cupidités. Comment Mazarin n'aurait-il pas été avide de concentrer ce pouvoir dans ses mains, et d'en tirer pour lui-même tous les profits ? La régente plus scrupuleuse, dans les premiers jours de son pouvoir, avait voulu ne pas livrer l'Église au hasard de toutes les ambitions ; elle avait restreint sa liberté de choisir en la subordonnant à un conseil de conscience. Vincent de Paul était à la tête de ce conseil. Ce nom vénéré, tout seul, en garantissant des choix meilleurs, était l'effroi d'es hommes d'argent. Homme tout d'une pièce, comme l'appelle madame de Motteville, il s'inquiétait peu de gagner les bonnes grâces des gens de la cour dont il ne connaissait pas même les manières, et les gens de la cour tournaient en ridicule son humilité, sa pénitence, sa simplicité évangélique, toutes habitudes contraires à l'intérêt, aux vanités, aux concupiscences, qui règnent dans ces régions. Mazarin aspirait à disposer seul des bénéfices, et les courtisans attendaient plus de ses faveurs calculées que de la conscience inflexible du Père Vincent. La lutte fut moins difficile que contre les Importants ; la cour était cette fois d'accord pour appuyer le premier ministre ; le conseil de conscience fut peu à peu annulé, puis aboli...[34] Mazarin éconduisit Vincent de Paul ; il demeura libre de disposer des biens de l'Église comme des finances de l'État, pour lui d'abord, pour ses amis, pour ses ennemis réconciliés ou à gagner. Ce n'est pas le calomnier que d'affirmer qu'il se fit la part bonne, puisque, à sa mort, nous le trouverons investi de deux évêchés et de vingt-deux abbayes. En attendant, son triomphe sur les Importants fut complet,
et parut confirmé par l'adhésion ou le silence de toutes les classes. Des
apparences avantageuses parlaient favorablement pour lui. Pas de rigueur dans
l'exercice de son autorité, car l'emprisonnement de Beaufort n'était que
justice après une tentative de meurtre ; beaucoup de promesses qui faisaient
naître beaucoup d'espérances ; le temps n'avait pas encore dissipé ce mirage
qui a dans le commencement ébloui tant de regards. Point de morgue dans sa
personne, point de cette arrogance de parvenu qui écarte les anciens égaux et
suscite l'aversion en prétendant commander le respect. Ce témoignage lui est
rendu par le plus impatient, le plus acharné, le plus dangereux de ses
adversaires. On se croyait bien obligé au ministre
de ce qu'il n'envoyait pas chaque semaine quelqu'un en prison. L'accès était
tout à fait libre, les audiences étaient aisées, l'on dînait chez lui comme
avec un particulier. Le parlement, délivré du cardinal de Richelieu qui l'avait
tenu fort bas, s'imaginait que le siècle d'or serait celui d'un ministre qui
leur disait tous les jours que la reine ne voulait se conduire que par leurs
conseils. Le clergé qui donne toujours l'exemple de la servitude, la prêchait
aux antres sous le nom d'obéissance[35]. Voilà comment tout le monde se trouva un en instant
Mazarin. Les Importants s'étaient évanouis en quelques mois, faute de chefs capables, par l'effet de leurs rivalités, et surtout parce que leur égoïsme princier ou nobiliaire, en les isolant de toutes les autres classes de la société, les avait réduits à leur propre faiblesse. Mais l'esprit qui les avait animés durait toujours ; l'ardeur et l'espoir de faire leurs affaires devait se réveiller à la première occasion. Ils croiront la trouver dans la Fronde ; ils reviendront avec quelques chances de succès de plus, les armes à la main, et unissant leurs intérêts à ceux de la magistrature et de la bourgeoisie. Vaincus de nouveau, réduits à la soumission pendant un demi-siècle, ils ne désespéreront pas encore ; ils se transformeront vers la fin du règne, et sous des noms plus honorables, avec des intentions moins étroites, mais encore personnelles, ils reparaîtront dans les amis du duc de Bourgogne. |
[1] Madame de Motteville, Mémoires.
[2] Mémoires de la Châtre.
[3] Mémoires de la Châtre.
[4] Mémoires de la Rochefoucauld.
[5] Mazarin fut créé cardinal le 15 décembre 1642.
[6] Mémoires de la Châtre.
[7] Déclaration royale du 21 avril 1643.
[8] Mémoires de la Rochefoucauld.
[9] J'ai depuis ouï dire au cardinal Mazarin, qu'elle leur avait fait trop d'honneur de les mettre au-dessus des volontés du feu roi, et de leur donner le pouvoir d'ordonner d'une chose de si grande conséquence. (Madame de Motteville.)
Un pamphlet de la Fronde (1669) disait à Anne d'Autriche : Vous avez reconnu, Madame, l'autorité de ce sénat, puisque vous tenez de lui tout ce que vous êtes.
Un autre, intitulé la Plainte de la France à genoux devant la Reine, lui disait la même chose encore plus durement :
Il vous a mis le sceptre en main ;
Il vous le peut ôter demain.
De sa souveraine puissance
Dépend le rang que vous tenez...
[10] La Châtre, la Rochefoucauld.
[11] Mémoires du cardinal de Retz.
[12] Carnets de Mazarin.
[13] Mémoires de Retz.
[14] Mémoires de la Châtre.
[15] La Châtre.
[16] Madame de Motteville.
[17] Madame de Motteville et la Rochefoucauld.
[18] Madame de Motteville.
[19] Une pièce de la Fronde, citée par Naudé, dans le Mascurat, affirme ce fait sous cette forme burlesque :
Quoique ne soyez in sacris,
N'ayant ordres donnés ni pris.
[20] Mémoires du fils de Brienne.
[21] C'est un mot de madame de Sévigné.
[22] Mémoires du cardinal de Retz : Madame de Chevreuse m'a raconté que le seul homme qu'elle (la reine) eût aimé avec passion était le duc de Buckingham.
[23] Cette protection aveugle est un secret que tout le monde ignore, et dont tout le monde se doute. Toute la France en parle, et toute la France n'en sait rien. Réponse d'un malheureux au cardinal de Retz, 1652.
[24] La reine-mère, veuve de Louis XIII, a fait encore bien pis que d'aimer le cardinal Mazarin ; elle l'a épousé ; il n'était pas prêtre et n'avait pas les ordres qui pussent l'empêcher de se marier... On en connaît maintenant toutes les circonstances ; le chemin secret, qu'il prenait toutes les nuits pour l'aller trouver, est encore au Palais-Royal. (Lettres de la princesse Palatine, duchesse d'Orléans, mère du Régent, 1722.)
[25] Madame de Motteville.
[26] Mémoires de Campion : Pendant qu'il (Beaufort) fut dans la résolution de tuer le cardinal, je remarquai toujours une répugnance intérieure, qui, si je ne me trompe, était emportée par la parole qu'il pouvait avoir donnée à ces dames.
Mémoires de la Châtre : Je dirai que, suivant la disposition des esprits de mesdames de Chevreuse et de Montbazon, ses entretiens avec le cardinal étaient pleins de froideur ou de civilités ; si bien que, si, un jour, il lui donnait lieu de se louer de lui, le lendemain il le désobligeait en lui disant qu'il le venait voir seulement par ordre de M. son père.
[27] Tout ce récit n'est qu'un abrégé des Mémoires de Campion.
[28] Carnets de Mazarin : Lisieux a fait des reproches à madame de la Roche-Guyon de ce qu'elle était venue me voir. Chevreuse, mille cabales. Éloigner Chevreuse qui se vante de disposer de la Châtre et de d'Épernon.
[29] Madame de Motteville.
[30] C'est le style de Mazarin ; 5e et 6e carnets relatifs aux premiers mois de 1644.
[31] Voir les Mémoires de Brienne cités plus haut.
[32] Mémoires de la Rochefoucauld.
[33] Mémoires de Montglat.
[34] Madame de Motteville. — La reine cependant continua de consulter de temps en temps le P. Vincent sur le choix des évêques. Cette indication concilie le témoignage de madame de Motteville qui affirme l'abolition du conseil, et celui d'Abelly qui affirme que Vincent de Paul exerça ces fonctions pendant dix ans. Aussi bien Abelly reconnaît que Mazarin rendait ce conseil inutile : Comme il n'y avait pas a jour réglé pour tenir ce conseil, et que cela dépendait de la volonté a et du loisir de ce premier ministre, lequel en était souvent empêché par d'autres grands emplois, il arrivait que Son Éminence disposait, sous le bon plaisir de la reine, des abbayes et même des évêchés qui venaient à vacquer, et lorsqu'il n'y trouvait aucune difficulté qu'il crût avoir besoin d'être résolue dans le conseil. Abelly, liv. II, ch. dernier, section 3.
[35] C'est Retz qui parle. Est-ce pour protester contre ce servilisme du clergé qu'il a été lui-même plus tard le plus insoumis et le plus rebelle des ecclésiastiques ? Ou croit-il que la sédition, la conspiration, la complicité avec les assassins, soit l'exemple que le clergé doive donner au monde ?