HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE X. — MIL HUIT CENT QUATORZE.

 

 

Après quatorze ans de silence et de servilité, le corps législatif reparait enfin ; il se réveille au bruit de nos désastres, il se lève à la vue de la fumée qui monte des camps ennemis ; ce n'est plus cette assemblée muette qui a jeté sans résistance l'élite de la population, les adolescents et les hommes mûrs dans le gouffre toujours ouvert de la guerre. Elle a été sourde aux cris des mères ; elle a eu sa complicité de toutes les mesures qui ont pesé sur l'Europe et sur l'empire, et jamais elle n'a trouvé la parole que pour aduler le conquérant. Vient-elle aujourd'hui réclamer sa part des revers et briguer une place dans la défense commune ? Un tel rôle lui appartient ; c'est son devoir de défendre ce qu'elle a adoré et de s'ensevelir sous les ruines qu'elle a préparées de longue main. Eh bien ! non ; le corps législatif n'ose signaler son existence que pour ajouter encore aux obstacles de la situation. Il se rappelle tardivement que la constitution a fait de lui un corps politique : il balbutie le nom d'une liberté inopportune ; il parle de paix ; mais ce mot, prononcé comme une menace, ne signifie dans sa bouche que malveillance ou révolte. Fatale aberration de l'esprit de parti ! Les hommes qui manquaient ainsi aux besoins de la France étaient pourtant des hommes honorables, d'une vertu longtemps éprouvée, et qui croyaient n'obéir qu'à l'impérieuse nécessité de la conscience : tant il est vrai qu'au milieu des orages les meilleurs sont aveuglés et font fausse route ; et qui, dans ces jours où les principes et les faits sont si étrangement confondus, jugera les autres sans se condamner !

L'année 1814 s'ouvrit aux Tuileries sous de sombres auspices. L'empereur paraissait irrité, il lançait des regards farouches. Quand ce fut le tour de la députation du corps législatif de lui présenter ses hommages, il interpella vivement les membres présents ; il leur adressa sans ménagement, et avec une familiarité de style qui parut étrange, les reproches que la conduite de l'assemblée lui semblait mériter :

J'ai supprimé votre adresse, leur dit-il ; elle était incendiaire. Ce n'est pas dans le moment où l'on doit chasser l'ennemi de nos frontières que l'on doit exiger de moi un changement dans la constitution ; il faut suivre l'exemple de l'Alsace, de la Franche-Comté et des Vosges. Les habitants s'adressent à moi pour avoir des armes... Vous n'êtes point les représentants de la nation... Je vous ai rassemblés pour avoir des consolations ; ce n'est pas que je manque de courage, mais j'espérais que le corps législatif m'en donnerait. Au lieu de cela, il m'a trompé ; au lieu du bien que j'en attendais, il m'a fait du mal, peu de mal cependant, parce qu'il n'en pouvait pas beaucoup faire. Moi seul je suis le représentant du peuple. Et qui de vous pourrait se charger d'un pareil fardeau ? Vous avez voulu me couvrir de boue ; je suis de ces hommes qu'on tue, et qu'on ne déshonore pas... Qu'est-ce que le trône ? Quatre morceaux de bois recouverts de velours ; tout dépend de celui qui s'y assied... La France a plus besoin de moi que je n'ai besoin d'elle... Vous parlez d'abus, de vexations ; je sais cela comme vous ; cela dépend des circonstances et du malheur des temps ; pourquoi parler à l'Europe de nos débats domestiques ? Il faut laver son linge sale en famille. Qu'êtes-vous dans la constitution ? rien. Vous n'avez aucune autorité ; c'est le trône qui est dans la constitution. Tout est dans le trône et moi... Je suis au-dessus de vos misérables déclamations... Mes victoires écraseront vos criailleries... Dans trois mois l'ennemi sera chassé du territoire, nous aurons la paix, ou je serai mort, etc.

 

Ce langage produisit une mauvaise impression ; il en fut de même d'un décret impérial qui ajournait le corps législatif. A mesure que l'empereur tombait sous le nombre des ennemis et sous la puissance de l'Europe, les mécontents, à l'intérieur, reprenaient un peu de courage, et faisaient entendre les griefs de l'opposition et les espérances de la liberté. Du jour où Napoléon ne pouvait plus compter sur l'appui du corps législatif, il avait raison de ne plus le laisser derrière lui, balbutiant des phrases équivoques et servant de ralliement à ses ennemis. La dictature était le seul moyen de gouvernement qui pût encore rallier les débris de l'empire napoléonien et sauver le sol de la patrie.

Cependant tous les esprits étaient tournés vers la guerre. L'ennemi avait franchi le Rhin et envahi une portion du royaume d'Italie.

Les alliés avaient rassemblé sur nos frontières onze cent mille combattants. Napoléon leur opposait au midi l'armée des Pyrénées commandée par le maréchal Soult, et l'armée d'Italie, réorganisée à la hâte par Eugène ; sur le Rhône, un corps de vieilles troupes placé sous les ordres d'Augereau ; sur la Meuse, l'Escaut et le Rhin, des garnisons et la ceinture des places fortes de Belgique ; enfin il mettait en ligne soixante-douze mille soldats réunis dans les départements de l'est et appuyés sur les Vosges. C'est avec ces forces disproportionnées qu'il s'agissait de contenir les armées étrangères. Mais déjà l'empire tombait pièce à pièce. La Hollande venait de proclamer son indépendance et de briser notre joug.

L'ennemi avait conçu un projet hardi, c'était de pénétrer à Paris par une marche rapide, de surprendre Napoléon au centre même de ses opérations militaires ; tout semblait favoriser ce plan. La Suisse, notre alliée, fut la première à ouvrir passage aux armées étrangères. Les colonnes de Schwartzenberg pénétrèrent sans résistance au cœur de la Franche-Comté, et se répandirent en Alsace. Trois mille Autrichiens se présentèrent aux portes de Genève : cette ville, bien que sans murailles, avait une garnison et pouvait se défendre. Abandonnée par le baron Capelle, préfet du Léman, elle tomba sans résistance au pouvoir de l'ennemi, et ouvrit aux Autrichiens la route de Lyon. Les armées étrangères ne rencontraient aucun obstacle, et les populations, frappées de terreur, fuyaient au hasard. Ce fut ce moment que choisit Murat pour se déclarer contre son beau-frère et sa patrie. Après avoir conclu avec l'Angleterre et l'Autriche un traité par lequel la possession du trône de Naples lui était garantie, il s'empara de Rome et envahit les départements de la Toscane et le royaume d'Italie.

L'ennemi s'était rendu maître de tout le pays qui s'étend entre Manheim et la Moselle ; il bloquait Mayence : en peu de jours il surprit Épinal et Vesoul, et investit Besançon. Les maréchaux Victor et Marmont demandaient à grands cris des renforts qu'on ne pouvait leur envoyer, et sans lesquels il leur était impossible de défendre la chaine des Vosges : cette barrière de la Lorraine fut forcée par les Bavarois, les Wurtembergeois et les Russes. Ce fut alors que plusieurs princes de la maison de Bourbon reparurent sur le sol français, après vingt ans d'exil. Ils revenaient, et leur présence à Vesoul et à Saint-Jean-de-Luz annonçait à Napoléon que les jours de son règne étaient comptés.

L'ennemi, maître des défilés du Jura et du fort l'Écluse, marche sur Lyon et campe sur la Saône. Au nord, la Belgique est envahie ; Anvers seul résiste encore et tient jusqu'au bout. Là commande Carnot, ancien collègue de Robespierre ; le vieux régicide veut effacer dans le sang de l'ennemi la tache que le sang de Louis XVI a imprimée à son nom. Après dix ans de disgrâce, il a sollicité de Napoléon malheureux l'honneur de combattre sous ses ordres et de retarder la victoire de l'étranger.

Trois armées d'invasion occupent une ligne qui s'étend de Langres à Namur, sur un développement de soixante-dix lieues. Leurs masses, portées sur la Meuse et sur la Marne, sont en mesure d'agir sur Paris ; les maréchaux Marmont, Ney, Victor, se sont repliés sur Châlons, où le maréchal Macdonald accourt à marches forcées pour les soutenir. Le général Maison, contraint d'abandonner la Belgique, couvre encore la France et l'Artois par de sa- vantes manœuvres. Mais déjà les étrangers sont arrivés au cœur de la Champagne, et le théâtre de la guerre vient d'être porté à deux jours de Paris.

Cependant les habitants de l'Alsace et de la Lorraine s'arment sur les derrières de l'ennemi, organisent des corps de partisans et inquiètent les convois. La population, revenue de sa première surprise, retrouve la vieille énergie des premières guerres ; mais tout lui manque, les bras, les munitions et les armes.

En cette extrémité, Napoléon ne pouvait tarder davantage à se mettre à la tête de sa faible armée de Champagne, dernière ressource de son empire. Le 25 janvier il réunit autour de lui la garde nationale de Paris, si longtemps objet de ses défiances. Il parcourut les rangs, se mêlant aux. officiers et aux soldats, leur représentant les dangers de la patrie et la nécessité d'y faire face ; puis, après avoir confié à leur fidélité ce qu'il avait de plus cher au monde, sa capitale, l'impératrice et le roi de Rome, il remit de nouveau la régence à Marie-Louise, et jura de ne rentrer à Paris qu'après avoir vaincu l'ennemi et sauvé la France. Cette scène fut grande et solennelle : elle arracha des larmes à ceux qui en furent les témoins ou les acteurs. On assistait au dénouement de la merveilleuse épopée militaire inaugurée autrefois à Valmy, dans cette même Champagne, où les légions étrangères déployaient maintenant leurs drapeaux victorieux.

Le 26 janvier, l'empereur porte son quartier général à Châlons-sur-Marne ; le lendemain il attaque les Russes et les chasse de Saint-Dizier ; le 28, après une marche forcée que n'interrompt ni la neige, ni la pluie, ni la boue, il se rapproche de cette ville de Brienne dans laquelle se sont écoulées plusieurs années de son enfance, et dont les souvenirs lui sont demeurés si chers : elle était occupée par l'armée de Blücher, appuyée sur deux armées russes. Napoléon, qui ne croit point avoir affaire à cette masse d'ennemis, commande l'attaque et engage un combat long et meurtrier ; Blücher se retire enfin, mais c'est pour opérer sa jonction avec le prince de Schwartzenberg, et après avoir livré aux flammes le château et la ville de Brienne. Cet engagement peu décisif a coûté aux Français plusieurs milliers de braves. Deux jours après, cent cinquante mille hommes de l'armée ennemie cernaient, dans les plaines de l'Aube, l'armée de Napoléon réduite à quarante-cinq mille hommes. La retraite nous était fermée : il fallait combattre pour chercher une position moins désavantageuse. Après onze heures d'une lutte acharnée, les Français abandonnèrent le champ de bataille ; ils avaient perdu six mille hommes tués, blessés ou faits prisonniers, et cinquante pièces de canon. La bataille de la Rothière découragea l'armée et les généraux ; elle acheva de dissiper ce prestige qu'on attachait à la présence de Napoléon. Cependant l'ennemi n'osa point profiter de ses avantages : l'empereur put se replier sur Troyes et s'établir sur la rive gauche de l'Aube. Pendant cette lutte qui commençait par des revers, des simulacres de négociations avaient lieu à Chatillon-sur-Seine. Un congrès s'était ouvert dans cette ville ; mais le but des puissances alliées semblait être d'endormir Napoléon par l'espoir d'une paix chimérique. La France était représentée à ce conseil par le due de Vicence.

Le 5 février, l'armée de Silésie occupa Châlons-sur-Marne, conformément aux plans déterminés par les souverains alliés ; depuis la bataille de la Rothière, cette armée devait côtoyer la Marne et marcher sur Paris par les deux routes, tandis que la grande armée étrangère s'avançait par les deux rives de la Seine. Ce plan reçut en partie son exécution ; et le 7 février, Napoléon ayant quitté Troyes pour suivre l'armée de Blücher, cette ville fut enlevée par l'ennemi. Ce même jour, des partisans de la cause royaliste se déclarèrent à Troyes pour le gouvernement des Bourbons ; d'un autre côté, les puissances alliées signifièrent à Napoléon qu'elles étaient prêtes à consentir à la paix, pourvu que la France reprît ses anciennes limites de 1789. Certes, comme L'avait dit le corps législatif, c'eût été là encore un puissant empire ; mais l'honneur défendait à Napoléon de souscrire à ces conditions extrêmes. Lorsqu'il était arrivé au trône la France était maîtresse de ces limites du Rhin : les abdiquer, c'eût été proclamer lui-même que son règne n'avait eu d'autre résultat que de nous déshériter des conquêtes de la république. Empereur issu de la révolution, Napoléon pouvait bien être détrôné ou tué ; mais il ne devait point consentir à une déchéance dont la responsabilité eût remonté à lui seul. Telle était sa position désespérée.

Il essaie de tenir tête aux ennemis qui l'accablent. La victoire de Champaubert, qu'il remporte sur les Russes (10 février), est suivie le lendemain de la victoire de Montmirail ; trois jours après, l'armée prussienne est mise en déroute à Vauchamp. Les troupes que commandaient Alsufieff, Sacken et Blücher fuient dans un affreux désordre à travers les plaines de la Marne. En cinq jours, l'armée de Silésie a été vaincue et dispersée ; la victoire a souri à nos aigles, et la capitale voit défiler de longues hordes de prisonniers ennemis.

Mais si nous étions vainqueurs sur la Marne, l'armée du prince Schwartzenberg ne poursuivait pas moins sa marche dans les vallées de la Seine. Déjà elle avait dépassé Moret et Provins, elle menaçait Melun. En ce péril pressant l'empereur laisse respirer Blücher et se rejette impétueusement sur Nangis ; il y remporte une nouvelle victoire et sauve la capitale ; à Dormans, les Autrichiens fuient devant son ascendant victorieux ; à Montereau, il écrase les Wurtembergeois ; à Méry-sur-Seine, il repousse le corps de Sacken ; deux jours après, le 24 février, il reprend Troyes et y exerce d'impolitiques vengeances. Vains efforts ! Déjà s'est formé un parti puissant qui rappelle les Bourbons, et s'apprête à relever pour eux la couronne de Napoléon du jour où elle sera tombée sur un champ de bataille.

Les fausses manœuvres du duc de Bellune avaient permis à l'ennemi de passer la Seine ; Napoléon s'en montre vivement irrité et ordonne au vieux maréchal de quitter l'armée. Victor s'indigne à la pensée d'un tel outrage, et déclare que, s'il est disgracié comme maréchal, il veut au moins servir comme soldat ; il prend ensuite le fusil d'un simple grenadier. L'empereur, ému de cette résignation sublime, lui tend la main et pardonne.

Mais les hommes de la trempe de Victor étaient rares : beaucoup de généraux, les uns rebutés par tant de fatigues, les autres énervés par les jouissances de la fortune, commençaient à servir mollement et se disposaient à de prochaines défections. A Paris, les conspirateurs marchaient tête levée, les amis de l'étranger dissimulaient à peine leurs coupables espérances. Tous les ressorts de l'empire étaient détendus ; un vaste réseau de trahison enveloppait l'empereur et sa dynastie ; lui seul, opiniâtrement voué à l'espoir de triompher de tant d'obstacles, se flattait de ressaisir son ancienne puissance. A ceux qui lui parlaient de la paix, il répondait : Je suis plus près de Vienne qu'ils ne le sont de Paris. Et personne n'osait accepter la mission de le détromper. Tous ceux qui l'entouraient, comme les maudits du poème de Dante, avaient laissé l'espérance et ne servaient plus qu'à regret. Le découragement avait pénétré les âmes fidèles ; l'égoïsme avait desséché les autres. Jusqu'au sein même du gouvernement, parmi les ministres, dans le conseil de régence, il se trouvait des traîtres qui calculaient ce qu'ils avaient à gagner à vendre l'empire.

Deux ministres sincèrement dévoués à Napoléon entreprirent d'ouvrir ses yeux sur la situation qui l'entraînait ; mais, pour transmettre de sages conseils à cet homme que l'adversité rendait farouche, et qui, aveuglé sur la trahison, confondait la prudence, il fallait un homme dont le courageux attachement ne pût être suspecté par l'empereur. On jeta les yeux sur le baron de Saint-Aignan, beau-frère du duc de Vicence, qui, après avoir rempli une mission à Paris, allait retourner au quartier impérial. A peine arrivé près de Napoléon, M. de Saint-Aignan accomplit la tâche qu'il avait acceptée, celle de faire connaître à l'empereur les périls certains dont il était environné, la tendance hostile de l'esprit public, les alarmes du peuple de Paris, et les défections qui menaçaient sa couronne. C'était le moment où l'empereur rêvait l'alliance de l'Autriche et se berçait de trompeuses chimères : au lieu de considérer la déchéance de sa fortune et de s'y soumettre — s'il en était temps encore —, il entra dans un violent accès de fureur, et se prononça pour la dernière fois contre une paix qu'il croyait humiliante.

Le prince de Schwartzenberg s'était retiré derrière l'Aube, voulant servir de centre aux opérations pendant que ses lieutenants, formant les ailes, se déploieraient au nord et au midi. Blücher, à la droite de la Marne, était sur le point d'opérer sa jonction avec les corps de Bülow et de Wintzingerode ; ce mouvement allait lui permettre de reprendre l'offensive et de marcher sur Paris par la vallée de la Marne, en écrasant de ses masses les corps d'armée des maréchaux Marmont et Mortier. L'empereur, pour neutraliser ces projets, a dû morceler ses faibles troupes. Par ses ordres, Macdonald et Oudinot auront à surveiller Schwartzenberg ; Victor et Ney seront détachés sur la gauche de Blücher ; lui-même, avec huit mille hommes seulement, se tiendra prêt à marcher vers la Seine ou vers la Marne, selon les circonstances. Soudain Schwartzenberg sort de son inaction : quarante mille Austro - Russes repoussent, à Bar, Oudinot et ses quinze mille hommes ; Macdonald est attaqué à la Ferté, et forcé de battre en retraite ; Soissons tombe au pouvoir de Bülow : la faiblesse de l'officier qui commande cette place laisse Paris et la France à découvert du côté du nord. Troyes est de nouveau abandonné à l'ennemi.

Le 1er mars, les puissances alliées signèrent, à Chaumont, un traité, non plus contre. Napoléon, mais contre la France ; elles se garantirent mutuellement l'abaissement de ce pays et son retour à ses anciennes limites. C'est ce traité, sinistre pour notre avenir, qui a fait depuis lors la base du nouveau droit public de l'Europe, et qui a cimenté, en l'organisant, la confédération de tous les grands États contre la France.

Napoléon répondit à ce traité en proclamant une guerre d'extermination.

Tous les citoyens français, ordonna-t-il, sont non-seulement autorisés à courir aux armes, mais requis de le faire, de sonner le tocsin lorsqu'ils entendront le canon de nos troupes s'approcher d'eux ; de se rassembler, de fouiller les bois, de couper les ponts, d'intercepter les routes et de tomber sur les flancs et les derrières de l'ennemi. Tout citoyen français pris par l'ennemi et qui serait mis à mort sera sur-le-champ vengé par la mort, en représailles, d'un prisonnier ennemi.

 

Ces ordres absolus, ces mesures, qu'un dévouement sauvage pouvaient seul accomplir jusqu'au bout, devaient demeurer stériles et vaines.

Le 7 mars, trente mille Français soutiennent pendant une journée entière les efforts de cent mille hommes commandés par Blücher ; cette action, engagée près de Craonne, à trois lieues de Laon, leur coûte huit mille soldats tués ou blessés ; trois jours après, l'empereur échoue devant Laon, défendue par l'armée alliée ; Mar- mont est battu non loin de cette ville, et la défaite qu'il essuie est pour nos armes un désastre qu'il n'est plus au pouvoir de personne de réparer.

Le lendemain, 12 mars, le duc d'Angoulême entre à Bordeaux, le drapeau blanc flotte sur les murs de cette cité, la première qui ose proclamer Louis XVIII.

Le 19 mars, Napoléon comprend que la paix est le seul salut de sa couronne ; il cède enfin la Belgique, il ne demande à conserver de nos conquêtes que la Savoie, le comté de Nice et l'ile d'Elbe ; il réclame la couronne d'Italie pour le vice-roi. Mais les alliés rejettent ces tardives propositions, et le congrès de Chatillon est dissous.

Une victoire avait rendu Reims à l'empereur ; le 20 mars, il quitta cette ville pour se joindre au corps de Macdonald, et se porter sur l'Aube contre la grande armée de Schwartzenberg. Au plus fort du danger, la vieille garde se forme en carré en avant d'Arcis : L'ennemi faisait pleuvoir sur cette poignée de braves une masse énorme de boulets et de mitraille. Un obus venait de tomber à l'angle du carré, et occasionnait un flottement dans les rangs ; Napoléon poussa son cheval vers le projectile et lui fit flairer la mèche allumée ; puis, se tournant vers ses soldats, il leur demanda froidement comment des hommes formés à la guerre pouvaient faire attention à de pareilles choses ; comme il achevait sa réprimande, l'obus éclata, mais ni l'empereur, ni son cheval, ni personne ne fut atteint. Le jour même où Napoléon donnait l'exemple d'une intrépidité aussi rare, la trahison d'Augereau livrait Lyon aux armées autrichiennes.

Pendant que Lyon, Bordeaux, Bruxelles et les points les plus rapprochés de Paris étaient successivement occupés par les armées alliées, une poignée de conscrits et de vieillards défendaient la frontière des Alpes dauphinoises. Mais l'Italie échappait au prince Eugène, et les provinces du midi, mal garanties par les Pyrénées, étaient envahies du côté du Béarn. Le maréchal Suchet tenait encore en Catalogne, et le maréchal Soult disputait pied à pied le territoire du Languedoc.

Lord Wellington, à la tête de soixante-douze mille soldats aguerris, avait passé la Bidassoa le 7 octobre ; trois mois après il se trouvait encore au pied des glacis de Bayonne : l'armée du maréchal Soult protégeait les abords de cette place. Le 22 février, l'armée anglaise, deux fois supérieure en nombre à celle du duc de Dalmatie, réussit à nous repousser sur Orthez. Jamais frontières de France ne furent défendues avec plus de science et de fermeté. Le 26, une action générale s'engagea dès le matin et dura jusqu'au soir. Soult, contraint de céder au nombre, se replia en bon ordre jusqu'à Saint-Gaudens, puis vers Toulouse. Là, plus fidèle que la fortune, il sut encore signaler sa résistance par un dernier et sublime effort.

Depuis deux mois Napoléon et sa faible armée avaient contenu la multitude des alliés dans les plaines de la Champagne ; l'empereur espérait encore couvrir Paris : il pensait que ses ennemis, effrayés par l'impétuosité de ses attaques, ne risqueraient point le passage de l'Aube et se détermineraient à se réfugier du côté de Langres. Mais son attente devait être trompée : les alliés n'avaient point en vain dégagé les routes de Paris ; l'armée de Silésie reçut l'ordre de s'avancer vers la capitale par Montmirail et la Ferté-sous-Jouarre ; la grande armée, par Sézanne et Coulommiers. L'armée du nord devait suivre ce mouvement, pendant que Wintzingerode, avec une nombreuse cavalerie et une artillerie formidable, marcherait sur Saint-Dizier et attirerait sur ce point toute l'attention de l'empereur.

Ces événements se succédaient avec une inconcevable rapidité : le 25 mars, les maréchaux Mortier et Marmont, attaqués séparément par des masses ennemies détachées de l'armée de Silésie, sont défaits l'un après l'autre et perdent neuf mille hommes et soixante pièces de canon. Le lendemain, Napoléon disperse la cavalerie de Wintzingerode ; mais alors seulement il découvre par le petit nombre de ses adversaires que les armées étrangères sont en marche sur Paris. Après de longues incertitudes, il se détermine à marcher au secours de la capitale, au lieu de rallier à lui les garnisons du Rhin et de la Moselle. Le 27 mars, il s'élance de Bar-sur-Aube à Troyes, pour arriver, s'il est possible, en arrière de la forêt de Fontainebleau ; le 28, les armées alliées se dirigent en trois colonnes contre Paris, par la rive droite de la Marne, qu'elles franchissent sur trois points ; le même jour, les maréchaux Mortier et Marmont sont refoulés à Saint-Mandé, à Charonne, à Vincennes, aux portes mêmes de Paris ; le quartier général de l'empereur de Russie et du roi de Prusse est à Bondi, celui de Napoléon est encore à Troyes.

Joseph, que l'empereur a chargé du soin de défendre la capitale, commence alors à pressentir le danger qui menace la dynastie de son frère ; il se réveille, et fait placarder sur les murs une proclamation.

Citoyens de Paris, dit-il, je reste avec vous. Armons-nous pour défendre cette ville, ses monuments, ses richesses, nos femmes, nos enfants, tout ce qui nous est cher. Que cette vaste cité devienne un camp, et que l'ennemi trouve sa honte sous ses murs, qu'il espère franchir en triomphe. L'empereur marche à notre secours ; secondez-le par une courte et vive résistance, et conservons l'honneur français.

 

Ici commence cette série de lâchetés et d'intrigues qui mit à nu le cœur des traîtres. Les hommes que Napoléon avait placés au premier rang de la défense défaillirent l'un après l'autre ; le conseil de régence fut paralysé par la cupidité ou par la peur. Résolu à ne point tenter une bataille dont il prévoyait l'issue, il songea à pourvoir à sa propre sûreté. La présence de Marie-Louise dans la capitale était pour l'empire une dernière chance de salut ; elle encourageait les habitants, et ralliait encore leur courage autour de cette cause condamnée : le conseil engagea l'impératrice à se retirer à Blois avec son fils. L'épouse de Napoléon consent à obéir. Un instinct plus généreux anima le roi de Rome au moment de ce fatal départ : comme on l'emportait de force hors des Tuileries, qu'il ne devait plus revoir, le noble enfant poussa des cris violents et cramponna ses petites mains aux portes du palais. Marie-Louise ne comprit pas la leçon que lui donnait son fils : elle espérait d'ailleurs fléchir son père et le déterminer à la paix ; mais l'arrêt avait été porté contre Napoléon, et les liens du sang avaient été rompus par la vengeance et la politique. Le départ de Marie-Louise fut le signal d'une vaste trahison, un sauve-qui-peut du pouvoir. Chacun, dans ces régions élevées, arracha quelques lambeaux de sa fortune passée ; on prépara un pacte d'alliance avec les nouveaux maîtres réservés par la victoire. L'armée, la garde nationale et la population des faubourgs demeuraient étrangères à ces défections ; elles se résignaient à combattre, elles demandaient des armes. Mais rien n'avait été organisé pour une défense sérieuse ; les fusils et la poudre manquaient. Qu'on se représente, s'il est possible, l'immense consternation de Paris : la veille encore capitale du monde, et aujourd'hui entourée de toutes parts d'un océan de barbares !

Joseph Bonaparte a sous ses ordres les maréchaux Mortier et Marmont, commandant les débris de leurs corps d'armée, la garde nationale obéit au maréchal Moncey, vétéran déjà blanchi par l'âge. Paris est ouvert sur tous les points, et n'a d'autre défense qu'un mur d'octroi à peine suffisant à contenir des maraudeurs de cabaret, et des tambours de bois élevés à la hâte aux abords des barrières. L'artillerie peut à peine disposer de soixante-quinze pièces, lorsqu'il en faudrait seize cents ; le ministre Clarke, devenu général sans combattre, n'a répondu à la confiance de Napoléon qu'en exposant Paris au hasard d'un coup de main.

Le plan des alliés consistait à porter les principales attaques sur les hauteurs de Montmartre et de Belleville, et à couronner les collines qui dominent la capitale dans la direction du nord-est. L'empereur avait prescrit de défendre Paris jusqu'à l'extrémité, de barricader les rues et de créneler les maisons : ordres stériles et méconnus d'avance.

Le 30 mars, au moment où le jour commençait à poindre, le canon ennemi annonça la bataille, et nos tambours battirent dans tous les quartiers, appelant la population aux armes. Le maréchal Marmont déploya quelques régiments de Montreuil aux prés Saint-Gervais ; le maréchal Mortier, qui n'avait sous lui qu'un faible corps d'armée, s'étendit jusqu'à la Chapelle. Quelques détachements furent laissés à Saint-Maur, à Charenton, à Saint-Denis, à Neuilly, à Vincennes. Six mille gardes nationaux, ayant à leur tête le vieux Moncey, se portèrent en dehors de l'enceinte ; l'artillerie était servie par des invalides et par les élèves de l'école Polytechnique. C'était avec ces faibles ressources qu'il fallait contenir deux cent mille hommes.

Cependant le dévouement de la population et de l'armée est égal à la grandeur des circonstances. Les villages de Romainville et de Pantin sont plusieurs fois pris et repris ; l'ennemi gagne lentement du terrain, et il n'avance qu'en perdant l'élite de ses troupes. A onze heures, l'armée prussienne vient soutenir les efforts de l'armée russe ; mais les Français tiennent encore avec énergie. Pendant huit heures les étrangers reçoivent la mort, et ne doivent qu'à la force numérique si supérieure de leur masse de pouvoir sans cesse reformer leurs lignes : toujours repoussés, toujours ils reviennent à la charge. Et pourtant les défenseurs de Paris ne s'élèvent qu'à trente mille hommes : cinquante mille gardes nationaux et trente mille ouvriers demandent en vain des armes ; l'administration, livrée aux conseils de la trahison ou de la peur, laisse leur dévouement stérile ; Joseph Bonaparte a fui, laissant aux maréchaux le pouvoir de capituler. Il est quatre heures : les efforts de Marmont n'ont pu arrêter l'ennemi ; les Russes se rendent maîtres de Ménilmontant, puis de Charonne, et lancent des obus dans les faubourgs ; le prince royal de Wurtemberg menace les barrières de Bercy ; l'armée de Silésie, triomphant de l'héroïque résistance de Mortier, emporte coup sur coup Aubervilliers, la Villette, la Chapelle, Montmartre et la barrière de Neuilly. Quelques heures de plus cependant, et l'empereur, qui accourait de Troyes à marches forcées, allait atteindre l'arrière-garde de l'ennemi ; à la tête de son armée de Champagne, il pouvait encore jeter les alliés entre deux feux, et sauver d'un seul coup de tonnerre sa dynastie et sa capitale. Mais il était trop tard !. Marmont, ignorant les approches de l'empereur, a craint d'exposer Paris aux horreurs d'un grand pillage ; abandonné d'ailleurs de Joseph, et n'espérant aucun secours humain, il a pris sur lui de capituler, il a signé la convention qui livre aux étrangers la métropole de la France.

A dix heures du soir, Napoléon, qui, des bords de l'Aube, et depuis deux jours, se précipitait vers Paris, Napoléon apprit à la Cour-de-France, à une étape de la capitale, que les portes de la ville s'ouvraient aux ennemis victorieux. Il refoule alors au fond de l'âme son grand désespoir, et, se soumettant à ce qu'il nommait l'arrêt des destinées, se replie vers Fontainebleau ; son armée, toujours fidèle, prend position sur les hauteurs de Lonjumeau et d'Essonne. Le duc de Vicence seul se rend à Paris, et vient de nouveau ouvrir des négociations désormais impossibles Ainsi s'écoule la nuit qui précède le 31 mars.

Bientôt se lève pour l'empire le jour qui devait couronner le triomphe des armées et des rois de l'Europe. Alexandre et Frédéric-Guillaume, à la tête de leurs soldats, franchirent nos barrières et traversèrent nos rues silencieuses. Le peuple, dans les entrailles duquel fermente le noble sentiment de l'amour de la patrie, voyait avec une morne stupeur la victoire de l'étranger et la défaite de Napoléon. Il contemplait avec une curiosité mêlée de répugnance les Tartares aux figures hideuses, les Calmoucks couverts de cottes de mailles, les Cosaques des diverses tribus, tous les barbares qui arrivaient jusqu'à nous, du pied de la grande muraille, pour tirer vengeance de notre gloire et de nos grandes journées. Bien que retenus par la violence et la crainte, les cœurs généreux maudissaient le triomphe de l'ennemi !...

Ces sentiments étaient ceux de l'armée, de la garde nationale et des faubourgs. Il faut reconnaître que tout le monde ne les partageait point : les mères de famille acceptaient avec empressement le désastre qui terminait la guerre et la conscription ; le commerce, paralysé si longtemps, espérait de cette dernière crise la fin de ses souffrances ; la rente montait à la bourse ; puis les sympathies royalistes, que la sanglante révolution de 1789 avait comprimées, et qui, depuis le 15 vendémiaire, n'avaient pas eu la moindre lueur de triomphe, se réveillaient enfin avec une brillante ivresse. En présence de l'empereur abattu, elles oubliaient trop promptement que la France partageait sa disgrâce ; elles saluaient par des acclamations fiévreuses les souverains étrangers Des hommes, des femmes appartenant aux plus hautes positions sociales embrassaient, en pleurant de joie, les genoux des vainqueurs ; du haut des riches balcons on jetait aux soldats prussiens et tartares des rubans, des guirlandes et des couronnes. Les barrières de Paris étaient encore inondées de sang français, et déjà on décernait aux ennemis victorieux les témoignages d'un aveugle enthousiasme et d'une étrange allégresse. Cependant des attroupements composés de jeunes gens d'une noble origine parcouraient les rues de Paris, après avoir arboré la cocarde blanche et le drapeau des Bourbons ; ils faisaient retentir l'air des cris mille fois répétés de Vive Louis XVIII ! A bas le tyran ! Parvenus sur la place Vendôme, ils entourèrent d'un câble la statue de Napoléon qui dominait la colonne de la grande armée, et ils essayèrent longtemps de la faire tomber à terre. Cette tentative, à jamais honteuse pour ceux qui osèrent y participer, ne réussit point ; mais l'autorité ne tarda pas elle-même à la seconder, et fit disparaître l'effigie impériale.

Les actes publics se succédaient. Ce fut d'abord une proclamation de l'empereur Alexandre à la nation française. Le czar de Russie déclarait en son nom et en celui de ses alliés qu'ils ne traiteraient plus désormais avec Napoléon Bonaparte ni avec aucun de sa famille, qu'ils respecteraient l'intégrité de l'ancienne France, et invitaient le sénat à établir un gouvernement provisoire. De son côté, le conseil général et municipal fit afficher une sorte de manifeste adressé au peuple de Paris, et dans lequel la personne et le règne de Napoléon étaient l'objet des récriminations les plus vives ; il y était dit :

Vous devez tous les maux qui vous accablent à un seul homme ; c'est lui qui, chaque année, par la conscription, décime nos familles. Qui de nous n'a perdu un frère, un fils, un parent, des amis ? Pour qui tous ces braves sont-ils morts ? Pour lui seul, et non pour le pays. Pour quelle cause ? Ils ont été immolés uniquement immolés à la démence de laisser après lui le souvenir du plus épouvantable oppresseur qui ait pesé sur l'espèce humaine. C'est lui qui nous a fermé les mers des deux mondes. A lui nous devons la haine de tous les peuples sans l'avoir méritée, puisque, comme eux, nous fûmes les malheureuses victimes bien que les tristes instruments de sa rage... Qu'importe qu'il n'ait sacrifié qu'un petit nombre d'hommes à ses haines ou bien à ses vengeances particulières, s'il a sacrifié la France, que disons-nous la France ? toute l'Europe à son ambition sans mesure ?... Voyez ce vaste continent de l'Europe partout couvert des ossements confondus de Français et de peuples qui n'avaient rien à se demander les uns aux autres, qui ne se haïssaient pas, que les distances affranchissaient des querelles, et qu'il n'a précipités dans la guerre que pour remplir la terre du bruit de son nom. Que nous parle-t-on de ses victoires passées ? quel bien nous ont-elles fait, ces funestes victoires ? La haine des peuples, les larmes de nos familles, le célibat forcé de nos filles, la ruine de toutes les fortunes, le veuvage prématuré de nos femmes, le désespoir des pères et des mères, à qui, d'une nombreuse postérité, il ne reste plus la main d'un enfant pour leur fermer les yeux : voilà ce que nous ont produit ses victoires ; ce sont elles qui amènent aujourd'hui dans nos murs les étrangers... C'est au nom de nos devoirs mêmes, et des plus sacrés de tous, que nous abjurons toute obéissance envers l'usurpateur pour retourner à nos maîtres légitimes.

Ceux qui osaient insulter avec tant de colère à l'empereur malheureux et vaincu, n'oubliaient qu'une chose, c'est qu'ils avaient été ses instruments les plus serviles, et qu'ils avaient d'avance perdu le droit de lui imputer des misères dont ils avaient eu la complicité. Ainsi vont les révolutions, ainsi l'esprit de parti fait oublier aux hommes ce qu'ils doivent à la patrie, à la vérité, à l'histoire.

Le duc de Vicence, demeuré fidèle jusqu'au bout à la fortune de Napoléon, fut chargé de porter à Alexandre des ouvertures que l'empereur jugeait susceptibles de le désarmer. M. de Caulaincourt plaida en vain la cause de Napoléon, celle de Marie-Louise et du roi de Rome ; les souverains alliés se refusèrent à toutes négociations. Le même jour, 1er avril, le sénat, réuni au nombre de soixante-quatre membres seulement, dont neuf étrangers à la France, proclama la déchéance de Napoléon et délia les Français du serment de fidélité qu'ils lui avaient prêté. Un gouvernement provisoire, dont M. de Talleyrand fut nommé président, eut pour mission de diriger l'administration publique. Les membres du corps législatif présents à Paris, et la cour de cassation adhérèrent à ces grands changements ; de toutes parts les magistrats, la population, les gardes nationales et les corps constitués manifestaient leur assentiment aù nouvel ordre de choses. Ce fut sous l'empire de ces défections, et pendant que des mains oublieuses de la gloire traînaient dans le ruisseau les images de Napoléon, que fut imprimée et distribuée à profusion une brochure de M. de Chateaubriand rédigée en haine de l'empereur. Ce cri de colère eut des échos dans le pays et correspondit aux passions des hommes qui ouvraient à l'étranger les barrières de la France. Il fut une tache ineffaçable dans l'histoire de M. de Chateaubriand.

L'empereur pouvait continuer la guerre et se replier sur la Loire, il y aurait rallié des troupes encore dévouées et aurait combiné ses mouvements avec ceux de l'armée d'Augereau et de l'armée du maréchal Soult. Pendant trois jours il hésita, passant d'une incertitude à l'autre et témoin des trahisons nouvelles que chaque heure faisait éclater autour dé lui. Jamais le courage et la fermeté ne lui firent défaut à ce point. Il s'abandonna lui même, au milieu de cette grande défection de la fortune et des hommes. Au dernier moment, une étincelle de génie parut se réveiller.

Eh bien ! dit-il, puisqu'il faut renoncer à défendre plus longtemps la France, l'Italie ne m'offre-t-elle pas encore une retraite digne de moi ? Veut-on m'y suivre encore une fois ? Marchons vers les Alpes !

Un silence morne répond seul à son appel : la fortune de tous est faite, lui seul peut vouloir recommencer la sienne. Alors, voyant les cœurs froids, les yeux éteints, les visages glacés, il se résigne à accorder à ceux qui l'entourent encore cette abdication qu'ils sollicitaient de lui afin d'avoir un prétexte honorable de l'abandonner. Il prend une plume et écrit les quelques lignes suivantes :

Les puissances alliées ayant proclamé que l'empereur était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'empereur, fidèle à son serment, déclare qu'il renonce pour lui et ses enfants aux trônes de France et d'Italie, et qu'il n'est aucun sacrifice, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire aux intérêts de la France.

NAPOLÉON.

 

Napoléon signa le traité qui réglait sa destination future et le sort de sa famille ; la souveraineté de l'île d'Elbe lui fut donnée ; on lui permit d'emmener dans ses nouveaux États quatre cents hommes de bonne volonté ; on le sépara pour toujours de sa femme et de son fils. Le 20 avril fut le jour marqué pour son départ.

La cérémonie de ses adieux à ses compagnons d'armes rappelle, par sa touchante simplicité, les grands drames de l'histoire ancienne. Sa garde impériale, composée de l'élite de J'armée, et qui comptait dans ses rangs des soldats de toutes les batailles de la révolution et de l'empire, avait été rangée dans la cour du palais de Fontainebleau pour cette dernière et funèbre revue. Lorsque Napoléon parut et descendit lentement l'escalier du perron, des acclamations, des cris, des plaintes partirent de toutes les bouches, des larmes coulèrent de tous les yeux ; il n'y eut pour ces vieux grenadiers et pour leur chef qu'un même sentiment d'amour et de consternation : on eût dit une famille étroitement unie recevant les derniers soupirs d'un père, et pour cette foule d'hommes vieillis dans les camps, Napoléon était plus qu'un père idolâtré, il était en quelque sorte un dieu objet de leur culte.

Soldats de ma vieille garde, leur dit-il, je vous fais mes adieux. Depuis vingt ans que nous sommes ensemble, je suis content de vous ; je vous ai constamment trouvés sur le chemin de la gloire. Toutes les puissances de l'Europe se sont armées contre moi. Quelques-uns de mes généraux ont trahi leur devoir — il faisait allusion au duc de Baguse —, et la France elle-même a voulu d'autres destinées. Avec vous et les braves qui me sont restés fidèles, j'aurais pu entretenir la guerre civile ; mais la France eût été malheureuse. J'ai donc sacrifié tous mes intérêts à ceux de la nation ; je pars : vous, mes amis, continuez à servir le nouveau prince de la France ; son bonheur était mon unique pensée, il sera toujours l'objet de mes vœux. Ne plaignez pas mon sort... j'écrirai les grandes choses que nous avons faites ensemble. Soldats, je ne puis vous embrasser tous, mais j'embrasse votre chef. Venez, général Petit, que je vous presse sur mon cœur. Qu'on m'apporte l'aigle, que je l'embrasse aussi. Ah ! chère aigle, puisse le baiser que je te donne retentir dans la postérité !...

 

Il dit, et, se dérobant aux transports des officiers qui baignent ;de pleurs ses mains et ses vêtements, il donne le double signal du départ et de l'exil.

Les généraux Bertrand, Drouot et Cambronne suivaient l'empereur ; Napoléon était en outre escorté de commissaires anglais et prussiens. Leur voyage commençait au moment où la glorieuse bataille de Toulouse, livrée par le maréchal Soult à un ennemi trois fois supérieur en nombre, venait de consoler l'orgueil de la France. Jusqu'au delà de Lyon, la route de l'empereur fut presque triomphale ; il reçut partout les hommages de ses partisans et de tous ceux qu'attristait la défaite de l'aigle française. Mais d'autres manifestations commencèrent dans le département de la Drôme ; d'abord ce fut Augereau, grossier soldat, qui, sans respect pour le malheur, osa parler à son ancien maître en le tutoyant et en gardant la tête couverte ; puis des paysans attroupés firent entendre des menaces. Ce fut bien autre chose dans le département des Bouches-du-Rhône ; Napoléon était détesté par le peuple de Provence : les haines commerciales et maritimes que son système continental avaient soulevées s'étaient fortifiées, dans ce pays dont l'esprit est peu militaire, de toutes les misères nées de la guerre et de la conscription. Aussi, plus d'une fois, faillit-il être assassiné lâchement, et les autorités locales ne prirent aucune disposition propre à le garantir du danger. Pour se soustraire à une mort certaine, en traversant Orgon l'empereur fut réduit à revêtir l'habit d'un piqueur de sa suite. Enfin il atteignit le terme de ce voyage pénible, et s'étant embarqué à bord d'une frégate anglaise, sur les mâts de laquelle il avait fait arborer le pavillon elbois, il arriva, le 5 mai, à Porto-Ferrajo, chef-lieu de son étroite domination. Après avoir gouverné le plus puissant empire du monde, il en était venu à régner sur une île de peu d'étendue et peuplée de quelques milliers de pauvres gens uniquement livrés à la pêche ou à l'exploitation du minerai.

Ce fut là qu'il séjourna l'espace de dix mois. Comme Denys de Syracuse, qui, chassé de Sicile, recherchait encore l'ombre de la royauté dans l'exercice des fonctions de maître d'école, Napoléon, dépouillé de la pourpre de France et d'Italie, déshérité du sceptre de Charlemagne, prit au sérieux sa nouvelle destinée et se mit à donner des lois aux villages de l'île d'Elbe. Ce rocher, durant son règne de courte durée, sembla prendre une face nouvelle. Il y fit construire, sur de très-petites pro- portions, un palais, des édifices publics et des casernes ; il occupa sa faible garnison à niveler les canaux et à élever des aqueducs : des arbres furent plantés le long des routes, on ouvrit de nouveaux chemins, on organisa l'instruction, on donna un rapide accroissement à la richesse agricole et commerciale. L'île d'Elbe était d'ailleurs le rendez-vous des curieux et des voyageurs de toutes les nations ; les Anglais y affluaient. De tous les points du monde on venait contempler Dioclétien à la charrue. Pour Napoléon, dans les heures de loisir que lui laissait son étrange royauté, il se renfermait dans un pavillon vitré attenant à sa modeste demeure, et du haut duquel ses regards étaient sans cesse attachés vers la France.

Il n'entre point dans les limites de ce récit de raconter les événements qui signalèrent la première-Restauration. Le 3 avril 1814, un acte du sénat avait rappelé au trône de ses pères Louis - Stanislas -Xavier, frère de Louis XVI et héritier de l'infortuné Louis XVII. Le 12, le gouvernement provisoire avait été confié à MONSIEUR, comte d'Artois, frère du nouveau roi ; le même jour, ce prince prit en main les rênes de l'administration, sous le titre de lieutenant-général du royaume ; le 24, Louis XVIII débarqua à Calais ; le 2 mai, il donna à la France, sous le nom de déclaration de Saint-Ouen, la promesse d'une constitution politique calquée sur le régime anglais ; le 3, l'auguste vieillard et la fille de Louis XVI, Madame Royale, l'orpheline du Temple, firent leur entrée solennelle à Paris. Le 4 juin, le roi promulgua et octroya sa charte constitutionnelle.

En inaugurant le gouvernement représentatif, le vieux roi semblait demander aux vaincus et aux vainqueurs, aux persécuteurs et aux victimes, aux émigrés et aux régicides, l'oubli complet du passé, et, pour l'avenir, l'union, la concorde et la paix Ce furent de généreuses mais vaines illusions. Du côté des hommes de la révolution et de l'empire, on vit se réveiller les jalousies et les rancunes ; du côté des serviteurs revenus d'un long exil à la suite du roi, et après les revers de nos armes, on vit se produire les prétentions les plus irritantes, les menaces les plus hostiles aux institutions nouvelles et à un passé trop glorieux pour être oublié. Le roi, les princes de sa famille et leurs fidèles amis se faisaient d'ailleurs une idée fausse de la direction des esprits. Ce mot de concorde qui parut si beau : Rien n'est changé en France, était l'expression d'une grande erreur ; tout était changé au contraire, et, sous peine de se briser contre les nouveaux intérêts et les idées en possession de l'opinion publique, il fallait tenir compte de la situation nouvelle du pays et comprendre les faits contre lesquels on se révoltait en paraissant les subir. Aussi les ennemis de la Restauration purent-ils à loisir profiter des fautes de leurs adversaires et calomnier leurs intentions. Les bravades des émigrés, leur jactance irréfléchie, leur dédain pour les droits nouveaux n'aidaient que trop à indisposer les esprits contre le pouvoir qu'on rendait solidaire de ces fautes ; c'est pourquoi les partisans de la république et de l'empire trouvaient beaucoup de crédit dans le peuple lorsqu'ils allaient semant le bruit du rétablissement prochain des privilèges féodaux, du retour des dîmes, et de la confiscation, au profit des émigrés spoliés, de toutes les propriétés qu'on appelait nationales.

L'armée avait été vivement froissée par des réformes imprudentes ou devenues indispensables par la nécessité de diminuer les charges publiques. Elle avait vu avec un vif déplaisir la création d'un corps privilégié de gardes recrutés dans le sein de la noblesse ; elle s'était indignée de la profusion avec laquelle on avait distribué aux courtisans l'étoile de la Légion d'honneur ; elle s'affligeait de voir la plupart de ses officiers réduits à la demi-solde.

La France enfin, car il faudrait bien se garder de la confondre avec les mécontents dont nous venons d'indiquer les griefs ; la France, disons-nous, espérait et commençait à jouir des biens qu'amènent la prospérité et le repos. Toutefois l'honneur du pays, humilié par les derniers désastres, souffrait encore et réclamait des réparations. Après avoir été la reine de l'Occident et la maîtresse des peuples, la France déplorait maintenant la perte de ses frontières du Rhin et celle de ses immenses domaines d'Italie : encore émue du tressaillement de l'invasion, elle se trouvait partagée entre ces deux sentiments, le désir de la paix et l'opprobre de la défaite.