HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE V. — AFFAIRES RELIGIEUSES. - GUERRES D'ESPAGNE ET D'AUTRICHE.

 

 

Les différends qui, pendant le règne de Napoléon, s'élevèrent trop souvent entre l'empereur et le Saint-Siège, ont laissé de douloureux souvenirs que nous aurions voulu ne point exhumer. Mais l'histoire ne saurait être dépouillée de ses droits et exonérée de ses devoirs. D'un autre côté, si nous mentionnons avec regret et tristesse les entreprises de Napoléon Ier contre la souveraineté temporelle du pape et l'indépendance de l'Église, nous éprouvons un sentiment de reconnaissance et d'orgueil en opposant à ces précédents historiques les actes glorieux et consolants dont la génération actuelle a été témoin. Plus heureuse que la France impériale de 1808, la France contemporaine a vu l'héritier de l'empereur rendre la liberté à Rome et le trône au souverain pontife. Si Napoléon Ier a affligé les catholiques en exilant un pape, Napoléon III, alors même qu'il n'était que le chef d'une république et qu'il avait à braver deux révolutions, a envoyé en Italie une armée française avec la sublime mission de délivrer Rome et de restituer au vicaire de Jésus-Christ les domaines concédés par Pepin et Charlemagne. Courageuse politique qui a concilié au souverain actuel de la France l'estime du monde civilisé et les sympathies du peuple chrétien. La France actuelle s'est montrée digne de son histoire et de ses traditions : l'héritier de l'empereur a par ses propres actes répudié l'erreur dans laquelle le chef de sa race s'était laissé entraîner dans l'exaltation de la puissance et la fascination du commandement souverain.

Vers la fin de l'année 1804, et lorsque Pie VII eut sacré Napoléon, il crut devoir réclamer au nom de l'Église des réparations et des immunités auxquelles, après tant de concessions arrachées par la force, le Saint-Siège lui semblait avoir droit de prétendre. Il adressa à l'empereur un mémoire qui contenait un exposé de ses demandes, et qui renfermait également des représentations sur le dangereux esprit qui avait présidé à la confection des différentes lois civiles, particulièrement de celles qui autorisaient le divorce ou qui étaient en opposition avec les lois ecclésiastiques ; d'autres réclamations portaient sur la nécessité de restituer les provinces enlevées au patrimoine de Saint-Pierre, et dont le pape, n'étant, comme il le disait lui-même, que le tuteur et l'administrateur, ne pouvait pas consacrer la spoliation. Ce mémoire du souverain pontife se terminait ainsi :

Plaise au Ciel que, pour votre gloire et notre consolation complète, on puisse écrire de vous ce que nous trouvons écrit dans les monuments de l'Église, d'un de nos prédécesseurs, Étienne IV, et de Louis le Pieux, fils de Charlemagne, qui avait reçu de lui la couronne impériale !

Le Seigneur daignait accorder à ce pontife tant de protection, qu'il obtint tout ce qu'il demanda à ce prince, au point que ce pieux monarque, dans son amour pour Étienne IV, entre autres dons qu'il lui offrit, fit présent à l'apôtre saint Pierre d'un manoir — curtem — provenant de ses propres biens, situé sur la frontière des Gaules, et commanda de constater par un acte authentique cette donation perpétuelle.

 

L'empereur répondit aux demandes du pape par un mémoire respectueux dans la forme, mais qui exprimait sur le fond de la question un refus péremptoire, motivé sur la situation que les grands événements opérés depuis dix ans avaient faite à l'Église et à la France. Voici quelques passages de ce mémoire.

L'empereur a toujours pensé qu'il était utile à la religion que le souverain pontife de Rome fût respecté, non-seulement comme chef de l'Église catholique, mais encore comme souverain indépendant. Dans tous les temps l'empereur regardera comme un devoir de garantir les États du Saint-Père, et de lui procurer, dans les guerres qui pourront encore à l'avenir diviser les États chrétiens, une tranquillité entière et assurée. Le siècle qui vient de finir et celui qui l'a précédé ont été funestes à la puissance temporelle du Saint-Siège ; la puissance spirituelle a reçu encore de plus fâcheuses atteintes. Dieu a permis qu'un grand nombre de peuples osât avec succès rompre les liens de l'obéissance, et parmi ceux qui n'ont pas été séparés, plusieurs ont écouté avidement les maximes qui tendaient à détruire tout sentiment de religion et à ébranler même les principes de la morale humaine. Le désordre allait croissant, et tous les genres de mécréance étaient en honneur, lorsque Dieu, pour accomplir ses desseins, a suscité l'empereur. Il a d'abord, par le crédit de son exemple, arrêté le torrent des opinions dominantes ; il a fait éclater hautement sa reconnaissance envers Dieu, l'auteur de ses victoires, et à peine a-t-il été investi du suprême pouvoir, qu'il a ouvert les temples, relevé les autels ; par ses soins, trente millions de catholiques sont revenus à l'obéissance envers le chef visible de l'Église de Jésus-Christ.

 

L'empereur rendait ensuite grâces à Dieu d'avoir été choisi pour opérer un tel bien : il était loin de croire qu'il ne restât rien à faire pour guérir les plaies de l'Église ; mais il déclarait qu'il n'était plus en son pouvoir de détacher de son empire la ville et le territoire d'Avignon et les nouvelles provinces réunies au royaume d'Italie ; ce qui était vrai pour le département de Vaucluse, dont la restitution au Saint-Siège ne se fût point peut-être accomplie sans une révolution nouvelle, ne l'était pas pour les faibles districts italiens justement revendiqués par le pape, et dont la concession n'eût amené aucune résistance sérieuse. Quoi qu'il en soit, l'empereur voulut rédiger lui-même l'un des passages qui terminent le mémoire, et voici ce que M. de Talleyrand écrivit sous la dictée de Napoléon :

Si Dieu nous accorde la durée de la vie commune des hommes, nous espérons trouver des circonstances où il nous sera permis de consolider et d'étendre le domaine du Saint-Père, et déjà aujourd'hui nous pouvons et voulons lui prêter une main secourable, l'aider à sortir du chaos et des embarras où l'ont entraîné les crises de la guerre passée, et par là donner au monde une preuve de notre vénération pour le Saint-Père, de notre protection pour la capitale de la chrétienté, et enfin du désir constant qui nous anime de voir notre religion ne le céder à aucune autre pour la pompe de ses cérémonies, l'éclat de ses temples et tout ce qui peut imposer aux nations ; nous avons chargé le cardinal grand-aumônier, notre oncle, d'expliquer au Saint-Père nos intentions et ce que nous voulons faire.

 

L'empereur convoitait la domination exclusive de l'Italie et la souveraineté de Rome, et voulait amener le pape à reconnaître en lui un seigneur suzerain à qui Charlemagne aurait transmis sur les États de Saint-Pierre les droits des anciens exarques de Ravenne. Dans son rêve de monarchie universelle, il songeait à faire de Paris une capitale du monde, siège des deux grandes souverainetés, temporelle et spirituelle, et qui fût devenue la résidence du chef politique des hommes et du vicaire de Jésus-Christ, réduit dès lors, au point de vue de la puissance séculière, à n'être qu'un grand évêque, pasteur des âmes. On assure que dans les premiers jours de l'année 1805, il ne craignit pas de faire pressentir le pape sur ce qu'il penserait d'un projet qui assignerait de nouveau aux souverains pontifes la ville d'Avignon pour résidence, et leur attribuerait en outre à Paris un palais papal et un quartier privilégié. Pie VII lui fit répondre :

On a répandu qu'on pourrait nous retenir en France ; eh bien ! qu'on nous enlève la liberté, tout est prévu. Avant de partir de Rome, nous avons signé une abdication régulière, valable, si nous sommes jeté en prison ; l'acte est hors de la portée du pouvoir des Français : le cardinal Pignatelli en est dépositaire à Palerme ; et quand on aura signifié les projets qu'on médite, il ne vous restera plus entre les mains qu'un moine misérable qui s'appellera Barnabé Chiaramonti.

 

Le soir même, les ordres de départ furent mis sous les yeux de l'empereur.

En 1805, le retour de Pie VII dans ses États fut de nouveau signalé, en France, par les hommages des populations avides de saluer le vicaire de Jésus-Christ. Voici dans quels termes le Saint-Père raconta lui-même un incident de ce voyage :

A Châlon-sur-Saône, nous allions sortir d'une maison que nous avions habitée pendant quelques jours ; nous partions pour Lyon. Il nous fut impossible de traverser la foule : plus de deux mille femmes, enfants, vieillards, garçons, nous séparaient de la voiture, qu'on n'avait jamais pu faire avancer. Deux dragons — gendarmes à cheval — chargea de nous escorter nous conduisirent à pied jusqu'à notre voiture, en nous faisant marcher entre leurs chevaux bien serrés. Les dragons paraissaient se féliciter de leur manœuvre et fiers d'avoir plus d'invention que le peuple. Arrivé à la voiture, à moitié étouffé, nous allions nous y élancer avec le plus d'adresse et de dextérité possible, car c'était une bataille où il fallait employer la malice, lorsqu'une jeune fille, qui à elle seule eut plus d'esprit que les dragons, se glissa sous les jambes des chevaux, saisit notre pied pour le baiser, et ne voulait pas le rendre, parce qu'elle avait à le passer à sa mère, qui arrivait par le même chemin. Prêt à perdre l'équilibre, nous appuyâmes nos deux mains sur un des dragons, celui dont la figure n'était pas la plus sainte, en le priant de nous soutenir. Nous lui disions : Signor dragone, ayez pitié de nous. Voilà que le bon soldat — fions-nous donc à la mine —, au lieu de prendre part à notre peine, s'empara à son tour de nos mains pour les baiser à plusieurs reprises. Ainsi entre la jeune fille et le soldat nous fûmes comme suspendu...

 

Un premier dissentiment ne tarda pas à s'élever entre l'empereur et le souverain pontife.

Le prince Jérôme Bonaparte avait épousé, en 1803, c'est-à-dire à l'âge de dix-neuf ans, et contre le gré de Napoléon, Mlle Patterson, fille d'un négociant américain. Ce mariage avait reçu la sanction religieuse ; Napoléon entreprit de le faire casser, alléguant qu'il avait été contracté sans le consentement des parents et avec une protestante. L'indissolubilité du mariage est un dogme de l'Église, et Pie VII, nonobstant son désir sincère de ménager l'empereur, ne pouvait séparer ce que Dieu avait uni. Son refus blessa l'empereur, qui d'ailleurs passa outre et fit casser le mariage de son frère par application de la loi civile, qui admettait alors le divorce. Napoléon manifesta ensuite son ressentiment en soumettant le clergé du royaume d'Italie à des règlements que le pouvoir séculier ne peut établir sans l'approbation du Saint-Siège. Cette agression en faisait prévoir d'autres ; toutefois elle ne donna lieu de la part du pape qu'à une protestation à laquelle l'empereur répondit sans se mettre beaucoup en peine du droit. Sa lettre contenait, d'ailleurs, l'expression de sentiments pieux et le tableau des faveurs et des immunités qu'il avait accordées au clergé du royaume d'Italie, particulièrement au diocèse de Milan et de Brescia ; enfin il consentait à ce que les innovations qu'il avait introduites fussent discutées dans les formes régulières.

C'était alors la période militaire d'Austerlitz ; l'empereur, pour assurer ses opérations au midi, fit occuper par ses troupes la ville d'Ancône. Le pape protesta contre cette invasion à main armée ; mais quand sa lettre arriva à l'empereur, le 23 novembre 1805, Napoléon préparait, par ses étonnantes conceptions militaires, la glorieuse paix de Presbourg. Le 26 décembre, dans l'exaltation de ses victoires, il écrivit au pape une lettre fort dure, qui débutait par des conseils empreints de la logique de la force.

Je me suis considéré, disait-il ensuite, comme le protecteur du Saint-Siège, et à ce titre j'ai occupé Ancône. Je me suis considéré, ainsi que mes prédécesseurs de la deuxième et troisième race, comme fils aîné de l'Église, comme avant seul l'épée pour la protéger et la mettre à l'abri d'être souillée par les Grecs et les musulmans. Je protégerai constamment le Saint-Siège, malgré les fausses démarches, l'ingratitude et les mauvaises dispositions des hommes qui se sont démasqués pendant ces trois mois. Ils me croyaient perdu : Dieu a fait éclater, par les succès dont il a favorisé mes armes, la protection qu'il a accordée à ma cause. Je serai l'ami de Votre Sainteté toutes les fois qu'elle ne consultera que son cœur et les vrais amis de la religion. Je le répète, si Votre Sainteté veut renvoyer mon ministre, elle est libre d'accueillir de préférence et les Anglais et le calife de Constantinople, etc.

 

Le pape se hâta de protester contre de si dures paroles, mais sa lettre ne fit qu'ajouter à l'irritation de l'empereur. Dans une nouvelle missive, Napoléon développa ses desseins à l'égard du souverain pontife :

Toute l'Italie, mandait-il, sera soumise à ma loi. Je ne toucherai en rien à l'indépendance du Saint-Siège. Mais nos conditions doivent être que Votre Sainteté aura pour moi, dans le temporel, les mêmes égards que je lui porte pour le spirituel. Votre Sainteté est souveraine de Rome, mais j'en suis l'empereur ; tous mes ennemis doivent être les siens. Il n'est donc pas convenable qu'aucun agent du roi de Sardaigne, aucun Anglais, Russe ni Suédois, réside à Rome ou dans vos États, ni qu'aucun bâtiment appartenant à ces puissances entre dans vos ports.

 

Pie VII ne pouvait admettre la suzeraineté d'une puissance étrangère sans cesser d'être le représentant des droits de la papauté ; il refusa donc d'abdiquer la souveraineté temporelle et de chasser de Rome les ambassadeurs des ennemis de la France ; aussi écrivit-il à l'empereur :

Nous, vicaire de ce Verbe éternel, qui n'est pas le Dieu de la dissension, mais le Dieu de la concorde, qui est venu au monde pour en chasser les inimitiés et pour évangéliser la paix, tant à ceux qui sont éloignés qu'à ceux qui sont voisins — paroles de l'Apôtre —, en quelle manière pouvons-nous dévier de l'enseignement de notre divin instituteur ? Comment contredire la mission à laquelle nous avons été destiné !

Plus loin le pape ajoutait :

Sire, levons le voile ! Vous dites que vous ne toucherez pas à l'indépendance de l'Église ; vous dites que nous sommes le souverain de Rome ; vous dites dans le même moment que toute l'Italie sera soumise à votre loi. Mais si vous entendez que Rome, comme faisant partie de l'Italie, soit sous votre loi, le domaine temporel de l'Église sera réduit à une condition absolument lige et servile, la souveraineté et l'indépendance du Saint-Siège seront détruites. Et pouvons-nous nous taire ? Pouvons-nous, par un silence qui nous rendrait coupable de prévarication dans notre office devant Dieu, nous accablerait d'opprobre devant toute la postérité, dissimuler l'annonce de mesures de cette nature ?

 

Les difficultés s'aggravèrent. On a vu plus haut que l'empereur, dans sa lutte à mort contre l'Angleterre, avait eu recours à un moyen extrême, celui de mettre la Grande-Bretagne au ban des nations, et d'interdire à l'Europe tout commerce avec cette implacable ennemie de la France. Le droit de la guerre admet le blocus d'un peuple, c'est-à-dire l'interdiction proclamée par l'une des parties belligérantes et notifiée à toutes les nations neutres, d'échanger des produits et des marchandises avec la contrée maritime soumise au blocus. C'est une question de force, et aucun pays plus que l'Angleterre n'a abusé de cet étrange privilège, qui porte nécessairement le plus grand préjudice aux intérêts des peuples désireux de maintenir leur neutralité. Pour la première fois dans l'histoire, Napoléon, au lieu d'appliquer le blocus à un certain nombre de ports ou à une étendue limitée de côtes, y soumettait toute une contrée, et quelle contrée ! celle qui vit par le commerce et fait vivre par la même voie la plupart des peuples maritimes. La nécessité de la guerre le contraignait à cette mesure inouïe, sans laquelle l'empire allait succomber ; il fallait à tout prix que l'Angleterre ne pût trouver un seul port, une seule rade où débarquer ses marchandises : quiconque en Europe ne s'associerait pas à ce système, le ferait crouler par la base, et se montrerait l'ennemi ouvert et déclaré de Napoléon. Telle était la logique de la guerre, et l'Europe continentale se résigna à s'y soumettre pour quelques années.

Le pape ne crut pas devoir s'associer à la pensée de Napoléon : souverain temporel de Rome, il fut convaincu que les intérêts de ses peuples seraient compromis par le système continental décrété à Berlin, et il se hâta de protester, et ses réclamations éveillèrent les sympathies de l'Angleterre et des ennemis de l'empereur.

Le prince Eugène, vice-roi d'Italie, fut chargé de lui écrire à cette occasion, et s'acquitta de cette tâche avec déférence. La vice-reine d'Italie ayant mis au monde une princesse, le pape adressa des félicitations à l'empereur. Napoléon y fut peu sensible, et le 22 juillet 1807 il écrivit au vice-roi :

Que veut faire Pie VII en me dénonçant à la chrétienté ? mettre mon trône en interdit, m'excommunier ? Pense-t-il alors que les armes tomberont des mains de mes soldats ?... Peut-être le temps n'est-il pas loin, si l'on veut continuer à troubler les affaires de mes États, où je ne reconnaîtrai le pape que comme évêque de Rome, comme égal et au même rang que les évêques de mes États. Je ne craindrai pas de réunir les Églises gallicane, italienne, allemande, polonaise, dans un concile, pour faire mes affaires sans pape. Je n'autorise plus qu'une seule lettre de vous à Sa Sainteté, pour lui faire connaître que je ne puis consentir à ce que les évêques italiens aillent chercher leur institution à Rome.

 

L'année suivante, l'empereur prescrivit à ses troupes d'occuper Rome, et ses ordres furent exécutés le 2 février 1808. Le pape signifia aux autorités françaises que, tant que Rome serait ainsi militairement envahie, il se considèrerait comme prisonnier et ne prendrait part à aucune négociation : dès lors il cessa ses promenades et ne Sortit point du palais de Monte-Cavallo. Mais les épreuves se succédaient ; un piquet de soldats français enleva le gouverneur de Borne, monsignor Cavalchini : les provinces d'Urbin, d'Ancône, de Macerata et de Camerino, furent réunies au royaume d'Italie ; le pro-secrétaire d'État Gabrielli, ayant protesté, fut arrêté, et monsignor Barbari, fiscal général, eut le même sort : et bientôt après on exila le secrétaire général de la consulte.

Le 11 juillet 1808, le pape assembla les cardinaux en consistoire, et dans la célèbre allocution Nova vulnera il leur rendit compte de ses souffrances et des périls auxquels Rome était exposée. Il ajoutait que dans tous les cas, le successeur de saint Pierre saurait répondre aux nécessités de la situation, et il cita cette parole du Psalmiste : Dieu est dans le circuit de son peuple depuis cet instant jusqu'au siècle. Mais les nécessités de cette histoire nous font un devoir de revenir en arrière et de mentionner les événements qui suivirent la paix de Tilsitt.

On a vu que le continent avait fléchi sous la main de Napoléon. A l'exception de l'Angleterre et de Gustave VI, roi de Suède, prince opiniâtre et sans intelligence dans ses haines, tous les rois s'étaient inclinés sous la puissance de ce conquérant. L'empereur Alexandre lui-même était rejeté sur l'Asie, et Londres, mis au ban de l'Europe, demeurait vide d'ambassadeurs. Paris, enflé de la gloire de son maître, devint à son tour le rendez-vous des souverains, des princes, des ministres et des illustrations des contrées les plus lointaines. Napoléon, par de fréquentes alliances nuptiales, mêlait le sang de sa famille à celui des vieilles maisons régnantes. L'épée du grand Frédéric, arrachée à la tombe de Potsdam, était apportée à Paris en même temps que l'épée de François Ier, restituée par l'Espagne. Le lion de Saint-Marc, les chevaux de Corinthe, les dépouilles opimes de toutes les capitales et de toutes les nations chargeaient nos monuments et décoraient nos musées. Des travaux gigantesques étaient exécutés en France et en Italie ; de nouveaux codes étaient promulgués ; les îles Ioniennes, la république de Raguse, le grand-duché de Berg, la Toscane étaient réunis au grand empire.

Cependant le maréchal Brune continuait les opérations qui avaient été commencées contre le roi de Suède, chassait ce prince de Stralsund, et soumettait au joug de la France tout le littoral de la mer Baltique ; l'Angleterre, de son côté, épuisait ses efforts contre la puissance de Napoléon, mais ses armes avaient moins de succès que sa politique. Une de ses flottes tenta contre les Dardanelles un coup de main que l'ambassadeur Sébastiani fit échouer. Une de ses armées s'éteignit sans secours en Égypte ; elle envoya devant Buenos-Ayres un corps de dix mille hommes, qui ne réussit qu'à subir une honteuse capitulation, à perdre Montevideo et toute la côte de Rio-de-la-Plata. Elle fut plus heureuse du côté du Danemark : comme elle exigeait de ce royaume une alliance défensive et offensive, et réclamait pour première garantie la remise de la flotte danoise, elle entreprit de vaincre la résistance du prince royal, et jeta douze mille hommes dans la forteresse de Frederickoberg aux portes de Copenhague. Le 18 août 1807, elle signifia au gouverneur de cette capitale que, si ses propositions n'étaient point acceptées, elle subirait les horreurs d'un siège, et le 2 septembre, à sept heures du soir, Copenhague, persistant dans son refus, fut bombardé par les Anglais ; trois cents maisons furent réduites en cendres. Cet attentat, commis contre la foi des nations, livra à l'Angleterre la flotte danoise ; mais le roi de Danemark se plaça sous la protection de Napoléon et adhéra au système continental. Une autre expédition ne tarda pas à troubler la paix du midi. Le Portugal, que sa position topographique avait presque rendu étranger au mouvement du reste de l'Europe, conservait encore ses anciennes liaisons avec, l'Angleterre, et contrariait le système continental ; un décret de Napoléon, inséré au Moniteur, annonça à l'empire que la maison de Bragance avait cessé de régner. Pour exécuter la sentence rendue par Napoléon, une armée de vingt-sept mille hommes traversa le territoire espagnol et envahit le Portugal jusqu'à Lisbonne. Elle était à vingt lieues de cette capitale, que le prince régent et le gouvernement portugais ignoraient encore son approche. A la lecture du Moniteur qui prononçait la déchéance de sa famille, et à la nouvelle de la marche des Français, le prince Jean s'embarqua précipitamment pour le Brésil, et défendit à ses généraux et à son peuple une résistance inutile. Cette conquête du Portugal, qui valut plus tard à Junot le titre de duc d'Abrantès, fut l'affaire de quelques semaines. Nous ne tarderons pas à la voir échapper en moins de temps encore aux aigles de Napoléon. Mais des événements d'un ordre plus grave allaient se passer dans la péninsule.

L'Espagne était gouvernée par Manuel Godoï. Cet homme, de basse extraction, était parvenu, grâce à l'intrigue et à la faveur de la reine, aux plus hautes dignités du royaume : habile, souple en même temps que dévoré d'une ambition sans limites, il tenait sous sa dépendance le vieux roi Charles IV et la reine Louise : partisan des idées philosophiques, il avait attiré sur lui le mépris du clergé et les malédictions du peuple. Les mécontents se ralliaient autour du prince des Asturies, jeune, violent, faible et dissimulé. La confusion et l'anarchie régnaient dans le gouvernement par suite des querelles sans cesse renaissantes au sein de la famille royale. Pour se soutenir contre ses ennemis, Godoï, qu'on appelait aussi le prince de la Paix, mendiait des appuis au dehors et vendait les intérêts et la gloire de l'Espagne tantôt à la France, tantôt à l'Angleterre, selon que la victoire paraissait favoriser l'une de ces puissances. Le vieux Charles IV, quoique du sang des Bourbons, était d'ailleurs l'allié le plus fidèle que l'empereur pût compter en Europe ; la marine espagnole avait été détruite pour nous à Trafalgar, et des armées pleines de dévouement et d'enthousiasme avaient quitté les beaux climats de Grenade et de Cordoue pour aller combattre et mourir sans murmure dans les marais glacés de la Pologne et sous les drapeaux de Napoléon. Si la politique eût prudemment conseillé l'empereur, il eût cultivé avec soin l'amitié de l'Espagne, et se fût contenté de se servir de cette contrée comme d'un arsenal : son ambition en ordonna autrement. Il ne vit en Espagne qu'une couronne de plus à prendre et un peuple de plus à ranger au nombre de ses vassaux. Aussi ne songea-t-il qu'à susciter des querelles au sein du pays, et à profiter des fautes de tous les partis. Le 19 février 1808, à la suite d'un mouvement insurrectionnel, le prince des Asturies contraignit son père d'abdiquer en sa faveur ; Godoï, menacé par l'émeute, eut un œil crevé et faillit perdre la vie ; mais Murat marchait sur Madrid. La trahison avait fait tomber au pouvoir des Français les citadelles de Pampelune, de Barcelone, de Figuières et de Saint-Sébastien. A peine le beau-frère de Napoléon fut-il entré dans Madrid, que Charles IV protesta en secret contre l'abdication qui lui avait été arrachée par la farce. Le général français proposa au père et au fils, armés l'un contre l'autre, de s'en rapporter à l'arbitrage de Napoléon et les deux princes consentirent à se rendre à Bayonne. L'empereur, qui avait prévu le succès de ses actives démarches, se trouvait dans cette ville depuis le 15 avril. La famille royale d'Espagne y étant arrivée successivement, le prince des Asturies se présenta sous le titre de Ferdinand VII, que Napoléon refusa de lui reconnaître ; sa politique lui faisait un devoir de ne point sanctionner le succès d'une révolte. L'empereur eut avec le roi et son fils de nombreuses conférences, pendant lesquelles il réussit à capter leur confiance ; le résultat de ces entretiens fut de déterminer Ferdinand à renoncer à la couronne en faveur de son père, et ce dernier, à céder à Napoléon tous ses droits sur l'Espagne et sur les deux Amériques. Ce fut là le triomphe de la force aux prises avec la peur. Dès que l'empereur se vit nanti des deux abdications, il ne voulut point tenir compte des droits de l'Espagne et de la confiance des descendants du duc d'Anjou, et il donna, en toute souveraineté, le royaume espagnol et ses colonies à l'un de ses frères, le prince Joseph, déjà roi de Naples. Le vieux roi Charles IV fut envoyé à Compiègne ; son fils, que l'Espagne appelait Ferdinand VII, fut conduit au château de Valençay, et ces deux résidences leur servirent à l'un et à l'autre de prisons.

Une junte d'Espagnols voués à la fortune et à la politique de Napoléon se réunit à Bayonne et acclama, pour la forme, au nom de l'Espagne, le roi Joseph. Il fallait pourvoir à la vacance du trône de Naples. L'empereur éleva à ce poste son beau-frère, le prince Murat, qui prit le nom de Joachim Ier, roi des Deux-Siciles (1808).

Or le peuple d'Espagne, ce grand peuple qui a chassé les Maures et qui porte dans son cœur les plus nobles sentiments de la vieille chevalerie, ne pouvait se résigner humblement à l'excès d'abaissement et d'opprobre que son gouvernement avait subi ; il courut aux armes comme Pélage, et pendant que l'Europe tout entière, de la Néva au Tage, de la Baltique à la mer Noire, tremblait au moindre signe de Napoléon, l'Espagne, abandonnée à elle-même, sans roi et sans armée, osa se lever et jeter le gant au formidable empereur. A peine l'usurpation française fut-elle connue dans la péninsule, que les populations poussèrent un cri de vengeance ; elles jurèrent de ne déposer les armes que lorsque Ferdinand serait libre. Une junte suprême insurrectionnelle fut établie à Cadix, et communiqua l'impulsion de la résistance à d'autres juntes qui s'organisèrent dans toutes les provinces : il se forma des guérillas qui se répandirent dans les bois et les montagnes, dressèrent des embûches à nos troupes, et s'élancèrent de ces hauteurs inaccessibles sur les détachements isolés.

Le 2 mai, Madrid se souleva inopinément, et plus de cinq cents Français furent égorgés dans les rues : Murat, qui commandait encore la garnison française de Madrid, fit tirer impitoyablement sur les insurgés, et la plupart de ceux qui furent pris les armes à la main furent condamnés à mort et fusillés. Le peuple de Madrid, loin de se soumettre, ne se montra que plus irrité : de ceux d'entre ses enfants qui avaient péri il fit des martyrs, et bientôt le sang amena du sang. Les autres villes s'insurgèrent, et, de représailles en représailles, la guerre prit un caractère de férocité digne des siècles de barbarie. Les Espagnols nous égorgeaient en haine de la servitude, et parce que l'audace, la violence et les sacrilèges de nos soldats avaient soulevé tout ce que leur âme renfermait de colère ; les Français vengeaient avec une impitoyable énergie leurs frères massacrés.

Cependant la résistance fut organisée ; les juntes provinciales firent des efforts désespérés ; nos troupes occupaient la Catalogne, l'Aragon, la Navarre ; sur tous les points elles firent face à l'ennemi. Moncey, dans le royaume de Valence, illustra nos drapeaux par de nouvelles victoires. Ces succès balancèrent la perte de notre flotte, retirée à Cadix depuis la bataille de Trafalgar, et dont les insurgés espagnols parvinrent à se rendre maître ; elle se composait de cinq vaisseaux de ligne, d'une frégate et de quatre mille marins. Nous eûmes à subir de plus tristes revers : l'insurrection avait gagné promptement la Galice et l'Andalousie, et le général Dupont se trouvait engagé dans le royaume de Cordoue, cerné par des forces considérables.

Entouré comme dans un vaste cercle de révoltes provinciales, le lieutenant de Napoléon se vit bientôt réduit aux extrémités les plus dures. En face d'une armée tout entière, il campait à trois quarts de lieue de Baylen, et n'avait sous ses ordres que neuf mille hommes mourant de soif, épuisés par la chaleur et les maladies, embarrassés par l'attirail de cinq cents voitures de bagages, et hors d'état de pouvoir soutenir une lutte vigoureuse. Après une courte bataille, qui coûta à la faible armée de Dupont deux mille hommes tués ou blessés, les Suisses qui servaient sous les ordres de ce général désertèrent. Trois fois Dupont, cherchant à se dégager, ordonna une charge générale à la baïonnette, trois fois cette tentative échoua. On ne pouvait rien attendre de plus de soldats qui tombaient de fatigue et succombaient sous le soleil plus encore que sous les coups de l'ennemi.

Dupont était le plus renommé des généraux de la grande-armée ; il avait illustré son nom par des faits d'armes vraiment gigantesques, et surtout à Diernstein, dans la campagne d'Austerlitz. Quand il se vit réduit à quelques milliers de soldats et menacé par quarante mille Espagnols, hors d'état de soustraire à la mort sept à huit mille blessés ou malades, atteint lui-même de deux blessures douloureuses, et le corps aussi bien que l'âme épuisés par la fièvre, il reconnut que toute résistance était impossible, et il consentit à capituler en son nom et pour son armée. Par malheur pour lui, les Espagnols exigèrent qu'on fit poser les armes à la division Védel, forte de six mille hommes, qui se trouvait alors engagée dans les montagnes, et qui cependant faisait partie du corps de Dupont. Cette triste et fatale condition fut acceptée.

La désastreuse capitulation de Baylen était la seule tache qui eût encore flétri, depuis vingt ans, la gloire militaire de la France : nous n'eûmes plus à reprocher à l'Autriche la reddition d'Ulm et l'impéritie de Mack. Un article de cette déplorable convention stipulait que nos soldats seraient fouillés et qu'on leur enlèverait les dépouilles provenant du vol des églises et des propriétés particulières. Le corps d'armée tout entier, après avoir subi cette déshonorante recherche, fut déclaré prisonnier de guerre et relégué sur les pontons de Cadix. Dix batailles perdues eussent été moins fatales à l'empire.

Napoléon comprit l'importance de ce désastre. C'est une tache pour le nom français, s'écria-t-il ; il eût mieux valu qu'ils fussent tous morts les armes à la main ; nous les eussions vengés. On retrouve des soldats, il n'y a que l'honneur qui ne se retrouve point ! Une haute cour impériale fut instituée pour juger les généraux Védel et Dupont ; mais elle n'eut à prononcer aucun jugement, et l'empereur, pour ne pas entretenir trop longtemps l'Europe et la France du désastre de ses armes, se contenta de faire détenir les généraux qui avaient subi la capitulation de Baylen ; l'honneur français réclamait une réparation plus sérieuse. Le maréchal Bessières, duc d'Istrie, vengea l'opprobre de Baylen sous les murs de Medina, où quatorze mille soldats français dispersèrent cinquante mille Espagnols.

Cependant Joseph Bonaparte avait paru à Madrid et y avait reçu les hommages d'un petit nombre d'Espagnols. Il était à peine installé dans sa capitale, que le corps d'armée espagnol commandé par La Romana, et qui, après avoir pris part au triomphe de Friedland, se trouvait en quelque sorte prisonnier sur les bords de la mer Baltique, réussit à s'embarquer sur des vaisseaux anglais et vint se joindre aux partisans de Ferdinand VII. Le 31 juillet 1808, une armée anglaise prit terre à trente lieues de Lisbonne, sous les ordres de sir Arthur Wellesley, connu depuis sous le nom de lord Wellington. Junot, qui commandait à peine à dix mille hommes, fut vaincu à Vimeiro et réduit à évacuer le Portugal ; toutefois, en se retirant, il conclut à Cintra une capitulation honorable pour nos armes, et qui fit ressortir davantage le malheur de Baylen, en montrant quelles conditions les armées françaises avaient droit d'imposer à l'ennemi lorsqu'elles se résignaient à ne plus combattre. Le Portugal n'en fut par moins perdu en quelques jours et envahi par les Anglais.

Le 1er août 1808, Joseph Bonaparte, détrôné, pour ainsi dire, avant d'avoir régné, se vit contraint de fuir Madrid et de se retirer à Vittoria. Les forces françaises furent concentrées sur Burgos. Le peuple espagnol proclama de nouveau Ferdinand VII roi d'Espagne ; et pendant que ce prince, d'ailleurs peu digne de ce dévouement, sollicitait, dans sa prison de Valençay, l'honneur d'être admis par alliance dans la famille de Napoléon, la nation généreuse qui proclamait ses droits méconnus, s'épuisait en sacrifices et confondait dans un même amour son indépendance, son prince et sa foi.

L'Europe observait avec attention les débuts de cette lutte héroïque ; elle reconnaissait à quelques symptômes certains l'affaiblissement de la puissance impériale ; elle faisait silencieusement des vœux pour le succès de cette cause espagnole, la vraie cause des rois et des peuples. Napoléon ne s'abusait pas sur ces dispositions malveillantes, mais il en gardait soigneusement le secret au fond de son cœur ; il savait bien que si la victoire soumet les nations à la dure loi de la nécessité, elle n'établit entre le vainqueur et le vaincu que des amitiés douteuses et dont la durée est subordonnée aux vicissitudes de la fortune. Pouvait-il ajouter une grande foi aux promesses arrachées à la Russie par le canon de Friedland ? N'avait-il pas à se méfier de l'alliance de cette Prusse tant de fois humiliée par ses armes, de cet empire d'Autriche que son épée avait amoindri et déchiré ? Les princes de la Confédération du Rhin ne subissaient-ils pas à regret le joug de la France ? Ses frères eux-mêmes, qu'il avait élevés au trône, ne songeaient-ils pas à l'abandonner, soit pour se soustraire à ses ordres impérieux, soit pour satisfaire aux besoins de leurs peuples ? Voilà ce que Napoléon comprenait sans se faire illusion, et les revers dont ses armes avaient été affligées en Espagne l'avaient d'autant plus irrité, qu'il sentait bien que la victoire était la seule condition de son existence. Aussi, avant de se porter en Espagne et d'y relever par lui-même l'honneur de ses troupes, il sentit qu'il avait besoin d'obtenir des rois de l'Europe de nouveaux gages d'union, peu sincères peut-être, mais propres à éblouir ses ennemis et à donner le change à la France. Un congrès pacifique de souverains fut convoqué à Erfurth : l'empereur y tint comme une cour plénière de rois ; il y reçut les hommages des souverains du Nord et de l'Allemagne ; les acteurs du Théâtre-Français eurent l'ordre de partir pour Erfurth et d'y donner des représentations, auxquelles assistèrent les princes du continent ou leurs ambassadeurs. Comme on jouait la tragédie d'Œdipe, l'acteur qui remplissait le rôle de Philoctète ayant prononcé ce vers : L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux, l'empereur Alexandre saisit la main de Napoléon et parut remercier le Ciel d'avoir réalisé pour lui cette maxime. Cette émotion dramatique était peut-être feinte, et les sentiments qu'elle révélait devaient s'évanouir comme une illusion de théâtre. Tout ce que Napoléon obtint d'Alexandre fut qu'il s'unirait à lui pour demander au cabinet de Londres une paix qui fut refusée.

Le 26 octobre 1808, Napoléon ouvrait le corps législatif et annonçait à l'Europe que ses aigles ne tarderaient pas à planer sur les tours de Lisbonne ; cette prophétie devait être plus tard démentie.

Dieu avait donné à Napoléon un corps infatigable comme son âme ; le 4 novembre, l'empereur entrait en Espagne ; le lendemain il était à Vittoria. La face des choses changea comme par enchantement ; une armée espagnole fut dispersée près de Gamonal, en Estramadure ; une autre armée fut détruite à Espinosa-de-los-Monteros, en Galice. Les insurgés d'Andalousie et d'Aragon furent écrasés à Tudela, et Napoléon, partout vainqueur, parut au pied des remparts de Madrid. Cette ville avait été dépavée et barricadée, les couvents et les maisons étaient crénelés et matelassés, tout annonçait les horreurs d'un siège ; mais après un engagement de courte durée, les magistrats de Madrid vinrent implorer la clémence de Napoléon, et leur capitale fut occupée par nos troupes. Ainsi s'accomplissaient les ordres de Napoléon, lorsqu'au début de la campagne il avait adressé à sa grande-armée cette harangue :

Soldats, après avoir triomphé sur les bords du Danube et de la Vistule, vous avez traversé l'Allemagne à marches forcées ; je vous fais aujourd'hui traverser la France sans vous donner un moment de repos. Soldats, j'ai besoin de vous ; la présence hideuse du léopard souille les continents d'Espagne et de Portugal ; qu'à votre aspect il fuie épouvanté. Portons nos aigles triomphantes jusqu'aux colonnes d'Hercule ; là aussi nous avons des outrages à venger. Soldats, vous avez surpassé la renommée des armées modernes ; mais avez-vous égalé la gloire des armées de Rome, qui, dans une même campagne triomphèrent sur le Rhin et sur l'Euphrate, en Illyrie et sur le Tage ? Une longue paix, une prospérité durable, seront le prix de vos travaux. Un vrai Français ne peut, ne doit point prendre de repos jusqu'à ce que les mers soient ouvertes et affranchies.

 

Un des premiers actes de l'empereur, après l'occupation de Madrid, fut d'abolir l'inquisition et de réduire des deux tiers le nombre des couvents.

Napoléon quitta Madrid pour marcher à la rencontre des Anglais, dont une armée avait envahi le territoire espagnol. Au seul bruit de son approche, le général Moore et ses alliés furent saisis de crainte et reculèrent de position en position. Cette retraite fut aussi funeste aux Anglais que là bataille qu'ils avaient voulu éviter ; elle leur fit perdre neuf mille hommes, dix mille chevaux, leur artillerie, leurs magasins et leur caisse militaire. La rapidité de leur fuite ne les sauva pas du danger dont les menaçait Napoléon ; ils étaient à peine arrivés au port de la Corogne, que les Français les atteignirent et leur livrèrent un combat meurtrier qui coûta la vie au général Moore et à deux mille cinq cents hommes. Les débris de l'armée anglaise parvinrent cependant à s'embarquer à la faveur de la nuit.

Pendant que ces événements se passaient au nord-ouest de la péninsule, le maréchal Lannes, à la tête d'une armée considérable, pressait le siège de Saragosse, Cette malheureuse cité opposa aux attaques des Français la résistance la plus héroïque, et qui rappelle le magnanime dévouement de ces villes de l'antiquité qui ne livraient aux conquérants du monde, aux soldats de Scipion ou de César, que des murailles détruites sur lesquelles il n'était plus besoin de passer la charrue, et des spectres hideux, seule population qui eût survécu à la faim. Fortifiée par le dévouement et l'exemple de ses moines qui parcouraient les rangs des assiégés un crucifix à la main, Saragosse, après avoir supporté huit mois d'attaque et vingt-huit jours de tranchée ouverte, résista encore pendant vingt-trois jours de rue en rue et de maison en maison ; chaque habitation, chaque abbaye, chaque église était transformée en forteresse dont il fallait faire le siège, et qui ne cédait qu'à la mine et aux flammes. Cinquante-quatre mille Espagnols de tout âge et de tout sexe périrent victimes de ce magnanime dévouement. Il fallut plusieurs fois renouveler l'armée assiégeante, que la contagion décimait plus encore que les nombreuses guérillas répandues dans la campagne. Lorsque le duc de Montebello se fut rendu maître de ce monceau de décombres, il traita avec humanité les débris de celte population infortunée, qu'une affreuse épidémie, plus redoutable encore que la guerre, continuait à diminuer. Plus de deux mille personnes périssaient chaque jour, et les hôpitaux, encombrés de malades et de morts, ressemblaient à d'impurs cimetières. Ce fut un des grands actes de ce duel de cinq ans durant lequel l'Espagne osa se mesurer avec Napoléon. Si les yeux de ce grand capitaine avaient pu s'ouvrir, ils auraient vu pâlir cette étoile à laquelle une croyance superstitieuse attachait la fortune de l'empereur ; mais Napoléon ne vit là qu'un accident de la guerre.

Le roi Joseph était rentré à Madrid le 22 janvier 1809, et le lendemain Napoléon lui-même, rappelé vers le nord par les menaces de l'Autriche, avait reparu dans la capitale de son empire. Cependant l'Espagne tout entière était en feu, on retrouvait Saragosse dans chaque province, et partout où les accidents du terrain, un défilé, un pont, un torrent, un bois, permettaient de dresser une embuscade à l'armée française et de triompher soit par la ruse, soit par le nombre, de cette grande armée qu'on ne pouvait affronter en rase campagne. Les prisonniers étaient livrés à d'horribles supplices ; sur toutes les routes on trouvait de malheureux Français égorgés ou noyés dans les citernes, et auxquels souvent, par un raffinement de cruauté dont les races du Midi peuvent seules donner l'exemple, on avait arraché le cœur et les entrailles : c'était une guerre sauvage, où tout ce qui portait une cocarde française était d'avance dévoué à la mort. Les afrancesados — c'est ainsi qu'on désignait les Espagnols partisans du roi Joseph — étaient surtout traités avec une rigueur sans pareille : on les traquait comme des bêtes fauves, et on les faisait mourir dans d'effroyables tourments. Quant à nos soldats faits prisonniers dans les combats, ce qu'ils pouvaient obtenir de plus heureux était d'être conduits sur des vaisseaux appelés pontons, où ils avaient à subir toutes les horreurs du désespoir, de la misère et de la faim. Tels étaient les obstacles que deux cent mille hommes, l'élite des troupes de l'empire, rencontrèrent sur la terre d'Espagne. Peut-être seraient-ils venus à bout de les surmonter si de funestes divisions ne s'étaient mises parmi les généraux. Ces hommes qui croyaient tous avoir des titres égaux au commandement suprême, et dont plusieurs avaient conquis des royaumes, ne voulaient accepter d'autre suprématie que celle de Napoléon. Au lieu de se concerter et de s'entendre, comme l'empereur le leur avait prescrit, ils agissaient au hasard, au gré de leur inspiration particulière, sans ensemble et sans discipline. Cet état de choses ne pouvait avoir que de funestes résultats ; sir Arthur Wellesley le mit à profit pour les intérêts de l'Espagne et de l'Angleterre. Vainement Gouvion-Saint-Cyr remportait-il une victoire non loin de Tarragone ; vainement Sébastiani était-il victorieux à Ciudad-Real, Victor à Medelin, le maréchal Soult à Oporto, où périrent vingt mille Portugais, ces convulsions héroïques du courage français ne pouvaient que retarder la catastrophe dont nos aigles étaient menacées, et accroître la haine en même temps que le désespoir des Espagnols. Le 28 juillet 1809, le roi Joseph et le maréchal Victor, qui commandaient en personne, perdirent contre sir Arthur Wellesley la bataille de Talavera, qui fut chaudement disputée. Déjà le Portugal avait été évacué par l'armée française ; les victoires d'Almonacid, d'Ocana, d'Alba de la Tormès, la prise de Tolède et la capitulation de Gironne terminèrent cependant avec honneur pour nos troupes cette campagne de 1809. La guerre fut un peu ralentie par l'hiver, et elle eût été poussée avec plus d'activité et avec plus de bonheur pour la cause ennemie, si la division ne s'était mise entre les Anglais et les Espagnols. Ces derniers soutinrent pendant quelque temps à eux seuls le fardeau de la lutte, et leurs alliés se replièrent sur le Portugal.

Des événements non moins graves se passaient sur les bords du Danube. L'empereur d'Autriche n'avait point oublié les humiliations de Campo-Formio, de Lunéville et de Presbourg. Plus d'une fois, pendant les campagnes de Prusse et de Pologne, lorsque la victoire avait paru hésiter à suivre les drapeaux de Napoléon, les armées autrichiennes avaient fait des mouvements dont l'empereur des Français entrevit toujours le véritable caractère.

L'empereur d'Autriche était d'ailleurs entraîné vers la guerre par le vœu et le cri de ses peuples, et l'Allemagne contraignait elle-même ses souverains à tirer l'épée contre Napoléon. L'Allemagne n'était point sourde au bruit de la résistance des Espagnols ; les merveilleux récits des luttes de Saragosse lui dictaient son devoir. La Prusse, il est vrai, était trop épuisée pour entreprendre le moindre effort ; elle manquait de soldats et d'armes, elle parvenait à peine à payer à la France les énormes contributions qu'on avait exigées d'elle à Tilsitt ; mais, si opprimée, si impuissante qu'elle fût, elle n'en conservait pas moins le sentiment de sa nationalité et l'espoir de redevenir libre. Le drapeau étranger qui flottait sur les places fortes, était comme une bannière de deuil maudite par tous les cœurs allemands. Aussi, malgré la terreur de la cour et le silence des autorités, il se faisait dans ce malheureux pays un travail sourd de révolte et de délivrance. Dans les universités la jeunesse acclamait avec enthousiasme ces noms chéris de Teutonia, de Germania, que les professeurs faisaient retentir. Un hardi patriote, le professeur Arndt, appelait tous les peuples de la famille allemande à se montrer solidaires les uns des autres. La génération nouvelle grandissait et s'exaltait, et de mystérieuses associations se formaient pour affranchir la patrie ; la Prusse se couvrait de sociétés secrètes, qui empruntaient aux traditions du moyen âge leur organisation et leurs symboles ; l'association de la Vertu, le Tugend-Bund, étendait ses ramifications en Prusse, en Saxe, en Westphalie, en Thuringe et partout où frémissaient des cœurs allemands sous le joug de la France. Et cependant l'heure du réveil de l'Allemagne n'était pas encore venue ; les gouvernements, captifs ou vassaux, ne pouvaient seconder le vœu des peuples ; l'or, les armées, les arsenaux, les alliances, tout manquait : l'Autriche seule, par exception, était en mesure de tirer l'épée contre Napoléon, et dans ce but elle avait mis sur pied des forces immenses.

Napoléon comprenait sans peine que le seul moyen de conserver la paix avec l'Autriche consistait à vaincre sans cesse les autres puissances coalisées contre sa couronne ; mais il dissimulait ce qu'il pensait de cette amitié douteuse et malveillante, parce que son grand principe était de n'avoir jamais affaire qu'à un seul ennemi. Lorsque le cabinet de Vienne eut vu l'élite de nos troupes occupée en Espagne à une guerre sans résultat, il crut le moment favorable pour opérer une diversion sur nos frontières de l'est, et après avoir organisé aussi secrètement que possible une armée de quatre cent mille hommes, commandée par l'archiduc Charles, il fit envahir le territoire de la Confédération du Rhin.

Napoléon avait pour coutume de déjouer par l'impétuosité de ses plans les calculs et les prévisions de ses ennemis. C'était le 8 avril 1809 que l'empereur d'Autriche avait pris l'offensive sur tous les points ; le 16 du même mois, Napoléon, revenu des Pyrénées, se trouvait à Dillingen, auprès du roi de Bavière, déjà chassé de sa capitale et réduit à solliciter l'appui de la France.

Soldats, dit Napoléon à ses troupes, le territoire de la Confédération a été violé ; le général autrichien veut que nous fuyions à l'aspect de ses armes et que nous lui abandonnions nos alliés ; j'arrive avec la rapidité de l'éclair. Soldats ! j'étais entouré de vous lorsque le souverain de l'Autriche vint à mon bivouac en Moravie ; vous l'avez entendu implorer ma clémence et me jurer une amitié éternelle. Vainqueurs dans trois guerres, l'Autriche a dû tout à notre générosité ; trois fois elle a été parjure ! Nos succès passés nous sont un sûr garant de la victoire qui nous attend. Marchons donc, et qu'à notre aspect l'ennemi reconnaisse son vainqueur !

 

Dès les premiers chocs la victoire se montra fidèle aux Français. Le 19 avril, le combat de Thann ouvrit glorieusement la campagne ; le lendemain Napoléon, à la tête des Wurtembergeois et des Bavarois, jaloux de combattre sous ses ordres, battait séparément deux armées ennemies à Abensberg ; le surlendemain ses aigles triomphaient à Landshut ; le 22, à Eckmühl ; cent dix mille Autrichiens, attaqués sur tous les points, tournés par leur gauche, et successivement chassés de leurs positions, fuyaient dans la plus épouvantable déroute devant cinquante mille combattants, et abandonnaient à Napoléon vingt mille prisonniers et leur artillerie. Le 23, la victoire de Ratisbonne, due aux combinaisons de l'empereur, rouvrait au roi de Bavière les portes de sa capitale. Pendant l'action, Napoléon fut blessé au pied d'une balle amortie qui lui fit une forte contusion. Le lendemain, il passait en revue ses troupes et leur distribuait des récompenses :

Soldats, leur disait-il encore, l'ennemi, enivré par un cabinet parjure, semblait ne plus conserver un souvenir de vous ; son réveil a été prompt, vous lui avez apparu plus terribles que jamais. Naguère il a traversé l'Inn et envahi le territoire de nos alliés, naguère il promettait de porter ses armes dans notre patrie ; aujourd'hui, défait, épouvanté, il fuit en désordre. Déjà mon avant-garde a passé l'Inn ; avant un mois nous serons à Vienne.

 

Il tint parole, et le 10 mai, après une série de combats glorieux pour la grande-armée, l'empereur campa sous les murs de Vienne. La population, exaspérée par les revers de l'Autriche, voulut défendre cette capitale ; l'archiduc Maximilien, qui dirigeait sa résistance, fit serment de s'ensevelir sous ses ruines ; mais l'empereur, au milieu de la nuit, fit bombarder la ville et y jeta deux mille obus qui de toutes parts y allumèrent l'incendie. Un officier autrichien vint alors annoncer à Napoléon que la jeune archiduchesse Marie-Louise, retenue à Vienne par une indisposition fort grave, se trouvait exposée au feu des assiégeants : aussitôt l'empereur donna une autre direction aux batteries. Cependant l'archiduc, n'espérant plus sauver la capitale, se hâta de l'abandonner à la discrétion du vainqueur, et le 13 mai la grande-armée et son chef entrèrent dans Vienne. Napoléon pouvait déjà remarquer que la guerre avait pris une face nouvelle. L'empereur ne luttait plus contre les cours, mais bien contre les peuples de l'Europe. Des soulèvements éclataient en Westphalie contre le roi Jérôme ; une insurrection soulevait le Tyrol ; les paysans du Wurtemberg se révoltaient contre leur roi, trop fidèle à Napoléon ; l'intrépide major Schill, chef de partisans prussiens, faisait la guerre pour son propre compte à travers la Prusse et la Poméranie ; un prince de la maison de Brunswick attaquait notre allié le roi de Saxe, et ses entreprises soulevaient de vives sympathies. Partout, il est vrai, les soldats de Napoléon faisaient face et écrasaient leurs ennemis à la faveur de la discipline et du nombre ; mais cette compression violente coûtait à l'empereur un sang précieux et lui inspirait de justes inquiétudes pour l'avenir.

Napoléon prit à peine trois jours de repos au palais de Schœnbrunn ; dès le 19 mai un combat meurtrier l'avait rendu maître de l'île Lobau, dont l'occupation assurait les communications de son armée, et lui fournissait un point d'appui pour franchir le Danubien face de l'armée autrichienne. Deux jours après, comme par enchantement, trois ponts formant ensemble un prolongement de mille mètres avaient été jetés sur le fleuve, et l'armée s'y précipité pour aborder l'ennemi. Nos troupes s'élevaient à peine au tiers de celles que commandait l'archiduc Charles. La journée du 21, pendant laquelle les maréchaux Lannes et Masséna déployèrent un courage admirable, fut employée à paralyser, par une résistance meurtrière, les efforts de l'armée autrichienne. Le lendemain, nos soldats ayant reçu des renforts reprirent l'offensive à Essling. Masséna, Lannes, Bessières, dociles aux ordres de l'empereur, réussirent à percer le centre de l'ennemi. La victoire était certaine, lorsqu'un événement dérangea les projets de Napoléon. Le prince Charles, comptant sur la crue du Danube, avait fait jeter dans le fleuve des masses énormes d'arbres et de poutres. Le Danube ne trompa point ses espérances, et les trois ponts établis par l'empereur furent emportés par les eaux. L'armée française, opposée à un ennemi supérieur en nombre, se trouvait encore séparée de sa cavalerie, de son parc de réserve et du corps de Davout. Napoléon comprit alors l'imminence du danger ; il ordonna au duc de Montebello de ralentir son mouvement et de se replier en arrière. L'ennemi, qui déjà prenait la fuite, revint alors à la charge, et, pendant dix heures d'efforts inouïs, essaya, mais en vain, de culbuter l'armée française. Le dévoue- ment de Masséna répondit à la confiance de Napoléon et à la grandeur du péril. Le village d'Essling fut pria et repris huit fois ; l'ennemi tira quarante mille coups de canon, tandis que les munitions manquèrent à nos troupes ; de part et d'autre on fit des pertes énormes, mais l'empereur eut à déplorer la mort d'un de ces hommes qui, à eux seuls, pèsent autant qu'une armée dans la balance de l'histoire : le maréchal Lannes, duc de Montebello, fut renversé par un boulet qui lui fracassa les deux jambes. Comme on l'emportait sur un brancard, l'empereur accourut, versant des larmes, et, serrant dans ses bras son intrépide lieutenant, il lui dit : Lannes, me reconnais-tu ? c'est l'empereur, c'est Bonaparte, c'est ton ami. Il n'en obtint que des mots entrecoupés. Quoi qu'il en soit, Napoléon paya de sa personne, à la fatale journée d'Essling, comme l'eût fait un simple soldat. Au plus fort du danger, le général Walther lui cria : Sire, retirez-vous, où je vous fais enlever par mes grenadiers. Cependant les eaux du Danube grossissaient toujours, et les efforts qu'on tentait pour rétablir les ponts étaient déjoués par la violence du courant et par les amas d'arbres et de radeaux chargés de pierres que l'ennemi abandonnait au fleuve. Douze mille blessés français se pressaient sur la rive, attendant des secours qu'on ne pouvait leur donner. Nous avions perdu notre grosse cavalerie, nos vaillants carabiniers et l'élite des combattants ; ce fut une nuit terrible. Napoléon, monté sur un frêle bateau, exposé à la fureur des vents et du fleuve, parvint à regagner l'île Lobau ; les communications avec les deux rives furent momentanément rétablies, et l'armée se retira dans l'île, entraînant avec elle ses blessés, dont la plupart périrent faute de secours. Tel fut le désastre d'Essling, qu'on présenta au peuple de Paris comme une victoire ; mais l'opinion ne prit point le change.

Tandis que ces événements s'accomplissaient non loin de Vienne, Poniatowski défendait la Pologne contre l'archiduc Ferdinand ; et le prince Eugène, vice-roi d'Italie, d'abord repoussé parles Autrichiens, revenait à la charge et célébrait par la victoire de Raab le double anniversaire de Marengo et de Friedland. Réuni au maréchal Mar- mont, il amena à Napoléon de puissants renforts, et l'empereur se vit bientôt en état de reprendre l'offensive. Par ses ordres, des travaux gigantesques furent entrepris et menés à terme en moins de quarante jours. Le Danube fut de nouveau couvert de ponts dont la solidité bravait le courant ; l'île Lobau fut fortifiée par toutes les ressources du génie militaire. Enfin, le 4 juillet, la grande armée franchit de nouveau le fleuve et se déploya dans la vaste plaine que l'archiduc avait hérissée de redoutes et de palissades. Le lendemain, elle obtint à Enzersdorff des succès qui en présageaient de plus assurés ; le 6 juillet, elle livrait la bataille sanglante de Wagram, qui décidait du sort de la monarchie autrichienne. Quatre cent mille hommes et six cents pièces de canon lancèrent la mort, de part et d'autre, pendant, douze heures. La victoire fut chaudement disputée et faillit plus d'une fois échapper aux aigles françaises. Il y eut un moment où l'empereur, voyant une partie de son armée détruite et l'autre ébranlée, parut chercher la mort au milieu d'un effroyable déluge de boulets dirigés contre lui : il fut épargné. En ce moment, comme par l'effet d'une illumination soudaine, il ordonna à Macdonald d'attaquer le centre de l'ennemi, et lit soutenir ce mouvement décisif par une formidable batterie de cent pièces de canon : alors la victoire reparut sous nos drapeaux pour leur demeurer fidèle jusqu'à la fin du combat. L'archiduc, écrasé de front par Macdonald et par Masséna, débordé par Davout et Oudinot, consentit enfin à battre en retraite. Ce fut un combat de géants, une immense destruction d'hommes. La bataille de Wa- gram valut aux généraux Oudinot et Macdonald le bâton de maréchal de l'empire, et à Marmont, créé maréchal sur le champ de bataille de Znaïm, le titre de duc de Raguse. L'archiduc Charles, quoique vaincu, avait réussi à opérer une savante retraite et se trouvait en état de poursuivre les hostilités ; mais, après tant de pertes éprouvées dans les rangs opposés, on sentait le besoin de la paix. Le 11 juillet, l'Autriche demanda et obtint un armistice, et Napoléon retourna à Schœnbrunn, d'où il pressa le résultat des négociations ouvertes entre les deux cours. Il avait senti que la guerre n'était plus pour lui, comme naguère, un jeu facile. Ses ennemis avaient grandi en résolution et en tactique ; le désespoir leur donnait des forces, les défaites leur servaient de leçons. D'ailleurs il n'était plus temps pour lui de se dissimuler la haine que son nom inspirait à l'Allemagne ; ce sentiment se révélait par des actes du fanatisme le plus dangereux.

Un jour que l'empereur passait la revue de sa garde, un jeune étranger d'une figure douce et belle se présenta à lui comme pour lui remettre un placet ; on l'avertit de choisir un autre moment, et, comme il insistait, on s'aperçut qu'il était armé d'un couteau. Napoléon, après la revue, ordonna que l'assassin lui fût amené.

D'où êtes-vous, lui dit-il, et depuis quand êtes-vous à Vienne ? — Je suis d'Erfurth, répondit le jeune enthousiaste, et j'habite Vienne depuis deux mois. — Que me vouliez-vous ? — Vous demander la paix. — Pensiez-vous que j'eusse voulu écouter un homme sans caractère et sans mission ? — En ce cas, je vous aurais poignardé. — Quel mal vous ai-je fait ? — Vous opprimez ma patrie et le monde entier ; si vous ne faites point la paix, votre mort est nécessaire au bonheur de l'humanité ; en vous tuant, j'aurais fait la plus belle action qu'un homme d'honneur puisse entreprendre. — Est-ce la religion qui a pu vous déterminer ? —Non ; mon père, ministre luthérien, ignore mon projet ; je ne l'ai communiqué à personne, je n'ai reçu de conseil de qui que ce soit ; seul, depuis deux ans, je médite votre changement ou votre mort. — Êtes-vous franc-maçon, illuminé ? — Non. — Vous connaissez l'histoire de Brutus ? — Il y a eu deux Romains de ce nom ; le dernier est mort pour la liberté. — Avez-vous eu connaissance la conspiration de Moreau et de Pichegru ? — Les papiers m'en ont instruit. — Que pensez-vous de ces hommes ? — Ils ne travaillaient que pour eux et craignaient de mourir. — On a trouvé sur vous un portrait ; quelle est cette femme ? — Une jeune personne à qui je devais m'unir, la fille adoptive de mon père. — Quoi ! votre cœur est ouvert à des sentiments si doux, et vous n'avez pas craint de perdre les êtres que vous aimez ? — J'ai cédé à une voix plus forte que celle de la tendresse. — Vous avez une tête exaltée ; si je vous pardonnais, seriez-vous fâché de votre crime ? — Je ne veux pas de pardon ; j'éprouve le plus vif regret de n'avoir pu réussir, et je ne vous en tuerais pas moins.

 

Napoléon demeura stupéfait de ce fanatisme ; il donna l'ordre d'emmener le prisonnier. Quand il fut sorti : Voilà, dit l'empereur, les résultats de cet illuminisme qui infecte l'Allemagne ; mais on ne détruit pas une secte à coups de canon. Quoi qu'il en soit, il voulait faire grâce au jeune exalté ; mais l'énergique assurance de cet homme ne se démentit pas, bien qu'il fût demeuré quatre jours sans prendre de nourriture. Ramené à Vienne, l'assassin fut traduit devant un conseil de guerre et condamné à être passé par les armes. Sur le lieu du supplice il s'écria d'une voix forte : Vive la liberté ! vive l'Allemagne ! mort à son tyran ! et il tomba. Ce malheureux se nommait Stabs.

La tentative du Mucius Scévola allemand eut une in- fluence marquée sur les concessions que fit l'empereur : Napoléon craignit que Stabs n'eût, comme l'assassin de Porsenna, des imitateurs parmi les vengeurs de l'Allemagne. Des conférences avaient été ouvertes à Raab ; elles durèrent plusieurs mois, pendant lesquels les hostilités furent plus d'une fois reprises. A la fin, l'habile ministre de Napoléon, M. de Champagny, termina les négociations et conclut avec le prince de Lichtenstein un traité de paix que les deux puissances ratifièrent. Par ce traité l'Autriche perdit près de trois millions d'habitants ; elle céda la Galicie avec les provinces illyriennes, le pays de Salzbourg et quelques autres portions de ses États.

Dans l'intervalle de l'armistice à la paix, qui ne fut signée que le 14 octobre, l'Angleterre, déterminée à faire des diversions en faveur de l'Autriche, tenta une expédition dans les Abruzzes et la Calabre, alors en insurrection. Joachim Ier repoussa l'ennemi loin des rivages que l'empereur avait confiés à son courage. Dans le même temps l'Angleterre tenta de s'emparer de Flessingue, où dix vaisseaux de ligne étaient déjà réunis, de ruinet les chantiers d'Anvers, où l'on construisait vingt autres vaisseaux de ligne, et de rendre la navigation de l'Escaut à jamais impraticable. Cette expédition, qui tourna contre ses auteurs, parut débuter heureusement pour nos ennemis ; Flessingue et l'île de Walcheren tombèrent en leur pouvoir. Fouché, duc d'Otrante, alors ministre de la police générale, suppléa, par l'activité de ses mesures, à l'absence de l'empereur ; il mobilisa les gardes nationales de l'empire, et cette mesure, jointe aux efforts du maréchal Bernadotte, fit échouer les plans de l'ennemi. Les Anglais évacuèrent Flessingue, après avoir perdu douze mille hommes, morts de la fièvre ou détruits par nos armes.

Mais l'Italie était le théâtre des plus douloureux événements.

Le 17 mai 1809, Napoléon avait rendu de son camp impérial de Vienne le trop fameux décret qui réunissait les États de l'Église à l'empire français. La ville de Rome était déclarée ville impériale et libre. Les terres et les domaines du pape étaient augmentés jusqu'à concurrence d'un revenu net de deux millions. Une consulte devait prendre possession des États pontificaux et y organiser le régime constitutionnel. Pour toute réponse, le pape prépara une bulle d'excommunication contre les auteurs ou complices des attentats dirigés contre le Saint-Siège[1].

Le général Miollis, qui commandait à Rome les troupes de l'empereur, fit signifier au cardinal Pacca que le gouvernement allait être changé, et peu d'heures après, le 10 juin, au bruit de l'artillerie du château Saint-Ange, le pavillon pontifical fut descendu, et l'on éleva le pavillon français : en même temps le décret de réunion fut publié à son de trompe dans la ville éternelle. La nuit suivante, la bulle d'excommunication lancée contre l'empereur fut placardée sur les murs de Rome par les soins des cardinaux, et arrachée par la police française. De part et d'autre on passa les jours suivants à s'observer. Enfin le 6 juillet, le jour même ou Napoléon combattait à Wagram, le général Miollis donna ordre au général Radet d'enlever le pape et de l'éloigner de Rome.

Pie VII s'était retiré au fond du Quirinal, et avait fait fermer les portes de ce palais. Un attroupement composé de la lie des faubourgs donna l'assaut aux murailles de l'édifice. Les portes furent enfoncées à coups de hache ; et les soldats de Miollis, ayant à leur tête le général Radet, pénétrèrent dans les appartements. La garde suisse, sommée de mettre bas les armes, obéit sans résistance, et Radet, suivi de sa troupe, se trouva en face du Saint-Père. Le vénérable pontife était entouré de ses cardinaux et d'un petit nombre de serviteurs fidèles. Pendant quelques minutes un profond silence régna ; à la fin, le général français, la figure pâle, la voix tremblante et pouvant à peine trouver quelques paroles, dit au pape qu'il avait à remplir une mission pénible, mais qu'ayant juré fidélité à l'empereur, il ne pouvait se dispenser d'exécuter son ordre[2] ; qu'en conséquence il le sommait de renoncer à la souveraineté temporelle de Rome. Le pape répondit avec dignité et assurance : Si vous avez cru devoir exécuter de tels ordres de l'empereur parce que vous lui avez fait serment de fidélité et d'obéissance, pensez de quelle manière nous devons, nous, soutenir les droits du Saint-Siège, auquel nous sommes lié par tant de serments. Nous ne devons pas, nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas... Quelques moments après, le pape demanda s'il fallait qu'il partît seul, et Radet lui accorda d'emmener avec lui le cardinal Pacca. Bientôt le pape et le cardinal, environnés de gendarmes, de sbires et de rebelles, marchant avec peine sur les débris des portes jetées à terre, furent conduits à la principale issue de Monte-Cavallo, où se trouvait prête la voiture du général Radet. Sur la place étaient rangées en bataille des troupes napolitaines. Le pape les bénit, ainsi que la ville de Rome, puis monta dans la voiture, avec le cardinal Pacca ; un gendarme ferma les portières à clef, et l'escorte prit la route du nord, par la porte du Peuple. Le pape n'emportait pour tout bien qu'une petite pièce de monnaie valant à peine un franc, et n'avait d'autres habits que ceux qui couvraient son corps ; se conformant à la lettre à ce divin précepte Vous ne porterez rien en chemin, ni pain, ni deux tuniques, ni argent. Et le soir même, des mains hardies inscrivaient sur les murs de Rome cette apostrophe sublime du Dante : Je vois le Christ captif en son vicaire ; je le vois encore une fois moqué ; je le vois encore abreuvé de vinaigre et de fiel !

A quatre heures du matin (huit heures d'Italie), on partit de Rome pour la Toscane ; la stupeur régnait sur le visage du peuple. A Monterosi, beaucoup de femmes, ayant reconnu le Saint-Père dans un carrosse entouré de gendarmes le sabre nu, et le voyant transporté comme un prisonnier, imitèrent la tendre compassion des femmes de Jérusalem, et commencèrent à se frapper la poitrine en versant des larmes. Le général Radet, redoutant ces démonstrations pieuses, fit baisser les rideaux de la voiture, en dépit d'une chaleur étouffante. A Florence, Élisa Bacciochi, sœur de Napoléon et grande-duchesse de Toscane, envoya complimenter le pape et lui fit offrir ses services. A Alexandrie, le peuple parut vouloir se soulever en faveur de l'auguste captif ; mais Pie VII l'engagea à se résigner comme lui. Partout les populations se livraient aux marques les plus certaines d'affliction et de deuil ; c'était à qui s'approcherait du saint - père pour baiser ses mains, le consoler et le plaindre. Comme le pieux pontife approchait de Grenoble, la garnison de Saragosse, prisonnière dans cette ville, obtint la permission d'aller au-devant de lui, et se prosterna tout entière pour recevoir sa bénédiction. La population de Grenoble avait suivi ce mouvement et s'était partout agenouillée sur le passage du pape. C'était là qu'une résidence avait été assignée au Saint-Père. A peine y était-il arrivé, que le cardinal Fesch, oncle de l'empereur et archevêque de Lyon, lui envoya ses grands vicaires et des traites pour cent mille francs.

Ces généreuses protestations qui émanaient du peuple et de la famille même de Napoléon, n'eurent point pour résultat d'éclairer l'empereur, et de le rappeler à une politique plus conforme aux vœux et aux intérêts du peuple chrétien. Cependant le pape reçut l'avis de se préparer à partir pour Valence, puis pour Avignon, et enfin pour Nice et Savone. C'est dans cette dernière ville, voisine de Gènes, qu'il lui fut permis de résider : là aussi il eut à souffrir de douloureuses tribulations, qu'adoucirent les respects et les pieuses sympathies des fidèles.

 

 

 



[1] Ces expressions étaient celles de la bulle d'excommunication : le pape n'avait pas voulu nommer l'empereur.

[2] Ce n'était point l'empereur qui avait ordonné d'enlever le pape ; mais le général Miollis ne fut point désavoué.