HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE VII. — NAPOLÉON ET SA COUR. - MOUVEMENT INTELLECTUEL ET LITTÉRAIRE.

 

 

Ce n'est point abaisser la majesté de l'histoire que de la faire descendre aux détails privés lorsqu'ils servent à caractériser un homme célèbre et une époque fameuse.

Napoléon était de moyenne taille ; sa tête était grosse, son front large et élevé, ses yeux bleu-clair, ses cheveux châtain-noir ; ses sourcils de couleur pareille, mais les cils de ses paupières plus. pâles ; son regard était rapide comme l'éclair, doux ou sévère, terrible ou caressant, selon les pensées intérieures qui agitaient son âme ; il avait le nez bien fait, la forme de la bouche gracieuse et d'une extrême mobilité ; ses mains, un peu petites, étaient néanmoins remarquablement belles et blanches ; il avait le pied un peu grêle ; ses jambes étaient assez courtes, et sa démarche quelquefois embarrassée ; il était moins bien à pied qu'à cheval ; en se promenant, soit dans ses appartements, soit dans ses jardins, il marchait un peu courbé, les mains croisées derrière le dos, et faisant assez fréquemment un mouvement de l'épaule droite peu gracieux ; sa voix était digne, quoique accentuée ; il écrivait d'une façon illisible.

Dans son enfance et dans sa jeunesse, son visage était celui d'un adolescent italien ; plus tard, au siège de Toulon, il fut atteint d'une maladie cutanée fort maligne, et dont il ne guérit jamais entièrement : il fut d'ailleurs vivement éprouvé par les fatigues de la guerre dans ses campagnes d'Italie et d'Égypte ; aussi à cette époque ses joues étaient-elles creuses et pâles jusqu'à la lividité ; alors aussi ses longs cheveux plats descendaient sur ses joues et sur ses oreilles, et lui donnaient au premier abord l'apparence de la laideur. Parvenu au pouvoir, il perdit sa maigreur, son teint plombé s'éclaircit, et peu de figures étaient aussi dignes d'attention que la sienne dans les années qui suivirent l'avènement à l'empire et précédèrent la campagne de Wagram. Vers ce temps il avait atteint sa quarantième année, et un nouveau changement s'opéra dans sa personne : il prit beaucoup d'embonpoint ; ses cheveux devinrent plus rares. Quand il était debout, il s'appuyait sur la hanche ; d'autres fois, et surtout pendant ses batailles, il croisait les bras sur sa poitrine et affectait une sorte d'immobilité. Il avait pour coutume de prendre chaque jour un bain fort prolongé, et personne n'ignore qu'il faisait du tabac un usage immodéré. Une habitude plus digne de lui était celle de se faire réveiller la nuit chaque fois qu'il arrivait une nouvelle fâcheuse : pour les bonnes nouvelles, il disait qu'on a toujours le temps de les apprendre, mais qu'on ne doit pas ajourner le moment de connaître un revers, afin d'être en mesure d'y parer. Il pouvait se passer fort longtemps de sommeil, et il lui arrivait souvent de se lever plusieurs fois dans la même nuit pour dicter des dépêches.

Il affectait de se distinguer de la foule de ses courtisans par une extrême simplicité de mise : beaucoup de grands hommes ont eu la même habitude, et c'a été de leur part une modestie plus orgueilleuse peut-être que la pompe même de la royauté. Napoléon, à l'armée et à la ville, portait sur son uniforme la redingote grise qu'il a rendue populaire à l'égal de son petit chapeau. Dans les grandes cérémonies où il fallait paraître avec majesté, il se couvrait des plus fastueux ornements dont les traditions monarchiques eussent transmis la coutume. Son grand manteau impérial, ouvert sur les côtés comme celui de Charlemagne, était entièrement parsemé d'abeilles d'or ; le plus riche diamant de la couronne de France, le Régent, avait été enchâssé sur la garde de son épée. Sa maison militaire offrait le plus splendide aspect.

L'empereur avait pour les hommes sanguinaires de la révolution, et surtout pour les régicides, la plus profonde aversion. Il portait comme un fardeau terrible l'obligation de dissimuler avec eux ; mais quand il parlait de ces juges sinistres, de ceux qu'il appelait lui-même les assassins de Louis XVI, c'était avec horreur, et il gémissait sur la nécessité où il était de les employer et de se contraindre au point de les ménager[1].

Quelle que fût sa passion pour le métier des armes, et malgré les torrents de sang que son ambition a fait couler, Napoléon était généralement porté à la clémence et aux satisfactions si douces de l'amitié. De son origine corse il n'avait gardé qu'une disposition fréquente à l'emportement et à la colère ; ses accès étaient terribles, et ne permettaient à personne de demeurer exempt de crainte. Il faut dire toutefois que bien souvent ces colères étaient feintes et calculées. Quand l'un de ses

ministres ou quelque autre grand personnage avait fait une faute grave et qui méritait des reproches sérieux, Napoléon avait toujours le soin d'admettre un tiers à la scène de réprimande : ce témoin ne manquait pas de transmettre au loin discrètement ce qu'il avait vu et entendu, et, dit Napoléon, une terreur salutaire circulait de veine en veine dans le corps social ; les choses en marchaient mieux, je punissais moins. Peut-être cette justification ne doit-elle pas être acceptée sans réserve, et n'est-elle que le sentiment des reproches secrets que Napoléon s'adressait après avoir cédé à la colère.

Un jour, dit M. de Las-Cases, dans une des grandes audiences, il attaqua un colonel avec la plus grande chaleur et tout à fait avec l'accent de la colère, sur de légers désordres commis par son régiment envers les habitants du pays qu'il venait de traverser en rentrant en France ; et comme le colonel, pensant la punition fort au-dessus de la faute commise, cherchait à se disculper et y revenait souvent, l'empereur lui disait à voix basse, sans discontinuer la mercuriale publique : C'est bien, mais taisez-vous ; je vous crois, mais demeurez tranquille. Et plus tard, en le revoyant seul, il lui dit : C'est que je fustigeais en votre personne des généraux qui vous entouraient, et qui, si je me fusse adressé directement à eux, se seraient trouvés mériter la dernière dégradation, peut-être davantage.

Mais si l'empereur attaquait de la sorte en public, il lui arrivait parfois aussi de se voir attaquer à son tour.

Un jour, à Saint-Cloud, à la grande audience du dimanche, un sous-préfet ou autre fonctionnaire piémontais, l'air égaré et tout hors de lui, l'interpellé de la voix la plus élevée, lui demandant justice sur sa destitution, soutenant qu'il avait été faussement accusé et condamné. Allez trouver mes ministres, lui dit l'empereur. — Non, Sire, c'est par vous que je veux être jugé. — Je ne le saurais, je n'en ai point le temps ; j'ai à m'occuper de tout l'empire, et mes ministres sont institués pour s'occuper des individus. — Mais ils me condamneront toujours. — Et pourquoi ?Parce que tout le monde m'en veut. — Et pourquoi encore ?Parce que je vous aime ; il suffit qu'on vous soit attaché pour qu'on devienne en horreur à tout le monde. — Ce que vous dites là est bien fort, Monsieur, dit l'empereur avec calme ; j'aime à croire que vous vous trompez. Et il passa tranquillement au voisin. Une autre fois, à une parade, un jeune officier, aussi tout hors de lui, sort dès rangs pour se plaindre qu'il est maltraité, dégradé, qu'on a été injuste à son égard, qu'on lui a fait éprouver des passe-droits, et qu'il y a plus de cinq ans qu'il est lieutenant sans pouvoir obtenir de l'avancement. Calmez-vous, lui dit l'empereur ; moi je l'ai bien été sept ans, et vous voyez qu'après tout, cela n'empêche pas de faire son chemin. Tout le monde de rire, et le jeune officier, subitement refroidi, d'aller reprendre son rang.

 

Il permettait à ses soldats, particulièrement à ceux du corps d'élite qu'il appelait la vieille garde, d'user envers lui d'une grande liberté de parole. Ces vieux compagnons d'armes, gardant les coutumes de la république, se permettaient souvent de le tutoyer ; mais ils ne le faisaient que dans les occasions où ils allaient donner leur vie pour sa gloire : c'étaient les gladiateurs saluant César avant de mourir. L'armée, enorgueillie de son chef, le servait avec un dévouement fanatique, avec un amour dont l'histoire n'offre pas d'exemple. Quand il passait sur un champ de bataille pavé de morts et de mourants, les blessés retrouvaient à sa vue une sorte de vie galvanique, et, se soulevant, expiraient heureux en criant : Vice l'empereur ! Pour lui, il acceptait ces sacrifices avec un visage calme, comme s'ils lui étaient naturellement dus. Parfois cependant il descendait de cheval et donnait au corps des ambulances les ordres nécessaires pour le transport de ces malheureux. Un jour, après la terrible affaire de Pultusk, en Pologne, il vit un Russe tout mutilé par le canon et horriblement défiguré par l'explosion d'un caisson, qui se traînait dans la boue ; ce spectacle faisait horreur. Relevez cet homme, dit Napoléon au baron de Saint-Aignan, l'un des officiers de sa suite ; et comme M. de Saint-Aignan semblait hésiter à la vue de ce misérable : Allez, lui répéta l'empereur, et sachez qu'il est là-haut un Dieu qui ne laisse pas les bonnes actions sans récompense.

Sévère lorsque la nécessité du commandement l'exigeait, rigoureux même à l'excès lorsqu'il fallait effrayer par des exemples, il savait dans l'occasion se montrer humain et clément. Dans l'une des nuits qui servirent d'intermède au sanglant combat d'Arcole, il surprit un factionnaire endormi à son poste ; sans mot dire, il saisit le fusil de ce soldat et fit lui-même le service. La sentinelle, s'étant réveillée, se crut perdue. Ne crains rien, lui dit son général, après deux journées aussi pénibles, il est bien permis à un brave comme toi de se livrer au sommeil, mais une autre fois choisis mieux ton temps.

En parcourant le champ de bataille de Wagram, l'empereur s'arrêta sur l'emplacement qu'avaient occupé les deux divisions de Macdonald ; il présentait le tableau d'une perte qui avait égalé leur valeur. La terre était labourée de boulets ; l'empereur reconnut parmi les morts un colonel dont il avait eu à se plaindre, et qui n'avait reconnu ses bontés que par l'ingratitude. En le voyant noyé dans son sang, Napoléon s'écria : Je suis fâché de n'avoir pu lui parler avant la bataille pour lui dire que j'avais tout oublié.

A quelques pas de là il trouva un jeune sous-officier de cavalerie qui vivait encore, quoiqu'il eût la tète traversée d'un biscaïen ; mais la chaleur et la poussière avaient coagulé le sang presque aussitôt, de sorte que le cerveau n'avait reçu aucune impression de l'air. L'empereur mit pied à terre, lui tâta le pouls, et, avec son mouchoir, se mit, à lui déboucher les narines, qui étaient pleines de terre. Comme il approchait un peu d'eau-de-vie de ses lèvres, le blessé ouvrit les yeux et parut d'abord insensible aux soins dont il était l'objet ; puis les ayant ouverts de nouveau, il les arrêta sur l'empereur, qu'il reconnut, et alors son visage fut baigné de larmes. Bien souvent, dans les pénibles campagnes d'Allemagne et .de Pologne, il lui arrivait de s'approcher des bivouacs et de causer avec ses vieux soldats, qu'il appelait ses grognards ; alors il mangeait de leur pain, goûtait de leur soupe, et témoignait pour leur bien-être une sollicitude fort active. Ces militaires, souvent découragés par les privations et les fatigues, reprenaient toute leur énergie en voyant l'empereur s'associer à-leur pénible existence. Nul ne songeait à se plaindre de la rapidité des marches et de la profondeur des marais, lorsque l'empereur, mouillé comme eux par la pluie, couvert comme eux de boue jusqu'aux genoux, les précédait, leur donnait l'exemple de la patience et du dévouement, et supportait quelquefois des semaines et des mois de guerre laborieuse sans avoir d'autre palais qu'une tente, d'autre lit que celui des camps. Au moment d'une revue, il se faisait donner par le colonel les noms et les numéros de chaque militaire reconnu pour le plus brave de la compagnie ; il ordonnait qu'on y ajoutât une note succincte sur la famille et les services de cet homme ; puis, lorsqu'il était muni de ces renseignements, il s'approchait du soldat désigné, l'appelait par son nom, lui demandait des nouvelles de son vieux père, lui citait les occasions dans lesquelles il avait fait éclater son courage ; et le soldat de s'exalter jusqu'au délire pour son empereur, et le reste de la troupe d'admirer comment il pouvait se faire que Napoléon les connût tous par leurs noms et n'oubliât aucun de leurs traits de bravoure. On conçoit quelle influence de pareilles scènes exerçaient sur le moral de l'armée. Mais ces excitations ne s'adressaient pas seulement aux simples militaires, les régiments en avaient leur part. Après chaque victoire, on décorait l'aigle du corps qui s'était le plus distingué, et les régiments les plus intrépides recevaient des surnoms glorieux, tels que ceux-ci : un contre dix, le terrible, l'invincible, l'indomptable. Aussi, quand cet homme, que tant de prestige environnait, se présentait à ses soldats au moment de l'attaque, sa vue remuait jusque dans leurs entrailles le dévouement et l'héroïsme, tandis que les armées ennemies, averties par cet élan et par les clameurs des nôtres de l'approche de l'empereur, se trouvaient paralysées et glacées, comme tremble un faible troupeau aux rugissements du lion.

Il était doué d'un courage froid et calme, et savait conserver au milieu des plus grands dangers une présence d'esprit qui lui permettait de donner des ordres utiles et de veiller à leur exécution. Quand il fallait payer de sa personne, il s'exposait comme le plus obscur des grenadiers ; dans les autres circonstances, il n'oubliait pas que de sa vie dépendait le salut de ses armées, et il agissait alors plutôt en général qu'en soldat. Il avait reçu trois blessures dans le cours de ses campagnes, mais toutes étaient légères. Superstitieux comme l'ont été d'autres conquérants, il comptait sur sa fortune, et aimait à s'entendre proclamer l'homme des destins. Il croyait à son étoile ou affectait d'y croire, afin de donner aux autres une confiance plus grande en son avenir. Un jour il discutait l'un des plus hasardeux desseins qu'il -eût projetés, et ne pouvait parvenir à convaincre son interlocuteur de la réussite de ses plans. Ayant enfin ouvert une fenêtre, il montra le ciel et dit à la même personne : Voyez-vous cette étoile ?Non, reprit l'autre. — Voyez-vous cette étoile ? répéta-t-il encore. — Non, Sire. — Eh bien ! je la vois, moi qui vous parle ! et il ne donna plus d'autre raison. Il attachait un grand prix à des rapprochements de date, et s'imaginait avoir des jours fastes et néfastes.

Il aimait à la fois la pompe du luxe et l'économie : plus large dans ses dépenses que Cromwell, qui n'aimait pas à voir brûler inutilement une bougie, il surveillait néanmoins avec un soin extrême l'emploi des fonds destinés à faire face à son entretien personnel et à celui de sa mai son. Un jour qu'on lui faisait admirer un nouvel ameublement des Tuileries, et qu'il s'en montrait satisfait en apparence, on le vit s'approcher d'une magnifique tenture et couper un gland d'or, sans qu'on pût s'imaginer le motif d'une pareille action. Peu après, on apprit qu'il s'était rendu dans-plusieurs magasins et y avait comparé le prix des objets de cette nature. Aussi l'intendant chargé de son ameublement n'obtint-il de lui que cette phrase : Tenez, mon cher, Dieu me garde de penser que vous me volez, mais on vous vole ; vous avez payé ceci un tiers au-dessus de sa valeur. Il lui arrivait souvent, dans ses promenades du matin, d'entrer dans les boutiques et de s'informer de la valeur des marchandises exposées en vente. En dépit de ses immenses occupations, il révisait lui-même ses propres comptes ; mais il avait sa méthode, on les lui présentait toujours par spécialité ; il s'arrêtait sur le premier article venu, le sucre, par exemple, et trouvant des milliers de livres, il prenait une plume et demandait au comptable : Combien de personnes dans ma maison, Monsieur ? — Et il fallait pouvoir lui répondre sur-le-champ. — Sire, tant. — A combien de livres de sucre les portez-vous l'une dans l'autre ?Sire, à tant. Il faisait aussitôt son calcul, et se montrait satisfait, ou s'écriait en lui rejetant son papier : Monsieur, je double votre propre estimation, et vous dépassez encore énormément : votre compte est donc faux ? Recommencez tout cela, et montrez-moi plus d'exactitude. Et il suffisait de ce seul calcul, faisait-il observer, pour tenir chacun dans la plus stricte régularité[2].

D'autres fois, et le plus souvent même, c'était pour interroger l'opinion et veiller au service général qu'il se promenait en habit de ville et fréquentait les magasins ou les lieux publics ; son secrétaire était d'ordinaire chargé de l'accompagner dans ces excursions. Un jour qu'affublé du ridicule costume des merveilleux de ce temps, il était entré dans une boutique de la rue Saint-Honoré, il lui prit fantaisie de parler contre le gouvernement. Votre Bonaparte, dit-il, ne fait rien de bon, etc. Mais le marchand ne lui répondit qu'en lui adressant des injures et des menaces, et le prétendu acheteur fut très-heureux de s'esquiver. Plus d'une fois il lui arrivait de sortir avec Marie-Louise et de se confondre bourgeoise- ment dans la foule ; c'est de cette façon qu'il aimait à prendre sa part des fêtes publiques et qu'il entendait les propos du peuple. Un jour, le couple se donna le plaisir, moyennant une légère rétribution, de contempler dans les lanternes magiques Leurs Majestés l'empereur et l'impératrice des Français, toute leur cour, etc. ; Napoléon appelait cela la police du cadi.

Souvent il parlait beaucoup, quelquefois même un peu trop ; mais il racontait d'une manière agréable et entraînante. Sa conversation roulait rarement sur des objets gais ou plaisants, jamais sur des choses futiles. Il aimait tant à discuter, que dans la chaleur de la discussion il était facile de lui faire dire les secrets qu'il cachait le plus soigneusement. Quelquefois il s'amusait dans un petit cercle à raconter des historiettes, et toutes ses narrations étaient pleines de charme et d'originalité. Il avait peu de mémoire pour les noms propres, les mots, les dates ; mais il en avait une prodigieuse pour les faits et les localités. En général, il montrait beaucoup de répugnance à revenir sur une décision arrêtée, alors même quelle était reconnue injuste ; mais plusieurs fois le cœur l'avait emporté chez lui sur son amour-propre.

Il avait décrété qu'une pension de 60.000 francs serait régulièrement payée, sur les fonds du trésor, à M. le prince de Conti, à madame la duchesse de Bourbon et à madame la duchesse douairière d'Orléans. Il avait-fait une autre pension à la nourrice de l'infortuné Louis XVII, ainsi qu'à celle de madame la duchesse d'Angoulême. Un jour M. de la Bouillerie, directeur du domaine extraordinaire, reçut l'avis que deux navires, dont la cargaison pouvait être évaluée à 800.000 francs, venaient d'être saisis au Havre en exécution du décret de Berlin sur les provenances anglaises, M. de la Bouillerie, ayant cru reconnaître qu'en cette circonstance on avait donné une extension outrée au système continental, s'empressa d'en faire son rapport particulier à l'empereur. Bien qu'il fût tard, Napoléon ne voulut point ajourner l'examen de cette question, et, après avoir jeté un coup d'œil sur les pièces officielles, approuva l'ordre de restituer les deux navires saisis Un courrier fut expédié dans la nuit pour porter ces instructions Le lendemain, M. de la Bouillerie s'étant fait présenter l'empereur lui dit : J'ai lu votre rapport, et je vous remercie d'avoir empêché qu'on me fit commettre cette odieuse injustice ; c'est comme cela qu'il faut me servir.

Sévère à l'égard des agents et préposés auxquels il confiait l'administration de l'empire, Napoléon avait le tort de fermer les yeux sur les exactions que ses généraux et ses traitants commettaient dans les pays conquis ou alliés ; c'était même pour lui un moyen de grossir son propre trésor. Lorsqu'un financier ou un fournisseur s'était beaucoup enrichi et qu'il y avait lieu de soupçonner que sa fortune avait été trop rapidement acquise, l'empereur le sommait de lui remettre un certain nombre de millions, et le prévenu, redoutant les conséquences d'un refus, s'exécutait d'assez mauvaise grâce. Il en agissait ainsi avec ses maréchaux ou ses proconsuls dilapidateurs ; mais les peuples spoliés n'en devenaient guère plus heureux.

Autant, sous le consulat, il avait su exploiter les conspirations dirigées contre sa personne, autant, depuis son avènement à l'empire, il s'était attaché à les tenir secrètes. Il s'en formait souvent, mais la police parvenait à les déjouer. Il existait, même dans le sein de l'armée, des sociétés secrètes qui avaient conservé, comme tradition, les principes de la liberté républicaine ; les fauteurs de ces associations n'attendaient qu'une occasion favorable pour agir, les ennemis de Napoléon ne se décourageaient point. Il arriva qu'un jeune homme de Dresde, échappé de l'université de Halle ou de Leipsick, vint à Paris avec le projet de tuer l'empereur. Arrêté par ordre de Savary, duc de Rovigo, qui avait remplacé Fouché au ministère de la police générale, il fut interrogé, et confessa volontairement son crime. Il avoua que son intention, en venant à Paris, avait été de tuer l'empereur pour attacher son nom au sien. Il ajouta que Henri IV avait été manqué vingt-deux fois, et n'avait succombé qu'à la vingt-troisième tentative ; que Napoléon, il est vrai, n'avait été manqué encore que trois ou quatre fois, mais que cela n'arrêterait pas un homme de courage qui ne comptait sa vie pour quelque chose qu'autant qu'elle était utile, et qu'il trouverait la sienne suffisamment bien employée, puisqu'elle avancerait d'une chance les probabilités de succès pour ceux qui voudraient l'imiter. Le duc de Rovigo fit part à l'empereur de cette tentative d'assassinat, et lui demanda ses ordres ; Napoléon fit répondre : Il ne faut point ébruiter cette affaire, afin de n'être point obligé de la finir avec éclat. L'âge du jeune homme est son excuse ; on n'est pas criminel d'aussi bonne heure, lorsqu'on n'est pas né dans le crime. Dans quelques années il pensera autrement, et l'on serait aux regrets d'avoir immolé un étourdi et plongé une famille estimable dans le deuil. Mettez-le à Vincennes, faites-lui donner les soins dont il paraît que sa tête a besoin ; donnez-lui des livres, faites écrire à sa famille, et laissez faire le temps. En conséquence de ces ordres, ce jeune homme, qui se nommait Von der Sulhn, fut mis à Vincennes et n'en sortit qu'après les événements de 1814.

La récolte de 1811 s'annonçait mal, et en effet elle fut très-mauvaise ; l'empereur travailla avec une prodigieuse activité à assurer les subsistances du peuple. Comme le ministre de l'intérieur, M. de Montalivet, croyait calmer ses inquiétudes en lui annonçant que le pain ne manquerait pas, bien qu'il dût être cher, Napoléon se récria avec sa violence accoutumée contre cette consolation. Qu'est-ce à dire ? répondit-il au ministre ; qu'entendez-vous par ces paroles, le pain sera cher, mais il ne manquera pas ? Eh ! de qui croyez-vous, Monsieur, que nous nous occupions depuis deux mois ? Des riches ?... Je m'en occupe bien vraiment !... Je sais que ceux qui ont de l'or trouveront toujours du pain, comme ils trouvent tout en ce monde !... Ce que je veux, Monsieur, c'est que le peuple ait du pain, c'est qu'il en ait beaucoup, et de bon, et à bon marché... c'est que l'ouvrier, enfin, puisse nourrir sa famille avec le prix de sa journée ! Ces paroles réveillèrent une ardeur nouvelle, et la population pauvre eut moins à souffrir qu'on n'aurait pu le craindre. Toutefois, sur plusieurs points de l'empire, la cherté des grains souleva de graves désordres ; mais ils furent comprimés avec une rigueur inouïe. C'est ainsi que la ville de Caen, qui avait été Je théâtre d'une émeute causée par la faim, se vit envahie par des troupes expédiées en poste de Paris, et plusieurs habitants, parmi lesquels se trouvaient des femmes, furent traduits devant une commission militaire, condamnés à mort et fusillés.

Soldat monté sur le pavois aux acclamations d'un peuple révolutionnaire, Napoléon avait compris que l'éclat du vice, en reportant la nation aux funestes souvenirs, devait compromettre sa jeune dynastie en la dégradant dès son origine. On ne vit pas, sous son règne, des favorites disputant insolemment aux épouses légitimes les hommages du prince et de la cour. S'il y eut des désordres à la cour, ces fâcheux écarts n'influèrent jamais sur le gouvernement ; et sous ce rapport, l'histoire peut s'épargner la pénible tâche d'en tenir compte et de les étaler au grand jour Napoléon comptait dans sa famille des personnes d'une haute distinction. MADAME, mère de l'empereur, était une personne d'un grand sens et d'un grand cœur, que la prospérité ne parvint jamais à éblouir, et qui, au milieu des pompes de la cour impériale, garda une âme simple et une raison droite. Comme elle avait connu la misère, elle faisait des réserves pour l'avenir, et répondait à ceux qui s'en étonnaient : Qui sait ? dans quelques années j'aurai peut-être une demi-douzaine de rois qui me demanderont du pain. On voit qu'elle ne se faisait point d'illusions. Il est juste de reconnaître qu'elle répandait autour d'elle de nombreux bienfaits. Elle vivait un peu froidement avec l'empereur, et ce dernier ne lui témoignait pas toujours une déférence assez marquée : c'est que Letizia Ramolino était non-seulement la mère de l'empereur, mais encore celle de plusieurs autres enfants, dont l'un, Lucien Bonaparte, vivait dans la disgrâce et dans l'exil. Ce frère de Napoléon, qui par son courage avait assuré la révolution du 18 brumaire, s'était vu contraint de quitter la France, pour avoir noblement refusé de rompre un mariage contracté à l'étranger, et que l'empereur jugeait indigne de sa haute fortune.

Au milieu des entraînements de ses passions, et alors même qu'il contristait l'Église dans la personne de son chef, Napoléon était animé d'une foi sincère dans les questions religieuses. Pour donner une idée aussi exacte que possible de l'état de son âme et de ses croyances, nous regardons comme indispensable de citer les paroles qu'il prononça lui-même à ce sujet :

D'où viens-je ? qui suis-je ? où vais-je ? ce sont autant de questions mystérieuses qui nous précipitent vers la religion. Nous courons au-devant d'elle ; notre penchant naturel nous y porte ; mais arrive l'instruction qui nous arrête[3]... Alors la raison se replie douloureusement... on croit à Dieu parce que tout le proclame autour de nous, et que les plus grands esprits y ont cru. Et voyez un peu la gaucherie de ceux qui nous forment ; ils devraient éloigner de nous l'idée du paganisme et de l'idolâtrie, parce que leur absurdité provoque nos premiers raisonnements et nous prépare à résister à la croyance passive ; et pourtant ils nous élèvent au milieu des Grecs et des Romains, avec leurs myriades de divinités. Telle a été pour mon compte et à la lettre la marche de mon esprit. J'ai eu besoin de croire, j'ai cru ; mais ma croyance s'est trouvée heurtée, incertaine, dès que j'ai su, dès que j'ai raisonné ; et cela m'est arrivé d'aussi bonne heure que treize ans ; peut-être croirai-je de nouveau aveuglement : Dieu le veuille ! — Dieu l'a voulu, nous l'espérons. — Je n'y résiste assurément pas, je ne demande pas mieux ; je conçois que ce doit être un grand et vrai bonheur.

Toutefois, dans les grandes tempêtes, dans les suggestions accidentelles de l'immortalité même, l'absence de cette foi religieuse, je l'affirme, ne m'a jamais influencé en aucune manière, et je n'ai jamais douté de Dieu ; car si ma raison n'eût pas suffi pour le comprendre, mon intérieur ne l'adoptait pas moins : mes nerfs étaient en sympathie avec ce sentiment.

Lorsque je saisis le timon des affaires, j'avais déjà des idées arrêtées sur tous les grands éléments qui cohésionnent la société ; j'avais pesé toute l'importance de la religion ; j'étais persuadé, et j'avais résolu de la rétablir. Mais on croirait difficilement les résistances que j'eus à vaincre pour ramener au catholicisme. On m'eût suivi bien plus volontiers — il parle des hommes d'État de la république — si j'eusse arboré la bannière protestante ; c'est au point qu'au conseil d'État, où j'eus grand'peine à faire adopter le concordât, plusieurs ne se rendirent qu'en complotant d'y échapper. Eh bien ! se disaient-ils l'un à l'autre, faisons-nous protestants, et cela ne nous regardera pas. Mais, outre que je tenais réellement à ma religion natale, j'avais les plus hauts motifs pour me décider. En proclamant le protestantisme, qu'eussé-je obtenu ? J'aurais créé en France deux grands partis à peu près égaux, lorsque je voulais qu'il n'y en eût plus du tout ; j'aurais ramené la fureur des querelles de religion, lorsque les lumières du siècle et ma volonté avaient pour but de les faire disparaître tout à fait. Ces deux partis, en se déchirant, eussent annihilé la France, et l'eussent rendue l'esclave de l'Europe, lorsque j'avais l'ambition de l'en rendre la maîtresse ; avec le catholicisme j'arrivais bien plus sûrement à tous mes grands résultats. Au dehors, le catholicisme me conservait le pape ; et, avec mon influence et nos forces en Italie, je ne désespérais pas, tôt ou tard, par un moyen ou par un autre, de finir par avoir à moi la direction de ce pape ; et dès lors a quelle influence ! quel levier d'opinion sur le reste du monde !

Il ajoutait encore :

... Dans mes querelles avec le pape, j'avais pour premier soin de ne pas toucher au dogme ; si bien que, dès que le bon et vénérable évêque de Nantes me disait : Prenez garde ! vous voilà en face du dogme, sans m'amuser à disserter avec lui, sans chercher même à comprendre, je déviais aussitôt de ma route pour y revenir par d'autres voies[4].

 

Napoléon disait ensuite ; en parlant du pape : Dans sa charité chrétienne, car c'est véritablement un bon, doux et brave homme, il n'a jamais désespéré de me tenir pénitent à son tribunal ; il en a laissé souvent échapper l'espoir et la pensée. Nous en causions quelquefois gaiement et de bonne amitié : Vous y viendrez tôt ou tard, me disait-il avec une innocente douceur, je vous y tiendrai, ou d'autres si ce n'est moi, et vous verrez alors quel contentement, quelle satisfaction pour vous-même. Insistant ensuite sur ses démêlés avec le souverain pontife, Napoléon révélait son arrière-pensée tout entière, en disant que son intention était, après avoir dépouillé le pape de ses États, de lui assigner Paris pour résidence, et de tenir, en quelque sorte, dans sa main impériale le timon des affaires religieuses. J'en aurais fait une idole — du pape — ; il fût demeuré près de moi : Paris fût devenu la capitale du monde chrétien, et j'aurais dirigé le monde religieux aussi bien que le monde politique. C'était un moyen de plus de resserrer toutes les parties fédératives de l'empire, et de contenir en paix tout ce qui demeurait en dehors. J'aurais eu mes sessions religieuses comme mes sessions législatives. Mes conciles eussent été la représentation de la chrétienté ; les papes n'en eussent été que les présidents. J'eusse ouvert et clos ces assemblées, approuvé et publié leurs décisions[5]... Il appelait cela ne point toucher au dogme.

Napoléon avait rétabli l'étiquette de cour, et les usages dans son palais avaient été calqués, en quelque sorte, sur ceux de la maison de Louis XIV. Il aimait à s'entourer des illustrations de toutes les époques, à rassembler autour de lui les Montmorency et les Montebello, les Larochefoucauld et les Trévise, noms rehaussés par des exploits récents ou par d'illustres ancêtres. Les princes de la Confédération du Rhin se pressaient à sa cour, mêlés aux lieutenants de la république et aux régicides de la Convention. L'empereur avait remis en coutume les levers et les couchers de nos rois ; mais, au lieu qu'ils étaient réels autrefois, ils ne furent plus, de son temps, que de simples réceptions du matin et du soir. On ne pouvait arriver près de sa personne ou de celle de l'impératrice avant d'avoir été présenté selon toutes les formes prescrites par le cérémonial des monarchies. La cour impériale étalait une grandeur et une magnificence extraordinaires ; mais, en dépit des soins de M. de Ségur, grand maître des cérémonies, il manquait à cette société fastueuse ce ton, ce goût, ce sentiment de la dignité et des convenances qui ne se transmettent pas du maître au sujet en vertu d'une charte de duc ou d'un diplôme de comte. D'une part, beaucoup de seigneurs de la vieille cour, quoique assez empressés de recueillir les faveurs impériales, se trouvaient gênés et dépaysés dans ces Tuileries où tout leur rappelait encore la simplicité de Louis XVI et la grâce de Marie-Antoinette. Ces souvenirs douloureux pesaient à leur mémoire, et ils croyaient rêver en se voyant enchaîner au char d'un conquérant. Les autres, particulièrement les avocats devenus barons, les procureurs transformés en dignitaires, et qui d'ailleurs devaient leur fortune à une science réelle de l'administration ou du droit, se trouvaient embarrassés et gauches sous leurs broderies et sous leurs panaches. Quant aux hommes de guerre, ils n'avaient pu dépouiller entièrement leurs allures soldatesques et la franche brutalité des camps ; leur langage était parfois cynique et déplacé. Parmi les duchesses admises à la cour, et qui devaient leurs titres aux faits d'armes de leurs maris, plusieurs se ressentaient d'une origine toute populaire. La maréchale Lefebvre, duchesse de Dantzick, ancienne blanchisseuse, et que le duc avait épousée n'étant que soldat aux gardes, divertissait particulièrement la cour par ses naïvetés, demeurées historiques. Comme c'était d'ailleurs une femme d'un cœur généreux et honnête, et qui avait eu douze fils tous morts pour la France, l'empereur se plaisait à lui témoigner un respect dénué d'affectation, et son exemple faisait taire les moqueurs.

Étrange époque, où l'on vit un jour sept rois, perdus dans la foule des courtisans, attendre dans un salon le moment de saluer l'empereur ; où le manteau de l'impératrice, au moment de son mariage, était porté par quatre reines !

L'empereur résumait en sa personne les manières de cette cour ; il procédait toujours par questions, interrogeant les hommes spéciaux sur les branches de connaissances qui leur étaient familières. Bien différent de Louis XIV, qui ne parlait jamais à une femme, quelle que fût sa condition, autrement que la tête découverte, il affectait envers les dames de la cour une brusquerie et une impolitesse très-décevantes ; souvent même il déconcertait la ruse de celles qui espéraient obtenir de lui quelques marques d'attention. A une dame qui lui avait demandé quelle femme il aimait le mieux, il répondit avec à propos : Celle qui a le plus d'enfants. Envers une autre d'une très-haute distinction, il fut moins heureux, et se hasarda à lui dire : Vous avez des cheveux roux !C'est la première fois qu'un homme me le fait remarquer, répondit madame de Chevreuse, car c'était elle. Il n'aimait pas qu'une femme se hasardât à sortir des occupations de son sexe et à se mêler des causeries politiques. Un jour qu'il rencontra madame de Staël dans un salon, il ne lui fit d'autre question que celle-ci : Savez-vous coudre ?

Napoléon aimait la chasse, comme une image de la guerre. Une économie qui n'excluait pas la grandeur présidait au service de sa table. L'ordre et la sévérité de Duroc, grand-maréchal du palais, qu'il avait fait duc de Frioul, avaient amené sur ce point de nombreuses améliorations. Les châteaux de l'empereur renfermaient près de quarante millions de mobilier et quatre millions de vaisselle ; les écuries coûtaient trois millions, et le service des pages entraînait de fortes dépenses. Napoléon s'entoura de grands officiers de la couronne ; il se composa une nombreuse maison d'honneur en chambellans, écuyers et pages ; il les prit, selon sa coutume, et parmi les personnes nouvelles que la révolution avait élevées, et dans les familles anciennes qu'elle avait dépouillées. Les premiers se considéraient sur un terrain qu'ils croyaient conquis, les autres sur un terrain qu'ils croyaient recouvré.

L'empereur aimait les représentations théâtrales. Le célèbre tragédien Talma avait le privilège d'être admis dans son intimité. On assure que Napoléon prenait de cet acteur des leçons de pose et de débit ; ce bruit, que la malveillance a propagé, n'est pas fondé. Sous le consulat on donnait des fêtes à la Malmaison, et l'on y jouait la comédie. Les acteurs ordinaires étaient Hortense, depuis reine de Hollande, Caroline Bonaparte, depuis reine de Naples, Eugène de Beauharnais, Bourrienne et Didelot. Napoléon, qui aimait les tragédies grecques, avait eu la pensée de faire représenter sur le théâtre de Saint-Cloud l'Œdipe de Sophocle, traduit avec une fidélité scrupuleuse et en conservant avec le même soin les chœurs et les costumes. On ne sait pourquoi cette idée ne fut point mise à exécution.

Son éducation littéraire avait été fort négligée, et le tumulte des camps n'avait point suppléé, sous ce rapport, au vide de l'instruction. Néanmoins il jugeait d'instinct, et souvent avec une intention vraie, des œuvres de génie. Comme Alexandre, il affectionnait Homère : son admiration pour Corneille était sincère. S'il eût vécu de mon temps, disait-il, j'en aurais fait un prince. Il ne comprenait de Racine que Mithridate et Athalie : pour Voltaire, il le dédaignait, et ne pouvait souffrir qu'on en fît l'éloge ; il éprouvait le même sentiment de répulsion pour Rousseau, et généralement pour toute l'école philosophique du XVIIIe siècle. Comme il avait lu dans sa jeunesse les poèmes d'Ossian traduits par Macpherson, il avait gardé de cette étude une impression très-favorable à ce genre de poésie : dans sa pensée il élevait le fils de Fingal, l'aveugle barde du IIIe siècle, au niveau du chantre d'Achille. Au nombre des pièces de théâtre jouées de son temps et qui avaient le don de lui plaire, on citait en première ligne la tragédie d'Hector, de Luce de Laucival ; on a dit qu'il en avait lui-même donné le plan et composé plusieurs scènes. Avant les événements de 1792, Napoléon avait essayé d'écrire quelques ouvrages, mais ces tentatives n'avaient point été heureuses.

Pendant que l'illustre Cuvier, et avec lui, dans diverses sphères, Carnot, Monge, Lagrange, Laplace, Delambre, Lalande, Chaptal, Biot, Berthollet, Vauquelin, Haüy, Gay-Lussac, Thénard, Portal, Bichat, de Sacy, de Jussieu, Lamarck, Lacépède, Geoffroy Saint-Hilaire, Millin, Gail, Malte - Brun, et d'autres dont l'énumération serait trop longue, reculaient par leurs investigations et leurs travaux la limite des connaissances scientifiques ; pendant que David, Gros, Girodet, Gérard, Houdon, Chaudet, Lemot, Visconti, ajoutaient aux titres de la peinture et de la statuaire françaises ; que, Chérubini, Grétry, Méhul, Gossec, Dalayrac et d'autres artistes multipliaient en quelque sorte la puissance de l'harmonie musicale, la littérature contribuait, pour sa part, mais faiblement, à étendre au dehors le nom et la popularité de la France.

Parmi les hommes qui se firent à cette époque une renommée dans les lettres, un petit nombre, sans doute, surnagera sur l'abîme où vont s'engloutir l'une après l'autre les réputations que la mode ou l'engouement d'un jour parvient à élever : on peut surprendre la religion des masses, l'admiration de ses contemporains ; mais cette usurpation n'aura qu'une courte durée, et les générations suivantes réviseront des brevets de gloire trop facilement décernés au bruit des applaudissements de la foule. Il n'entre pas dans notre cadre d'esquisser ici le tableau du mouvement littéraire de l'époque napoléonienne ; à peine s'il nous sera permis d'en indiquer quelques traits. Le moment n'est pas venu de proclamer des jugements définitifs sur des hommes dont plusieurs ont survécu et ont assisté aux funérailles de leur gloire.

Le bruit des armes couvrait, au temps de l'empire, les chants des poètes ; et, à dire vrai, on y gagnait. Non qu'il n'y eût aucun homme de mérite qui attachât son nom aux œuvres de cette littérature ; le XVIIIe siècle lui avait légué Delille et Ducis, et ces deux noms doivent être sauvés de l'oubli ; près d'eux, quoique dans un ordre inférieur, nous inscrirons ceux de Legouvé, d'Esménard, de Parseval-Grandmaison, de Berchoux, de Chenedollé, de Baour-Lormian, de Campenon et de Laya : alors venait de s'éteindre le poète Lebrun, lyrique à enthousiasme factice, et qui laisse le cœur froid et l'âme vide ; Chénier, l'ancien conventionnel, lui avait survécu de trois ans. C'était un homme d'un talent correct et quelquefois vigoureux ; Napoléon le haïssait parce qu'il était demeuré fidèle à la république. Fontanes écrivait avec une élégance remarquable de doucereuses élégies et des poèmes didactiques ; Andrieux contait avec une bonhomie pleine de charme ; Millevoye, encore adolescent, révélait dans quelques pièces éparses le sentiment de la véritable poésie ; Michaud chantait le Printemps d'un proscrit ; Luce de Lancival, Raynouard, Alexandre Duval, Étienne, Picard, ajoutaient quelques fleurons à la couronne dramatique de la France ; Népomucène Lemercier jetait son drame de Pinto comme un défi à la vieille école aristotélique, et cette tentative, pour avoir devancé l'heure, demeurait vaine et inféconde : Lemercier était d'ailleurs un de ces génies libres, et fiers qui n'avaient point fléchi sous l'ascendant de Napoléon et qui se réfugiaient, comme Chénier, Ducis et Delille, dans une indépendance dédaigneuse des grâces du maître et des honteuses pensions de Fouché. Pourquoi faut-il que nous soyons forcé d'ajouter à ces noms celui de Parny, qui prostitua son talent à l'œuvre infâme de démoraliser le peuple par la poésie, et de jeter la boue de l'impiété à tout ce qui est saint, à tout ce qui est grand, à tout ce qui a droit au respect, à la reconnaissance et aux adorations du monde ! Cet odieux poète jouissait alors d'une certaine popularité, tant les générations élevées à l'ombre des clubs et au pied des échafauds avaient perdu le souvenir de leur propre dignité. C'est une justice à rendre à Napoléon qu'il n'aimait pas cet homme.

Les prosateurs formeraient une cohorte trop nombreuse pour qu'il nous fût possible de la passer en revue : citons à la hâte l'auteur de Paul et Virginie, Bernardin de Saint-Pierre, émule décoloré de J.-J. Rousseau, mais moins dangereux et moins obéi ; les deux Lacretelle, unis par l'amitié et rivaux en politique ; le cardinal Maury, dont l'histoire avait commencé par l'éloquence et la fidélité, et se terminait, sur le siège archiépiscopal de Paris, par l'obscurité et la félonie ; Suard, publiciste distingué ; E. de Jouy, observateur sans portée et imitateur stérile d'Addisou ; Ginguené, littérateur formé à l'image de Voltaire ; Nodier, qui s'essayait encore ; Dureau de la Malle, savant modeste et laborieux ; Mme Cottin, dépourvue de style, mais non de grâce et d'intérêt ; Mme de Genlis, dont la pédanterie surannée et vaniteuse abordait tous les genres pour les effleurer tous ; Rœderer, Sieyès, Merlin, Maret, Bigot de Préameneu, Cambacérès, Portalis, Lanjuinais, Regnault de Saint-Jean-d’Angély, dont les titres à l'Académie prenaient leur origine dans les travaux du publiciste ou de l'homme d'État ; Naigeon, qui professait ouvertement l'athéisme ; François de Neufchâteau et Daru, le premier, littérateur fade et prétentieux, l'autre, historien érudit et traducteur élégant d'Horace ; Volney et Dupuis, qui, dignes héritiers de l'école encyclopédique, mettaient en œuvre tout ce qu'ils avaient de logique et de fausse science pour battre en brèche la pierre angulaire de l'Église ; l'abbé de Frayssinous, qui vengeait la cause de Dieu de ces attaques, et rassemblait à ses Conférences l'élite de la capitale et de l'empire.

Nous mettrons au-dessus de cette foule de célébrités, dont plusieurs sont déjà déshéritées de l'avenir, trois noms justement illustres et dont la grandeur survivra à l'époque impériale. — Nous eussions dit quatre noms si le célèbre comte de Maistre, quoique contemporain de Napoléon, n'eût pas dû être placé en dehors de ce qu'on appelle la littérature de l'empire : ses œuvres n'appartinrent à la France que par la langue ; elles furent étrangères au mouvement des esprits de ce temps autant par les idées que par le choix des matières, et par l'exclusion dont elles demeurèrent frappées tant que dura la puissance de l'empereur. — Penseur profond et faisant sortir du sein des nuages de sa métaphysique des vérités que les révolutions se fatiguaient à combattre sans pouvoir les abolir, M. de Bonald recherchait alors, au milieu des principes en ruines, les bases immuables du pouvoir, de la société et du droit. Ses écrits n'allaient point à un peuple incapable de les comprendre, mais ils recélaient un germe qui plus tard pourra fructifier et croître lorsque le sol sera mieux préparé à le recevoir. La vie de cet illustre philosophe fut une protestation perpétuelle contre les faits, qui ne s'en accomplirent pas moins, sans doute, mais qui eurent à subir la condamnation de cet homme au cœur inflexible, à la raison absolue.

Fille de Necker selon la nature, et de J.-J. Rousseau dans l'ordre des idées, la baronne de Staël ne se borna pas à se tenir à l'écart de Napoléon, elle osa lutter contre lui, et, dans cet étrange duel de la pensée et de l'intelligence contre la brutalité du pouvoir matériel, l'avantage et l'honneur demeuraient à la femme. Bien que madame de Staël ait mis son remarquable talent au service d'idées souvent fausses et souvent contraires à notre foi, puisque l'auteur professait le culte de Calvin, on ne peut s'empêcher de convenir que ses livres renferment de temps à autre des vérités fortes, exprimées en un style remarquablement beau. Madame de Staël fut douée d'un véritable génie : son âme, comme un feu expansif, pénétra la foule et lui communiqua quelques dernières étincelles de patriotisme et de poésie.

M. de Châteaubriand laissera un nom plus illustre entre tous que ceux des littérateurs de la période impériale : lui aussi fut une des grandes gloires de la France.

Ce fut lui qui, au sortir des orages de la révolution, jeta le premier un cri de défi aux démolisseurs et aux athées. L'empire, en écoutant son génie, sentit comme la révélation inattendue du Dieu inconnu ; le peuple comprit, et Napoléon plus que d'autres, qu'il existait une autre grandeur que celle des armes. C'était d'ailleurs, dès le berceau du XIXe siècle, l'annonce d'une littérature neuve, et qui n'avait rien de commun avec les littératures précédentes, sinon cette langue trop longtemps déshonorée par le jargon démagogique, et dont le bon goût et le génie reprenaient enfin légitime possession. Le talent de M. de Châteaubriand fut d'autant plus populaire, qu'il eut à rencontrer en chemin les répugnances de Napoléon. Ces deux hommes étaient assez grands pour s'admirer et se compléter l'un par l'autre ; ils s'admirèrent pour se haïr. M. de Chateaubriand, ministre de la république en Suisse, donna sa démission le jour même où fut connue la mort du duc d'Enghien : exemple de courage civil qui ne trouva point d'imitateurs. Napoléon dissimula, et ne trouva aucune occasion de manifester son aversion par des actes significatifs. En 1810, M. de Chateaubriand, que ses sympathies rattachaient à la dynastie de Louis XVI, fut élu par la deuxième classe de l'Institut pour occuper à l'Académie la place devenue vacante par la mort du régicide Chénier. Dans son discours de réception, l'auteur des Martyrs eut la noble indépendance de flétrir le crime du 21 janvier ; cet acte de courage irrita le parti révolutionnaire, et faillit attirer sur son auteur des persécutions imméritées. Plus tard, lorsque tomba l'empire sous les efforts redoublés de l'Europe, M. de Châteaubriand, se laissant égarer par les impétuosités d'une âme ardente, publia contre Napoléon déchu un manifeste dont le souvenir n'est point encore perdu. Ce fut une œuvre de haine et de colère, que M. de Châteaubriand dut se reprocher d'autant plus que, du haut de sa propre élévation, il avait pu mesurer mieux que personne celle de son ennemi. D'autres années passèrent, et les deux intelligences, libres enfin de préventions, commencèrent à se comprendre et à se rendre la justice tardive qu'elles s'étaient refusée.

En résumé, l'empire fut une ère de force et non de développement littéraire ; la sève du siècle était détournée vers la guerre, et, en dépit de cette surexcitation immense que causèrent vingt ans de triomphes ou de revers, la littérature demeura froide et les arts languirent dans les ornières battues, comme s'ils eussent manqué d'air et de soleil.

 

 

 



[1] Combien de fois, dit Bourrienne, n'a-t-il pas dit à Cambacérès, en lui pinçant légèrement l'oreille, pour adoucir par cette familiarité habituelle l'amertume du propos : Mon pauvre Cambacérès, je n'y peux rien, mais votre affaire est claire : si jamais les Bourbons reviennent, vous serez pendu, Un sourire forcé contractait alors la figure plombée de Cambacérès d'une manière qu'il serait aussi difficile que désagréable de peindre.

[2] Mémorial de Sainte-Hélène.

[3] La véritable science conduit à Dieu ; il n'y a que la fausse, la demi-science qui en éloigne.

[4] On voit par là, en dépit de ses restrictions, que la foi n'a jamais été effacée de son cœur.

[5] Voir pour ces diverses citations le Mémorial de Sainte-Hélène.