HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE VIII. — MIL HUIT CENT DOUZE.

 

 

Le 20 mars 1811, le canon des Invalides annonça au peuple la naissance du fils de Napoléon. L'héritier présomptif du nouvel empire d'Occident reçut au berceau le titre fastueux de Roi de Rome, que nul n'avait porté depuis l'exil de Tarquin le Superbe. Cet événement parut heureux à la France, et fut célébré par de pompeuses fêtes. L'Europe continentale y vit une menace de plus pour son avenir ; mais elle dissimula ses craintes, et feignit de prendre part à la joie de Napoléon.

A cette époque, on continuait cette douloureuse guerre d'Espagne qui dévorait, dans d'obscurs combats, l'élite de nos grandes armées : la France s'étonnait que l'empereur, au milieu de sa puissance, rencontrât des obstacles si opiniâtres et si peu prévus. Elle se demandait jusqu'à quand durerait une lutte engagée contre un peuple dont on n'avait pas voulu tenir compte.

Cependant il fallait nommer aux évêchés vacants : toute communication étant interdite entre les sujets de l'empereur et le pape, Napoléon demanda à son comité ecclésiastique quel était le moyen de donner l'institution canonique aux évêques, en se passant du consentement du souverain pontife. Il lui fut répondu que l'Église de France devait pourvoir à sa conservation. En conséquence, Napoléon résolut d'assembler un concile composé de tous les évêques de l'empire et du royaume d'Italie ; ses volontés furent accomplies, et le concile se réunit à Paris, sous la présidence du cardinal Fesch, archevêque de Lyon et oncle de l'empereur.

On attendait avec inquiétude le parti que prendrait ce prince de l'Église, uni de si près à la famille et à l'ambition de Napoléon. Mais, dès la première séance, le cardinal Fesch s'honora par un acte de fidélité, et de courage : il se leva, et prononça à haute voix le serment prescrit par la bulle de Pie IV, du mois de novembre 1564, et qui commence par ces mots : Je jure et promets une véritable obéissance au pontife romain.

Ce concile députa plusieurs prélats à Pie VII, et ils obtinrent quelques concessions. Le concile avait prétendu décider que les évêchés et les archevêchés ne seraient pas vacants plus d'un an ; que six mois après la demande de l'institution faite au pape, s'il n'y avait pas consenti, le métropolitain, et en son absence le plus ancien évêque de la province ecclésiastique, procéderait à l'institution de l'évêque nommé. Six évêques sur la complaisance desquels Napoléon comptait, se rendirent à Savone pour soumettre ce projet de décret au pape. Contre toute attente, le Saint-Père, circonvenu, trompé par de faux rapports ou sentant son courage affaibli par la maladie, donna le bref qu'on réclamait de lui ; mais cette approbation ne termina pas les difficultés. Napoléon ne s'en montra pas satisfait, et pour venir à bout, s'il était possible, des résistances qu'il prévoyait encore, il donna l'ordre d'enlever le pape de sa résidence de Savone et de le conduire au palais de Fontainebleau. Le Saint-Père accomplit ce long et pénible voyage, dans les premiers jours de juin 1812. Dans sa nouvelle résidence, où il vivait captif, les cardinaux qui étaient restés à Paris obtinrent la permission de se rendre auprès du Saint-Père, et d'ouvrir avec lui de nouvelles conférences. Soit crainte de malheurs plus grands, soit abandon des droits de l'Église, ils travaillèrent à déterminer le pape à céder sur tout ce que lui demanderait l'empereur. Leurs discours ne faisaient que trop d'impression sur un vieillard abattu déjà par tant d'humiliations et de violences ; toutefois les cardinaux demeurèrent longtemps sans rien obtenir.

Mais l'empereur poursuivait alors des projets aussi démesurés que son ambition.

Les cortès de la monarchie espagnole, rassemblées sur le rocher de Cadix, bravaient la puissance de Napoléon et appelaient aux armes tous les peuples du continent. L'armée française, après avoir une seconde fois occupé le Portugal, se retirait devant Wellington : le général anglais était venu à bout de lasser l'impétuosité de Masséna ; celui-ci, malheureux pour la première fois, céda son commandement à Marmont. Cependant Suchet emporta Tarragone, après cinq assauts et deux mois de siège ; cet avantage signalé lui valut le bâton de maréchal. Pour témoigner sa reconnaissance à l'empereur, Suchet gagna la bataille de Sagonte, puis il enleva le camp retranché de Quarte et l'importante place de Valence. Napoléon lui conféra le titre de duc d'Albufera, et dota l'armée d'Aragon, qui s'était montrée digne de son chef, d'un grand nombre de domaines conquis, évalués à deux cents millions (1812).

Le duché d'Oldenbourg avait été réuni sans coup férir à l'empire ; Napoléon créa ensuite un département de la Lippe, dont Munster fut déclaré capitale, et qui menaça l'existence du royaume de Westphalie. Le 27 janvier, une armée française commandée par Davout envahit la Poméranie suédoise sans déclaration de guerre, et le général Friand prit possession de ce pays au nom de la France. La veille, un décret impérial avait adjoint la Catalogne à l'empire, et divisé le territoire espagnol, jusqu'à l'Èbre, en quatre nouveaux départements français. Charlemagne n'avait pas dépassé l'Èbre, mais sa domination s'était étendue jusqu'à ce fleuve. Napoléon ne voulut pas rester en arrière : quelques jours après, des traités d'alliance offensive et défensive furent par lui signés avec la Prusse et l'Autriche ; Alexandre de Russie, pour balancer l'effet de ces conventions menaçantes, s'unit à son tour à la Suède, et rouvrit ses ports au commerce anglais. Les liens étaient enfin officiellement rompus entre la France et la Russie ; de part et d'autre on se préparait à la guerre, et le monde, déjà saisi d'étonnement à la vue de la résistance du peuple espagnol, attendait avec effroi le moment où s'entrechoqueraient les deux colosses d'Orient et d'Occident.

Qui rompit le premier, de Napoléon ou d'Alexandre ? une exacte appréciation des faits ne permet pas de douter que les deux empereurs n'aient également désiré la guerre : Napoléon pour consolider sa puissance, Alexandre pour se soustraire, lui et ses peuples, aux insupportables exigences que leur imposait le système continental. Tous deux, cependant, évitaient avec le plus grand soin de prendre l'initiative des hostilités : aucun d'eux, du moins en apparence, et pour donner à sa cause un vernis de justice, ne voulait paraître l'agresseur. Aussi, dès l'année 1811, Alexandre et Napoléon eurent-ils recours à des semblants de négociations dont l'issue fut et devait être stérile. Dans cette lutte de ruse et d'astucieuse diplomatie, l'avantage demeura à Alexandre : son envoyé, M. de Czernischeff, parvint à corrompre un employé des bureaux de la guerre, qui lui livra les états de situation des troupes de la France ; ce malheureux se nommait Michel, et paya de sa tête sa trahison. Alexandre réussit ensuite à mettre la Turquie dans ses intérêts. Resserrée entre la Russie et l'empire français, la Turquie était demeurée, depuis 1806, et grâce aux habiles démarches du général Sébastiani, en état de guerre ouverte contre le czar. Alexandre parvint à lui faire concevoir des inquiétudes sur l'avenir que lui réservait l'ambition de Napoléon, et la Turquie, au lieu de se rallier à la France et de l'aider à enchaîner la puissance de l'ennemi commun de l'Europe, consentit à signer avec la Russie la paix inopportune et impolitique de Bucarest. Ainsi Alexandre avait détaché de la cause de son rival la Suède et la Turquie, et, du nord au midi, nos armées se trouvaient menacées sur leurs ailes avant même d'avoir ouvert la campagne.

Les États-Unis déclarèrent la guerre à l'Angleterre : ce fut pour Napoléon une diversion heureuse, mais les événements ne lui permirent pas d'en recueillir le fruit.

On négocia jusqu'au dernier moment sans avoir d'autre envie que celle d'en venir aux armes. Alexandre réclamait une indemnité en faveur du duc d'Oldenbourg, son parent, injustement dépouillé par Napoléon ; il exigeait que nos armées évacuassent l'Espagne et la Prusse, et se repliassent derrière le Rhin. Vainqueur, il n'aurait pas demandé davantage. Napoléon, de son côté, ne voulait rien céder ; il insistait, au contraire, pour que la Russie subît dans toute sa rigueur le système imaginé contre le commerce de la Grande-Bretagne. Aucune de ces prétentions n'était acceptable ; la Russie avait raison de ne plus consentir à un régime de blocus maritime qui ruinait ses peuples, et Napoléon ne pouvait abandonner l'Espagne sans appeler sur les Pyrénées les armées de lord Wellington. Enfin, s'il eût retiré ses soldats de la Prusse et renoncé aux nouveaux départements situés entre le Rhin et l'Elbe, ces contrées auraient été envahies par des influences hostiles et par les marchandises anglaises, et c'en eût été fait de notre prépondérance européenne, comme aussi de notre politique contre l'Angleterre. Napoléon ne devait point abdiquer ainsi en pure perte les conséquences prochaines de sept ans d'efforts et de sacrifices.

L'empereur soumit alors à la sanction du sénat un projet de loi qui divisait en trois bans la garde nationale : le premier comprenait les hommes de vingt à vingt-six ans ; le second, les hommes de vingt - six à quarante ; le troisième, les hommes de quarante à soixante. Dès que ce sénatus-consulte eut partagé le peuple français en trois réserves, les préparatifs de guerre furent poursuivis avec une activité inouïe sur toute la surface de l'empire.

Mais Napoléon, avant de se lancer en aveugle dans cette gigantesque lutte, veut tenir à Dresde une cour plénière de rois. Le voilà donc qui s'avance vers cette capitale de la Saxe, suivi de l'impératrice, la fille des Césars, et traînant à sa suite la plupart des armées et des souverains de l'Europe. Jamais, depuis les siècles de Gengis-Khan et de Timour, un homme ne s'est trouvé placé si haut en domination et en gloire : chacun des rois et des princes alliés ou vassaux qu'il rassemble dans son palais rivalise de soumission et de servitude ; le roi de Prusse, qui n'attend d'ailleurs qu'un moment propice pour se révolter, s'humilie jusqu'à offrir son fils aîné pour servir d'aide de camp à Napoléon ; mais l'empereur, satisfait de cet hommage imprévu, refuse de l'accepter. Un autre jour on le voit traverser le palais de Dresde escorté de l'empereur d'Autriche et des rois d'Allemagne, et pendant que toutes ces têtes royales sont découvertes, lui seul a gardé sur son front ce petit chapeau tant connu,

Et de ses pieds on peut voir la poussière

Empreinte encor sur le bandeau des rois !...

 

Napoléon, par cette fastueuse entrevue, a voulu manifester sa puissance à l'empereur de Russie, et le déterminer, en l'intimidant, à solliciter la paix ; pour toute réponse, le czar vient établir son quartier général à Wilna. Ce fut un grand spectacle que la constance d'Alexandre et de son peuple en face de l'orage qui de l'occident allait fondre sur eux ; ni la Réussie ni son maître ne manquèrent à ce que réclamaient l'honneur des armes et le devoir de défendre la patrie contre l'étranger.

Le 22 juin 1812, Napoléon adressa à ses troupes une de ces proclamations en forme de manifestes qui précédaient toujours ses guerres d'invasion. La Russie, disait-il, est entraînée par la fatalité ; ses destins doivent s'accomplir ! Il ajoutait : La seconde guerre de Pologne sera glorieuse aux armées françaises. Ce jour-là il était à Wilkowiski, sur les frontières de l'empire moscovite ; le surlendemain il franchissait le Niemen ; les armées rassemblées sous ses ordres ou commandées par ses lieutenants, comprenaient plus de six cent mille soldats. Après les expéditions presque fabuleuses de Sémiramis et de Xerxès, l'histoire avait perdu le souvenir d'un si grand nombre d'hommes réunis pour verser le sang. Cette armée se composait de Français et de Polonais, d'Italiens et d'Allemands ; elle formait quatorze grands corps, dont dix d'infanterie et quatre de cavalerie. Les maréchaux Davout, Oudinot et Ney commandaient les trois premiers corps ; le quatrième (armée d'Italie) était commandé par le prince Eugène ; le prince Poniatowski et ses Polonais composait le cinquième, les Bavarois le sixième, les Saxons le septième, les Westphaliens le huitième ; le neuvième corps stationnait encore entre l'Elbe et l'Oder et occupait Dantzick ; le dixième corps, aux ordres de Macdonald, se composait du contingent prussien ; un corps autrichien marchait séparément ; la vieille garde était commandée par Lefebvre, la jeune par Mortier ; la cavalerie obéissait à Murat et à ses lieutenants Nansouty, Montbrun, Grouchy, Latour-Maubourg ; la cavalerie de la garde avait ses chefs particuliers. L'artillerie comprenait plus de douze cents pièces de canon, leurs caissons et leurs attelages. Le service des vivres n'avait pu être organise pour répondre aux besoins de la campagne.

Les troupes russes étaient divisées en première et deuxième armée d'Occident, sous les ordres des généraux Barclay de Tolly et Bagration ; Thormasow commandait la réserve ; leur force ne s'élevait qu'aux deux tiers des armées françaises, mais d'autres corps étaient levés en Lithuanie, puis à Riga et à Dünabourg. Enfin, un vaste camp retranché avait été établi à Drissa, dans un repli de la Düna.

Pendant que Napoléon en appelait à la fatalité, comme l'aurait fait un serviteur du prophète de Médine, Alexandre parlait à ses peuples au nom de Dieu et de la patrie.

Cependant les Russes, surpris par le mouvement rapide des Français, abandonnèrent à la hâte les murs de Wilna et incendièrent une partie de leurs magasins. L'armée française poursuivit sa route sans être inquiétée.

Elle suivait un pays plat et découvert, presque entièrement dépourvu de culture, et d'où l'ennemi ne se retirait qu'après avoir détruit tout ce qui aurait pu servir de ressources aux soldats de Napoléon. C'était la première fois que la guerre prenait à son début cette physionomie sinistre ; les gens superstitieux en tiraient de mauvais présages ; ils ajoutaient que Napoléon, après avoir atteint l'autre rive du Niemen, avait été jeté sur le sable par son cheval ; beaucoup d'autres se plaignaient de l'aridité des landes qu'il fallait traverser et des tempêtes qui se déchaînaient contre la troupe. Que faire sous ce ciel inconnu, sur cette terre fatale ? Qu'avait-on à attendre, sinon le sort des armées de Darius et de Charles XII ? Les Scythes n'étaient-ils pas toujours ce peuple que les barrières de son climat et de ses marécages protègent éternellement contre les invasions ? Cependant le soldat rejetait ces pressentiments, et finissait par s'en remettre à la fortune de l'empereur.

Le 28 juin, Napoléon entra à Wilna et y fut reçu par la population avec un chaleureux enthousiasme. La Lithuanie et la Pologne avaient espéré de lui leur affranchissement. Ce fut à Wilna que l'empereur reçut la députation de la diète de Varsovie : elle lui apportait le décret qui proclamait l'indépendance du peuple polonais. C'est à Napoléon, lui dirent ces ambassadeurs, qu'il appartient de dicter au siècle son histoire, car la force de la Providence réside en lui... Que Napoléon le Grand prononce ces seules paroles : Le royaume de Pologne existe, et il existera ! Mais ce mot magique, l'empereur refusa de le prononcer ; il recula devant les nécessités de la politique, et les vœux de la Pologne furent cruellement déçus. Cette conduite que tint Napoléon a été diversement appréciée.

Depuis le partage à jamais funeste de la Pologne, l'occident de l'Europe se trouve menacé, comme l'était l'empire romain, d'une nouvelle invasion des peuples du Nord. L'Angleterre seule est affranchie de cette crainte, les autres nations y sont plus ou moins assujetties. Aussi la politique commune des rois et des nations doit-elle tendre à élever des obstacles naturels entre notre monde civilisé et les races auxquelles sa conquête semble dévolue. Dans cette lutte des hommes du Midi et des hommes du Nord, la cause périssable de l'industrie et des arts n'est point seule exposée : les barbares commencent à emprunter nos costumes et à s'amollir à nos fêtes ; ils ont leur poésie, leur littérature et leurs sciences. Ce n'est donc point de ces intérêts qu'il s'agit ; les siècles ont marché ; mais le danger n'en est pas moins grand pour nous, puisque l'envahissement du monde occidental par la Russie enlèverait à la sainte Église catholique romaine les plus belles portions de son héritage pour les asservir au schisme d'Orient.

Entre les races scythiques et nos riches contrées d'Italie et de France, il existait au siècle dernier deux grandes barrières, l'une slave, l'autre germanique ; cette dernière seule subsiste aujourd'hui ; la première a été renversée, et la Russie déborde vers Constantinople, comme, après avoir effacé le seul rempart que lui présente encore l'Allemagne, elle débordera un jour, peut-être, sur le Rhône et sur le Rhin. Il est certain que Napoléon, en 1812, pouvait rétablir la nationalité polonaise et créer de la Baltique à la mer Noire une nation considérable destinée à servir d'avant-garde à l'Occident ; il le pouvait, mais le devait-il ? Ce problème est grave, et l'on doit reconnaître qu'au moins la prudence lui conseillait d'attendre, pour régénérer la Pologne, qu'il fût sorti vainqueur de sa lutte contre la Russie.

Au fond du cœur, il souhaitait l'affranchissement de la Pologne : comme empereur, il se croyait forcé de le retarder. La Pologne n'avait pas seulement été la proie de la Russie ; l'une des trois parts qu'on en avait faites était échue à l'Autriche, l'autre à la Prusse. Rétablir la Pologne sur ses anciennes bases, c'eût été déclarer la guerre à deux grandes puissances qui pouvaient, en s'unissant à l'Angleterre, à l'Espagne, à la Turquie, à la Suède et à la Russie, porter à Napoléon un coup de mort que sa puissance n'aurait pas conjuré. Dans un moment où il lui fallait couvrir l'Espagne de ses armées et lancer six cent mille hommes au delà du Niemen, il ne pouvait, sans s'exposer à une perte certaine, rompre avec ses grands alliés et armer l'Allemagne sur ses derrières. Napoléon devait donc choisir entre l'indépendance de la France et celle de la Pologne ; il se détermina, à regret, à attendre, pour proclamer le vœu de la diète, des conjonctures où l'existence de son empire ne serait point en jeu ; pour la première fois peut-être il douta de sa fortune : heureux s'il en eût douté de même au milieu des hommages de la cour de Dresde, et s'il eût mieux compris les dangers où l'entraînait sa téméraire entreprise !

Cependant Alexandre fait proposer un armistice, et demande pour condition première que les Français se replient de l'autre côté du Niemen. Le czar ne voulait que gagner du temps, sauver l'armée de Bagration et le corps de Platoff. Napoléon ne put souscrire à ces étranges propositions. L'armée française continua donc son mouvement sur Witepsk, tandis que Macdonald menaçait Riga et qu'Oudinot cherchait à couper au général ennemi Wittgenstein la retraite sur Saint-Pétersbourg. Les Français étaient impatients d'en venir aux mains ; mais Alexandre et ses lieutenants avaient adopté un plan habile, qui devait triompher à la longue de l'impétuosité de nos armes : ils évitaient avec soin d'engager aucune affaire ; ils persévéraient à se replier devant Napoléon, après avoir ravagé le pays, brûlé les maisons, fauché les moissons encore vertes, et chassé devant eux les troupeaux et les habitants. Déjà ce système livrait l'armée de Napoléon aux privations les plus dures.

Le huitième corps, formé du contingent westphalien, laissa échapper l'armée de Bagration ; en revanche, Murat et Eugène culbutèrent l'arrière-garde de Barclay à Ostrowno ; l'empereur de Russie, redoutant l'approche des Français, se retira à Moscou, et adressa deux proclamations à son peuple et à la ville sainte. Son langage était fait pour réveiller dans tous les cœurs les sentiments du patriotisme le plus pur ; Alexandre rappelait l'époque désespérée où un simple boucher, profondément ému des malheurs de la Moscovie, tombée sous le joug des Polonais, conçut et exécuta le projet de la délivrer. Le tyran, s'écriait-il alors, trouvera partout dans chaque noble un Pojarski, dans chaque prêtre un Palitzin, dans chaque paysan un Minin !

Un mois après avoir passé le Niemen, Napoléon était parvenu sur les bords de la Dwina, pressant l'arrivée de ses troupes, pourvoyant aux soins de la guerre et réparant les fautes et les échecs de ses lieutenants. Ses ordres de mouvement avaient été exécutés avec une telle précision, que les divers corps, partis du Niemen à des époques et par des routes différentes, malgré des obstacles de tout genre, après trente-deux jours de séparation et à cent lieues du point où ils s'étaient quittés, se trouvèrent réunis à la fois à Beszenkowiezi, où ils arrivèrent le même jour, à la même heure.

Le 27 et le28 juillet eurent lieu quelques escarmouches, à la suite desquelles l'armée occupa Witepsk : Napoléon se crut au moment de livrer une bataille, moment que tous ses vœux appelaient ; mais l'ennemi se replia sur Smolensk. La ville de Witepsk était presque déserte, et tout le pays, dans un espace de trois cents lieues, ne présentait à nos soldats que des villages sans habitants et des campagnes saccagées. L'armée française se trouvait dans une situation d'autant plus alarmante, qu'éloignée de ses magasins, il lui était impossible de former de nouveaux approvisionnements et d'organiser de bons hôpitaux ; les pluies et la rareté des fourrages avaient fait perdre de nombreux chevaux à l'artillerie et à la cavalerie.

La prudence commandait à Napoléon de s'arrêter et de borner là la campagne de 1812 ; il eût employé l'automne à organiser le pays conquis et à fournir à ses troupes des campements et des lieux de repos ; puis, au retour du printemps, il se fût engagé plus avant dans le pays, ayant devant lui six mois de guerre possible, et sous ses ordres des troupes aguerries et bien pourvues en munitions et en vivres. L'Allemagne et la Pologne auraient suffi à ses magasins. Napoléon méprisa les conseils qui lui étaient donnés par ses généraux vieillis-au métier des armes ; il préféra s'avancer au-devant d'une bataille qui fuyait sans cesse devant ses pas. Il était sur le terrain où Charles XII, un siècle auparavant, avait commis la même faute, et son génie ne fut point éclairé par ce rapprochement.

La ville de Smolensk, sur le Dniéper — Borysthène —, l'un des boulevards de l'empire russe, était ceinte de constructions anciennes et massives, que des travaux récents avaient encore fortifiées. L'armée de Barclay de Tolly osa y attendre les Français ; ils s'y présentèrent le 17 août, commandés par Napoléon. Après une journée meurtrière, l'ennemi, foudroyé, rompu, abandonna ses positions et se retira, après avoir mis le feu à la ville. Le lendemain, Gouvion Saint-Cyr battit à Polotsk l'armée russe de Wittgenstein, et fut créé maréchal.

L'armée, victorieuse à Smolensk, franchit le Borysthène, et se porta à la poursuite des Russes. Un combat fut livré à Valontina ; mais l'inaction de Junot permit à l'ennemi d'échapper à une entière destruction. L'affaire de Valontina n'en fut pas moins glorieuse pour nos armes. Ce fut là que périt le général Gudin : la perte de ce vaillant homme affligea l'armée.

Les généraux russes Bagration et Barclay de Tolly avaient opéré leur jonction sur la route de Moscou ; le second de ces généraux fut disgracié et remplacé par le prince Kutusoff : c'était un vieillard octogénaire, que le peuple et l'empire moscovite considéraient comme un autre Judas Macchabée.

Le 29 août, les Français arrivèrent à Wiasma ; ils n'y trouvèrent que des maisons vides et livrées aux flammes. Déjà leur armée avait été diminuée de cent mille hommes morts dans les combats, dans les hôpitaux ou sur les routes ; car tout manquait pour les secourir, et l'on avait à peine de grossières étoupes pour étancher le sang des blesses.

Enfin l'armée russe consentit à s'arrêter et à faire face à nos aigles ; elle attendit Napoléon et se retrancha sur une chaîne de collines près du village de Borodino, à quelques marches de Moscou, non loin des lieux où la Kalogha se jette dans la Moscowa. Le vieux Kutusoff avait solennellement promis de couvrir la ville sainte, et d'anéantir sous ses murs l'armée française et son chef. Le soir qui précéda la bataille, le généralissime russe passa revue ses troupes ; il marchait à la tête d'une longue procession de prêtres grecs tenant des cierges allumés et portant l'image de la sainte Vierge sauvée de l'incendie de Smolensk. Le pieux cortège traversa les rangs, tandis que les soldats, agenouillés et mêlant leurs prières aux cantiques des moines, recevaient leur bénédiction.

Frères et compagnons, disait Kutusoff, vous voyez devant vous dans cette image sacrée un appel qui vous crie hautement de vous lever tous contre le perturbateur du monde. Non content de détruire l'image de Dieu dans la personne de plusieurs millions de ses créatures, ce tyran universel, cet archi-rebelle à toutes les lois divines et humaines pénètre dans vos sanctuaires, les souille de sang et renverse vos autels. Dieu va combattre son ennemi avec le glaive de Michel ; et avant que le soleil de demain ait disparu, vous aurez écrit votre foi dans le sang de l'agresseur et de ses légions...

Ainsi encouragés, les Russes s'apprêtèrent au combat comme au martyre. Toute la nuit on entendit leurs chants religieux et leurs cris de guerre, comme autrefois retentirent les clameurs des Teutons autour du camp de Marius.

Soldats dit Napoléon à son armée, voilà la bataille que vous avez tant désirée. Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire ; elle nous donnera l'abondance, de bons quartiers d'hiver et un prompt retour dans la patrie. Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite avec orgueil votre conduite dans cette journée ; que l'on dise de vous : Il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou !

 

On allait en venir aux mains, lorsque deux courriers arrivèrent de Paris : l'un apportait la nouvelle de la défaite des Arapiles, ou de Salamanque, en Espagne ; Napoléon ressentit vivement ce désastre ; l'autre était chargé de remettre à l'empereur le portrait du roi de Rome. Après avoir considéré avec une émotion toute paternelle l'image de cet enfant chéri, Napoléon dit à ses officiers de la retirer. Mon fils, ajouta-t-il tristement, voit de trop bonne heure un champ de bataille.

On était au 7 septembre. L'empereur, dès cinq heures du matin, vint se placer en avant d'une redoute enlevée le 5 à l'ennemi, sur la hauteur de Chwardino. Un brouillard épais, qui avait obscurci toute la journée précédente, commença alors à se dissiper. Cependant il faisait froid comme en Moravie au mois de décembre 1805, et Napoléon dit à ses officiers en leur montrant les premiers feux de l'aube Voilà le soleil d'Austerlitz.

L'empereur souffrait de la fièvre, et l'impérieuse nécessité de la guerre l'obligeait seule de présider à la grande destruction d'hommes qui se préparait ; la fatigue et la maladie avaient été beaucoup accrues par le soin qu'il avait pris de passer à cheval les journées du 5 et du 6. Cette altération de sa santé exerçait une fâcheuse influence sur ses facultés : la nature physique affaiblie paralysait la nature morale. Tant que dora la bataille, Napoléon demeura dans une froide immobilité et ne put se porter sur aucun des points où sa présence eût donné l'élan à ses troupes et dissipé les incertitudes des chefs. Vainement Murat et Ney au plus fort de l'action le con- jurèrent-ils de faire avancer les réserves, il s'y refusa constamment : il sentait bien que ce secours eût été d'un immense poids dans la balance, mais une considération grave ne lui permettait pas d'y recourir. La garde impériale et la réserve étaient les seules garanties qui, en cas de défaite, devaient sauver la grande armée d'une destruction complète. Fallait-il les sacrifier au hasard d'une journée, et s'exposer à manquer de points d'appui, à six cents lieues de la France, au fond des déserts de la Moscovie ?

Dès six heures du matin l'attaque avait été commencée par le général Conipans et par les corps de Davout et dé Poniatowski. La gauche de l'ennemi fut tournée, et le vice-roi s'empara de Borodino à la tête de la division Delzons. A sept heures le maréchal Ney se précipita sur le centre des Russes, et l'affaire devint générale. Douze cents pièces de canon tonnaient de part et d'autre avec un épouvantable bruit ; l'intrépidité de nos soldats n'avait d'égale que la constance de leurs ennemis. Chaque pied de terrain, sur un espace de quatre lieues qu'em- brassait la bataille, était disputé à la baïonnette. Enfin, après quatre heures d'une lutte opiniâtre et sanglante, les Russes furent enfoncés el deux de leurs redoutes enlevées. l'une par les divisions Ledru, Compans et Marchand, l'autre par la division Morand, qui se couvrit de gloire. Ces ouvrages formidables et leurs abords étaient encombrés de cadavres et de canons brisés.

Soudain les masses ennemies, que ce choc avait rompues, se reformèrent et s'avancèrent eu colonnes serrées pour reprendre leurs retranchements ; on dirigea contre elles trois cents canons et la cavalerie ; les colonnes russes, foudroyées et rompues, tombèrent dans une effroyable confusion. A la vue de ce désordre, les généraux envoyèrent successivement plusieurs officiers à l'empereur pour le supplier de donner sa garde ; mais Napoléon, étranger en quelque sorte à ce qui se passait, persista dans ses refus, et cette désolante obstination compromit les résultats de la victoire. Les Russes se retirèrent pendant la nuit, nous abandonnant pour tout trophée un champ de carnage horrible à voir. Près de quatre-vingt mille hommes avaient été tués ou blessés ; nous avions perdu un grand nombre d'officiers d'élite, au nombre desquels se trouvaient les généraux Montbrun, Auguste de Caulaincourt, et le plus jeune des deux frères Larochejacquelein ; tous trois étaient morts en combattant vaillamment. Près d'eux, et non moins généreusement, avaient péri Huard, Plausonne, Compère, Marion, Romœuf, Bonami et Lanapère ; Grouchy, Nansouty, Latour-Maubourg, Friand, Rapp, Compans et Desaix étaient au nombre des blessés. Du côté des Russes, la perte en généraux ne fut pas moins cruelle : jamais leur armée n'avait montré plus de dévouement et de mépris de la mort. Cette victoire, trop peu décisive, valut à Ney le titre de prince de la Moscowa ; le vice-roi, Davout et le vaillant roi de Naples avaient comme lui contribué au triomphe de nos armes.

Le lendemain, Napoléon parcourut le champ de bataille et donna l'ordre de marcher sur Moscou. Mais les Russes opéraient leur retraite en bon ordre et se trouvaient en mesure de nous disputer le terrain ; nos troupes ne purent entrer à Mojaisk qu'après un combat meurtrier. L'empereur était toujours malade, et son état de souffrance le condamnait à une prudence hors de saison dont l'ennemi profitait ; chose étrange, et qui révèle l'action continuelle de Dieu sur les événements, qu'une circonstance si faible en apparence ait eu de si graves résultats ! Et comment l'homme se confiera-t-il en lui-même ?...

On s'avançait lentement sur le chemin de Moscou, mais l'ennemi avait renoncé à défendre cette ville : il nous réservait de plus sérieuses vengeances. Le 15 septembre, enfin, l'armée parut sur les collines qui couronnent la ville sainte des Russes. A l'aspect de cette immense cité, un même sentiment de joie et d'orgueil fit tressaillir les lésions de la France. Des hauteurs du mont du Salut, l'armée contemplait cette vieille métropole de la Moscovie, moitié orientale, moitié européenne, avec ses huit cents églises, ses mille clochers, sa multitude d'obélisques et ses coupoles dorées reluisant au soleil. A cette vue, saisis d'admiration, comme autrefois devant Thèbes aux cent portes, nos soldats battirent des mains et s'écrièrent : Moscou ! Moscou ! Ils saluaient leur bûcher funèbre.

On entre dans la ville : elle est vide d'habitants, et l'on voit à peine le long des rues désertes et silencieuses se glisser quelques hommes à faces sinistres. L'armée déjà inquiète se demandait par quel moyen on était parvenu à arrêter le mouvement et la vie dans la capitale de la Moscovie. Déjà la tristesse avait succédé à l'enthousiasme : une sorte de crainte vague et mystérieuse préoccupait les plus fortes âmes. Dès le lendemain l'empereur logeait au Kremlin, l'antique demeure de Rurick et de Komanow ; ses soldats s'étaient répandus dans la ville et y avaient occupé divers quartiers ; ils bivouaquaient dans les palais somptueux et délaissés, au sein d'une luxe inutile et d'une abondance décevante, comme s'ils avaient enfin conquis le terme de leurs trop longues privations.

Au milieu de la nuit, l'incendie éclate, la flamme se communique avec une inconcevable rapidité de maison en maison, de rue en rue. L'armée française veut en vain en retarder les progrès ; le combat qu'elle livre à l'incendie dure plusieurs jours et plusieurs nuits, et Moscou, l'immense bazar de l'Orient, est presque entièrement consumée. Des soldats de la police russe, obéissant aux ordres du gouverneur Rostopchin, attisaient le feu avec des lances goudronnées ; des femmes en haillons et hideuses, des hommes ivres portaient partout des brandons enflammés : lorsque les Français les rencontraient, ils leur abattaient les mains ou les bras à coups de sabre, ou les fusillaient sans pitié ; mais la populace sortie des caves s'agenouillait alors et baisait les pieds des suppliciés. Les flammes s'étendaient du nord au midi ; agitées par les vents, elles s'élevaient jusqu'au ciel. Napoléon, assiégé par cet océan de feu, se vit réduit à abandonner le Kremlin, et à attendre, à deux lieues de Moscou, que l'incendie se fût apaisé de lui-même. Quelques jours après il rentra dans cet amas de décombres, et l'armée y établit des cantonnements provisoires : les Russes ne cessèrent de harceler nos avant-postes et de ruiner le pays autour de nous, afin de nous ensevelir dans le désert. Il y eut plusieurs combats livrés, dans lesquels Murat et Poniatowski signalèrent leur brillante valeur. Fallait-il prendre des quartiers d'hiver sur les débris de Moscou ? Devait-on profiter du déclin de l'automne pour suivre la route de Saint-Pétersbourg ? Se replierait-on sur Wilna et la Pologne ? Napoléon hésita longtemps, et pendant qu'il agitait ces pensées, des hordes de Cosaques débordaient de toutes parts sur nos ailes. L'armée se livrait d'ailleurs à une funeste sécurité ; elle avait sauvé de Moscou des trésors considérables, des étoffes précieuses, des liqueurs fortes ; elle n'avait oublié dans le pillage que ce qui pouvait la garantir plus tard des atteintes du froid. Cependant on avait fait venir de Paris les acteurs de la Comédie-Française, et l'on donnait des représentations théâtrales sur le volcan tiède encore.

L'empereur, trop longtemps abusé par l'espérance de la paix, et voyant qu'Alexandre et Kutusoff, par des promesses trompeuses, ne cherchaient qu'à l'amener à l'hiver, s'arrêta enfin, mais trop tard, à l'idée de battre en retraite. Le 18 octobre, l'armée commença son mouvement rétrograde sur la Pologne. Les Russes se bornèrent à couper aux Français la route de l'Ukraine, qui traversait un pays fertile, et à leur abandonner celle de Smolensk, déjà parcourue, et qui traversait des régions désolées par la guerre et l'incendie.

On était à peine à quelques jours de marche en deçà de Moscou, qu'on entendit un bruit pareil à un tremblement de terre : c'était le Kremlin que le maréchal Mortier venait de faire sauter, en exécution des ordres de l'empereur. Quelques jours après, dix-huit mille hommes, Français et Italiens, commandés par le vice-roi, soutenaient vaillamment à Malo-Jaroslawetz le choc de quatre-vingt mille Russes, et ces derniers s'éloignaient à leur tour après avoir perdu dix mille des leurs. On revit avec stupeur le champ de bataille de la Moscowa, encore couvert de cadavres à demi dévorés par les bêtes fauves. Bientôt on atteignit Gjatz et ensuite Wiasma, que défendaient une armée régulière et des nuées de Cosaques. L'armée française s'ouvrit un chemin après cinq heures d'une action meurtrière, et continua sa pénible route vers Smolensk.

Mais déjà un ennemi plus terrible que les hordes de Tartares se déchaînait sur nos soldats : l'hiver de la Moscovie avait commencé son règne ; les vents du nord soufflaient avec violence, et des tourbillons de neige enveloppaient les régiments, les chevaux et l'artillerie. Le thermomètre de Réaumur descendit à vingt degrés : ce fut le signal d'un désastre sans exemple. A l'exception de la vieille garde, qui eut la force de maintenir la discipline, et de l'héroïque arrière-garde placée sous la conduite de Ney, l'armée entière fut en peu de jours démoralisée par la souffrance, décimée par la faim et par le froid. Ce fut un spectacle pitoyable de voir ces masses de malheureux se traîner péniblement sur la neige, cherchant des abris et des vivres que leur refusait l'inclémence du sol. Les soldats à demi nus, vêtus au hasard de pelleteries de femmes et de lambeaux d'uniformes, souvent privés de chaussure et de pain, marchaient pêle-mêle, sans distinction de grades et sans autre sentiment que celui d'un affreux désespoir. Celui qui s'arrêtait pour se reposer ne tardait pas à succomber à l'engourdissement, et à dormir du sommeil de la mort. Les blessés, les malades étaient abandonnés en chemin, et imploraient en vain la pitié, demeurée sourde à leurs plaintes. Ceux qui s'attardaient ou se trompaient de route étaient impitoyablement égorgés par les Cosaques ou massacrés par les paysans. On ne se nourrissait que de la viande des chevaux, et encore cette triste ressource manquait-elle souvent. A peine un cheval succombait-il en route, que des masses de misérables faméliques se jetaient sur son cadavre et s'en disputaient les lambeaux ; les hommes résistaient d'ailleurs mieux que les animaux à ces horribles épreuves ; en peu de nuits l'artillerie et la cavalerie se trouvèrent presque démontées ; il fallut enclouer les pièces de canon et les jeter dans les lacs. On abandonna ainsi les dépouilles inutiles, les richesses pesantes et la grande croix d'Ivan, dernier trophée que Napoléon avait voulu ravir au Kremlin. Rien de plus affreux que le spectacle des bivouacs, le lendemain des nuits passées sur la neige : sur une vaste étendue, on distinguait à des monceaux de cadavres la place sur laquelle l'armée avait campé. La voix des officiers, des colonels et des généraux n'était plus entendue ; le cri d'un immense désespoir troublait seul de temps à autre la morne stupeur de l'agonie ; il était venu pour la France et Napoléon ce moment suprême duquel Dieu avait dit : Mais voici ce qui arrivera : lorsque j'aurai accompli mes desseins, je visiterai le cœur du superbe Assur, et la gloire et l'orgueil de ses regards. (Isaïe, chap. X.)

Le 7 novembre, on atteignit Smolensk ; mais la nécessité commandait de ne faire qu'une courte halte sous les ruines de cette ville incendiée. A ce point de la retraite, de la grande armée qui avait franchi le Niémen il ne restait plus que huit cents cavaliers et trente-six mille fantassins encore sous les armes, et leurs souffrances commençaient à peine ! La garde royale d'Italie avait été détruite ; son digne chef, le prince Eugène, ne continuait pas moins, un fusil à la main, à donner aux soldats l'exemple de la patience et du courage. L'armée de Murat n'existait plus ; les troupes polonaises elles-mêmes avaient succombé à la rigueur du froid. Les Russes, grâce aux fausses manœuvres de Schwartzenberg, venaient de s'emparer de nos magasins de Minsk. Le 16 novembre, Kutusoff, à la tête de soixante-dix mille fantassins et de trente mille cavaliers, entreprit de couper nos colonnes, non loin de Krasnoï et à dix lieues de Smolensk. Cette poignée de Français qui combattait encore fit face à l'ennemi et le contraignit à fuir, après un engagement que l'Anglais Wilson appelle ajusté titre là bataille des héros. Le seul nom de Napoléon épouvantait les Barbares, et sauvait les débris de nos troupes Eugène avait été délivré ; mais Davout et Ney se trouvaient encore enveloppés au loin par les Russes., Davout se dégage le premier ; Ney, qui n'a plus que six mille hommes sous ses ordres, se retire devant les masses énormes qui ferment sa route, surprend le passage du Borysthène, se fait jour à travers des essaims de Cosaques, et parvient, après deux jours de fatigues héroïques, à rejoindre l'armée. Cependant deux corps ennemis nous attendent sur la Bérézina, pendant que Kutusoff, Wittgenstein et Tschitchakoff nous suivent et nous harcèlent sur les ailes : Napoléon conserve à peine en cette extrémité seize mille hommes en état de combattre ; le reste de l'armée présente le spectacle d'une horde de quatre-vingt mille malheureux fuyant au-hasard et luttant sans énergie contre les horreurs de la famine ou des tempêtes.

Il fallait traverser la Bérézina, large rivière qui coule au milieu de vastes marécages. Peut-être alors la rigueur du froid eût-elle sauvé notre armée en lui permettant de franchir ces obstacles sur les glaces, et voilà que la température s'étant pour un moment adoucie, le dégel vient offrir aux Français une nouvelle chance de destruction. Napoléon, par une inspiration soudaine, réussit à dérober trois marches à l'ennemi ; il ordonne au duc de Reggio de jeter deux ponts au gué de Studzianka, et au duc de Bellune de contenir les efforts de Wittgenstein ; lui-même donne le change à Tschitchakoff en l'attirant sur un pont plus éloigné. Le 26 novembre, à une heure de l'après-midi, un des ponts était achevé ; le corps d'Oudinot franchit le premier la Bérézina ; à quatre heures, ce qui restait d'artillerie passe sur le second pont, plus solide et plus large ; le corps de Ney débouche ensuite par la route qu'a suivie Oudinot. Le 27, le quartier général traverse la rivière ; la garde le suit ; le duc de Bellune avec une poignée d'hommes protège cette opération difficile. L'ennemi, cependant, attaque à la fois l'armée sur les deux rives avec des forces considérables ; nos soldats, embarrassés dans la boue des marais, épuisés de lassitude ou de faim, résistent avec un dévouement sans exemple, et parviennent à contenir les hordes moscovites.

L'armée continue à franchir la rivière ; mais l'un des ponts fléchit sous le poids des caissons et des attelages, l'autre est encombré d'hommes et ne peut plus suffire à l'immense cohue des malheureux qui cherchent à atteindre la rive droite. Des masses de fugitifs se rassemblent alors aux abords de ce pont et sur les glaçons fangeux de la rivière ; on se dispute le passage ; les blessés font entendre de lamentables cris, les femmes élèvent leurs enfants, les soldats poussent d'horribles imprécations et écartent par la violence tous les obstacles vivants qui les retardent. Tout à coup l'armée russe, qui s'est lentement rapprochée du lieu de cette désolante scène, fait tomber ses boulets au milieu de la foule : c'est le signal d'une épouvantable calamité dont nous renoncerons à dérouler le tableau. Les misérables que foudroie le canon de l'ennemi, et qui se voient exposés à une mort certaine, s'élancent en foule en avant. Alors s'engage une effroyable lutte entre le malheur et la force. Les cavaliers se jettent le sabre à la main sur les ponts encombrés par la foule, et se fraient un passage à travers les blessés et les mourants : ceux-ci, avec l'énergie que donne le désespoir, se couchent sous les pieds des chevaux et les étreignent convulsivement ; la plupart se précipitent dans le fleuve, et cherchent à le traverser à la nage ou sur les glaces, mais presque tous périssent noyés ou écrasés. Enfin un autre genre de désespoir succède à cet affreux paroxysme : la foule de ceux qui n'osent espérer un passage s'arrête comme frappée d'imbécillité et d'atonie ; elle se couche à terre, s'abandonnant au canon et à la mort, sans chercher à s'y soustraire ; en vain le passage devient libre, elle ne songe point à en profiter ; le troisième jour, cependant, l'arrière-garde, commandée par Victor, pousse en avant cette multitude et la détermine à se remettre en marche ; mais alors la confusion et la lutte de la veille recommencent. Enfin les Russes enveloppent les masses de traînards, leur ferment toute issue, et il ne reste plus de cette grande armée, naguère encore l'effroi de l'Europe et le digne objet de l'admiration du monde, que des corps épars et des bandes fugitives que Ney, Oudinot et Eugène parviennent encore à rallier sous les aigles.

Jusque-là Napoléon avait partagé les périls et les angoisses de son armée : un bâton à la main, il marchait dans les rangs, encourageant de la parole et du geste les malheureux que son ambition avait conduits à ce désastre ; sa figure était demeurée impassible, et si les soucis les plus cuisants dévoraient son cœur, il n'en conservait pas moins le front serein et la pensée libre ; il apparaissait plus grand peut-être au milieu de ces spectres affamés qui se pressaient autour de lui, que dans son cercle de rois des Tuileries et de Dresde. Alors on retrouvait en lui le général de l'armée d'Italie ; alors les illuminations de son courage relevaient le moral de l'armée, et réveillaient au fond des âmes le mépris de la crainte et l'orgueil de la victoire. Les Russes, saisis d'effroi à l'aspect de cet homme dont le seul regard changeait nos blessés et nos fuyards en formidables héros, reculaient et n'osaient forcer dans le dernier retranchement de sa fortune le César de l'empire français. Tant que son génie éclaira l'armée comme une étoile, l'espoir ne fut jamais entièrement éteint dans les cœurs ; mais qui pourrait rendre la désolation du soldat lorsqu'on apprit à Smorgone, le 5 décembre, que l'empereur, après avoir confié le soin de la retraite au roi de Naples, était parti pour sa capitale ? L'armée éclata en longues plaintes et se crut désertée ; mais Napoléon n'avait fait qu'obéir aux pressants devoirs de sa situation.

La France et l'Europe étaient devenues pour lui de justes sujets d'inquiétudes ; mais l'audacieuse tentative qui porte dans l'histoire le nom de conspiration Malet excita surtout ses plus vives alarmés.

Charles-François de Malet, gentilhomme franc-comtois, né en 1754, avait acquis le grade de général de brigade à la suite de brillants services militaires. Sous l'empire, la franchise de ses opinions républicaines le rendit suspect ; il fut rappelé et resta sans emploi. Ayant pris part, en 1807, aux manœuvres de la Société des Philadelphes, organisation secrète qui avait ses ramifications dans l'armée, il fut arrêté et mis en prison ; mais ce traitement ne fit qu'exalter ses ressentiments révolutionnaires. Deux autres généraux, Guidai et Lahorie, étaient alors enfermés à la Force, sous prévention d'intrigues républicaines. Après plusieurs années de captivité, Malet obtint d'être transféré dans une maison de santé ; dans cet établissement il fit connaissance avec l'abbé Lafon, détenu pour affaires de l'Église, et tous deux concertèrent une résolution inouïe, le renversement du gouvernement impérial. Napoléon était alors campé sur les cendres de Moscou ; son éloignement favorisait le complot. Malet fit clandestinement imprimer un faux sénatus-consulte qui proclamait la mort de Napoléon, la déchéance de sa famille et l'établissement d'un gouvernement provisoire. Le 22 octobre, à dix heures du soir, l'abbé Lafon et Malet s'évadent de leur maison de santé ; le général revêt son grand uniforme, et, suivi de prétendus aides de camp, ses complices, il se rend à la caserne de Popincourt, où était la dixième cohorte de gardes nationales. Malet se fait introduire auprès du colonel qui la commandait, lui donne lecture des ordres dont il se dit porteur, lui annonce la mort de l'empereur, et lui enjoint de mettre sa cohorte à la disposition du général Lamothe : le présent ordre signé Malet, gouverneur de Paris. Le colonel obéit, et Malet, sous le faux nom de Lamothe, lit à la cohorte la proclamation du sénat à l'armée, et emmène cette troupe, qui le suit avec confiance. Par ses ordres, le colonel Soulier va occuper l'Hôtel-de-Ville ; pour lui, il se dirige vers la Force, et fait mettre en liberté Guidal et Lahorie, entièrement étrangers à la conspiration. En peu de mots il leur explique l'état des affaires, leur remet leurs nominations, et leur donne à chacun un détachement, à l'aide duquel ils sont chargés de s'emparer du préfet de police et des ministres de la police et de la guerre. Un Corse nommé Boccheciampo est mis en liberté, et nommé préfet de la Seine.

Malet marcha ensuite à la place Vendôme, et se rendit à l'hôtel du général Hullin, gouverneur de Paris ; il lui annonça les événements et lui fit connaître qu'il était chargé de le remplacer. Montrez-moi vos ordres, lui dit Hullin ; pour toute réponse, Malet lui tira un coup de pistolet, et Hullin tomba baigné dans son sang.

Malet se porta ensuite à l'état-major de la première division militaire, situé aussi place Vendôme, fit arrêter le chef de bataillon Laborde, entra chez l'adjudant commandant Doucet, et lui remit ses pièces. Là il fut reconnu par un inspecteur de police, qui lui reprocha de sortir sans autorisation de sa maison de santé. Malet voulut encore répondre en faisant usage de ses armes ; mais on se jeta sur lui, on le terrassa, et la conspiration fut terminée.

Le commandant Laborde descendit sur la place, détrompa la troupe, et les soldats firent retentir l'air du cri de vive l'empereur !

Sur ces entrefaites, Guidal s'était emparé de la préfecture de police et avait envoyé le préfet, M. Pasquier, à la Force. Lahorie en avait fait autant du duc de Rovigo, ministre de la police générale, et le préfet de la Seine, M. Frochot, trompé par le faux sénatus-consulte, avait donné des ordres pour qu'on préparât à l'Hôtel-de-Ville le local destiné au gouvernement provisoire. Le commandant Laborde, survenant à la tête des troupes, rétablit tout dans l'ordre, et s'assura de la personne des conspirateurs. A neuf heures du matin, Paris jouissait d'une tranquillité parfaite, et personne ne s'était douté du complot (24 octobre).

Les généraux Malet, Lahorie, Guidal, le colonel Rabbe, Soulier, Rateau, et dix-huit officiers furent traduits devant une commission militaire présidée par le général Dejean. Interrogé sur le nombre de ses complices, Malet répondit avec audace :

Toute la France, et vous-même, si j'avais réussi. Il se trompait de peu.

Sur vingt-cinq accusés, la commission en acquitta dix ; quinze autres, parmi lesquels figuraient ceux dont les noms précèdent, furent condamnés à être fusillés, et subirent leur peine, à l'exception de Rabbe et de Rateau, qui plus tard obtinrent leur grâce. Malet, en marchant à la mort, se fit remarquer par son sang-froid et son courage.

Jeunes gens, dit-il à ceux qui se pressaient sur son passage, souvenez-vous du 23 octobre.

La conspiration Malet, si habilement concertée, si énergiquement conduite, étonna l'opinion et la disposa à la chute prochaine de l'empereur. Le public éprouva des sympathies pour les conjurés, et l'on se perdit en conjectures sur le but réel de Malet, sur le parti dont il servait les espérances. Les uns ont affirmé, d'après certains témoignages, qu'il agissait en vue de faire triompher la cause des Bourbons ; d'autres n'ont voulu voir dans cette tentative qu'une conspiration républicaine. Cette dernière hypothèse s'accorde mieux avec les opinions bien connues de Malet et de ses principaux complices.

Napoléon, à la nouvelle de ce complot, avait compris que sa puissance ne tenait qu'à un fil, et qu'il était facile de le rompre. D'un autre côté, la Prusse et surtout l'Allemagne tressaillaient d'espoir en entrevoyant de loin les calamités de l'expédition de Russie ; il fallait se hâter de les traverser et de revenir sur le Rhin avant que la nouvelle certaine de la destruction de nos armées se fût répandue à Berlin et à Vienne ; sans cette précaution, il est probable que le nouveau Cœur de Lion aurait trouvé dans sa retraite un autre archiduc d'Autriche disposé à le plonger dans les fers. Napoléon pressentait ces malveillantes pensées, et il avait hâte de les prévenir ; aussi, après s'être jeté dans un traîneau, suivi seulement des ducs de Frioul, de Vicence et du comte de Lobau, il traversa inconnu, et au milieu de mille dangers, la Pologne, la Prusse et l'Allemagne, pour venir demander à la France de nouvelles ressources de vengeance ou de salut.

Le départ de l'empereur fut le signal d'infortunes plus grandes encore pour les débris de son armée ; Murat, si brave sur le champ de bataille, ne montra dans la retraite que du découragement et de la faiblesse. Le roi de Naples commit la faute d'abandonner Wilna et les immenses magasins que renfermait cette ville. Pour surcroît d'épreuves, la température s'abaissa à vingt huit degrés, et quarante mille hommes périrent en quatre jours. L'armée fuyait dans la direction de Kowno ; au défilé de Ponari, elle se trouva en face d'une montagne de verglas et de glace, et il fallut abandonner au pied de la côte l'artillerie, les bagages, tout le matériel. A Kowno, le soldat passa sans transition d'une disette inouïe à une excessive abondance, et se jeta avec fureur sur les provisions et les magasins. Cette imprudence coûta la vie à beaucoup de victimes ; là, le roi de Naples abandonna son poste et s'enfuit vers ses États. C'est ici que Ney conquit dignement le titre de brave des braves ; à la tête de trente grenadiers, un fusil à la main, et ayant à ses côtés le général Gérard, il osa soutenir à Kowno l'attaque des Russes, et son dévouement assura la retraite. Eugène, de son côté, succédant à Murat, répondit généreusement à l'attente de la France et de l'empereur. Cependant l'armée, trahie par les Prussiens, qui, sous la conduite du général York, passèrent sous le drapeau des Russes, fut contrainte de se replier d'abord en arrière du Niémen, puis derrière la Vistule, puis enfin jusqu'à la Wartha et à l'Oder.

Depuis le 11 novembre, date du dernier bulletin, la France ignorait le sort de l'empereur et de l'armée ; on savait seulement que la retraite avait commencé dans les steppes glacés de la Russie, et le champ le plus vaste s'ouvrait aux alarmes. Enfin, le trop célèbre vingt-neuvième bulletin, daté de Smolensk, annonça à l'empire que la grande armée n'était plus, et que quatre cent mille familles devaient prendre le deuil. Cette effroyable nouvelle retentit dans tout l'Occident, et répandit dans la France une désolante consternation. Alors on commença à maudire la guerre et cette fatale manie des conquêtes, qui nous coûtait le plus précieux de notre sang et nous livrait sans défense à la colère de l'étranger. Le bulletin se terminait d'ailleurs par cette consolation bu cette menace : La santé de l'empereur n'a jamais été meilleure. L'Europe comprit la portée de cette révélation ; car, mieux que la France encore, elle savait que Napoléon valait à lui seul des murailles et des armées.

Dans la nuit du 19 décembre, une modeste voiture s'arrête devant les grilles des Tuileries : on refuse de les ouvrir ; mais Napoléon se nomme, et tout obstacle disparaît. Au point du jour le canon annonce à la capitale le retour de l'empereur, mais cette fois la population demeure morne et silencieuse. Vainement les corps constitués, le conseil d'État et le sénat viennent-ils apporter leurs adulations accoutumées ; la douleur publique empreinte sur tous les visages dément ces hommages trompeurs. L'avenir s'est déjà revêtu des teintes les plus sombres.