HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE IX. — MIL HUIT CENT TREIZE.

 

 

La Russie apparaissait victorieuse sur la Vistule ; nos armées étaient bloquées en Espagne ; l'Angleterre soulevait contre nous les rois et les peuples ; la Suède nous menaçait de la guerre ; la Prusse secouait notre joug ; l'Autriche ne nous offrait d'autres garanties qu'une neutralité douteuse ; le roi de Naples préparait sa prochaine trahison ; les départements situés entre le Rhin en l'Elbe n'attendaient qu'un moment propice pour la révolte. Pour faire face à tant de dangers, nous avions quelques milliers de braves enfermés à Dantzick et quelques vétérans ralliés aux confins de l'Allemagne sous le commandement d'Eugène.

La France, en cette extrémité, ne fit point défaut à sa gloire ; elle ne manqua pas à l'empereur. Si la fatale campagne de Moscou avait détruit sa grande armée, elle aimait à se dire, avec un noble orgueil, qu'elle n'avait été vaincue par aucun ennemi vivant, que des fléaux plus puissants que la nature humaine avaient seuls triomphé de ses enfants et de son chef. Tant qu'il restait du sang à ses veines, elle voulait lutter afin de mourir debout et comme il convenait à la reine des nations. C'était chez elle une résolution froidement arrêtée, et, sans l'inconsolable désespoir des mères que la conscription dépouillait de leurs fils adolescents, aucune voix ne se serait élevée pour contester la nécessité de la guerre et la sainteté des derniers sacrifices réclamés au nom de la patrie.

Napoléon obtint du sénat de nouvelles levées d'hommes : quarante mille marins, inutiles sur l'Océan, vont renforcer les cadres de l'infanterie ; on tire de l'Espagne des officiers aguerris et fidèles ; on réorganise l'artillerie et les services des hôpitaux et des vivres ; la cavalerie laisse beaucoup à désirer ; on manque de chevaux pour les remontes et pour les attelages. Une activité inouïe est imprimée à tous les préparatifs de la guerre.

L'empereur obtient ensuite un sénatus-consulte qui détermine la constitution de la régence. Encore ému des inquiétudes qu'a fait naître en lui le hardi complot de Malet, il ne veut point exposer sa dynastie au berceau au hasard d'un coup de main. Déjà il a destitué le préfet de la Seine, qui s'est laissé surprendre par le conspirateur : il regrette de ne pouvoir désarmer de même, par un décret de destitution, les idées libérales qui renaissent menaçantes. C'est à l'idéologie, dit-il, c'est à ses ténébreuses machinations qu'il faut imputer tous les malheurs de la France. Ailleurs il s'écrie : Nos pères avaient pour maxime : Le roi est mort, vive le roi ! et il convie les magistrats à se rallier autour du berceau de son fils, comme au principe de salut qui sert de base à l'ordre et aux monarchies. Il ajoute : La plus belle mort serait celle d'un soldat qui tombe sur le champ de bataille, si celle d'un magistrat qui meurt en accomplissant ses devoirs n'était pas plus glorieuse encore !... Rassuré, s'il est possible, par les protestations de servile dévouement qui accueillent ses paroles, il songe, à sa manière, à mettre fin aux maux de l'Église de France, et ne parvient qu'à les aggraver encore.

Des conférences avaient été ouvertes, de la part du pape et de l'empereur, entre plusieurs cardinaux et évêques. Dans la soirée du 19 janvier, Napoléon, accompagné de Marie-Louise, se rendit inopinément au palais de Fontainebleau, qui servait de prison au souverain pontife. Pie VII était en proie à une fièvre lente ; ce n'était plus qu'un vieillard débile, affaibli par la maladie et les persécutions, et dont l'énergie morale semblait éteinte. L'empereur se présente à lui et l'embrasse. Le pape, qui depuis longtemps languissait loin de tous, fut ému de cette démarche et en éprouva une trompeuse consolation. Napoléon ne perdit pas l'effet de ces dispositions si favorables pour lui. Il s'installa pendant plusieurs jours auprès du Saint-Père, et il parvint à arracher à son captif une renonciation à la souveraineté temporelle de Rome, et un acquiescement à d'autres prétentions non moins injustes, telles que, sur certains points, l'abandon de la plénitude du pouvoir spirituel. Ce traité fut immédiatement promulgué dans tout l'empire, et reçut le nom de Concordat de Fontainebleau. Il était nul par lui-même et par les causes qui l'avaient amené ; il n'eut donc aucun effet : aussi, le pape, rendu à la santé et retrouvant la fermeté dont il avait fait preuve aux plus mauvais jours de l'outrage et de l'exil, ne tarda-t-il pas à protester lui-même contre le prétendu concordat imposé par la force. il écrivit à l'empereur pour lui signifier que cet acte n'avait aucune valeur, et qu'il entendait l'abolir en vertu des pouvoirs que le divin Maître a transmis à son Église. Ainsi fut généreusement réparée la faute qui avait contristé les fidèles.

Bien qu'elle coûte à notre cœur la confession que nous allons faire à V. M., mandait le pieux vieillard à Napoléon, la crainte des jugements divins dont nous sommes si près attendu notre âge avancé, nous doit rendre supérieur à toute autre considération. Contraint par nos devoirs, avec cette sincérité, cette franchise qui conviennent à notre dignité et à notre caractère, nous déclarons à V. M. que, depuis le 25 janvier, jour où nous signâmes les articles...., les plus grands remords et le plus vif repentir ont continuellement déchiré notre esprit, qui n'a plus ni repos, ni paix. De cet écrit que nous avons signé, nous disons à V. M. cela même qu'eut occasion de dire notre prédécesseur Pascal II (en 1117), lorsque, dans une circonstance semblable, il eut à se repentir d'un écrit qui concernait une concession faite à Henri V. Comme nous connaissons notre écrit fait mal, nous le confessons fait mal, et, avec l'aide du Seigneur, nous désirons qu'il soit cassé tout à fait, afin qu'il n'en résulte aucun dommage pour l'Église.

L'acte se terminait par ces mots, qu'on a considérés comme ayant levé l'excommunication prononcée contre l'empereur :

Nous offrons à Dieu les vœux les plus ardents, afin qu'il daigne répandre lui-même sur V. M. l'abondance de ses bénédictions.

 

Le jour même où cette lettre fut adressée à l'empereur, le pape réunit les cardinaux présents à Fontainebleau, et déclara, dans une allocution pontificale, qu'il regardait comme nuls le prétendu concordat et une concession analogue que la violence lui avait arrachée à Savone. Dès ce moment, et après cette réparation éclatante, il reprit son sourire et sa sérénité d'âme, comme un homme sauvé de l'agonie ou délivré d'un fardeau rigoureux.

On dit qu'en recevant la missive pontificale, Napoléon s'écria :

Si je ne fais sauter la tête de dessus les épaules de quelques-uns de ces prêtres de Fontainebleau, on n'accommodera jamais ces affaires. Il n'est point vrai ? d'ailleurs, comme le bruit s'en répandit alors, que l'empereur ait porté la main sur le pape pour le frapper, ou qu'il ait osé tirer les cheveux de ce vieillard vénérable. Non, disait plus tard Pie VII à ceux qui le questionnaient à cet égard, il ne s'est pas porté à une telle indignité, et Dieu permet qu'à cette occasion nous n'ayons pas à proférer un mensonge. De nouvelles négociations furent entamées, mais elles demeurèrent sans résultat : le pape persista à déclarer qu'il ne voulait conclure aucun, traité tant qu'il serait retenu hors de Rome. Une circonstance digne d'intérêt et qui surprendra beaucoup, de personnes, c'est que le pape et l'empereur s'aimaient personnellement et rendaient réciproquement justice à leurs, qualités, si différentes d'ailleurs : la persécution même n'effaça point cette affection du cœur du persécuté, et nous avons vu déjà que Napoléon se plaisait à faire l'éloge des hautes vertus et de la douceur angélique du pontife. La captivité du Saint-Père dura jusqu'au 23 janvier 1814, date de son départ de Fontainebleau : toutefois son voyage jusqu'aux Alpes fut encore pour lui une source de nouvelles tribulations dont le récit n'appartient pas à cette histoire, l'empereur y étant demeuré étranger.

Cependant la conscription avait impitoyablement appelé sous les drapeaux les divers bans de la jeunesse. La guerre d'Espagne et la guerre du Nord devaient être menées de front. Trois cent mille hommes, la plupart encore adolescents et arrachés du sein de leurs mères désolées, devaient être échelonnés sur l'Oder, sur l'Elbe, sur de Rhin et sur le Mein : l'armée d'Espagne devait être portée à un pareil chiffre de combattants. L'empire entier était transformé en un grand arsenal ; mais ces préparatifs démesurés correspondaient à peine à l'ardeur guerrière de l'Europe.

Le 1er mars, un traité d'alliance offensive et défensive avait été signé entre la Prusse et la Russie : deux jours après, la Suède s'unissait à l'Angleterre et venait grossir le nombre des ennemis de la France. L'armée qu'elle envoya combattre sous les drapeaux de la coalition avait pour chef ce même Bernadotte, devenu prince royal de Suède, et qui, des rangs les plus obscurs de notre armée, s'était élevé au grade de maréchal de l'empire. Ennemi personnel de Napoléon, il saisissait avec ardeur une occasion favorable d'abaisser l'orgueil de son ancien maître ; Suédois par l'adoption dont sa nouvelle patrie l'avait honoré, il venait mettre un frein à la puissance de sa terre natale. Cependant l'Autriche, avertie par le mouvement de l'Europe, consentait à peine à garder une paix douteuse ; les princes de la confédération rhénane, à l'exception du roi de Saxe, hésitaient encore à passer dans les rangs de nos adversaires ; mais le cri de leurs peuples les poussait malgré aux à secouer le joug.

Jamais l'Allemagne, depuis le temps où elle lutta contre Varus et Marc-Aurèle, ne s'était soulevée pour une cause plus digne de son courage et de son dévouement. Après avoir servi durant vingt ans de champ de bataille à la France, d'arsenal à Napoléon, elle pressentait enfin la chute de la tyrannie impériale, elle s'armait pour porter le dernier coup au colosse qui pesait sur le monde. C'était au nom de la patrie et de la liberté que ses enfants accouraient en foule dans les camps, et quittaient le palais ou le chaume de la famille, les soins de l'industrie ou les études de l'Université. Pendant plusieurs années l'association secrète de la vertutugendbund — avait étendu ses racines dans toute la Prusse et dans tous les pays de la ligne du Rhin ; les affidés s'étaient engagés par serment à délivrer la Germanie de la présence de nos aigles et à venger sur nous les humiliations d'Iéna et de Wagram. Hélas ! en rappelant le souvenir de cette guerre si funeste pour la France et qui nous frappa au cœur, pourquoi faut-il que nous ayons à reconnaître que la cause de nos ennemis était vraiment juste et sainte ?... Proclamons-le cependant, ne fût-ce que pour adoucir l'amertume des longues misères que nous avons endurées : il n'était pas, dans toute l'Europe, un coin de terre qui n'eût porté l'empreinte du fer de nos chevaux on participé aux épreuves imposées par notre amitié. Aussi, aux jours des revers, ne devions-nous rencontrer partout que des ennemis jurés de notre fortune. De la Save et des fleuves de l'Épire jusqu'au cercle polaire, du rocher de Cadix, où siégeaient les cortès espagnoles, jusqu'aux extrémités de l'Asie et aux frontières de la Chine, où s'étendait la souveraineté d'Alexandre, ce n'était qu'un cri poussé par les peuples contre la France et Napoléon.

Le 15 avril, l'empereur, après avoir confié la régence à Marie-Louise, quitta Paris pour aller prendre le commandement de son armée d'Allemagne. Le 29, entre Naumbourg et Mersebourg, il opérait sa jonction avec les débris de l'armée de Russie commandés par le vice-roi. Le même jour, un engagement contre les Prussiens avait lieu à Weissenfeld, en Saxe ; l'ennemi, un moment déconcerté, se repliait devant nous ; mais promptement rallié et supérieur en nombre, il nous présentait bataille le 2 mai, dans les plaines de Lutzen, déjà illustrées par Gustave-Adolphe.

L'armée française ne se composait guère que de recrues sans expérience de la guerre : aussi, dès les premiers chocs, fut-elle ébranlée et rompue sur plusieurs points. Mais Napoléon se porta au milieu de cette multitude de conscrits, et sa présence en fit des soldats aguerris et intrépides. Le prince Eugène, les maréchaux Ney, Mortier, Macdonald, Marmont ; les généraux Compans, Ricard, Souham, Drouot, Latour-Maubourg, se montrèrent dignes de l'empereur, et donnèrent comme lui, à la jeune armée, l'exemple du courage et du dévouement. Pendant quatre heures d'une lutte acharnée et meurtrière, la victoire demeura douteuse, les Russes parvinrent même à s'emparer du village de Kaya, position formidable d'où dépendait le sort de la journée. L'empereur, en ce moment de crise, mit en avant seize bataillons de la jeune garde et six de la vieille garde, et les fit soutenir par une batterie de quatre-vingts pièces de canon. Les Russes, écrasés par l'artillerie française, commencèrent à battre en retraite, et ce mouvement rétrograde décida le triomphe de nos armes. Il eût été complet si le défaut de cavalerie n'eût empêché Napoléon de poursuivre l'ennemi et d'inquiéter sa retraite. Cependant, grâce à cette journée glorieuse, Leipsick fut pris, Torgau fut débloqué, l'ennemi fut vaincu à Borna, à Gerdof, à Coldits, et l'empereur porta ses troupes sur la rive droite de l'Elbe.

La bataille de Lutzen, au dire de Napoléon, était une bataille d'Italie ; elle fut l'œuvre de l'artillerie et de l'infanterie. L'ennemi la disputa vigoureusement, et les pertes furent énormes de part et d'autre.

Soldats, dit l'empereur à ses troupes, je suis content de vous, vous avez rempli mon attente. Vous avez défait et mis en déroute l'armée russe et prussienne, commandée par l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. Vous avez ajouté un nouveau lustre à la gloire de mes aigles ; vous avez montré tout ce dont est capable le sang français. Nous rejetterons les Tartares dans leur affreux climat, qu'ils ne doivent point franchir ; qu'ils restent dans leurs déserts glacés, séjour d'esclavage, de barbarie et de corruption, où l'homme est ravalé à l'égal de la brute. Vous avez bien mérité de l'Europe civilisée. Soldats ! l'Italie, la France et l'Allemagne vous rendent des actions de grâces !

 

Mais l'ennemi, supérieur en nombre et en discipline, ne devait pas tarder à reprendre l'offensive. Le 20 mai, Napoléon le rencontra à Bautzen, et, après une bataille longue et meurtrière, le contraignit encore à se retirer. Notre perte avait été plus grande qu'à Lutzen, nos avantages furent moins considérables encore. Cette victoire nous ouvrait les routes de la Silésie, mais il fallait les conquérir par une autre bataille plus sanglante et plus décisive. Elle commença le lendemain, au lever du jour, à Wurschen ; les Prussiens et les Russes obtinrent sur les troupes du maréchal Oudinot un premier succès, que répara le général Gérard. Quelques heures après, le corps du maréchal Ney déboucha sur le flanc droit de l'armée prussienne, chassant devant lui les corps des généraux Yorck et Barclay de Tolly. La lutte devint générale : elle tourna à la gloire de nos armées. Vers six heures du soir, l'ennemi nous abandonna un vaste champ de bataille couvert de cadavres. Par la plus habile des combinaisons, Napoléon avait tourné à la ruine de ses adversaires l'avantage des positions formidables que dix mille hommes avaient fortifiées soigneusement pendant trois mois, et qui semblaient promettre la victoire aux alliés. L'empereur, pour perpétuer le souvenir de cette mémorable journée, ordonna, par un décret, qu'il serait élevé sur le mont Ceuis un monument destiné à manifester sa reconnaissance envers ses peuples de France et d'Italie.

Bessières, duc d'Istrie, avait été tué au début de la campagne ; le lendemain de la bataille de Wurschen, au combat de Reichenbach, le général Bruyères fut emporté par un coup de canon, et un boulet, après avoir frappé mortellement le général Kirgener, atteignit au ventre et blessa mortellement le grand maréchal Duroc, duc de Frioul, un de ceux que Napoléon chérissait le plus. L'empereur, profondément affligé de ce malheur, passa toute la nuit dans sa tente, sans proférer une parole et sans que personne osât le distraire de son chagrin.

Un parlementaire ennemi vint demander un armistice, qui fut accordé : ce fut une faute de Napoléon, qui, au lieu de poursuivre ses avantages, donnait ainsi aux vaincus le temps de se remettre en ligne et d'organiser leurs réserves. Cette trêve inopportune devait se prolonger jusqu'au 20 juillet.

L'armée d'Espagne avait été affaiblie pour faire face aux besoins de la guerre d'Allemagne. L'ennemi, n'ayant pas su tirer parti de notre désastre des Arapiles, avait perdu un temps précieux devant le fort de Burgos. Le 20 octobre 1812, Wellington avait été contraint de lever le siège de cette ville ; le 10 novembre, il s'était retiré sur Ciudad-Rodrigo, abandonnant le fruit de sa victoire. Madrid était de nouveau tombé en notre pouvoir : les savantes manœuvres du maréchal Soult nous avaient rendu une partie de l'Espagne ; mais cet habile général fût appelé en Allemagne, et la fortune changea, en dépit des efforts de Marmont et de Suchet. Le 28 mai 1813, Wellington reprit l'offensive et força une troisième fois le roi Joseph à fuir de Madrid ; le 21 juin, ce roi perdait sa couronne à Vittoria, journée fatale à notre puissance et à l'honneur de nos armes ; quelques jours après, le roi détrôné par la guerre se réfugiait à Bayonne, et les Anglais, vainqueurs, menaçaient la frontière des Pyrénées. Un avantage obtenu sur eux, le 25 juin, par le général Foy, les arrêta cependant en Biscaye, et donna au maréchal Soult le temps d'arriver à Bayonne pour y réorganiser l'armée.

La compression des événements obligea le maréchal Suchet d'abandonner le royaume de Valence, théâtre de ses succès et où il s'était couvert de gloire. L'Aragon et la Catalogne furent évacués. Le 8 septembre, les Anglais entrèrent à Saint-Sébastien après un siège sans gloire, et s'y livrèrent aux plus épouvantables excès. Les hommes furent tués, les femmes outragées, la ville incendiée : il ne resta debout que trente-six maisons. Pendant que ces revers nous enlevaient l'Espagne, cette terre qui, depuis la trahison de Bayonne, avait été le tombeau de cinq cent mille Français, le prince Eugène organisait une armée en Italie, et se préparait à défendre cette contrée. Il était temps : l'Autriche, après avoir offert sa médiation, qu'il avait fallu accepter, ne devait pas tarder à s'unir à nos ennemis et à tromper les espérances que Napoléon, seul de son empire, avait placées dans son alliance avec Marie-Louise.

Les départements de la trente-deuxième division militaire, situés entre le Weser et l'Elbe, étaient tombés au pouvoir des Russes, et avaient un moment secoué le joug de Napoléon : le général Vandamme, à la tête d'un corps d'armée, les replaça sous notre pouvoir, et exerça de cruelles représailles contre la malheureuse ville de Hambourg.

Le 5 août 1813, Napoléon, après avoir visité les places de l'Elbe et les garnisons de l'Oder, revint à Dresde à la faveur de l'armistice, qui durait encore, grâce au silence de l'Autriche. Dans cet intervalle, le général Moreau avait reparu en Europe. Les souverains armés contre la France lui avaient confié un commandement contre nous, et le vainqueur de Hohenlinden s'était résigné au honteux honneur de conduire une armée contre sa patrie. Bernadotte, au moins, avait cessé d'être Français lorsqu'il vint nous combattre ; mais rien ne saurait justifier la défection de Moreau. Peu de jours après, l'Autriche, mettant fin à ses hésitations calculées, déclarait la guerre à la France.

Ainsi se termina le congrès de Prague : Napoléon, s'il eût voulu la paix, eût pu l'obtenir en faisant de nombreuses concessions à ses ennemis ; quelles que fussent ces concessions, elles auraient laissé à l'empereur tout le territoire de l'ancienne Gaule, et d'importantes provinces au delà des Alpes. Mais Napoléon se révoltait à l'idée d'abandonner le fruit de ses conquêtes.

L'armistice lui avait permis de faire venir des renforts pour compléter ses cadres ; de son côté, l'ennemi en avait profité pour multiplier ses armements et doubler ses moyens d'attaque. Au 15 août 1813, nous avions deux cent quatre-vingt mille combattants en Allemagne ; ils étaient répartis en plusieurs armées, et la moitié de ceux qui les composaient n'avaient point encore vu le feu. L'ennemi nous opposait plus de cinq cent mille hommes ; mais Napoléon n'avait rien perdu de ses déplorables illusions. Pressé entre les rois et les peuples acharnés à sa ruine, il rêvait encore des conquêtes.

Le plan des alliés était d'attaquer Napoléon sur trois points en se dirigeant à la fois sur Dresde, par un triple mouvement de Berlin, de la Silésie et de Prague. L'empereur avait pensé qu'avant que leur grande armée, débouchant de la Bohême, pût arriver sous le feu des redoutes construites aux abords de Dresde, il aurait le temps de faire une opération combinée sur Berlin, et de lancer sur Breslau son armée de Silésie. Il voulait aussi pousser une reconnaissance en Bohême, et prévenir, s'il le pouvait, la jonction des alliés de Silésie avec les Autrichiens. Mais Blücher l'avait prévenu : quatre jours avant celui qui était marqué pour la reprise des hostilités, Blücher les avait avancées, par une coupable violation des droits de la guerre. Napoléon n'en poursuit pas moins son plan : en trois jours il porte ses drapeaux en avant dans la Silésie. Il se retourne ensuite comme un lion vers la Saxe : déjà la grande armée ennemie était descendue des monts de Bohême et menaçait Dresde. Napoléon laisse soixante-quinze mille hommes en Lusace, et charge Macdonald de contenir à leur tête les cent vingt mille soldats de Blücher. Oudinot, de son côté, reçoit l'ordre de marcher sur Berlin. Pour l'empereur, il accourt vers Dresde, suivi de troupes qui ont fait quarante lieues en quatre jours. Cette ville était déjà cernée de toutes parts, et les ennemis s'en croyaient maîtres. Napoléon pénètre dans ses murs, salue un moment le roi de Saxe, et remonte à cheval pour diriger tous les mouvements de son armée. Son apparition imprévue, à la tête de la garde, répand partout la terreur. L'ennemi, repoussé sur tous les points, recule, et Dresde, dont la perte nous eût coupé la retraite sur le Rhin, est sauvée par l'empereur. Le lendemain, l'armée étrangère entreprend de venger sa défaite ; elle reparaît plus ardente et plus résolue que jamais, et couronne les hauteurs qui dominent la capitale de la Saxe. Elle espérait nous attirer dans les plaines et nous écraser d'en haut par son artillerie en même temps que sa cavalerie nous envelopperait dans les basses terres. Napoléon, aux approches du jour, parcourt les abords de la ville et inspecte les positions de l'ennemi. Un éclat de bois qu'un boulet prussien fait voler sur lui le frappe à la tête et le renverse. Il se relève et dit froidement : Tout serait fini s'il avait touché le ventre, et il continue sa tournée. Il reconnaît que l'extrême gauche des alliés, placée entre Priesnitz et la vallée de Plauen, ne communique pas avec le centre, et c'est par ce vide qu'il compte commencer l'attaque. Ses ordres reçoivent une prompte exécution, malgré la pluie qui tombe par torrents. Murat nous garde encore une fidélité équivoque, mais son courage n'a point failli ; il se jette à la tête de la cavalerie sur les masses prussiennes, les entame, les rompt et lés met en fuite. Vingt-cinq mille hommes restent sur le champ de bataille, et, comme si la victoire voulait accorder un dernier sourire à Napoléon, le premier coup de canon qu'a tiré la garde a frappé Moreau, et le déserteur armé contre la France meurt avec le regret d'avoir assisté au triomphe de son rival.

Mais un incident imprévu vient encore saisir Napoléon dans sa fortune et confondre ses desseins. Une maladie qu'on attribue à la fatigue, à la pluie dont son corps a été trempé, à un mets grossier qui lui a été servi — tant des circonstances petites en apparence influent sur le sort des nations et nous apprennent que Dieu se joue des conseils de l'homme ! —, une maladie de quelques heures oblige l'empereur à s'arrêter à Dresde et à laisser l'ennemi réparer, sans être inquiété, les désastres de la bataille. Alors il semble qu'un souffle de mort a paralysé dans toute l'Allemagne le génie de nos capitaines et l'élan de nos soldats. Le duc de Reggio est vaincu par Bernadotte sur la route de Berlin ; le duc de Tarente est battu sur les bords de la Katzba, le prince de la Moscowa à Dennewitz. Ces échecs sont graves ; mais Napoléon pourrait encore y porter remède, lorsque le général Vandamme, victime d'une témérité impardonnable que ne rachètent point les prodiges de sa valeur, est vaincu et réduit à poser les armes non loin de Culm : cette défaite a privé Napoléon d'un général et d'une armée : pour surcroit d'épreuves, les pluies d'automne ont fait déborder les rivières, et les divers corps de l'armée française sont coupés entre eux par des inondations et des marécages.

Napoléon comprend les dangers de sa situation : il se multiplie pour y faire face. D'abord il fortifie Dresde et réorganise l'armée de Vandamme ; puis il force Blücher à repasser la Neiss et la Queiss, et revient à Dresde. Il s'en éloigne de nouveau pour battre Schwartzenberg et le rejeter dans la vallée de Tœplitz, puis il rentre dans la capitale saxonne, et, après quelques heures de repos, la quitte encore pour aller secourir le duc de Tarente et repousser Blücher derrière la Sprée ; enfin, après des prodiges d'activité et d'audace, il reparaît à Dresde à la tête de toutes ses forces ; mais l'ennemi, de son côté, a rallié ses troupes ; les quatre armées d'Autriche, de Prusse, de Russie et de Suède, se sont réunies pour achever d'un seul coup, s'il est possible, la délivrance des peuples d'Allemagne. Pendant que ces événements se passent en Saxe, le vice-roi se replie derrière l'Isonzo, et nos alliés de Bavière et de Wurtemberg abandonnent notre cause ; les Westphaliens, après avoir brisé le sceptre du roi Jérôme, s'arment à leur tour contre nous. De tous nos alliés il ne nous reste que les Saxons et les Polonais.

Le 15 octobre 1813, l'armée française arrive devant Leipsick : quatre armées ennemies débouchaient sur cette ville pour nous la disputer et hâter de leurs efforts l'heure suprême de la lutte. La journée entière se passa à prendre position ; le lendemain, trois batailles s'engageaient sur trois points différents, à une lieue d'intervalle. Cinq cent mille hommes, de part et d'autre, se renvoyaient la mort : le feu épouvantable de l'artillerie ébranlait le sol d'un continuel tremblement Des cris de guerre, de victoire ou de désespoir, poussés en six langues diverses, retentissaient jusqu'au ciel.

C'était la journée si longtemps désirée pour la vengeance de l'Europe ; c'était la bataille des nations, comme la nomment encore aujourd'hui les peuples d'Allemagne, Nos ennemis avaient sur nous l'immense supériorité du nombre ; le souvenir de la gloire paternelle enflammait nos soldats d'un noble orgueil. Là, par les mains de ces travailleurs robustes, se creusait la tombe où, selon l'issue du combat, on devait coucher la France ou l'Allemagne. Du côté de Wachau, nos troupes repoussèrent Schwartzenberg et le général Klenau ; Poniatowski dé- fendit avec intrépidité les bords de la Pleiss, et mérita, sur le champ du carnage, le grade de maréchal de l'empire ; nous enlevâmes Gossa après une lutte acharnée. Il serait trop long de suivre tous les mouvements qui nous donnèrent et nous enlevèrent tour à tour la victoire ; repoussés sur la Partha, nous étions vainqueurs sur la Pleiss et à Lindenau. Nous avions conquis notre retraite et tué ou blessé trente mille de nos ennemis ; cependant la nuit vint suspendre pour quelques heures l'effusion du sang.

Le troisième jour, la bataille recommença du côté de Leipsick : les ennemis, renforcés de plus de cent mille hommes, nous cernèrent sur tous les points et rencontrèrent partout une résistance invincible. La victoire était douteuse, et peut-être allait-elle encore récompenser l'héroïque dévouement de nos soldats, quand l'armée saxonne et la cavalerie wurtembergeoise qui combattaient sous nos aigles, nous abandonnèrent traîtreusement et tournèrent contre nous leurs canons et leurs chevaux. Ah ! sans doute, pour des cœurs allemands, il devait être dur de participer à cette guerre fratricide où les peuples germaniques combattaient sous des drapeaux opposés, alors qu'un seul intérêt, celui de la commune patrie, aurait dû armer tous leurs bras contre Napoléon ; mais l'histoire flétrira justement cette lâche désertion consommée au milieu de la bataille.

Elle fut le signal de notre ruine : jusqu'à ce moment cent soixante-quinze mille Français avaient su contenir et rendre vains les efforts de trois cent trente mille alliés ; ils ne pouvaient plus rien dès lors qu'une de leurs ailes se tournait contre eux et les livrait par tous les points à l'ennemi. Ils ne firent pas moins bonne contenance jusqu'à la nuit.

Le lendemain il fallait battre en retraite : notre artillerie, depuis cinq jours, avait tiré deux cent cinquante mille coups de canon ; elle manquait de munitions, et c'était pour nous un autre contre-temps non moins-terrible. L'empereur rentra dans Leipsick, et refusa de livrer aux flammes les faubourgs de cette ville pour arrêter les progrès de l'ennemi. Pendant que l'armée se retirait à la hâte derrière l'Elster, Marmont, Reynier, Ney, Poniatowski et Lauriston la protégeaient encore en combattant dans les faubourgs, et en disputant pied à pied le terrain. Au milieu de la confusion de ce mouvement, un accident terrible vint mettre le comble à nos désastres. Napoléon avait ordonné qu'on fit sauter le pont de l'Elster aussitôt que ses troupes auraient défilé à l'autre bord de la rivière : par un malentendu dont la responsabilité fut rejetée sur un subalterne, on mit le feu à lamine lorsque vingt mille hommes de l'arrière-garde et de nos meilleures troupes combattaient encore aux abords de Leipsick : ces vieux soldats, échappés de trente batailles rangées, ne songèrent plus qu'à vendre chèrement leur vie : ils périrent, pour la plupart, sous les décombres des maisons ou dans les eaux bourbeuses et profondément encaissées de l'Elster. Ainsi mourut le prince Poniatowski, le héros de cette célèbre journée, qui venait d'être blessé en faisant des prodiges de valeur. Le carnage ne cessa que vers deux heures après midi, et l'on n'entendit alors d'autre bruit que la clameur lamentable des blessés et des mourants. Deux cent cinquante pièces de canon, ainsi que neuf cents caissons, restèrent au pouvoir de l'ennemi. L'armée française perdit quatre-vingt mille hommes tués ou blessés : la perte de l'ennemi ne fut pas moins énorme, et ne lui permit pas de poursuivre les décris de nos troupes. La retraite s'opéra pendant quelque temps sans être inquiétée.

La bataille de Leipsick fit voir que l'empereur s'était trompé en développant outre mesure sa ligne d'opérations ; sa confiance dans ses vassaux allemands et dans l'amitié de l'Autriche l'aveugla sur les défections et sur les obstacles qu'il eût dû prévoir et faire entrer en ligne de compte. Au lieu de cantonner dans les places de la Vistule des garnisons qui valaient des armées et qui ne lui furent d'aucun secours, la prudence lui conseillait de les retirer à lui, et de fortifier ainsi son armée offensive. Le même sentiment devait le retenir sur les bords de la Saale : là, au moins, il était maître du terrain, il s'appuyait sur son vaste empire, il donnait à ses conscrits le temps de se former à la guerre, il attendait ses renforts et fermait à l'ennemi les frontières de la France, sans commettre sa fortune au résultat d'une seule journée ; il préféra la ligne de l'Elbe, et se laissa abuser par le prestige de ses anciennes campagnes de Prusse et d'Autriche au point d'oublier que tout était changé, ses soldats et ses ennemis, les temps et les peuples. Il accorda un armistice et une trêve de deux mois, qui ne profita qu'aux étrangers, pendant qu'il eût dû retenir l'Autriche dans son alliance moins par des promesses que par de nouvelles victoires. Enfin le champ de bataille de Leipsick fut très-désavantageusement choisi : Napoléon n'eût jamais dû accepter le combat dans une position où il n'avait sur ses derrières que des canaux multipliés, des plaines marécageuses et des rivières dégarnies de ponts. Au lieu de s'obstiner à vouloir abattre d'un seul coup les quatre armées ennemies, il eût dû manœuvrer en arrière, chercher un terrain propice, et attendre, pour en profiter, les fautes de ses adversaires. Mais Napoléon, séduit par de longs succès, n'avait guère retenu d'autre tactique que celle qui consistait à aller en avant et à vaincre.

Le 23 octobre, l'armée vaincue atteignit Erfurth et y fit une halte de vingt-quatre heures. Après ce repos de si courte durée, elle continua sa marche sur le Rhin. Le 30, l'armée bavaroise, commandée par le général de Wrède, s'étendit dans la forêt de Hanau, et entreprit de lui couper la retraite. Elle espérait donner à Blücher le temps de joindre les Français, à la grande armée de Bohême d'atteindre le flanc gauche, à l'armée suédoise d'arriver sur leur droite ; placés dans la nécessité de percer cette masse de troupes fraîches, les Français fondent sur elles en les écrasant. Les généraux Curia et Nansouty, à la tête de la vieille garde, et le général Drouot avec cinquante pièces d'artillerie, ouvrent un passage à Napoléon et triomphent pour la dernière fois au delà du Rhin. Douze mille Bavarois sont tués, blessés ou faits prisonniers ; notre perte est plus grande encore ; mais l'ennemi renonce à son entreprise, et les débris de nos armées ont enfin conquis leur salut On avait combattu pendant deux jours.

Le 2 novembre, Napoléon, fugitif et devançant la tête des colonnes, arriva à Mayence : nos troupes le suivaient de près, mais d'autres fléaux leur étaient réservés sur le territoire de l'empire. La contagion et le typhus se mirent dans leurs rangs : en moins de six semaines soixante mille hommes moururent, presque sans secours, dans les hôpitaux de la frontière du Rhin. La grande armée de 1813 était de nouveau détruite, et toutes les portes de la France ouvertes à l'étranger.

Ici commencèrent les dernières convulsions de l'empire : un million d'hommes assiégeaient nos frontières du nord au sud ; l'Europe victorieuse campait sur les Pyrénées, sur l'Elbe, sur l'Adige et sur le Rhin. Nous n'avions à lui opposer qu'une poignée de vétérans et des gardes nationales déjà plusieurs fois décimées par la conscription ; les familles n'avaient plus d'enfants à donner. Vainement le sénat avait-il décrété une levée de trois cent mille hommes, la France, comme un malade dont le sang est tari, était hors d'état de suffire aux coupes réglées prescrites par la loi.

Le 2 décembre, Napoléon fait déclarer aux alliés, par le duc de Vicence, qu'il est prêt à souscrire aux bases de la paix qu'il avait refusée à Dresde ; il était trop tard. Pour garantir son empire du côté des Pyrénées, il a l'idée de rendre au roi Ferdinand le trône des Espagnes : vaine concession, déjà nos armées étaient rejetées sur notre territoire par lord Wellington.

Cependant l'empereur ouvrit la session législative ; les corps de l'État, rassemblés autour de lui, gardaient un morne silence.

D'éclatantes victoires, dit Napoléon, ont illustré les armes françaises dans cette campagne ; des défections sans exemple ont rendu ces victoires inutiles. Tout a tourné contre nous ; la France même serait en danger sans l'énergie et l'union des Français. Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous appeler près de moi. Mon cœur a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets. Je n'ai jamais été séduit par la prospérité : l'adversité me trouvera au-dessus de ses atteintes. J'ai plusieurs fois donné la paix aux nations lorsqu'elles avaient tout perdu. J'ai élevé des trônes pour des rois qui m'ont abandonné. J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde. Sénateurs, conseillers d'État, députés, vous êtes les organes naturels de ce trône ; c'est à vous de donner l'exemple d'une énergie qui recommande cette génération aux générations futures. Qu'elles ne disent pas de nous : Ils ont reconnu les lois que l'Angleterre a cherché en vain pendant quatre siècles à imposer à la France.

Ainsi l'empereur faisait appel à la nationalité du pays et au courage des pouvoirs publics ; mais les corps de l'État, les chefs de l'armée, les courtisans et les grands fonctionnaires, à l'exception d'un petit nombre d'hommes dévoués, sentirent défaillir leur persévérance et leur fidélité. Les uns fléchissaient avec la fortune et cherchaient de quel point de l'horizon s'ouvrait pour eux un port où il leur fût donné de se soustraire, eux et leur orgueil, au grand naufrage de la patrie les autres, et parmi eux plusieurs maréchaux et d'autres vieux compagnons d'armes que l'empereur avait comblés d'honneurs et de richesses, entrevoyaient avec inquiétude leur avenir menacé : ils aspiraient au repos, ils maudissaient en secret l'humeur guerrière de leur maître, et ne retrouvaient plus, pour le servir, cet ancien élan des premières campagnes. Napoléon, au contraire, avait subitement grandi jusqu'au niveau de son malheur ; il était prêt à recommencer les prodiges de Lodi et d'Arcole, à égaler Annibal, à faire revivre César.

Le sénat accourt aux Tuileries lui donner un dernier gage de foi, et prendre cet engagement qui, pour paraître sublime, aurait eu besoin d'être tenu jusqu'au bout :

Nous combattrons, disait-il, nous mourrons pour la patrie, entre les tombeaux de nos pères et les berceaux de nos enfants.

Napoléon répondait avec l'effusion du désespoir :

Ma vie n'a qu'un but, le bonheur des Français ; cependant le Béarn, l'Alsace, la Franche-Comté, le Brabant sont entamés. Les cris de cette partie de ma famille me déchirent l'âme J'appelle les Français au secours des Français. Les abandonnerons-nous dans leur malheur ? Paix et délivrance de notre territoire doit être notre cri de ralliement. A l'aspect de tout un peuple en armes, l'étranger fuira ou signera la paix : il n'est plus question de recouvrer les conquêtes que nous avions faites.

 

Ainsi, les illusions de sa politique aventureuse venaient de s'évanouir : il faut le dire, d'ailleurs, en ce moment extrême où pour arriver à Napoléon l'étranger passait par la France, la cause de l'empereur devenait celle de la patrie. Qu'importait alors qu'il nous eût lui-même poussés à cet abîme de maux, que son ambition eût fait couler notre sang par fleuves ? L'étranger avait franchi nos frontières, et la guerre redevenait sainte.