I. — EXPOSÉ DES FAITS. Le discours pour M. Tullius qui est du même temps que le plaidoyer pour A. Cécina, offre avec celui-ci une grande ressemblance[1]. Tous deux, en effet, roulent sur la même question : l'emploi illégal de la force. A cette époque de guerres civiles, il semble que les citoyens ne pouvaient plus déposer les armes ; ils en appelaient volontiers à la force pour trancher leurs différends particuliers Les magistrats s'efforçaient vainement de réprimer les troubles, en édictant des peines plus sévères contre ceux qui prétendaient se faire justice eux-mêmes. L'exemple venu d'en haut suscitait de nombreux imitateurs. Par suite de l'extrême confusion qui régnait dans les tribunaux et de la facilité de corrompre et témoins et juges, les coupables échappaient au châtiment. Le peuple écoutait les plaidoiries, applaudissait les avocats, mais se corrigeait peu. Cicéron paraît s'être chargé volontiers de ces causes, qu'il s'agît de violences publiques, ou de violences privées. Nous n'avons que quelques fragments du pro Tullio, qui, s'il nous était arrivé moins mutilé, aurait sans doute ajouté beaucoup aux renseignements que nous a déjà fournis le pro Cœcina sur ces intéressantes questions[2]. Voici comment les faits peuvent être rétablis : Fabius avait acheté à Thurium, en société avec Cn. Acerronius, un fonds voisin de la propriété de M. Tullius. Comme il avait payé ce domaine trop cher, qu'il avait non pas placé, mais englouti son argent[3], il ne tarda pas à vouloir s'en défaire et proposa à son complaisant associé de l'acquérir. Celui-ci accepte. En réalité, il croyait le domaine plus étendu ; il y comprenait un terrain, de deux cents arpents, appelé centuria populiana[4]. Mais ce champ appartenait à un voisin, M. Tullius. Le vendeur se garda cependant de détromper l'acquéreur. M. Tullius demanda que la demonstratio finium eût lieu en sa présence[5]. Fabius passa outre. La centurie populienne étant occupée par les esclaves de Tullius, Fabius n'en fit pas remise à Acerronius[6]. Fabius, en sa qualité de vendeur, devait livrer à l'acheteur la totalité de la propriété, ou lui donner une compensation pour ce qu'il faudrait en retrancher[7]. Dans l'impossibilité de remplir ses obligations, Fabius eut recours à la violence. Il prépare une troupe d'esclaves, il l'arme et commence son siège. Apprenant que Tullius est à Thurium, il va le trouver et le somme de subir la deductio ou de la lui faire subir. Tullius répond qu'il veut bien faire subir la deductio à Fabius et qu'il donnera caution de se trouver à Rome au jour convenu : dicit deducturum se Tullius, vadimonium Fabio Romani promissurum. Mais Fabius n'avait aucune envie d'employer les voies légales. La nuit suivante, les esclaves de Fabius se jettent sur ceux de Tullius et brûlent leurs habitations. Un seul s'échappe et, tout sanglant, vient apporter la nouvelle à son maître. Tullius fait constater par ses amis l'agression et demande réparation du dommage. Voici les termes de la formule délivrée au plaignant par le préteur Metellus : Quantœ pecuniœ paret dolo malo familiœ P. Fabius vi hominibus annatis coactisve damnum datum esse M. Tullio, tantœ pecuniœ quadruplum, recuperatores Fabium Tullio condemnanto, s. n. p. a[8]. Le pro Tullio, de même que le pro Cœcina fut prononcé devant des récupérateurs. Il semble donc que les judicia de vi se déroulaient devant cette juridiction. Les personnages du procès sont inconnus. On a supposé que M. Tullius était un affranchi de Cicéron. III. — DE LA RÉPARATION CIVILE. - LEX AQUILIA. - ÉDIT DE LUCULLUS. - ACTION VI BONORUM RAPTORUM. - JUDICIUM VI HOMINIBUS COACTIS ARMATISVE. Le but de Tullius est différent du but poursuivi par Cécina. Celui-ci demande à recouvrer la possession du domaine litigieux ; celui-là réclame des dommages-intérêts pour la destruction de sa ferme et le meurtre de ses esclaves. La loi des douze tables avait consacré le principe du
talion ; mais elle admettait aussi des compensations pécuniaires. Elle
punissait non-seulement l'intention coupable, mais encore l'imprudence. Celui qui a incendié une maison ou un tas de blé près
d'une maison, sera enchaîné, battu de verges et brûlé vif, en supposant la
préméditation ; s'il n'y a eu qu'imprudence de sa part, il devra réparer le
dommage, ou, s'il ne peut, il sera châtié légèrement[9]. En 468, un
plébiscite, connu dans l'histoire sous le nom de Lex
Aquilia, réglementa les réparations pécuniaires à accorder dans le
cas de dommage causé à tort, de damno injuria
dato. Pour la mort d'un esclave, c'était la plus haute valeur de
cet esclave dans l'année[10]. En 678, le préteur Lucullus éleva la peine au quadruple. Voici les motifs de cette sévérité : On voyait, dit Cicéron[11], depuis quelque temps, des troupes d'esclaves armés se
répandre dans les champs et dans les pacages et y commettre des meurtres. Ces
excès passés en habitude compromettaient les intérêts privés et tout l'État.
M. Lucullus, préteur d'une haute sagesse et d'une grande équité, arrêta le
premier les termes de cette formule d'action. Il se proposait d'amener les
citoyens à retenir leurs esclaves, à ne plus chercher à causer aucun dommage
à personne, en s'armant, mais à se défendre plutôt par les lois que par la
force, lorsqu'ils seraient attaqués. Il connaissait bien la loi Aquilia sur
le dommage ; mais il n'ignorait pas que, chez nos ancêtres, les fortunes et,
par suite, les jalousies étaient moins grandes. Les esclaves moins nombreux
étaient aisément contenus par la crainte ; les meurtres rares paraissaient
odieux, impies. Le besoin d'une action particulière pour punir les violences
à main armée, en réunion, ne se faisait pas sentir alors. Faire une loi,
inventer une procédure pour un fait qui n'est pas habituel, c'est moins en
empêcher le retour que pousser l'esprit à penser que les actes de cette
nature sont possibles. Mais, à notre époque, au milieu de guerres privées et
perpétuelles, tandis que les citoyens en sont arrivés à avoir, sans scrupule,
recours aux armes, le préteur a cru qu'il était nécessaire de donner une
action en bloc contre la famille, puisque c'était elle qui était
accusée tout entière, de soumettre le jugement à des récupérateurs, pour que
la procédure fût plus expéditive, d'établir des peines plus rigoureuses, afin
de réprimer l'audace parla crainte, en dernier lieu, de supprimer ces mots, dommage
causé à tort, derrière lesquels les auteurs de délits pouvaient encore se
retrancher. Nous traduisons tout ce passage, modèle de style net et précis, digne d'un vrai jurisconsulte, parce qu'il nous montre bien comment les lois se transformaient à Rome. L'édit de Lucullus ne remplaçait pas la loi Aquilia : il s'en inspirait ; il aggravait la peine, pour le cas où le délit avait été commis en réunion et avec des armes. L'action donnée par le préteur était concepia in familiam, c'est-à-dire, que le demandeur n'avait pas à désigner les personnes qui directement étaient les auteurs de l'acte criminel ; son accusation était générale, elle atteignait tous les gens de celui qui était responsable du dommage. D'autre part, c'était l'intention de nuire dolus malus, qui était délictueuse. S'il n'y avait pas préméditation, le cas rentrait dans ceux prévus par la loi Aquilia. L'action accordée par le préteur devint plus tard l'action vi bonorum raptorum[12]. La condamnation était égale : 1° à la valeur réelle de l'objet perdu ; 2° au triple de cette valeur, à titre d'indemnité. C'est pour cela que cette action était dite au quadruple. Elle était de plus annale, c'est-à-dire qu'elle devait être intentée dans l'année à partir du jour du délit. Si la poursuite avait lieu plus tard, la condamnation n'était plus qu'au simple : on revenait à la pénalité établie par la loi Aquilia. L'action vi bonorum raptorum était enfin noxale. Un fils, un esclave est-il l'auteur du délit, c'est contre le père, contre le maître que l'action est donnée. Le défendeur avait la faculté, ou de payer le montant de la condamnation, ou d'abandonner au demandeur la personne qui avait commis le délit. Gela s'appelait l'abandon noxal et l'on entendait par noxa, le corps du délit, corpus quod nocuit. C'est ainsi que le peuple romain croyait échapper à toute responsabilité, quand il abandonnait aux ennemis le général qui avait engagé à tort sa parole et avait conclu un traité qui lui paraissait honteux ou simplement désavantageux[13]. A l'époque d'Ulpien, l'abandon noxal était autorisé dans l'action vi bonorum raptorum. En était-il ainsi au temps de Cicéron ? Il est probable que non. Le but du préteur n'aurait pas été atteint. Il avait voulu que le maître fût toujours obligé de réparer le dommage causé par lui, ou par les personnes soumises à sa puissance. Autrement, il eût été trop facile de faire commettre le délit par quelques malheureux et puis de les laisser entre les mains du plaignant, au moment où il aurait demandé réparation. Tullius pouvait intenter aussi une action publique, en vertu des lois Plautia de vi[14] Cornelia de sicariis[15], et Julia de vi publica et privata[16]. On admet généralement que l'action civile et l'action publique étaient indépendantes. On ne connaissait pas encore la règle : le criminel tient le civil en état. Le principe était que la victime obtînt la réparation complète accordée par la loi et que son action ne fût limitée que par les exceptions de la plus-petitio et non bis in idem. IV. — DOLUS MALUS. - INJURIA. Dans son exorde, Cicéron rappelle que la cause a déjà été plaidée. Dans les audiences précédentes, l'avocat de Fabius, L. Quinctius, a été d'une prolixité telle qu'il a à peine laissé à son adversaire le temps de parler et aux juges, le temps de délibérer. La nuit seule a pu arrêter ce flux de paroles[17]. Ce n'est pas le seul reproche que Cicéron fait à Quinctius. En effet, à l'occasion d'un procès purement civil, l'avocat de Fabius est allé touiller la vie de Tullius, pour porter contre lui des accusations graves, quoiqu'elles n'eussent que peu de rapport avec le débat actuel. Cicéron se plaint, avec raison, de cette manière de plaider. Mais il avait lui-même plus d'une fois abusé de la liberté de parole accordée volontiers à l'avocat et il avait trop souvent fait bon marché de la réputation de ses adversaires, des témoins et des juges, pour qu'on s'arrête longtemps à de semblables griefs[18]. Ce qu'il faut remarquer plutôt c'est l'habileté de l'avocat à tirer parti de toutes les circonstances : Quinctius a été long, c'est qu'il avait une mauvaise cause ; une bonne se plaide en quelques mots. Il a parlé de la vie privée de Tullius : c'est qu'il n'avait rien à dire sur le fond du débat. Cicéron profite donc, avec esprit, de la prolixité et de l'imprudence de Quinctius. Il montre qu'il pourrait, s'il voulait, ne pas épargner, lui non plus, Fabius ; mais il annonce qu'il n'usera qu'avec modération du droit de représailles, se donnant ainsi, dès le début, les apparences de la générosité et faisant présager que sa cause est meilleure, puisqu'il n'aura pas recours à de mauvais arguments et qu'il ne sortira pas du sujet. Après cet exorde fort habile, Cicéron expose les faits. Nous les connaissons. Fabius admettait la narration de son adversaire. Quelle pouvait être alors sa défense ? Nous ne possédons pas le discours que Quinctius a prononcé pour lui, mais nous avons celui que Keller a composé sur le même sujet. Le nouvel avocat de Fabius s'est livré au plaisir de réfuter Cicéron par Cicéron même, ayant cet avantage sur Quinctius, de connaître le pro Milone. Suivant Keller, Fabius opposait à Tullius le droit de légitime défense[19]. C'était Milon plaidant contre Clodius. Mais pour soutenir ce système, le défenseur modifie nécessairement les circonstances du procès : Fabius est la victime, Tullius, le provocateur. Il est impossible d'accepter la discussion sur ce terrain. D'ailleurs telle n'avait pas dû être l'argumentation de Quinctius. Autant qu'on peut en juger par la lecture du pro Tullio, l'avocat de Fabius avait seulement tenté de se servir, à son avantage, des mots dolo malo, contenus dans l'édit du préteur. Quinctius acceptait le récit de Cicéron, mais il voulait faire écarter la préméditation. D'après Cicéron, les mots dolo malo ont été insérés dans l'intérêt du demandeur et non dans celui du défendeur, ejus causa qui agit, non illius quicum agitur. Le préteur veut punir non-seulement le fait matériel, mais l'intention coupable même. Pour que le maître soit condamné, il n'est pas nécessaire que le crime ait été commis directement par ses esclaves, il suffit qu'il l'ait été à leur instigation. Loin que Quinctius pût trouver dans les mots dolo malo un moyen de défense, Cicéron n'avait, pour obtenir la condamnation de Fabius, qu'à établir la violence ou le dol. Le préteur ne lui faisait pas une obligation de prouver l'une et l'autre. En ajoutant, avec dol, le magistrat n'a rendu que plus facile la tâche du demandeur. Soit qu'il démontre que le dommage a été causé par la familia elle-même, soit qu'il fasse voir qu'il résulte seulement de ses conseils et de ses manœuvres, il ne peut qu'obtenir gain de cause[20]. D'ailleurs, continue Cicéron, fidèle à sa manière d'argumenter, dans l'espèce, à quoi bon distinguer ? Il y a eu violence : dans la violence est contenu le dol, in vi dolus malus inest. La violence et l'intention de nuire ne se séparent pas. L'avocat qui soutient le contraire s'égare et verra sombrer son argumentation : il prend des récifs pour un port, scopulo atque saxis pro portu stationeque utitur[21]. Tous les éléments de culpabilité sont réunis ici : Les esclaves forment un complot pour se jeter sur les gens
de Tullius : il y a dol. Ils prennent les armes : il y a dol. Ils choisissent
un moment favorable pour dresser dans l'ombre des embûches : il y a dol. Ils
entrent par force dans une maison : dans la violence même est le dol. Ils
massacrent des esclaves, détruisent une maison : sans une intention de nuire,
on ne peut mettre à mort un homme ou causer volontairement un dommage
quelconque. Si le dol est dans toutes les circonstances, il doit être dans
l'action principale. On ne peut juger autrement[22]. Cette thèse nous paraît inattaquable : il y a dol dans la préméditation, c'est-à-dire, dans la préparation de l'acte coupable, comme il y a dol dans le Tait lui-même ; le dol peut exister sans l'acte, mais l'acte ne peut être accompli sans dol. Quinctius niait qu'il pût y avoir dol de la part de la familia tout entière, être collectif, abstrait, indéterminé. Ce n'était cependant pas impossible. Les esclaves de Fabius auraient pu servir d'intermédiaires et préparer l'agression, qui aurait été ensuite consommée par des esclaves étrangers. Dans ce cas, il y aurait eu dol d'une familia et fait coupable d'une autre et l'action du plaignant aurait pu s'exercer contre toutes les deux. Dans la cause, la discussion était inutile. Il était bien certain que les esclaves de Fabius avaient directement envahi la centurie populienne, qu'ils avaient démoli la maison et massacré les esclaves. Il suffisait d'établir la faute, le dol d'un seul et le préteur en permettant que l'action fût concepta in familiam, avait voulu venir en aide au plaignant et non le gêner dans sa poursuite. Revenant à l'idée de légitime défense et dénaturant sans doute les faits, Quinctius voulait prouver que la violence n'avait pas été exercée à tort, injuria. Cicéron répond qu'il est question seulement du dommage. Le dommage existe, il doit être réparé. Les récupérateurs n'ont pas à se préoccuper de savoir si les esclaves de Tullius ont été massacrés à tort ou à raison, si sa ferme a été justement ou injustement détruite. Quinctius a demandé instamment au préteur que le mot injuria fût inséré dans la formule. Il s'y est
refusé. Vainement Fabius a-t-il tenté l'appel aux tribuns. Si les magistrats
n'ont pas voulu faire cette addition, c'est qu'ils ont estimé qu'elle était
inutile, vu que c'est toujours à tort qu'on démolit des maisons, qu'on
dévaste des champs, qu'on se livre au meurtre et au pillage. Ils ont défendu
toute discussion sur ce point : eos qui armis
quam jure agere maluissent, de jure et injuria disputare noluerunt. L'adversaire de Cicéron expliquait autrement l'opposition que Fabius avait rencontrée chez les magistrats. Le mot injuria était sous-entendu, disait-il ; c'est pour cela que le préteur et les tribuns n'avaient pas voulu l'ajouter dans la formule. Du moment que le dommage n'avait pas été causé à tort, l'interdit n'était pas applicable. Pourquoi les magistrats n'auraient-ils pas accueilli la demande de Fabius, puisque le mot à insérer était déjà sous-entendu et que l'idée en était si nette qu'elle n'avait pas, au premier abord, besoin d'être exprimée plus formellement ? Le refus des tribuns s'explique encore. Nous avons vu en effet que, d'ordinaire, ils n'apportaient aucun changement aux formules délivrées par les préteurs. Mais on comprendrait moins que le préteur n'ait pas voulu recevoir la requête de Fabius. D'ailleurs, toujours dans la même hypothèse, pour quelle raison Fabius mettait-il tant d'insistance à faire modifier la formule dans un sens, qui était naturel, ordinaire ? Il est bien probable que sur ce point comme sur les précédents, l'argumentation de Quinctius était défectueuse. Si le préteur s'était occupé seulement du dommage causé et non des circonstances graves dans lesquelles le fait se produit, il n'aurait pas apporté de modification à la loi Aquilia : la procédure eût été moins rigoureuse. Les parties auraient été renvoyées devant un juge et non devant des récupérateurs et la peine aurait été du simple contre celui qui avoue, du double contre celui qui nie. Enfin au mot damnum se joindrait le mot injuria[23]. C'est là toute la loi Aquilia, mais le préteur n'en a pas trouvé les dispositions suffisantes. Ce sont des motifs analogues qui ont fait naître l'interdit unde vi hominibus coactis armatisve à côté de l'interdit unde vi ordinaire. La fréquence des attaques à main armée a poussé les magistrats à réprimer plus durement les délits[24]. Le préteur n'admet pas qu'on puisse armer des esclaves, tuer des hommes inoffensifs impunément ; il ne reconnaît pas au défendeur le droit de discuter la légalité de pareils actes. C'est ce qui explique que le mot injuria n'ait pas été écrit dans la formule et que le préteur n'ait pas voulu l'ajouter dans la suite. Pour démontrer qu'on pouvait quelquefois tuer justement, Quinctius rappelait la disposition de la loi des XII tables, suivant laquelle il est permis de mettre à mort le voleur qu'on surprend chez soi, le jour, avec des armes, et, la nuit, qu'il ait des armes ou non. Cicéron retourne cet argument contre son adversaire. La vie d'un homme est chose très précieuse. En effet, les législateurs anciens n'ont autorisé les citoyens à mettre à mort un voleur que dans le cas, où il résisterait et chercherait à faire usage de ses armes. Autrement, dit la loi, endoplorato, appelez au secours, faites venir des voisins. Ainsi la loi protège même l'existence d'un voleur, bien loin de mépriser, en général, la vie humaine. Non-seulement elle punit l'homicide volontaire, mais encore, l'homicide par imprudence[25]. C'est en vain que Fabius et son avocat essayent de légitimer les faits. Les esclaves de Fabius sont doublement coupables : et du meurtre des esclaves de Tullius et de la ruine de sa ferme. Lors même que Tullius aurait élevé une construction sur le fonds de Fabius — ce qui n'est pas, d'ailleurs, ce qui est une pure invention de Quinctius —, Fabius n'avait pas le droit de démolir cette construction, en y pénétrant avec violence, à l'insu de Tullius. En pareil cas, le préteur oblige toujours le délinquant à reconstruire et à tout remettre en état, nonobstant la question de propriété. Le magistrat accorde à la victime l'interdit quod vi aut clam, interdit restitutoire[26]. A plus forte raison, conclut justement Cicéron, si Fabius ne pouvait pas porter la main sur la ferme, il n'était pas en droit de faire massacrer les esclaves, qui étaient sur le fonds contesté. Fabius, cependant, n'en convenait pas. Il cherchait des prétextes, des excuses. La provocation était venue des esclaves de Tullius : ceux-ci avaient incendié une ferme à Fabius, ils s'étaient jetés les premiers sur la troupe de Fabius, ils avaient, enfin, certainement comploté contre Fabius. Cicéron répond spirituellement qu'on ne saurait admettre ce nouveau droit qui consisterait à pouvoir attaquer ceux dont on redouterait une invasion, à commencer par tuer celui dont on craindrait les coups dans l'avenir. Quis hoc statuit unquam aut cui concedi sine summo periculo potest, ut cum jure potuerit occidere, a quo metuisse se dicat ne ipse posterius occideretur ? Dans ce procès, de même que dans les précédents, il ne nous est pas possible de connaître la vérité entière sur les faits. Remarquons seulement que Fabius avait tout intérêt à dénaturer les événements ; c'était même son seul système de défense. Mécontent de voir qu'il ne pouvait livrer à l'acheteur la centurie populienne, sentant que son marché était compromis, il essaya par tous les moyens de s'emparer de ce terrain et il ne dut pas hésiter à avoir recours à la force. La vraisemblance de cette hypothèse est grande ; la narration de Cicéron est exacte ; Fabius était l'agresseur. |
[1] De 683, suivant Beier et Huschke.
[2] Ces fragments ont été réédités par Keller, après Angelo Mai, Orelli, Peyron, Huschke, d'après les manuscrits de la bibliothèque Ambroisienne et de la bibliothèque de Turin. C'est de cette dernière édition que dérivent les autres, notamment celle de R. Klotz, dont nous nous servons.
[3] In
prædio pecuniam non posuit, sed abjecit.
[4] Le nombre de jugera compris dans une centurie était indéterminé ; primitivement il était de cent ; il fut ensuite de deux cents. La centurie populienne était ainsi nommée de son ancien propriétaire.
[5] On entendait par fines un espace de cinq pieds entre deux héritages ruraux qui devait rester libre, et qui n'était pas susceptible d'être acquis par usucapion. V. Cicéron, de leg., I, 21, 55 et Topic., IV, 23. Demonstrare fines, c'était déterminer les limites. C'était aussi un moyen d'opérer la tradition, c'est-à-dire de faire passer la propriété du fonds du vendeur à l'acquéreur. Tullius avait le droit d'intervenir, vu l'intérêt qu'il y avait pour lui à ce que la délimitation fût exacte. Il pouvait même intenter une action pour contraindre son voisin à reconnaître avec lui où commençaient et finissaient les deux domaines limitrophes, l'action en bornage, actio finium regundorum, action mixte, tant in rem que in personam. — V. Instit., IV, 6, 20 ; Digeste, X, l. I. 4, § 3. Cf. C. C. art. 646.
[6] Neque
ramen hanc centuriam populianam vacuam tradidit.
[7] Il était garant de l'éviction.
[8] V. Keller, Sem., p. 595. À l'occasion du pro Roscio comœdo, il a été parlé d'un procès analogue. Roscius avait d'abord intenté à Q. Flavius l'action de damno injuria dato. Il transigea ensuite : lite contestata, judicio damni injuria constituto, cum Flavio decidit. V. pro Q. Rosc., XI, 32.
[9] Qui ædes arcervumve frumenti juxta domum combusserit, vinctus, verberatus, igni necari jubetur : si modo sciens prudensque commiserit ; si vero casu, id est, imprudentia, aut noxium sarcire jubetur, aut, si minus idoneus est, levius castigatur. Cf. Instit., IV, 4, 7 ; Digeste, XLVII, 9 ; etc. V. C. C. art. 1382 et suiv.
[10] Le propriétaire avait, en outre, une action criminelle contre l'auteur du délit. Pour le bris, la détérioration d'un objet quelconque, la peine était du prix le plus élevé de cet objet dans les trente derniers jours. V. Gaius, IV, 20, et suiv. ; Paul, Sent., V, 4, 23 ; Instit., IV, 3, 4, 8, 11. Cf. la mort de Panurge dans le pro Rosc. com.
[11] Pro Tull., 8-12.
[12] V. Gaius, III, 209 ; Instit., IV, 2 ; Digeste, XLVIII, 8 : Prætor ait : si cui dolo malo hominibus coactis damni quid factum esse dicetur, sive cujus bona rapta esse dicentur, in eum qui id fecisse dicetur judicium dabo. Item si servus fecisse dicetur, in dominum judicium noxale dabo. Ce fragment d'Ulpien est une réminiscence de l'édit de Lucullus. La rédaction diffère peu : les mots bona rapta sont ajoutés ; les mots vi, familiœ, armatisve ont été retranchés. Les mots bona rapta, qui indiquent le vol avec violence, ne disent pas plus que la vieille expression, vi damnum dation, puisque le vol, au point de vue du dommage pécuniaire, rentre dans la classe des damna, des torts qu'on doit réparer. Enfin le mot coactis désigne suffisamment une réunion pour se livrer à des actes de violence.
[13] Instit., IV, 8, 7 ; Tite-Live, IX, 10.
[14] De 665, sous le tribunat de M. Plautius Silvanus et de Lutatius Catulus.
[15] De 673, sous la dictature de Sylla.
[16] Date incertaine.
[17] Namque antea non defensionis tuæ modus, sed nox tibi finem dicendi fecit. — Sur la durée des plaidoiries, voir plus haut.
[18] Cicéron parle ailleurs en termes peu flatteurs de Quinctius ; son insolence était insupportable, c'était une sorte de démagogue, aptissimus turbulentis contionibus. V. Brutus, LXIII, 223 ; pro Cluent. passim.
[19] Est hæc, judices, non scripta, sed nata lex, quam non didicimus, accepimus, expressimus, ad quam non docti, sed facti, non instituti, sed imbuti sumus, ut, si vita nostra in aliquas insidias, si in vim et in tela latronum aut inimicorum incidisset, omnis honesta ratio esset expedienda salutis. Silent enim leges inter arma, nec se expectan jubent, quum ei qui expectare velit, ante injusta pœna luenda sit quam justa repetenda. Pro Mil., IV.
[20]
Ergo addito dolo malo actoris et petitoris fit
causa copiosior. Utrum enim ostendere potest, sive eam ipsam familiam sibi damnum dédisse
sive consilio et opera ejus familise factum esse, vincat necesse est. Pro Tull., 28 ; Pro Cœc.,
passim.
[21] Nam in
dolo malo volunt delitescere, in quo non modo, quum omnia ipsi fecerunt quœ
fatentur, verum etiam si per alios id fecissent, hærerent ac tenerentur. Pro Tull., 35.
[22] Consilium capiunt, ut ad servos M. Tullii veniant : dolo malo faciunt. Arma capiunt : dolo malo faciunt. Tempus ad insidiandum arque celandum idoneum eligunt : dolo malo faciunt. Vi in tectum irruunt : in ipsa vi dolus est. Occidunt homines, tectum diruunt : nec homo occidi nec consulto alteri damnum dari sine dolo malo potest. Ergo si omnes partes sunt ejus modi ut in singulis dolus malus hæ-reat, universam rem et totum facinus sine dolo malo factum judicabitis ? — Pro Tull., 34.
[23] Gaius, IV, 9 ; Instit., IV, 6, 19.
[24] Cette comparaison entre l'interdit unde vi hominibus coactis armatisve et l'action vi bonorum raptorum, ressort naturellement du n° 45 et du n° 46 et de la lacune qui suit.
[25] Dans l'origine, la peine n'était pas bien dure. L'auteur d'un homicide par imprudence devait sacrifier un bélier dans l'assemblée du peuple. C'était plutôt une purification qu'une expiation (Lois de Numa dans Giraud, Nov. Ench., p. 3-4).
Cicéron ne se montra pas toujours aussi zélé défenseur de ces idées. Pour défendre Milon, il ira chercher ses arguments plus loin encore que Quinctius, jusque dans le meurtre de Camille par Horace victorieux, V. pro Mil., 3 — Cf. Aulu-Gelle, XI, 18 et XX, 1, 7. Cicéron, Top., XVII.
[26] V. Gaius, IV, 142 ; Instit., IV, 15 ; Digeste, XLIII, 24.