Les quatre plaidoyers que nous venons d'étudier mettent en lumière la science juridique de Cicéron. Après les avoir lus, il est difficile de ne pas avouer qu'il y avait en lui, non-seulement un orateur sans égal et un avocat habile, mais encore un jurisconsulte consommé. Dans le pro Quinctio, Cicéron critique la conduite de deux préteurs. Burriénus et Dolabella ont tranché légèrement, en faveur de Névius, une question grave, d'où dépendaient l'honneur et la fortune de Quinctius. Le premier a autorisé la saisie des biens d'une personne représentée ; le second a forcé le client de Cicéron à faire une sponsio avec Névius, à devenir demandeur, c'est-à-dire, à prouver d'abord qu'il ne devait rien à son adversaire, avant que celui-ci eût, comme il était naturel, établi l'existence d'une dette. Qu'on ne dise pas que la décision de Dolabella fut dictée par celle de Burriénus. La saisie légale n'avait pas eu lieu : le droit prétorien n'était pas applicable. On ne pouvait demander à posséder les biens du débiteur que lorsqu'il n'avait pas laissé de représentant : Alfénus avait pris en main les intérêts de Quinctius. On devait exiger la satisdatio judicatum solvi, seulement quand les biens du débiteur avaient été possédés, pendant trente jours, par le créancier, conformément à redît : il était démontré par les débats que Névius avait désobéi aux prescriptions du préteur, qu'il n'y avait pas eu, de sa part, possession, légale. Les décrets des magistrats se justifiaient peu. Cicéron défendait les vrais principes du droit, en même temps qu'il parlait au nom du bon sens et de l'équité. Il est hors de doute que, dans ce procès, Cicéron fut meilleur jurisconsulte que Burriénus, Dolabella et Hortensius. Le pro Roscio est peut-être plus savant encore. Cicéron définit nettement ce qu'est un arbitrium et ce qu'est un judicum ; il fait saisir les dangers de la règle de la plus-pétition, lorsqu'on l'applique rigoureusement ; enfin, c'est par ce discours que nous pouvons comprendre combien les droits et les devoirs des associés étaient différents de ce qu'ils sont aujourd'hui. Roscius était libre de transiger avec Flavius, et, après avoir indemnisé Fannius des frais qu'il avait pu faire relativement à la société, il ne lui devait plus rien. C'était, par conséquent, à tort que Fannius se prétendait créancier de Roscius pour une somme déterminée ; il était imprudent de s'engager dans la procédure de la condictio certi, alors qu'il ne pouvait prouver que la somme réclamée par lui, avait été data, expensa lata, ou stipulata, en d'autres termes, qu'il existait une obligation réelle, littérale ou verbale. Toutes ces questions si intéressantes sont parfaitement élucidées par Cicéron, dont l'argumentation repose sur une doctrine sérieuse, incontestable. Le pro Cœcina et le pro Tullio sont également des œuvres de science. Il fallait être versé dans la connaissance des lois, pour discuter avec autorité les termes d'un interdit, pour expliquer la volonté des préteurs, pour faire voir qu'entre plusieurs actions le choix ne pouvait pas être douteux. Cécina ne demande pas, comme Tullius, une réparation civile ; il revendique une propriété, il doit suivre la procédure instituée par l'interdit unde vi hominibus coactis armatisve. Dans le pro Cœcina, Cicéron distingue les différentes espèces de violences. Dans le pro Tullio, il montre pourquoi les magistrats n'ont pas consenti à insérer le mot injuria dans la formule, lorsque les actes de violence ont été commis par une troupe de gens armés, et il démontre qu'en l'espèce, on doit suivre les règles de la vis armata. C'est ainsi que Cicéron débrouille les textes quelque peu confus de la législation existante, qu'il fixe la jurisprudence et indique dans quel sens s'accompliront les réformes. Il est probable que les jurisconsultes et les législateurs avaient médité ces discours, puisque Justinien confirma entièrement les théories de l'avocat de Cécina et de Tullius. Nous pouvons donc conclure que Cicéron mérite d'être mis au premier rang parmi les jurisconsultes romains. Il continue avec honneur les travaux des Ælius, des Caton, des Scévola, des Tubéron et prépare ceux des Labéon, des Capiton, des Gaius, des Papinien, des Ulpien, des Tribonien. C'était, sans doute, avec un esprit large, fait pour s'intéresser plutôt à l'ensemble qu'aux détails, que Cicéron étudiait le droit. Il s'efforçait de dégager les principes d'une sage législation, de faire ressortir ce que le droit ancien avait de trop formaliste et de concilier le droit civil et l'équité, en un mot, il s'appliquait à la philosophie du droit et trouvait cette occupation pleine de charme. Mais il ne perdait pas de vue le côté pratique que doivent avoir des études juridiques ; il avait fouillé le vieil arsenal des lois romaines pour en tirer, comme il le disait lui-même, des armes pour défendre ses clients et pour se protéger lui-même. Nous croyons avoir suffisamment montré, dans ce travail, que la science de Cicéron était des plus étendues et des plus sûres, et qu'aucun point essentiel ne lui échappait. L'orateur ne doit pas nous faire oublier le jurisconsulte. Cicéron fut jurisconsulte, comme l'avaient été les hommes les plus illustres de la République, et il apporta dans l'exercice de cette profession le génie particulier dont il était doué. Il donnait des conseils, plaidait, écrivait sur des questions juridiques, s'attachant ainsi à remplir fidèlement les devoirs d'un avocat consciencieux et instruit. Puis, des causes privées, s'élevant à des considérations générales, il prévoyait des réformes, d'ailleurs devenues nécessaires et réclamées par tous les bons esprits. S'il a pu, avec raison, dire qu'aucune partie de sa vie ne fut étrangère à l'étude de la philosophie, il est également vrai que l'étude du droit remplit son existence. C'est dans ses écrits que nous pouvons le mieux comprendre ce que fut véritablement le droit, à l'époque la plus féconde et la plus glorieuse de Rome. Quelques critiques ont répété, à la suite de Fénelon, que Cicéron ne s'oubliait pas et ne se laissait pas oublier. Cela peut être exact pour les discours politiques, où l'intérêt personnel de l'orateur est engagé. Mais, dans ses plaidoyers civils, Cicéron pense uniquement à son client et il s'efforce de faire triompher sa cause autant par son savoir que par son éloquence. Le lecteur qui nous aura suivi avec attention ne sera plus tenté de voir dans Cicéron un rhéteur habile, il y reconnaîtra plutôt un avocat, plein de son sujet, et parlant en maître de choses qu'il a longuement étudiées. FIN DE L'OUVRAGE |