HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE XII. — SAINTE-HÉLÈNE.

 

 

L'île de Sainte-Hélène est située au milieu de l'Atlantique, à neuf cents lieues de la côte d'Afrique, à treize cents de celle du Brésil, vers le 16e degré de latitude au delà de l'équateur. Elle a vingt-huit milles anglais de circuit, à peu près la superficie de Paris. Du sommet du pic de Diane, l'un de ses rochers, l'on signale à soixante milles de distance tout bâtiment qui s'approche de l'île. Dès lors toute surprise est impossible. Des fortifications anciennes, ou récentes, un système de défense habile, des batteries à fleur d'eau et une enceinte naturelle de rocs qui ne s'ouvre que sur trois points, en font une position imprenable.

Le sol de l'île est celui d'un volcan refroidi depuis des siècles ; la seule pierre qu'on y trouvé est spongieuse, rougeâtre, et si tendre qu'on la travaille à la main. Les sommités sont couronnées de bois, mais les vallées et les plateaux intermédiaires sont dépourvus de toute culture. La terre végétale ne se trouve que là où on a pu l'apporter. L'eau n'y existe qu'en des quantités insuffisantes pour les besoins d'une nombreuse garnison ; il en était ainsi, du moins à l'époque où Napoléon fut relégué dans l'île ; depuis lors, de nombreux travaux hydrauliques ont changé cet état de choses. James-Town, capitale de l'île, serait un joli village d'Angleterre. La population de Sainte-Hélène s'élève à environ quinze cents âmes, en y comprenant la garnison. Les colons y sont, pour la plupart, d'anciens employés subalternes de la Compagnie des Indes ; la vie y est très-courte : il est rare qu'elle atteigne au terme de soixante ans. Le climat, assez favorable aux planteurs qui reviennent de l'Inde, est dévorant pour les Européens. Les variations de l'atmosphère y sont considérables, fréquentes et subites. La saison des pluies surtout y est morbidique : les maladies qu'elle engendre sont la dysenterie et l'inflammation du foie. L'Angleterre avait bien choisi pour ses vengeances : si elle avait calculé sur le climat et spéculé sur les misères d'un semblable exil, ses prévisions ne devaient être que trop bien accomplies.

Après avoir passé deux mois à Briars, habitation d'un négociant anglais, Napoléon fut installé dans son nouveau logement de Longwood : c'était une maison de bois que pendant neuf mois de l'année moisissait l'humidité des pluies ou des orages, et que durant trois autres mois calcinait le soleil de plomb des tropiques. Napoléon habitait une pièce tendue de nankin brun, et dont les deux fenêtres s'ouvraient sur le camp du 54e régiment préposé à sa garde. Elle avait pour ameublement un canapé, quelques chaises, une commode, un guéridon, le lit de fer d'Austerlitz, le réveille-matin du grand Frédéric et les portraits des deux impératrices et du roi de Rome.

Longwood, dans l'origine, n'était qu'une sorte de grange à l'usage de la Compagnie des Indes ; cette maison, restaurée à la hâte, et tant bien que mal appropriée à la résidence de l'empereur et de ses compagnons d'infortune, était située dans la portion la plus malsaine de l'île, assise sur un plateau élevé de deux mille pieds au-dessus du niveau de la mer, sans cesse battu par des vents impétueux ou couvert de nuages humides, dépouillé d'arbres et de végétation.

Ce pays est mortel, disait Napoléon ; partout où les fleurs sont étiolées, l'homme ne peut pas vivre. Ce calcul n'a point échappé aux élèves de Pitt.

Il ajouta :

Transformer l'air en instrument de meurtres, cette idée n'était pas venue au plus farouche de nos proconsuls ; elle ne pouvait germer que sur les bords de la Tamise.

 

Et pourtant ce fut-là qu'il languit près de six ans, sous la garde du général anglais sir Hudson Lowe. Cet homme fut fidèle à la mission de haine qui lui avait été confiée : il se montra geôlier plutôt que gouverneur, sbire et non soldat. Chaque jour, dans son humeur in- quiète et chagrina, il ajoutait de nouvelles privations à celles que Napoléon devait endurer ; tantôt il taxait les rations de vin des prisonniers, tantôt il leur refusait les vivres nécessaires et forçait l'empereur, pour nourrir ses compagnons, de vendre sa vaisselle ou son argenterie.

Vainement Napoléon demandait-il des journaux et des livres, on ne lui en accordait que de loin en loin : on lui interdit toute communication avec les habitants de l'île, toute correspondance libre avec les siens, toutes relations avec les militaires de la garnison. Il ne pouvait sortir à cheval sans être surveillé par un officier anglais, et préféra s'abstenir de cet exercice. On ne lui communiquait que les nouvelles affligeantes ; on ne laissait arriver jusqu'à lui que les brochures et papiers publics où son nom était accompagné à invectives. Il ne pouvait écrire à personne sans que ses lettres fussent livrées à l'examen du gouverneur et des subalternes. Un voyageur qui arrivait d'Europe, après avoir vu de près Marie-Louise et son fils, ne put recevoir la permission de donner à ce père infortuné des nouvelles de ces objets demeurés si chers à son cœur. C'était par ces tortures impies qu'on espérait abattre ses forces morales et abréger la durée de son existence.

Il fut sensible à ces peines, mais il ne perdit point le sentiment de son ancienne dignité ; le fidèle attachement d'un petit nombre d'amis contribua à adoucir ses chagrins. Cependant sir Hudson-Lowe éloigna successivement le docteur O’Meara, dont les soins lui étaient nécessaires, puis MM. Las-Cases et Gourgaud. Ils furent pénibles, les adieux qu'il adressa à ses compagnons à jamais perdus pour lui.

Par bonheur on avait laissé parvenir jusqu'à lui les classiques et les vieux auteurs qu'affectionnait sa jeunesse ; il trouvait du charme à les relire, à les commenter. C'était tantôt Polybe qu'il étudiait au point de vue de la guerre, tantôt César dont il suivait les grandes expéditions : puis il récitait les belles pages de Corneille et de Racine. Ayant un jour entrepris la lecture d'Andromaque, et en étant venu à ces vers connus :

Je passais jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils,

Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie

Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie ;

J'allais, seigneur, pleurer un moment avec lui ;

Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui...

d'abondantes larmes remplirent ses yeux et il ferma le livre. Il songeait à cet autre Astyanax qu'il avait tant aimé, qu'il ne devait plus revoir, et qui devait à peine lui survivre de quelques années. Puis ses souvenirs se reportaient vers la Corse, théâtre de ses premiers jeux, berceau aimé de son enfance ; vers l'école de Brienne, où s'écoula sa jeunesse ; vers cette France, qu'il avait remplie de gloire et de deuil.

Il aimait à converser avec ceux qui étaient demeurés fidèles à son malheur ; tantôt il rappelait les pompes de sa grandeur passée, tantôt il cherchait à justifier sa vie et son règne d'accusations trop bien méritées. Comme il pressentait qu'aucune de ses paroles ne serait perdue pour la postérité, et que toutes, au contraire, seraient soigneusement recueillies, il employait beaucoup d'art à donner le change sur ses véritables idées politiques : à l'entendre, il ne s'était jamais considéré que comme le représentant et l'instrument de la liberté ; il avait voulu d'abord rétablir l'ordre par la dictature, mais c'était dans l'intention arrêtée de rendre à la France beaucoup de prérogatives démocratiques ; il avait fait de nombreuses guerres, mais toujours ses ennemis l'avaient attaqué ; jamais la justice n'avait manqué à sa cause ; que n'avait-il eu le temps nécessaire pour accomplir ses plans ? pourquoi le succès avait-il trompé son attente à Moscou ? Sans ces obstacles qui déjouèrent son système, la France et l'Europe étaient par lui réservées à un long avenir de gloire, de paix et de liberté. Puis il déclamait contre le despotisme des souverains de son temps, contre l'aristocratie féodale, et il oubliait sur quelles institutions lui-même avait naguère posé sa puissance, de quels principes absolus il s'était étayé durant quatorze ans.

Il aimait à dicter le récit de ses campagnes : les notes que MM. de Montholon, Gourgaud et Las Cases ont écrites, d'après ses inspirations, seront précieuses à consulter pour quiconque étudiera l'histoire stratégique des guerres d'Italie et d'Allemagne. Souvent il interrompait ses repas pour se livrer à ce travail. Une remarque bien digne d'attention, c'est qu'au milieu des angoisses de toute espèce de sa captivité, il ne se livra plus à ces accès de colère qui, durant son règne, avaient paru si indignes de sa grandeur : il se montra doux, affable, résigné ; ses rapports avec ses serviteurs furent ceux d'un ami et d'un père ; Dieu l'avait humilié, et il s'était courbé sans convulsion sous la main de Dieu. C'est dans ce pénible repos de l'exil qu'il pouvait interroger à loisir la grande énigme de sa mission et de son caractère.

Doué d'une intelligence puissante, d'un coup d'œil sûr et d'une vaste science militaire, Napoléon le Grand, général, consul, empereur, proscrit, sous quelques formes qu'on se le représente, apparaît aux regards de la postérité comme un de ces géants fantastiques qui semblent croître à mesure qu'ils s'éloignent. Son nom est écrit en lettres de feu et de sang dans l'histoire contemporaine de tous les peuples ; les nations qui lui servirent de marchepied ont retenu ce nom magique ; mais, par un mystère impénétrable, elles n'ont qu'une voix pour célébrer sa louange : elles ont abdiqué de justes ressentiments, et remplacé les cris de vengeance par l'hymne du pardon. Ce nom est environné d'une auréole lumineuse et poétique qui fait disparaître, pour les peuples, le souvenir de leurs propres calamités.

Entrez dans l'humble cabane des montagnards du Dauphiné et des Vosges, dans les pauvres huttes de la Champagne, dans les fermes de la Vendée, et vous y trouverez toujours l'image de l'empereur ; il est là comme le héros populaire :

On parlera de sa gloire,

Sous le chaume, bien longtemps.

On en parle avec orgueil dans les steppes marécageux de la Pologne, sur les Apennins, le long des fleuves allemands qui roulèrent à la mer tant de cadavres : c'est le lion du désert de Syrie, le Bounaberdi des veillées arabes.

La tâche de l'écrivain et du philosophe, en présence de cette gloire vague, mais immense, est de dépouiller de son prestige l'homme qu'on en a revêtu, et de le juger froidement, selon les faits et non au gré des imaginations populaires., L'examen sérieux des événements de cette vie que nous avons esquissée facilite l'accomplissement de ce devoir. Alors, tout en respectant le souvenir de Napoléon comme celui d'un homme extraordinaire, on le mesure sans prévention, et dépassât-il de quinze coudées la taille de ses contemporains, on apprend à se rendre compte de sa véritable grandeur. Cette, appréciation est surtout facile à celui qui, se laissant peu éblouir par l'éclat des renommées humaines, ne reconnaît dans un individu, si haut qu'il soit, qu'un faible instrument de la volonté de Dieu.

Dieu, qui protège la France, cette nation élue entre toutes pour porter et glorifier la croix, avait permis qu'un formidable orage révolutionnaire ravageât notre pays. Le jour vint où sa miséricorde se reposa de nouveau sur nous, et alors elle suscita de l'Égypte l'homme qui devait terminer l'anarchie et relever les autels en ruines. Ce fut vraiment alors Cyrus, prédit par les prophètes et réservé pour mettre fin à la servitude du peuple de Dieu. Cette mission était celle de Napoléon : il l'accomplit en rétablissant le culte et en réorganisant la société. Il la compléta par de sages travaux, par de puissantes institutions ; mais il est juste de reconnaître qu'au lieu de parfaire son œuvre, il la dépassa, et qu'il exagéra le double système de la compression et de la guerre. Napoléon a été un homme, un géant, si l'on veut, mais un géant de transition. Il a été placé entre le monde ancien et le monde nouveau comme une arche qui sert à les relier. Avant lui et avec lui, l'ère sauvage de la guerre ; après lui, un autre droit des gens commence pour l'Occident, le glaive sera rejeté dans le fourreau, les questions se résoudront dans la paix, les peuples qui se sont unis pour sa chute, s'efforceront de rendre impossible le retour des grandes exterminations d'hommes.

Comme législateur, il ne crée point ; mais il a le rare mérite de simplifier et de coordonner. L'ensemble des codes qu'il a laissés à la France est ce qu'il y a de plus complet et de plus clair en ce genre chez aucun peuple. Comme militaire, sa renommée l'a égalé aux grands capitaines des temps antiques, à Alexandre, à César ; mais l'enthousiasme qu'il a inspiré aux Français trouve des contradicteurs chez les autres peuples, et ceux-ci nous accusent avec raison de ne point assez tenir compte des fautes de 1812 et de 1813. Napoléon tint d'Alexandre l'ardeur de l'attaque et l'impétuosité des conceptions, de César l'inconcevable rapidité des mouvements, cette promptitude mystérieuse avec laquelle il se portait presque en même temps sur tous les points menacés ; à l'exemple de tous les deux, il dut inspirer aux troupes un amour et une confiance sans bornes ; comme eux, il résuma en lui tout un peuple et tout un siècle, et il laissa dans le monde une trace ineffaçable.

Notre admiration ne doit pas nous empêcher de reconnaître que ses revers en Espagne, en Russie, en Allemagne, à Waterloo, font contrepoids au mérite de ses admirables conceptions et de ses brillantes victoires. Comme organisateur, il trancha trop souvent les difficultés par la force, au lieu de s'attacher à les résoudre par une étude patiente des hommes et des choses, et s'il consolida l'unité par la hiérarchie et la centralisation, il faut reconnaître que l'Assemblée Constituante et même la Convention avaient déjà aux trois quarts accompli cette œuvre ; comme chef de la société française, il ne céda peut-être en puissance et en gloire qu'à Charlemagne, l'homme du passé à qui on peut davantage l'assimiler et le comparer.

Ces limites que nous avons indiquées à l'admiration qui gravite autour de sa renommée, ne sont point assez resserrées, qu'on ne doive reconnaître en Napoléon un de ces hommes étonnants qu'il plaît à Dieu de donner de loin en loin à la terre. Si haut qu'ils soient placés, ce n'est que de ce Dieu tout-puissant qu'ils relèvent : ils n'ont aucune force qui leur soit propre et qu'ils ne tiennent de lui. Malheur à eux le jour où ils peuvent se croire quelque chose par eux-mêmes, et reporter à la créature un honneur qui ne doit remonter qu'à l'auteur de leur gloire !

Napoléon approcha enfin de ce redoutable moment où les rois aussi bien que leurs sujets rendent compte à Dieu de tous les actes de leur vie : les années 1819 et 1820 s'écoulèrent dans des alternatives de maladie et de rétablissement qui firent présager une dernière crise. Au commencement de 1821, le captif commença sensiblement à décliner ; une comète ayant paru dans le ciel, il songea à celle de Jules César, et regarda sa fin comme prochaine. Le 17 mars des symptômes fort graves se manifestèrent ; les jours suivants la maladie fit d'effrayants progrès, et tout espoir ne tarda pas à s'éteindre :

On dit qu'au dernier jour de sa longue agonie

Devant l'éternité, seul avec son génie,

Son regard vers le ciel parut se soulever :

Le signe rédempteur toucha ce front farouche,

Et même on entendit murmurer sur sa bouche

Un mot qu'il n'osait achever[1]...

Il l'acheva cependant, et fit venir à son chevet l'abbé Vignali, que lui avait envoyé son oncle, le cardinal Fesch : l'humble prêtre reçut la confession de l'empereur. Napoléon était agité par de continuels vomissements ; son état ne permit pas qu'on lui administrât l'Eucharistie, mais il se confessa trois fois et reçut l'extrême-onction. Voici dans quels termes, à cet instant, il fit part à M. de Montholon de ses sentiments intérieurs :

Je suis heureux d'avoir rempli mes devoirs ! je vous souhaite, général, à votre mort, le même bonheur. J'en avais besoin, voyez-vous, car je suis Italien, enfant de classe de la Corse. Je n'ai pas pratiqué sur le trône, parce que la puissance étourdit les hommes ; mais j'ai toujours eu la foi. Le son des cloches me faisait plaisir, et la vue d'un prêtre m'émeut. Je voulais faire un mystère de ceci, mais c'est de la faiblesse. Je veux rendre gloire à Dieu ; général, donnez des ordres pour qu'on dresse un autel dans la chambre voisine ; on y exposera le Saint-Sacrement. Je doute qu'il plaise à Dieu de me rendre la santé, mais je veux l'implorer. Vous ferez dire les prières des quarante heures...

Puis se ravisant, l'empereur dit :

Non, pourquoi vous charger de cette responsabilité ? on dirait que c'est vous, noble et gentilhomme, qui avez tout commandé de votre chef. Je veux donner les ordres moi-même.

Il les donna en effet, et comme ces instructions pieuses paraissaient faire naître un sourire sur les lèvres de son médecin, le docteur Antommarchi, il lui dit avec une dignité sévère :

Vous autres, médecins, vous êtes habitués à brasser la matière, et vous ne voyez rien au delà ; pour moi, je crois à l'immortalité de l'âme. Je ne suis ni philosophe ni médecin ; n'est point athée qui veut.

 

On était au 20 avril : cinq jours avant il avait écrit la première partie de son testament, qui commence en ces termes :

Je meurs dans le sein de la religion catholique, apostolique, et romaine, dans le sein de laquelle je suis né il y a plus de cinquante ans.

Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j'ai tant aimé.

Un moment on crut reconnaître une amélioration dans son état :

Vous vous réjouissez, dit-il, et vous ne vous trompez pas ; je suis mieux, mais je n'en sens pas moins ma mort prochaine ; lorsque je ne serai plus, chacun de vous aura le bonheur de revoir l'Europe et sa famille. Moi, je reverrai mes braves dans les champs Élysées. Oui, ajouta-t-il solennellement, Kléber, Desaix, Bessières, Duroc, Ney, Murat, Masséna, Berthier, tous viendront à ma rencontre. En me voyant ils deviendront tous fous d'enthousiasme et de gloire. Nous causerons de nos guerres avec les Scipion, les Annibal, les César, les Frédéric ; à moins, ajouta-t-il en riant, que là bas on n'ait peur de voir tant de guerriers ensemble.

Alors entra chez lui le docteur Arnold, chirurgien d'un régiment anglais :

C'en est fait, lui dit Napoléon, le coup est porté. Je touche à ma fin : je vais rendre mon corps à la terre. Approchez, Bertrand, traduisez à monsieur ce que vous allez entendre. — J'étais venu m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je demandais une loyale hospitalité. Contre tout ce qu'il y a de droit au monde, on me répondit par des fers. J'eusse reçu un autre accueil d'Alexandre, de l'empereur François, du roi de Prusse. Mais il appartenait à l'Angleterre de surprendre, d'entraîner les rois, et de donner au monde le spectacle inouï de quatre puissances s'acharnant sur un seul homme. C'est votre ministère qui a choisi cet affreux rocher, où se consume en moins de trois ans la vie des Européens, pour y achever la mienne par un assassinat. Et comment m'avez-vous vu traiter depuis que je suis sur cet écueil ? Il n'est pas une indignité dont vous ne vous soyez fait une joie de m'abreuver. Les plus simples communications de famille, celles mêmes qu'on n'a jamais interdites à personne, vous me les avez refusées ; ma femme, mon fils, n'ont pas vécu pour moi ; vous m'avez tenu six ans dans la torture du secret. Dans cette île inhospitalière, vous m'avez donné pour demeure l'endroit le moins fait pour être habité, celui où le climat meurtrier du tropique se fait le plus sentir ; il a fallu me renfermer entre quatre cloisons, moi qui parcourais à cheval toute l'Europe ! Vous m'avez assassiné longuement, avec préméditation. Vous finirez comme la superbe république de Venise ; et moi, mourant sur cet affreux rocher, privé des miens et manquant de tout, je lègue l'opprobre de ma mort à la maison d'Angleterre.

 

Le 1er mai, Napoléon s'était levé, mais une faiblesse l'avait forcé de se mettre au lit ; ce jour, il dit à l'un de ses plus fidèles serviteurs : Dans quatre jours, je ne serai plus.

Ayant repris quelque force, il fit placer devant lui le buste de son fils, et tint longtemps les yeux fixés sur cette image chérie. Le 3 et le 4, le mal augmenta dans une progression effrayante. Le 5, une affreuse tempête déracina tous les arbres plantés autour de sa demeure : elle ne troubla pas le calme de son agonie ; sa figure demeura sereine et gracieuse, il fut doux envers, la mort[2]. Cependant, vers cinq heures et demie du soir, il interrompit le silence léthargique qu'il avait gardé, pour faire entendre quelques paroles entrecoupées : Mon fils ! France !... France !... Enfin, un peu avant six heures, il croisa avec effort les bras sur la poitrine, laissa échapper ces mots : Tête !... armée !... et rendit l'âme.

A peine eut-il expiré, que ses compagnons le placèrent sur un lit de camp recouvert du manteau de guerre de Marengo. De tous les points de l'île, les troupes de la garnison accoururent pour défiler en grande tenue et sans armes devant ce glorieux cadavre. Chaque homme s'approcha religieusement du lit, et mit genou à terre ; beaucoup apposèrent leurs lèvres sur un coin du manteau. Sir Hudson Lowe voulut en vain s'opposer à ces démonstrations, sa volonté échoua devant la légalité anglaise ; le colonel lui répondit :

Napoléon est mort, la loi d'exception n'existe plus ; j'ai le droit de faire promener mon régiment comme il me plaît, et je le fais.

 

Napoléon resta exposé les 6 et 7 mai. Le 8, le corps fut ouvert et embaumé. On le revêtit de l'uniforme des chasseurs à cheval de la garde impériale, et on le renferma dans un quadruple cercueil. Le 9 eut lieu l'imposante cérémonie des funérailles ; toute la population de l'île y assistait, chacun selon son rang ou les convenances de son sexe. La famille française marchait en tête ; suivaient les Anglais, et à leur tête le gouverneur et lady Lowe en grand deuil. Lorsque les dépouilles mortelles de l'empereur eurent reçu la dernière bénédiction du prêtre, on descendit le cercueil dans le caveau préparé pour le recevoir, et douze salves d'artillerie annoncèrent à l'Océan que Napoléon n'était plus.

La tombe où Napoléon dormit près de vingt ans, sous la garde des soldats anglais, est située dans un site romantique appelé la Vallée du Géranium. L'empereur était venu souvent, dans les premiers temps de son exil, demander à la fraîcheur de ce lieu un peu d'ombre et de repos ; il avait désiré, si sa dépouille devait être gardée captive à Sainte-Hélène, qu'elle fût au moins placée en cet asile, loin du passage des conquérants et sous la protection de sa renommée.

 

DIEU SEUL EST GRAND !

 

 

 



[1] M. de Lamartine. — Méditations.

[2] Paroles de Bossuet.