L'Autriche subissait la dure loi de la guerre ; elle avait été morcelée ; la Prusse, encore meurtrie de sa chute d'Iéna, dépouillée du tiers de ses provinces, ruinée et dévastée, rongeait son frein en silence et attendait une heure plus propice pour secouer le joug. La Confédération du Rhin se partageait en princes et en peuples : les premiers dociles au caprice de Napoléon et fidèles à sa grandeur, tant qu'il en rejaillissait sur eux quelques rayons ; les autres nourrissant à l'abri du chaume, dans les universités, dans les sociétés secrètes, un dernier espoir de vengeance ; l'Espagne était un immense champ de bataille, un vaste cimetière où l'on s'égorgeait entre des tombes et sur des croix brisées ; le Portugal servait de camp retranché à l'Angleterre ; la Sardaigne et la Sicile étaient des foyers d'intrigues contre la France ; l'Italie, agitée par les passions les plus diverses, était emportée par la France comme un satellite dans l'espace ; la Turquie, grâce à une révolution de palais, se montrait favorable à la politique anglaise ; la Suisse était un grand fief impérial ; la Hollande une proie déjà convoitée ; le Danemark un allié timide sollicitant les bienfaits d'une neutralité impossible ; la Suède s'isolait du mouvement européen et redoutait pour son avenir le système continental imaginé par Napoléon ; la Pologne attendait une régénération que la politique devait lui refuser ; la Russie, humiliée à Tilsitt, pleine du sentiment de sa force et de son orgueil, s'étonnait de l'indifférence de son chef et de ses hésitations à rompre la paix : pendant la dernière guerre d'Allemagne, elle avait attendu une occasion d'intervenir et de porter à Napoléon le coup de grâce ; la victoire de Wagram l'avait contenue. Pour l'Angleterre, elle était plus que jamais debout et armée : épuisée de sacrifices, elle avait recours aux emprunts, elle exagérait les ressources du crédit ; souveraine sans contrôle de l'empire des mers, elle était un infatigable levier employé sans relâche à soulever l'une après l'autre toutes les nations contre la France. Cependant Napoléon, parvenu aux extrémités de la grandeur humaine, n'avait point d'enfant à qui léguer sa double couronne et les quatre-vingts millions de sujets ou de vassaux que la victoire avait rangés sous ses lois. Depuis longtemps cette pensée le préoccupait ; mais elle finit par le dominer à ce point, qu'il conçut le dessein de rompre le lien qui l'unissait à Joséphine, et de contracter une nouvelle alliance. Joséphine était alors âgée de quarante-cinq ans, et une superstition populaire la considérait comme le bon génie de l'empereur. C'était une femme gracieuse, aux manières affables, et qui, sous des apparences vives et légères, cachait un cœur vraiment bon et dévoué. Elle était aimée de la nation ; on savait qu'aucune infortune ne s'adressait à elle sans être secourue ; on se plaisait à lui attribuer tous les actes de l'empereur qui avaient porté le caractère de la clémence et de la pitié. Depuis quelques années, Joséphine pressentait le coup qui allait la frapper ; mais Napoléon, qui avait conservé pour elle la plus douce affection, hésitait sans cesse à lui faire part de sa résolution fatale. Vers la fin du mois de novembre 1809, il se détermina à lui dire quelques mots qui révélèrent à Joséphine l'étendue de son malheur. Elle ne répondit que par ses larmes, et bientôt après elle s'évanouit. Quand le premier moment de douleur fut passé, on manda le prince vice-roi d'Italie, et ce fut à Eugène qu'appartint le devoir de disposer sa mère à se résigner, Joséphine accepta donc la nécessité du- sacrifice. Le 15 décembre, en présence de l'archichancelier Cambacérès et de tous les princes et princesses de la famille impériale, Napoléon et Joséphine déclarèrent, celle-ci d'une voix émue jusqu'aux larmes, leur volonté de renoncer à une union qui existait depuis quinze ans. Je me plais, dit la malheureuse impératrice, à donner à notre auguste et cher époux la plus grande preuve de dévouement et d'attachement qui ait jamais été donnée sur la terre ; je tiens tout de ses bontés ; c'est sa main qui m'a couronnée, et, du haut de ce trône, je n'ai reçu que des témoignages d'affection et d'amour du peuple français. Je crois reconnaître tous ces sentiments en consentant à la dissolution d'un mariage qui désormais est un obstacle au bien de la France, qui la prive du bonheur d'être un jour gouvernée par les descendants d'un grand homme, évidemment suscité par la Providence pour effacer les maux d'une terrible révolution, et pour rétablir l'autel, le trône et l'ordre social. Deux jours après, le sénat prononça le divorce ; mais, pour la première fois, une minorité imposante protesta dans cette assemblée contre la volonté du maître. De son côté aussi, l'officialité diocésaine de Paris déclara le mariage nul, parce qu'il n'avait point été contracté, selon le vœu du concile de Trente, en présence du curé ou du vicaire de l'un des époux, assisté de deux témoins. Le jugement condamnait en outre Napoléon à une amende de six francs envers les pauvres ; mais il en fut relevé par l'officialité métropolitaine, qui confirma le jugement hors ce point : l'intervention du souverain pontife ne fut pas réclamée ; mais le pape, de son propre mouvement, et pour maintenir une seconde fois ce principe sacré : L'homme ne doit point séparer ce que Dieu a uni, déclara irrégulière la sentence de l'officialité de Paris et la condamna. Cette circonstance est grave, et sert à établir que tout nouveau mariage contracté par Napoléon du vivant de Joséphine était nul au point de vue de l'Église. Joséphine, à qui le titre d'impératrice fut conservé, se retira au château de Navarre, dans le département de l'Eure, puis à la Malmaison, séjour qu'elle avait si longtemps embelli ; elle emporta avec elle les regrets publics et la reconnaissance populaire ; Napoléon lui-même garda un sincère attachement à cette épouse répudiée : ainsi que nous venons de le dire, une idée superstitieuse attachait la fortune de l'empereur à celle de Joséphine, et les événements qui s'accomplirent plus tard réalisèrent en quelque sorte cette sinistre inquiétude de l'empereur et du peuple. Napoléon jeta les yeux sur la grande - duchesse de Russie, sœur de l'empereur Alexandre ; mais cette princesse professait la religion grecque, et ce fut un sujet de difficultés dont la solution réclamait du temps. Impatient d'en finir, Napoléon fit demander la main de l'archiduchesse Marie-Louise, fille de l'empereur d'Autriche, et ce dernier prince consentit à cette union. Un sentiment vague, une prévision indéterminée, mais assez générale, voyait une source de malheurs pour la France dans l'alliance de son chef avec la maison d'Autriche, et ce mariage donnait lieu à des rapprochements avec la destinée de l'infortunée Marie-Antoinette. Napoléon fit partir sa sœur, la reine de Naples, pour aller jusqu'à Braunau, à la rencontre de la nouvelle impératrice : là, la fille de l'empereur d'Autriche quitta tous ses vêtements étrangers, et fut complètement babillée d'objets sortis des manufactures françaises : l'étiquette convenue le prescrivait ainsi. La princesse traversa ensuite Munich, Augsbourg, Stuttgard, Carlsruhe et Strasbourg. Elle fut reçue dans les cours étrangères avec un très-grand éclat, et de ce côté du Rhin avec une sorte d'enthousiasme : à Strasbourg, elle trouva le premier page de l'empereur qui lui apportait une lettre, les fleurs les plus rares et des faisans de sa chasse ; toute sa route jusqu'à Compiègne fut signalée par les hommages des populations. Le programme que Napoléon avait rédigé pour la circonstance de leur commune entrevue réglait ainsi le cérémonial : Lorsque LL. MM. se rencontreront dans la tente du milieu, l'impératrice s'inclinera pour se mettre à genoux, et l'empereur la relèvera. Mais l'impatience de Napoléon ne laissa pas la fille des Césars subir cette humiliation ; Napoléon s'était échappé furtivement du palais de Compiègne, enveloppé dans sa redingote grise, et accompagné seulement du roi de Naples, Murat ; tous deux étaient montés dans une calèche sans armoiries, conduite par des gens sans livrées. Lorsqu'il rencontra l'impératrice au relais de poste de Courcelles, il se précipita vers la portière, l'ouvrit lui-même, et monta dans la voiture. La reine de Naples, voyant l'étonnement de Marie-Louise d'Autriche, lui dit : Madame, c'est l'empereur. Et il revint avec elle et sa sœur jusqu'à Compiègne. Le mariage civil eut lieu le 1er avril, à Saint-Cloud ; le lendemain les deux époux reçurent la bénédiction nuptiale du grand aumônier de France, le cardinal Fesch. On avait disposé en chapelle une salle de la galerie du Louvre, avec des tribunes pour les rois, les autres souverains et les ambassadeurs. Les cardinaux résidant à Paris, où ils avaient été tous appelés, se trouvaient au nombre de vingt-six ; ils assistèrent tous à la cérémonie du mariage civil à Saint-Cloud. Mais il n'eu fut pas ainsi à la cérémonie religieuse, dans la salle du Louvre : treize d'entre eux, considérant que le pape, alors prisonnier à Savone, n'avait pas approuvé le divorce, crurent devoir s'abstenir de consacrer par leur présence le mariage du persécuteur de l'Église. Leur absence irrita beaucoup Napoléon : il déclara que ces treize cardinaux quitteraient la pourpre et ne pourraient s'habiller qu'en noir, puis il les exila dans quelques villes de l'intérieur. Trois mois après, un affreux événement rappela aux Parisiens et à la France entière le grand désastre qui avait si fatalement inauguré le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoi- nette. Le prince de Schwartzenberg, donnant un bal à Marie-Louise, avait fait construire pour cette fête une immense salle de bois dans les jardins de l'ambassade d'Autriche ; au milieu du bal, le feu prit à la gaze de quelques rideaux, et l'incendie se communiqua avec une effroyable rapidité au reste de la salle. Au plus fort du tumulte et de l'épouvante, Marie-Louise, conservant un calme remarquable, vint s'asseoir sur son trône, et Napoléon, s'étant élancé, la saisit dans ses bras et l'emporta à travers les flammes ; il revint ensuite travailler à éteindre l'incendie ; mais tous les secours furent inutiles : la foule, qui se pressait et s'étouffait elle-même par ses propres efforts, contribuait à l'horreur de cette scène ; le parquet de la salle ne put résister aux secousses, il s'entr'ouvrit, et de nombreuses victimes furent écrasées ou dévorées par le feu. La princesse de Schwartzenberg périt victime de l'amour maternel. Les témoins de cet événement prédirent une issue funeste à la nouvelle union que la France contractait avec la maison d'Autriche. Quelques jours après son mariage, Napoléon partit avec l'impératrice pour aller visiter quelques villes de son vaste empire ; ils séjournèrent successivement à Anvers, à Bruxelles, dans la Belgique, dans la Zélande et dans l'île de Walcheren ; là, il se fit céder par son frère Louis Bonaparte le Brabant hollandais et une partie de la Gueldre. Peu de temps après avoir puni par cette exigence la résistance que son frère mettait à se conformer au système continental, il réunit ce royaume à l'empire français. Ce nouvel envahissement honora le roi dépossédé. Louis Bonaparte était un homme doux et honnête ; en acceptant la couronne que l'ambition de son frère lui avait imposée, il s'était sérieusement dévoué à la mission de faire le bonheur de la Hollande. Témoin des affreux sacrifices que le système continental imposait à ses peuples, et voyant chaque jour dépérir la prospérité manufacturière et commerciale du pays dont il était roi, il avait voulu alléger le fardeau si lourd de la misère publique ; aussi avait-il toléré dans plusieurs circonstances le commerce clandestin des marchands hollandais avec l'Angleterre ; mais cette concession contrariait vivement la politique de Napoléon. De toutes les contrées de l'Europe la Hollande était celle qu'il importait le plus de soumettre au système continental, à cause de ses innombrables affluents et de la diversité de ses relations commerciales. Napoléon, voyant ses espérances trompées par les généreux scrupules de son frère, envoya dans le royaume de Hollande une armée de vingt mille hommes destinée à y assurer le blocus des ports ; le roi Louis, ne pouvant plus désormais soustraire ses peuples à la domination impériale, abdiqua la couronne en faveur de son fils, et quitta secrètement la Hollande Napoléon refusa de valider cette abdication, mais il agrandit son empire en confisquant les États de son frère. Le 22 juillet 1810, le Moniteur publia les étranges paroles que Napoléon adressait au jeune héritier dépossédé de la Hollande : Venez, mon fils, je serai votre père, vous n'y perdrez rien. La conduite de votre père afflige mon cœur, sa maladie seule peut l'expliquer. Quand vous serez grand, vous paierez sa dette et la vôtre. N'oubliez jamais, dans quelque position que vous placent ma politique et l'intérêt de mon empire, que vos premiers devoirs sont envers moi, vos seconds envers la France ; tous vos autres devoirs, même ceux envers les peuples que je pourrais vous confier, ne viennent qu'après. Déclaration orgueilleuse, qui révélait à l'Europe la déchéance des peuples et rabaissement des rois, Le 3 mai 1810, la Bavière fut obligée de céder à Napoléon la partie méridionale du Tyrol, qui fut ajoutée au royaume d'Italie ; le 12 novembre, un canton suisse, le Valais, fut incorporé à la France et forma le département du Simplon ; le 13 décembre, Hambourg, les villes hanséatiques, le Lawenbourg, le pays situé entre l'Elbe et le Weser, furent déclarés territoire de l'empire, et formèrent avec la Hollande onze départements français. Un décret donna à Amsterdam le rang de troisième ville de l'empire ; Borne était la seconde. Ces agrandissements successifs ne permettaient plus au monde d'ignorer que désormais, avec Napoléon, il n'y avait aucune sécurité pour les nationalités étrangères. Gustave-Adolphe IV avait cessé de régner sur la Suède. Ce roi, qui avait osé tirer l'épée dans l'assemblée des états, s'était vu contraint d'abdiquer à la suite d'une conjuration ; son oncle, le duc de Sudermanie, lui avait succédé sous le nom de Charles XIII, par le vœu de la diète. Ce nouveau roi n'avait d'autre héritier que le prince d'Augustenbourg, son neveu et son fils adoptif ; le 18 mai 1810, ce prince, étant à cheval au milieu des officiers de sa suite, fut frappé d'une apoplexie à laquelle il succomba ; d'autres disent qu'il fut empoisonné. Cet événement inattendu nécessita la convocation d'une nouvelle diète pour élire l'héritier du trône. Il fallait à ce poste éminent un homme d'État et un homme de guerre capable de maintenir au dehors l'indépendance de la Suède, et au dedans l'ordre, ébranlé par les révolutions ; ce fut alors qu'un parti détermina, les suffrages en faveur du maréchal Bernadette, prince de Ponte-Corvo et l'un des lieutenants de Napoléon. Bernadette, au 18 brumaire, était à Paris ministre de la guerre, et avait vu avec déplaisir le renversement de la république opéré par Bonaparte. Ces deux hommes s'aimaient peu et se défiaient l'un de l'autre ; le choix de la diète fut désagréable et pénible à Napoléon. L'empereur sentit qu'il n'aurait jamais dans le nouveau roi de Suède qu'un allié douteux, ou même un ennemi formé à l'art de la guerre dans les luttes de la révolution et de l'empire ; il n'osa pas cependant, bien qu'il en eût conçu le projet, s'opposer au départ de Bernadotte, L'élévation de ce général, né dans une condition obscure, encouragea encore les espérances du soldat. L'armée en était venue à considérer le titre de roi comme le grade le plus élevé de la carrière militaire ; elle disait de ces heureux favoris de Napoléon : Il a passé roi, comme elle aurait dit : Il a passé maréchal. Le colosse avait atteint le plus haut point de sa grandeur. Le nouvel empire d'Occident, soumis à la puissance de Napoléon, était borné au nord par le Danemark, au midi par la mer de Sicile et de Grèce, à l'orient par la Pologne, l'Autriche et la Turquie d'Europe ; les autres contrées obéissaient à l'empereur, soit qu'elles fussent incorporées à la France, soit qu'elles eussent pour rois des frères de Napoléon, ses premiers sujets, soit qu'elles fussent enclavées dans la Confédération du Rhin. La France était formée de quatre nations diverses ; on parlait quatre langues dans l'étendue de l'empire ; il y avait un département des Bouches-de- l'Elbe et un département du Trasymène ; nos proconsuls gouvernaient l'Épire et l'Illyrie ; Dantzick était une possession française, d'où nous pouvions aspirer à dominer plus tard la mer Baltique ; les rois et les princes souverains de l'Europe se pressaient aux Tuileries et y attendaient le lever de Napoléon. Du cercle polaire jusqu'au détroit de Charybde et de Scylla, et à l'exception de l'Espagne, que tourmentait la guerre, toutes les côtes de la Méditerranée et de l'Océan étaient fermées aux vaisseaux anglais. Au dedans, tout ce qui restait de vestiges de la démocratie républicaine avait été successivement effacé de nos lois, et, pour ainsi dire, de nos mœurs. Le sénat n'était qu'un grand conseil disposé à revêtir de la sanction légale toutes les volontés de Napoléon : un très-petit nombre de membres de cette assemblée constituaient à eux seuls une opposition évidemment impuissante. Quant au corps législatif, qui n'émanait ni du suffrage universel, ni même de l'élection directe, il se trouvait hors d'état de représenter la France et faire contrepoids à la dictature impériale. On a vu plus haut que le tribunat avait cessé d'exister. La révolution de 1789 avait débuté par détruire une Bastille ; mais le gouvernement impérial, contraint de lutter contre des ennemis persévérants et habiles, et ne voulant pas immiscer les tribunaux et l'opinion dans le secret de ses inquiétudes, avait réclamé et obtenu du sénat un acte législatif qui établissait huit prisons d'État. Ce furent les châteaux de Saumur, de Ham, d'If, de Landskrown, de Pierre-Châtel, de Fenestrelle, de Campiano et de Vincennes. La détention avait lieu sur l'ordre du conseil privé et après le rapport du ministre de la justice et du ministre de la police générale. Lorsqu'il s'agissait de personnages recommandables par leur position sociale, et que le gouvernement considérait comme dangereux à Paris, on procédait moins régulièrement, et l'on se bornait à une mesure d'internement ou d'exil notifiée par le ministre de la police. Ainsi furent éloignées de la capitale et envoyées dans les départements de l'est, Mmes de Chevreuse, de Staël, de Balbi et Récamier ; une pareille décision atteignit Benjamin Constant. C'était ainsi que l'empereur cherchait à répondre à ce qu'il appelait la guerre des salons. Mais, loin de diminuer cette opposition sourde et redoutable, il ne faisait que l'irriter davantage et créer à son gouvernement de plus puissants ennemis. Le moment nous semble venu de considérer en Napoléon le législateur et l'organisateur, et de le suivre dans ses lois, dans son gouvernement, et dans sa cour. Un seul corps politique avait conservé une organisation puissante et justement respectée, c'était le conseil d'État. Cette réunion, composée des hommes qui avaient le plus marqué dans les diverses assemblées législatives, dans la magistrature et l'administration, garda le privilège d'élaborer les lois et les grands décrets impériaux. Napoléon, chaque fois que les circonstances le lui permettaient, présidait ce conseil et prenait part à ses délibérations. Là seulement il permettait qu'on résistât à sa volonté suprême, et qu'on opposât aux impatiences de son imagination déréglée les froides limites de la raison ou de l'expérience. Chaque conseiller d'État conservait le droit de combattre les propositions de l'empereur, ou de réduire au néant ses théories. Parfois des éclairs de lumière jaillissaient des paroles de Napoléon ; mais, quoiqu'il donnât souvent occasion d'admirer sa pénétration, sa profonde intelligence et ses idées, son rôle se bornait surtout à encourager la pensée et les labeurs des autres, à les mettre en fermentation, à les forcer de produire. Ses conceptions personnelles étaient parfois d'une application impossible ; alors il était au moral comme un géant, dont la taille dépassait celle des autres hommes, et dont par cela même les élans demeuraient sans résultats pratiques. Il était l'esclave de son génie aventureux ; quand il avait adopté une idée, cette idée prenait des ailes et l'emportait dans l'espace, à travers les sphères. On l'écoutait avec curiosité, bien que le talent de la parole lui manquât, mais parce que tout ce qui sortait de sa bouche, même les conceptions bigarres, prenait, en passant par lui, une teinte poétique assez étrange pour commander impérieusement l'attention. L'empereur, au conseil d'État, siégeait sur une estrade un peu élevée : à sa droite était l'archichancelier, à sa gauche l'architrésorier. On s'assemblait deux fois par semaine, et les séances, commencées à onze heures du matin, se prolongeaient quelquefois jusqu'à neuf heures du soir ; quand tous les membres du conseil étaient épuisés de fatigue, l'empereur montrait encore une grande abondance de verve. Chacun pouvait prendre la parole ; on parlait de sa place et assis ; on ne pouvait pas lire, il fallait improviser. Quand Napoléon jugeait la discussion suffisamment éclaircie, il la résumait ; puis il concluait et mettait aux voix : l'ardeur, s'animant par degrés, devenait parfois extrême, et souvent les discussions se prolongeaient outre mesure lorsque l'empereur se laissait aller à des distractions ; alors, d'ordinaire, il promenait sur la salle un œil incertain, ou mutilait le bras de son fauteuil à coups de canif. Quelquefois aussi, lorsqu'il venait au conseil précisément après avoir mangé et souvent après de grandes fatigues du matin, il posait son bras sur la table, et, penchant la tête, se laissait aller au sommeil. Là discussion n'en continuait pas moins, et l'empereur, à son réveil, la reprenait au point où elle se trouvait. On sentait, au surplus, qu'il ne fallait pas toujours abuser de la tolérance avec laquelle Napoléon supportait la contradiction. Après une séance dans laquelle un de ses interlocuteurs avait chaudement soutenu une opinion contraire à la sienne, il lui dit à demi-voix : Comment avez-vous pu parler avec cette opiniâtreté ? Je me suis surpris portant la main à la tempe, et c'est un signe terrible : prenez-y garde ! Le conseil d'État était non- seulement un corps politique, mais chacun des membres qui le composaient pouvait être revêtu d'une autorité spéciale. L'empereur envoyait les conseillers d'État en mission dans les provinces les plus reculées, imitant ainsi Charlemagne dans l'institution de ses missi dominici. Les instructions que leur donnait Napoléon étaient vastes et pour ainsi dire sans limites : ils devaient examiner toutes les branches du service, constater l'état des caisses des hauts employés des finances, s'entendre avec les généraux et les inspecteurs aux revues pour le service militaire, avec tous les agents principaux des perceptions directes ou indirectes pour les revenus de l'État, et enfin avec les préfets et les ingénieurs des ponts et chaussées pour bien apprécier les réparations urgentes qu'exigeaient les routes et les canaux, les besoins et les améliorations que réclamaient lès localités départementales. Ces conseillers en mission devaient aussi interroger l'opinion des lieux qu'ils visitaient sur la politique du gouvernement, de telle sorte que de leurs assertions rapprochées et comparées il résultait pour Napoléon un ensemble de documents qui lui montraient la France, tant sous les rapports politiques et moraux que sous celui des parties matérielles de l'administration. L'institution du conseil d'État avait été en quelque sorte glissée dans les mœurs et dans les lois. Dans l'origine, cette assemblée ne devait avoir pour attribution que de résoudre les difficultés administratives : elle fut peu à peu investie d'une grande puissance, à mesure que se développa, au-dessus d'elle, la dictature impériale. Le conseil d'État devint juge en matière de contributions, de travaux publics ; il fut chargé de juger les conflits, les appels comme d'abus, les atteintes à la liberté des cultes, la police du roulage, la navigation intérieure, les contestations sur les biens communaux, les contraventions relatives à la voirie, les affaires de haute police administrative, la comptabilité nationale et les décisions du conseil des prises. On lui donna juridiction sur les décisions des évêques, sur l'Université, sur les dotations de la couronne. L'empereur créa des auditeurs au conseil d'État, dont le nombre fut porté à trois cent cinquante. Ce fut comme une pépinière d'hommes instruits et éclairés, formés à l'école des grandes affaires politiques, et qui devaient conserver pour les successeurs de Napoléon la tradition du droit et la jurisprudence administrative. Plus tard, l'empereur crut reconnaître la nécessité d'établir un degré intermédiaire entre les fonctions d'auditeur et celles de conseiller d'État, et il institua les maîtres des requêtes. C'est dans le sein du conseil d'État que furent agitées toutes les grandes questions d'ordre intérieur et d'administration publique. On y élabora patiemment les codes de l'empire : il est tel projet de loi, le décret sur l'Université entre autres, qui fut revu vingt fois et subit toujours de nouvelles épreuves ou de nouveaux amendements. C'est à la suite de ces discussions savantes et approfondies que les lois arrivaient au corps législatif ; cette assemblée, érigée en grand jury, les consacrait ou les repoussait par un vote silencieux. Comme législateur, Napoléon n'inventa point, mais coordonna les règles du droit civil et du droit criminel. Ainsi qu'on l'a vu plus haut, au code publié sous le consulat, et qui contenait les dispositions relatives à la personne, à la famille et à la propriété, d'autres codes succédèrent sous l'empire : ce furent le code de commerce, dont une expérience de trente ans a démontré les défectuosités, mais qui n'en est pas moins, sous de nombreux rapports, un modèle de clarté et de précision ; le code de procédure civile, qui laisse subsister dans nos coutumes une série de formalités gênantes et fiscales dont la chicane profite seule au détriment des parties en litige ; le code d'instruction criminelle, qui, gravement modifié de nos jours, établissait alors des juridictions exceptionnelles ; le code pénal, enfin, assemblage de dispositions rigoureuses, et qui a été depuis lors l'objet d'une révision attentive dont les auteurs ont peut-être dépassé le but. L'analyse de ces travaux législatifs dépasserait les limites que nous nous sommes imposées ; nous nous bornerons à remarquer que les codes impériaux avaient été rédigés par des hommes suffisamment versés dans la science du droit, mais généralement hostiles aux idées religieuses. L'état civil des personnes fut tenu en dehors de l'Église ; la naissance et les funérailles des citoyens furent l'objet de règles de pure police, dont les ordonnateurs oublièrent volontiers que la religion doit présider à l'origine comme au dernier acte de la vie humaine ; le mariage, considéré comme un contrat exclusivement civil, fut expressément classé parmi les actes que la puissance séculière doit seule régler et consacrer ; il fut stipulé qu'il était légal et valide par le seul fait de l'intervention du magistrat, et que la bénédiction religieuse ne devrait, dans tous les cas, que suivre et jamais précéder l'union contractée devant l'autorité municipale ; le divorce fut maintenu, et néanmoins soumis à des conditions qui le rendaient plus difficile et plus rare ; la puissance paternelle fut considérablement amoindrie et diminuée, et le lien de la famille fut à la fois détendu et relâché. Quant au régime hypothécaire, les règles qui le constituèrent, et qui subsistent encore, furent aussi gênantes par la multitude des formalités stériles que peu propres à garantir la propriété foncière et agricole des envahissements calculés de l'expropriation et de l'usure. Napoléon avait trouvé dans les institutions révolutionnaires de la Convention et de la Constituante le double principe de l'unité du pouvoir et de la centralisation administrative ; son génie habitué au commandement militaire devait s'accommoder d'un système gouvernemental simple et régulier, qui gradue les attributions et la responsabilité de chacun, et fait rayonner sans relâche la lumière et la vie du centre à tous les points de la circonférence. Il conçut l'idée de faire manœuvrer un vaste empire comme un régiment, et de ne souffrir aucun retardement, aucun obstacle, aucune temporisation lorsqu'il avait commandé. Ce fut ce prodigieux instinct de hiérarchie et d'ordre qui le mit en état de régénérer une gronde nation dont toutes les forces s'étaient éparpillées dans l'individualisme républicain ou dans l'anarchie. La société était ébranlée, il entreprit de lui rendre la vigueur ; il avait tout à faire pour organiser et constituer ; le bonheur qu'il eut de relever les autels renversés par la tourmente témoigne que, dans ses vues, la force du sabre ne fut pas le seul élément de son élévation, et qu'il parut vouloir installer son trône sur une base immuable ; mais il existait d'autres ruines à relever ; après dix ans de secousses épouvantables endurées par le pays, il s'était trouvé, au 18 brumaire, en face de bourreaux et de victimes, et non en présence d'une société normale ; on se fuyait, on se craignait. Il y avait bien çà et là des parvenus ridicules lorsqu'ils n'étaient pas atroces ; des généraux sortis naguère de l'atelier ; des savants et des artistes encore meurtris ou tachés par la révolution ; des jeunes filles élevées dans l'exil ou à la porte des clubs, ; des femmes devenues tristement célèbres, au déclin de la monarchie ou sous le Directoire, par l'éclat de leurs fautes ou de leurs scandales : mais tout cela formait un tout sans cohésion et saris autre sentiment réciproque que la jalousie, la vengeance ou la haine. Napoléon ne recula pas devant la tâche difficile de rassembler ces éléments disparates pour en faire une société, et l'énergie de son ascendant fut si grande, qu'il atteignit son but. Il voulut forcer ce monde si étrangement divers à se concerter, à se voir, à se réformer, et il y réussit : les salons se rouvrirent, la gaieté revint ; la décence même, quand elle ne put pas être replacée au fond des choses, parut au moins à la surface. Napoléon avait créé une nouvelle noblesse, et la victoire avait vieilli ces illustrations de la cour impériale ; d'anciens montagnards, des terroristes exaltés, des régicides s'étaient empressés de cacher leurs antécédents républicains sous les titres fastueux de barons et de comtes dont Les affublait l'empereur ; des hommes du plus haut lignage, dont les ancêtres avaient pris part aux croisades et décerné la couronne à Hugues Capet, veinaient à leur tour solliciter les grâces de l'empereur et recevoir la clef de chambellan. Lui-même hâtait, dans les loisirs de la paix, cette fusion qu'il avait commencée sur les champs de bataille ; il mêlait les grandes races aux jeunes familles de sa création, le vieux blason des pairs de Charles VIT au blason, plus ou moins écartelé, de ses compagnons d'armes ; il avait établi les majorais, et si, par respect pour le territoire français, il ne lui avait demandé aucune parcelle pour en former des fiefs, son royaume d'Italie et les portions allemandes de son empire lui fournissaient des principautés, des duchés, des comtés et des baronnies, qui d'ailleurs, à rencontre de ce qui se passait sous l'ancienne monarchie, ne constituaient aux titulaires que de simples revenus, et ne leur attribuaient aucune juridiction et aucun droit de suzeraineté. C'était la noblesse de Charlemagne réduite par Richelieu et Louis XIV aux seules vanités des gens de cour. Il avait donc, comme les rois des deux premières races, ses douze pairs et ses leudes bénéficiaires ; les premiers étaient ses maréchaux ; les autres, ses hauts fonctionnaires Par un instinct de domination exclusive qu'il eût été plus digne de son génie-de surmonter, il réduisait ses ministres à n'être que de simples commis, assez dépourvus d'influence et subordonnés dans le travail à un ministre intermédiaire placé plus près dé sa personne : ce fut longtemps M. Maret, duc de Bassano. Au-dessous des ministres et dans l'ordre de la puissance politique, sinon des préséances, venaient les préfets des départements, la plus forte de ses conceptions administratives : Les préfets, a-t-il dit lui-même, avec toute l'autorité et les ressources locales dont ils se trouvaient investis, étaient eux-mêmes des empereurs au petit pied ; et comme ils n'avaient de force que par l'impulsion première dont ils n'étaient que les organes, que toute leur influence ne dérivait que de leur emploi, du moment qu'ils n'en avaient point de personnelle, qu'ils ne tenaient nullement au sol par eux administré, ils avaient tous les avantages des anciens grands agents absolus sans en avoir les inconvénients. Il dit encore : Il avait bien fallu créer toute cette puissance ; je me trouvais dictateur ; la force des circonstances le voulait ainsi : il fallait donc que tous les filaments, issus de moi, fussent en harmonie avec la cause première, sous peine de manquer de résultat. Le réseau gouvernant dont je couvris le sol requérait une furieuse tension, une prodigieuse force d'élasticité, si l'on voulait faire rebondir au loin les terribles coups qu'on nous ajustait sans cessé[1]. Un ordre émané de l'empereur descendait avec une incroyable rapidité du souverain aux préfets, des préfets aux sous-préfets, de ceux-ci aux maires, et de ces derniers aux plus obscurs agents ; l'immense empire se trouvait donc enveloppé et enfermé dans la main de Napoléon combinaison d'une simplicité admirable et qui fournissait aux gouvernants en temps de guerre, de merveilleuses ressources ; en temps de paix, il devait en résulter des inconvénients bien graves. Peut-être est-il vrai de dire que, pour lui, l'excès de centralisation ne fut point un système définitif et pour toujours arrêté, mais seulement un moyen de gouverner et d'organiser. L'empereur, obéissant à une pensée de régularité et d'ordre, avait su établir un système fiscal fort simple. Le ministre du trésor concentrait toutes les ressources et contrôlait toutes les dépenses de l'empire. L'économie fut introduite dans toutes les branches du service. Les forêts et les douanes, précédemment régies par les administrations collectives, furent soumises à des directions générales. Le même régime fut appliqué à l'enregistrement. Le crédit public commença à revivre ; la banque de France fut créée et favorisée ; une loi imposa aux receveurs généraux et particuliers, aux agents de change et aux notaires l'obligation de fournir des cautionnements ; la caisse d'amortissement fut fondée ; le droit de passe et de taxe sur les routes fut supprimé et remplacé par l'établissement d'octrois municipaux ; la propriété foncière fut puissamment favorisée. Les changements politiques survenus depuis 1789 ayant créé environ dix millions de propriétaires territoriaux, il était indispensable d'assurer leurs droits et de fortifier leurs garanties ; Napoléon fit commencer l'importante opération du cadastre, qui se poursuit encore ; il régla la propriété des mines, et créa pour ce service un corps d'ingénieurs. Comme il attachait une grande gloire à l'extinction de la mendicité, il poursuivit la solution de ce problème, et créa de nombreux dépôts destinés à servir de refuge aux pauvres ; il institua la Société maternelle, reconnut l'institution des Sœurs de la Charité, et rendit aux hospices les biens que la république leur avait enlevés. Six maisons destinées à recevoir les orphelines de la région d'honneur furent successivement établies, et de nouvelles succursales furent ajoutées à l'hôtel des Invalides ; l'agriculture fut constamment améliorée et encouragée ; une chaire d'économie rurale fut créée à l'école d'Alfort ; mais la guerre, en arrachant l'élite de la population à la charrue, paralysait ces louables intentions. L'industrie fut plus heureuse : l'école des Arts et Métiers de Châlons fut établie ; les sciences concoururent aux progrès de l'art manufacturier ; la chimie et la mécanique furent employées à perfectionner toutes les branches de l'économie industrielle ; des manufactures de coton furent introduites, et leurs produits remplacèrent pour nous les tissus étrangers ; l'espèce ovine connue sous le nom de mérinos fut élevée et répandue dans tout l'empire ; pour se soustraire au blocus dont l'Angleterre frappait nos provenances coloniales, ou imagina de suppléer au café par la chicorée, à l'indigo par le pastel, aux soudes étrangères par des soudes artificielles ; la garance fut substituée à la cochenille, le sucre de betteraves au sucre exotique ; les soieries de Lyon ; de Tours et de Turin furent protégées ; des prix élevés encouragèrent noblement toutes les inventions utiles. Mais, chose étrange et qui a le droit de surprendre, Napoléon repoussa comme une théorie sans réalisation possible l'application de la vapeur à la navigation. Ce fut, dit-on, en 1802 que le célèbre Fulton lui soumit ses idées et les vit repousser comme autant de rêves. Par deux décrets qui se complétaient l'un par l'autre, et qui portent les dates de 1806 et de 1811, Napoléon organisa l'Université impériale ; mais le système qu'il imposa à l'instruction porta l'empreinte de cette volonté exclusive qui présidait à tous les actes de son règne. L'Université était régie et gouvernée par un grand maître nommé par l'empereur et révocable à volonté. Au-dessous du grand maître il y avait un conseil de l'Université, des conseils académiques, des inspecteurs et des professeurs ; la hiérarchie de cette organisation enseignante comprenait dix-neuf degrés, qu'il fallait successivement franchir. Il n'y aurait pas d'état politique fixe, disait-il au conseil d'État, s'il n'y a pas un corps enseignant avec des principes fixes. Tant qu'on n'apprendra pas dès l'enfance s'il faut être républicain ou monarchique, catholique ou irréligieux, l'État ne formera pas une nation ; il reposera sur des bases incertaines et vagues, il sera constamment exposé aux désordres et aux changements. Dans une autre circonstance il s'exprimait ainsi : ... Je désire qu'il y ait un corps d'instruction publique qui soit la pépinière des professeurs, des recteurs et des maîtres d'études, et qu'on leur donne de grands motifs d'émulation ; il faut que les jeunes gens aient la perspective d'un grade à l'antre jusqu'aux dernières places de l'État. Les pieds de ce grand corps seront dans les bancs des collèges, et la tête dans le sénat. Je sens que les Jésuites ont laissé, sous le rapport de l'enseignement, un très-grand vide ; je ne veux pas les rétablir, mais je me crois obligé d'organiser l'éducation de la génération nouvelle de manière à pouvoir surveiller ses opinions politiques et morales. Mon but principal, dans l'établissement d'un corps enseignant, est d'avoir un moyen de diriger les opinions politiques et morales ; cette institution sera une garantie contre le rétablissement des moines. Quant à moi, j'aimerais mieux confier l'éducation publique à un ordre religieux que de la laisser telle qu'elle est... C'est une chose digne de remarque que l'instruction, à sa naissance, a toujours été accompagnée d'idées religieuses. On prétend que les écoles primaires tenues par les Frères ignorantins pourraient introduire dans l'Université un esprit dangereux ; on propose de les laisser en dehors de la juridiction. Je ne conçois pas l'esprit de fanatisme dont quelques personnes sont animées contre les Frères ignorantins, c'est un véritable préjugé ; partout on me demande leur rétablissement ; ce cri général démontre assez leur utilité. Quant aux écoles protestantes, elles subiront le sort commun, on les détachera de la juridiction religieuse pour les faire entrer dans le corps civil. La moindre chose qui puisse être demandée par les catholiques, c'est sans doute l'égalité ; car trente millions d'hommes méritent autant de considération qu'un million. Telle était la pensée de l'empereur sur l'instruction publique. On peut dire cependant qu'il entrevoyait la vérité, mais que les nécessités du rétablissement de l'ordre exagéraient chez lui le besoin de l'unité et le sentiment du pouvoir. Cependant, grâce à d'autres dispositions qui intervinrent successivement, l'école normale, projetée par la Convention, fut définitivement réglée ; un décret remit en activité et transféra à la villa Medici l'école française des Beaux-Arts de Rome ; on y envoya quinze élèves. La littérature et les arts reçurent de notables encouragements ; néanmoins l'empereur n'aimait pas les gens de lettres ; il disait d'ailleurs qu'il n'y avait point pour elles d'autres encouragements que les places de l'Institut, parce qu'elles donnaient aux poètes un caractère dans l'État. Mais lés lettres sont indépendantes et capricieuses ; on ne parvient point à les discipliner, alors même qu'on surcharge de faveurs de cour ceux qui les cultivent. Napoléon aimait les grands monuments et les travaux gigantesques. Son imagination orientale s'était encore exaltée au spectacle des Pyramides, et il eût désiré, comme les Pharaons, laisser aux siècles à venir de pareils témoignages de sa puissance. Sa pensée enfantait donc sans relâche des édifices et des créations dont l'accomplissement dépassait souvent la limite du possible. Si la guerre n'eût point absorbé les plus précieuses ressources de son génie, il eût renouvelé la face de la France. Il avait relevé les ruines de Lyon, et construit à Anvers de formidables arsenaux maritimes ; l'immense digue de Cherbourg avait été réparée et continuée, et ce même point de nos côtes avait vu creuser dans le roc vif un large bassin capable d'abriter de grandes flottes ; Boulogne, Wimereux, Ambleteuse, Étaples, le Havre, Dieppe, Calais, Gravelines, Dunkerque et d'autres ports avaient reçu de notables agrandissements ; les arsenaux de la Meuse, ceux de Rotterdam et d'Helvoet-Sluys furent réparés à leur tour ; la navigation du Zuyderzée et le port d'Amsterdam eurent leur part de ces améliorations créatrices ; de grands travaux furent commencés aux embouchures du Weser, de l'Ems et de l'Elbe ; un arsenal maritime fut construit à Gênes ; le port de Venise et celui de la Spezzia. furent fortifiés et agrandis ; Corfou, grâce à de pareils ouvrages, devint pour nous la clef de la Grèce ; le dessèchement des marais Pontins fut projeté et entrepris ; trente et un millions furent dépensés pour les ponts et chaussées, cinquante-quatre millions pour les canaux, quatorze pour les dessèchements, deux cent soixante-dix-sept pour les routes de Paris à Mayence, à Amsterdam, à Hambourg, à Bayonne, pour les entreprises gigantesques du mont Genèvre et de la Corniche ; plus de cent millions furent appliqués à des vues d'utilité publique ; des ponts furent jetés sur la Sesia, sur la Scrivia, sur la Saône, sur la Loire, sur le Pô ; les digues de l'Escaut et du Pô furent réparées ; le canal de Saint- Quentin acheva de réunir le Rhône à l'Escaut, Anvers à Marseille ; le canal de Mous à Condé assura un débouché aux houillères du département de Jemmapes ; les canaux du Rhône au Rhin, de la Saône à la Loire furent continués à grands frais ; la capitale manquait d'eau circulant dans ses divers quartiers, de halles, de marchés, de moyens d'ordre et de police pour les principaux besoins de sa consommation : alors on creusa le canal de l'Ourcq, qui conduit à Paris les eaux de trois rivières, on éleva des halles ; on construisit des abattoirs, on assainit les rues et les places publiques ; les églises de Sainte-Geneviève et de Saint-Denis, le palais de l'archevêché et la métropole furent restaurés ; de vastes quais furent, pour ainsi dire, étendus sur les deux rives de la Seine on prit soin de bâtir des greniers d'abondance et de réserve ; on ouvrit de nouveaux musées qui renfermèrent les dépouilles artistiques enlevées aux nations vaincues, et que la victoire devait plus tard nous ravir : époque d'impérissable souvenir, où Paris se peuplait de chefs-d'œuvre, où des rues entières, les plus belles dont la capitale puisse s'enorgueillir, naissaient comme par enchantement ; les palais, les lycées, les marchés, remplaçaient partout des établissements incommodes ou insalubres ; la Seine se couvrait de ponts hardis ; on commençait les travaux de l'Arc-de- Triomphe et de la Madeleine ; on élevait la Bourse, on construisait des prisons ; la flèche des Invalides reparaissait dans les airs brillante d'or comme sous le règne du grand roi ; on déblayait l'immense vide du Carrousel, on restaurait le Louvre, les Tuileries, Versailles, Saint-Denis, Fontainebleau, Compiègne, toutes les vieilles résidences royales ; sur la place Vendôme une colonne de bronze, digne rivale de la colonne Trajane, portait dans les nues la statue de l'empereur, et déroulait eu spirale l'histoire de la campagne d'Austerlitz gravée en caractères ineffaçables, écrite en relief avec les canons conquis sur les ennemis de la France. Chaque partie de l'empire ressentait influence de ce génie réparateur ; Bordeaux, Bayonne, Turin ; Ajaccio, Alexandrie, Milan, Aix-la-Chapelle, Bruges, Ostende, Brest, Orléans et beaucoup d'autres cités non moins puissantes, lui devaient un développement nouveau, des embellissements, des créations utiles. Au milieu des sables du Poitou et sur le théâtre de cette Vendée qu'il avait pacifiée, l'empereur élevait la ville à qui de nos jours on avait donné le nom de Bourbon-Vendée, et qui depuis a repris le nom de son glorieux fondateur. Il encourageait l'industrie ; partout où il passait, on le voyait jeter des ponts, ouvrir des routes, percer le flanc des montagnes et abaisser les barrières que la nature a mises entre les nations occidentales ; à l'exemple des souverains pontifes, il travaillait à restaurer et à désencombrer Rome, et pendant que cette entreprise se poursuivait par ses ordres, pendant que le Rhin, le Weser et l'Elbe, devenus fleuves français, nous rattachaient par tous les points le nord et l'Allemagne, la France et l'Italie, comme deux sœurs, étendaient d'un pays à l'autre des mains amies qui se rencontraient dans les Alpes, sur les sommets du mont Cenis et du Simplon : et toujours avide d'imiter Charlemagne, Napoléon s'attachait de préférence à vivifier les portions les plus éloignées de son empire, comme s'il eût été pressé du besoin de faire oublier à ses nouveaux sujets les désastres et les humiliations de la conquête[2]. Voilà par quels travaux, par quelles puissantes traces de son passage, Napoléon voulut perpétuer sa mémoire dans l'esprit des peuples ; sa passion pour les monuments parut égaler sa passion pour la guerre ; mais comme il dédaignait tout ce qui est petit et mesquin, il préférait les grandes constructions, de même qu'il aimait les grandes batailles. Rien ne lui paraissait trop beau, trop majestueux pour embellir la capitale d'un pays dont il voulait faire le premier pays du monde, et nulle conquête n'était pour lui une œuvre achevée, tant qu'il y manquait le monument destiné à en transmettre le sou- venir aux races futures. |
[1] Mémorial de Sainte-Hélène.
[2] En traçant cette esquisse des grandes conceptions de l'empereur, nous avons eu plusieurs fois recours au livre qui a pour titre : Les Idées Napoléoniennes, ouvrage éminent, composé dans l'exil par le prince à qui la Providence a donné la double et sublime mission de sauver la France et de la gouverner. Nous avons nommé l'empereur Napoléon III, aujourd'hui régnant.