HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON Ier

 

CHAPITRE IV. — AVÈNEMENT A L'EMPIRE. - SACRE. - CAMPAGNE D'AUTRICHE, DE PRUSSE ET DE POLOGNE. - PAIX DE TILSITT.

 

 

Tout ce qui peut contribuer au bien de la patrie est essentiellement lié à mon bonheur ; j'accepte le titre que vous croyez utile à la gloire de ma nation. Je soumets à la sanction du peuple la loi de l'hérédité ; j'espère que la France ne se repentira jamais des honneurs dont elle environnera ma famille. Dans tous les cas, mon esprit ne sera plus avec ma postérité, le jour où elle cesserait de mériter l'estime et la confiance de la grande nation.

Ainsi parla Napoléon lorsque le président du sénat, Cambacérès, lui présenta, à Saint-Cloud, le sénatus-consulte du 28 floréal.

Du fond de sa retraite, Louis XVIII adressa à tous les cabinets une protestation contre l'avènement de l'empereur ; mais le bruit des grands événements qui s'accomplissaient en Europe, et les acclamations du peuple français parlèrent plus haut que le prince exilé.

A peine l'empereur Napoléon est-il porté sur le pavois, qu'aussitôt des décombres de la république s'élève, comme par enchantement, une cour splendide, avec son connétable, son grand électeur, son archichancelier, son architrésorier, ses chambellans, ses écuyers et ses pages. Le titre de maréchal de l'empire est conféré à dix-huit généraux issus de la révolution : ce sont Berthier, Murat, Moncey, Jourdan, Masséna, Augereau, Bernadotte, Soult, Brune, Lannes, Mortier, Ney, Davout, Bessières, Kellermann, Lefebvre, Pérignon et Sérurier ; les évêques saluent par de nouveaux mandements l'avènement à l'empire, et peut-être le bonheur qu'ils ressentent en voyant le nouvel ordre de choses garantir la paix à la religion, leur fait-il trop perdre de vue que le nouveau Cyrus, le nouveau Mathathias, le nouveau Josaphat, retournera trop tôt contre Rome cette puissance et ce glaive qui ne lui ont été remis que pour le salut de la société et la ruine de l'anarchie.

Cependant l'empereur signale par un acte de clémence le premier moment de son règne. Georges Cadoudal attendait la mort avec ses complices, au nombre de vingt, parmi lesquels on comptait Armand de Polignac, le marquis de Rivière, Bouvet de Lozier, le général Lajolais, Russilion, Rochelle, Gaillard et Charles d'Hozier. L'impératrice Joséphine joignit ses larmes à celles de Mme de Polignac : Je puis pardonner à votre mari, dit Napoléon, car c'est à ma vie qu'on en voulait. La grâce d'Armand de Polignac fut prononcée. Mme Murat, sœur de l'empereur, se chargea de celle de M. de Rivière, et l'obtint. Le général Rapp, aide de camp de Napoléon, alla à Saint-Cloud solliciter celle de Russilion ; il réussit comme Mme Murat. L'empereur remit encore leur peine à cinq autres : ainsi huit des conjurés échappèrent à l'échafaud. Georges, n'ayant pas voulu demander sa grâce, périt avec douze autres conjurés.

Une loi de l'an X avait créé l'ordre de la Légion d'honneur : Napoléon, qui se souciait peu désormais de froisser les susceptibilités révolutionnaires, songea enfin à distribuer solennellement les croix et les cordons de cette nouvelle chevalerie. Comme par un défi jeté aux idées de 1789, l'empereur choisit l'anniversaire de la prise de la Bastille pour inaugurer cette institution monarchique. La fête eut lieu sous le dôme des Invalides. Pour la première fois depuis leur avènement au trône, l'empereur Napoléon et l'impératrice Joséphine se montrèrent au peuple, à la tête d'un cortège déjà digne des Césars. Un des premiers soins de l'empereur avait été de rétablir toutes les formules d'étiquette de l'ancienne cour des Bourbons.

L'empereur se rendit au camp de Boulogne pour y surveiller par lui-même les armements destinés à la conquête de l'Angleterre. Les armées de terre et de mer, rassemblées sur la côte, l'accueillirent avec les démonstrations les plus vives d'allégresse et d'enthousiasme. Ce fut alors que l'empereur eut la pensée de distribuer solennellement à l'armée expéditionnaire les décorations qui avaient été tenues en réserve pour elle. La fête fut sans exemple dans l'histoire. Plus de cent mille soldats entouraient la hauteur où s'était placé Napoléon ; le bruit des canons, des fanfares et des tambours retentissait le long des rivages de l'Océan ; le ciel était pur et serein, un soleil d'été resplendissait dans toute sa gloire. Au centre de l'amphithéâtre Napoléon était assis sur le trône de fer des anciens rois mérovingiens ; derrière lui était le bouclier de Bayard, les croix d'honneur emplissaient le casque de Du Guesclin ; partout s'élevaient des trophées, surmontés de guirlandes, et formés à l'aide des armes et des drapeaux enlevés aux ennemis dans les campagnes d'Égypte, d'Italie et d'Allemagne.. Vingt fois durant la cérémonie, la distribution des croix fut suspendue par le cri de Vive l'empereur ! C'était comme une intronisation militaire, comme un engagement solennel entre le nouveau chef des Francs et ses leudes. Le séjour de l'empereur au milieu de l'armée expéditionnaire se prolongea encore six semaines, durant lesquelles toute la côte fut inspectée de Boulogne à Ostende.

Napoléon partit ensuite pour Aix-la-Chapelle ; cette vieille résidence de Charlemagne, qui n'était plus pour l'Europe moderne que le chef-lieu du département de la Roër, retrouva pour quelques heures son antique splendeur et son importance historique. Napoléon y reçut pour la première fois l'ambassadeur de l'empereur d'Autriche ; c'était comme la reconnaissance de ce fait, que l'empire français, sous la dynastie de Bonaparte comme sous celle de Charles le Grand, était devenu l'empire d'Occident, le saint - empire. Bientôt tous les gouvernements catholiques saluèrent à leur tour Napoléon du titre impérial.

Le 10 frimaire (1er décembre), le sénat présenta à Napoléon le plébiscite qui reconnaissait l'hérédité de la dignité impériale dans sa famille. Soixante mille registres avaient été ouverts dans les départements : leur dépouillement constata trois millions cinq cent vingt-un mille votes en faveur de l'empire, et seulement deux mille cinq cent soixante-dix-neuf suffrages négatifs. Je monte au trône, dit Napoléon au sénat, au trône où m'ont appelé les vœux unanimes du sénat, du peuple et de l'armée, le cœur plein du sentiment des grandes destinées de ce peuple que, du milieu des camps, j'ai le premier salué du nom de grand. Depuis mon adolescence, mes pensées tout entières lui sont dévolues... Mes descendants conserveront longtemps ce trône.

Napoléon, ayant sans cesse devant les yeux l'exemple de ce même Charlemagne dont nous venons de prononcer le nom, voulut, comme lui, ajouter à ses droits impériaux la consécration du souverain pontife. Dès son avènement à l'empire, il avait fait présent au pape Pie. VII du brick le Saint-Pierre ; quelques mois plus tard il demanda au Saint-Père de venir à Paris, comme autrefois le pape Étienne, oindre de l'huile sainte la tête du fondateur d'une nouvelle dynastie. Le pape hésita, mais n'écoutant que les intérêts de l'Église, il consentit à-se rendre au vœu de l'empereur ; il traversa donc la France, où la présence d'un souverain pontife était, depuis le moyen âge, un spectacle inaccoutumé : les peuples s'étonnèrent de l'involontaire respect dont les saisissait la vue de ce pauvre vieillard, débile de corps, courbé sous les années, et que le monde catholique saluait du nom de vicaire de Jésus-Christ. L'empereur se rendit à Fontainebleau pour y recevoir lui-même le pape. Pie VII, à son arrivée à Paris, occupa un logement aux Tuileries ; par suite d'une attention délicate de Napoléon, la chambre qu'occupa Sa Sainteté était distribuée et meublée absolument de la même manière quenelle qu'elle occupait à Rome, à Monte-Cavallo, sa résidence habituelle.

Pie VII avait la figure empreinte du double caractère de la noblesse et de la bonté ; on remarqua, pendant son séjour à Paris, qu'il parlait peu, mais toujours avec dignité : indulgent pour les autres, il usait pour lui, selon la coutume des saints, d'une rigueur extrême ; il dînait seul et ne buvait que de l'eau. Dans les intervalles que ses occupations laissaient libres, il visitait les églises et les monuments publics, et partout sur son passage il trouvait une multitude nombreuse agenouillée pour recevoir ses bénédictions. On remarqua surtout qu'à l'exemple de notre divin maître, qui a prononcé cette parole : Laissez venir à moi les petits enfants, le pieux successeur de saint Pierre se plaisait à bénir et à caresser les enfants que leurs mères venaient lui présenter, ou qu'il distinguait lui-même dans la foule. Il était vêtu d'une soutane blanche et sans ornements. Comme il visitait l'imprimerie impériale, le directeur de ce vaste établissement lui fit hommage d'un volume qu'il venait de faire imprimer en sa présence. Ce même jour, il se trouva dans la foule un jeune homme du peuple qui s'obstina à garder son chapeau sur la tête devant le Saint-Père ; les spectateurs, indignés, se préparaient à faire justice de cette insolence ; mais Pie VII retint ce mouvement spontané, et, s'approchant de celui dont l'obstination causait ce scandale, il lui dit d'un ton paternel : Découvrez-vous, jeune homme, la bénédiction d'un vieillard porte toujours bonheur. Et celui à qui s'adressaient ces paroles, vaincu par tant de charité, s'inclina avec respect.

Le 11 frimaire an XIII, sous les voûtes de la vieille cathédrale de Paris, étincelante de feux et d'or, eut lieu la cérémonie imposante du sacre. Dès neuf heures du matin, le pape sortit des Tuileries dans une voiture à huit chevaux, surmontée d'une tiare et des attributs de la papauté, pour se rendre à l'église Notre-Dame. Une heure après, l'empereur et l'impératrice suivirent la même route : le couple impérial occupait une voiture éclatante d'or et de peintures précieuses, conduite par huit chevaux de couleur isabelle et richement caparaçonnés. Napoléon et Joséphine étaient revêtus d'ornements magnifiques et qui rappelaient le costume pittoresque du moyen âge. Le manteau du sacre était de velours cramoisi, parsemé d'abeilles d'or, doublé de satin blanc et d'hermine. Jamais, aux jours mêmes des splendeurs de Louis XIV et de François Ier, les yeux n'avaient été éblouis par une si grande pompe et par un si prodigieux amas d'or et de pierreries. Le nombre des spectateurs s'élevait à près de cinq cent mille, tant sur le passage du cortège que dans la cathédrale et sur le faîte des toits. Le temps, qui avait été nébuleux toute la matinée, s'éclaircit tout à coup au moment où l'empereur parut sur le parvis de Notre-Dame, et la foule crut reconnaître à ce signe un présage favorable. L'empereur et le peuple avaient déjà remarqué qu'un beau soleil avait coutume d'éclairer les fêtes données en l'honneur de Napoléon, et ils attachaient à cette circonstance une idée superstitieuse. Le pape sacra Napoléon et Joséphine en présence des princes de la maison impériale, des membres du sacré collège, des prélats français, de tous lès ordres de l'État, du corps diplomatique et d'une députation de la république italienne. Après avoir fait la triple onction, il adressa au Ciel l'oraison suivante : Dieu tout-puissant, qui avez établi Azaël pour gouverner la Syrie, et Jéhu roi d'Israël, en leur manifestant vos volontés par l'organe du prophète Élie ; qui avez également répandu l'onction sainte des rois sur la tête de Saül et de David par le ministère du prophète Samuel, répandez par mes mains les trésors de vos grâces et de vos bénédictions sur votre serviteur Napoléon, que, malgré notre indignité personnelle, nous consacrons aujourd'hui empereur en votre nom.

Prenant alors la couronne des mains du Saint-Père, Napoléon la posa sur sa tête, comme s'il voulait par cette action indiquer qu'il ne tenait son pouvoir que de lui-même, et non de Rome. Un moment après, l'impératrice s'étant mise à genoux devant lui, l'empereur la couronna de ses propres mains. Cette cérémonie du sacre frappa vivement les esprits : la multitude et l'armée demeurèrent saisies d'admiration au spectacle de ces pompes, dont la France avait perdu le souvenir. Les incrédules, et ils étaient nombreux, eurent cependant quelque peine à retenir leurs moqueries en présence des pieuses manifestations de l'Église ; ils souriaient au spectacle de la mule et au passage du porte-croix de Sa Sainteté ; et pourtant, de toutes les grandeurs de ce jour, l'humble croix est demeurée seule debout dans le monde.

Le lendemain, une grande solennité militaire, la distribution des aigles, réunit l'armée au Champ-de-Mars. Peu de jours après, le pape quitta Paris sans avoir pu obtenir pour l'Église ce qu'il avait le droit d'attendre de la reconnaissance de Napoléon.

L'empereur poursuivait à pas de géant le terme où son ambition voulait atteindre. Ce n'était déjà plus assez pour lui de la couronne impériale de France ; la couronne des anciens rois lombards, qu'avait également portée Charlemagne, dut à son tour ceindre son front. Le 17 mars 1805, de nouveaux députés de la république italienne, avant passé les monts, vinrent offrir à Napoléon le titre de roi d'Italie.

Depuis le moment — répondit l'empereur, sur son trône, dans tout l'appareil de la puissance suprême, — où nous parvînmes pour la première fois dans vos contrées, nous avons toujours eu la pensée de créer indépendante et libre la nation italienne. Nous avons poursuivi ce grand projet au milieu de l'incertitude des événements.

Nous formâmes d'abord les peuples de la rive droite du Pô en république Cispadane, et ceux de la rive gauche en république Transpadane. Depuis, de plus heureuses circonstances nous permirent de réunir ces États et d'en former la république Cisalpine. Au milieu des soins de toute espèce qui nous occupaient alors, nos peuples d'Italie furent touchés de l'intérêt que nous portâmes à tout ce qui pouvait assurer leur prospérité et leur bonheur ; et lorsque, quelques années après, nous apprîmes, au bord du Nil, que notre ouvrage était renversé, nous fûmes sensible aux malheurs auxquels vous étiez en proie. Grâce à l'invincible courage de nos armées, nous parvînmes dans Milan lorsque nos peuples d'Italie nous croyaient encore sur les bords de la mer Rouge.

Notre première volonté, encore tout couvert du sang et de la poussière des batailles, fut la réorganisation de la patrie italienne...

La séparation des couronnes de France et d'Italie, qui peut être utile pour assurer l'indépendance de vos descendants, serait dans ce moment funeste à votre existence et à votre tranquillité. Je la garderai, cette couronne, mais seulement tout le temps que vos intérêts l'exigeront...

 

Napoléon partit pour Milan avec l'impératrice, et revit avec elle le champ de bataille de Marengo, sur lequel il passa en revue une armée de trente mille hommes ; il avait revêtu ce jour-là le vieil uniforme consulaire usé et troué qu'il portait dans cette mémorable action. le 8 mai, il fit à Milan une entrée solennelle ; le 26 eut lieu le second couronnement, et Napoléon fut sacré roi d'Italie par le cardinal Caprara. Comme à Paris, il se couronna lui-même, et s'écria en prenant la couronne de fer sur l'autel : Dieu me la donne, gare à qui la touche ! Le prince Eugène de Beauharnais, fils de Joséphine, fut déclaré vice-roi d'Italie.

Le 4 juin suivant, la république Ligurienne — l'ancien territoire de Gênes — fut réunie à l'empire français, et forma les trois départements de Gênes, de Montenotte et des Apennins. Un mois après, les États de Parme furent également incorporés à la France, et la république de Lucques forma l'apanage d'Élisa Bonaparte, sœur de l'empereur et femme de Pascal Bacciochi, officier corse. Ce dernier reçut les titres de prince de Piombino et d'Altesse Sérénissime.

Ainsi l'empereur en était venu à réunir sous sa domination l'immense territoire des anciennes Gaules cisalpine et transalpine. L'Europe continentale, effrayée de ces envahissements successifs qui révélaient une tendance à la domination universelle, ne pouvait tarder davantage à se lever à la voix de l'Angleterre, pour y opposer une digue ; une nouvelle coalition se forma contre la France. Le ministre Pitt détermina la Suède, la Russie et l'Autriche à se réunir sous le drapeau de la haine commune.

L'empereur était de retour en France ; il se rendit au camp de Boulogne, où se trouvait rassemblée la grande armée d'Angleterre. Le port de Boulogne contenait, à lui seul, neuf cents bâtiments de guerre ; depuis deux ans les côtes de la Manche étaient couvertes de nos vaisseaux, et la flotte se préparait chaque jour par de nouvelles escarmouches navales à la mission que l'empereur lui avait assignée, celle d'attaquer la Grande-Bretagne jusque dans son propre sein, et de renouveler la merveilleuse expédition de Guillaume de Normandie.

Divers présages, que Napoléon acceptait avec empressement, semblaient annoncer le succès de la descente : en creusant la terre pour élever la tente de l'empereur, les ouvriers avaient découvert une hache d'armes romaine ; plus loin, à Ambleteuse, on trouva des médailles de Guillaume le Conquérant ; un autre jour enfin, près de la tour de César, on voyait apparaître, en fouillant le sol, les ruines d'un camp romain, et l'armée saluait avec enthousiasme cette espérance de victoire.

Mais déjà une carrière non moins digne de l'armée française et de son capitaine, s'est ouverte pour eux. Voilà que les légions de l'empereur d'Autriche ont passé l'Inn et envahi le territoire allié de l'électeur de Bavière.

Pendant que quatre-vingt-dix mille hommes, aux ordres de l'archiduc Ferdinand et du général Mack, envahissaient ainsi l'électorat, trente mille autres, commandés par l'archiduc Jean, prenaient position dans le Tyrol, et cent mille combattants marchaient sur l'Adige, sous la conduite de l'archiduc Charles ; deux armées russes accouraient à marches forcées des steppes de la Lithuanie et de la Pologne pour se joindre à la grande armée autrichienne. Cette troisième coalition était prévue ; Napoléon avait reconnu la politique de Pitt et la longue persévérance de l'Angleterre : de sa baraque du camp de Boulogne, il dicta à ses secrétaires le plan d'une nouvelle campagne en Allemagne, et régla le départ de tous les corps d'armée depuis le Hanovre et la Hollande jusqu'aux Pyrénées et aux Alpes ; il prescrivit d'avance l'ordre des marches, leur durée, les points de campement, les lieux où l'ennemi devait être attiré, refoulé et vaincu ; puis, avec la rapidité de l'aigle, qu'il avait prise pour l'emblème de son empire, il transporta de Boulogne sur le Rhin l'armée d'Angleterre, qu'il avait nommée la grande armée. Le 27 septembre l'empereur était à Strasbourg ; déjà le prince Murat, son beau-frère, et le maréchal Lannes avaient passé le Rhin et opéré le mouvement à l'aide duquel l'empereur cherchait à faire croire au général Mack que nous voulions pénétrer en Souabe par les défilés de la forêt Noire, et gagner la tête des eaux du Danube pour agir sur la rive droite. En même temps, et d'un autre côté, Ney marchait sur Stuttgard, Soult sur Heilborn, et Davout sur Œttingen, au delà du Necker ; les autres corps suivaient la direction qui leur avait été assignée, et Masséna défendait l'Italie contre l'archiduc Charles. Le général Mack, trompé par les habiles conceptions de l'empereur, concentrait toutes ses forces autour de la ville d'Ulm ; le 6 et le 7 octobre, cent mille hommes de l'armée française avaient franchi le Danube et occupé une partie de la Bavière. Le 9, Napoléon entrait à Augsbourg ; le 12, à la suite de plusieurs combats glorieux, il s'emparait de Munich, et chassait les Autrichiens de l'électorat ; le 20, trente mille hommes, commandés par Mack et enfermés dans la ville d'Ulm, se rendaient aux Français sans même oser les combattre. Le 26, l'armée passe l'Iser ; le 27, elle franchit l'Inn à son tour ; le 28, elle entre à Braunau ; le 30, à Salzbourg ; elle remporte successivement les combats de Merbach et de Lawbach, s'empare de Lintz, passe la Frann, écrase l'ennemi sous les murs d'Ebersberg : on voudrait en vain suivre ses opérations, dont la promptitude égale la multiplicité ; chaque jour est signalé par un combat, et chaque combat est une victoire. Tout le Tyrol est conquis sur les Allemands le 9 novembre. Le 11, l'avant-garde des Russes est battue ; le 13. l'armée française entre dans Vienne ; le 15, elle est à Presbourg ; le 19, à Brünn et dans toute la Moravie. Ce jour-là, montrant à ses généraux les grandes plaines d'Austerlitz, qui s'étendaient sous leurs regards, Napoléon leur avait dit : Étudiez ce champ de bataille ; dans huit jours nous y verrons l'ennemi.

Cependant les Autrichiens et les Russes, bien supérieurs en nombre aux soldats de Napoléon, occupaient des retranchements formidables, qu'il eût été inhabile d'attaquer de front ; l'empereur, par une adroite manœuvre, feint de se replier vers le nord ; ses ennemis se hâtent de lui couper la retraite : mais c'était là que Napoléon les attendait. Déjà l'empereur de Russie, plein de confiance dans le succès de la bataille qui se préparait, lui avait envoyé un de ses aides de camp comme pour éviter L'effusion du sang au prix de conditions pacifiques ; ces étranges stipulations imposaient à la France la nécessité de renoncer à ses conquêtes du Rhin et de l'Italie. Accepter une pareille honte, c'eût été pour Napoléon s'avouer vaincu avant la bataille, et il n'avait pas accoutumé ses ennemis à des actes de pusillanimité ; cependant il feint de dissimuler et répond à l'envoyé d'Alexandre avec une modestie qui trompe l'aide de camp et lui fait croire à la prochaine défaite de l'armée française. Ce jeune homme s'empresse de rapporter à son maître des espérances que l'événement doit tromper. La veille de la bataille, pendant que les Russes tournent imprudemment les positions de l'armée française, comme pour prévenir toute évasion de sa part, Napoléon dicte une proclamation qui promet d'avance la victoire à ses troupes. Le soir étant venu, par une froide nuit d'hiver, il visite les bivouacs de son armée ; mais les soldats allument des fanaux de paille sur son passage ; et leurs acclamations annoncent de loin à l'ennemi la confiance qu'ils ont dans leur courage et dans le génie de leur capitaine. Enfin, le 11 frimaire an XIV (2 décembre 1805), le soleil perce d'épais nuages et éclaire les trois armées rangées en bataille. Soldats, dit Napoléon en passant devant le front de bandière de plusieurs régiments, il faut finir cette campagne par un coup de tonnerre. Et le combat s'engage sur toute la ligne aux cris de : Vive l'empereur ! Les maréchaux Soult, Lannes, Davout exécutent à la tête de leurs soldats intrépides les manœuvres que Napoléon a prescrites, et qui doivent assurer la victoire. Après deux heures d'une résistance opiniâtre, Kutusoff et les Russes sont chassés des hauteurs de Pratzen et abandonnent la formidable artillerie qui en défendait les approches. L'armée française occupe le centre et la gauche de l'ennemi ; partout le succès répond à son courage ; l'aile droite des armées coalisées est prisonnière ou détruite ; vainement la cavalerie de la garde impériale russe se dévoue-t-elle pour un dernier effort et disperse-t-elle deux de nos bataillons les plus braves de l'armée ; la cavalerie de la garde impériale française, sous la conduite de Rapp, se précipite sur elle avec l'impétuosité d'un torrent : en un moment, canons, artillerie, étendards, tout tombe en notre pouvoir, et Rapp, sur son cheval couvert de blessures, tout sanglant, le sabre brisé, vient annoncer à Napoléon que l'ennemi est partout en fuite. Ce fut pour l'armée austro-russe une retraite plus meurtrière encore que la bataille ; ses malheureuses troupes s'éloignaient en désordre, sur un terrain couvert de cadavres, entre des ravins où l'artillerie française les écrasait ; leur destruction s'accomplissait sans qu'il fût en leur pouvoir de la retarder d'une heure : drapeaux, bagages, artillerie, elles abandonnaient tout aux soldats de Napoléon, et, pour comble d'horreur, quinze mille Russes, fuyant sur un lac glacé — le lac de Menitz —, rompaient la glace sous leur poids et disparaissaient engloutis sous les eaux. Pendant toute la nuit on entendit leurs gémissements, sans qu'il fût possible de les secourir. La grande bataille d'Austerlitz avait dignement signalé le premier anniversaire du couronne- ment de Napoléon. Deux jours après, l'empereur d'Allemagne vint le saluer dans l'humble tente que le vainqueur occupait depuis deux mois. Napoléon consentit à lui accorder la paix, et l'empereur de Russie fut trop heureux d'obtenir un armistice, et de se retirer dans ses États avec les débris de ses troupes.

On a reproché à Napoléon cette courtoisie qui épargnait le plus formidable de ses rivaux. Sans cette générosité irréfléchie, la France eût pu imposer à l'empereur de Russie, à Austerlitz, une paix qu'il fallut plus tard acheter par de douloureux sacrifices. Le lendemain de la victoire, Napoléon rendit plusieurs décrets solennels, qui témoignaient de sa reconnaissance pour la grande armée ; entre autres dispositions, il adopta les enfants des soldats qui avaient péri, ordonna qu'ils seraient élevés et établis à ses frais, et leur permit de joindre à leur nom celui de Napoléon.

La paix qui intervint, et dont l'empereur des Français avait dicté les conditions, agrandit encore l'empire de plusieurs possessions importantes : l'ancien territoire de Venise, la Dalmatie et l'Albanie furent réunis au royaume d'Italie. Les pays d'Anspach, de Clèves et de Berg formèrent l'apanage du prince Murat ; la principauté de Neufchâtel récompensa les services de Berthier. La Bavière eut un souverain ; le duc de Wurtemberg prit à son tour le titre de roi ; et ces deux nouveaux monarques, avec le margrave de Bade, accrurent le nombre des vassaux de Napoléon. Ce traité fut signé à Presbourg le 26 décembre ; le lendemain 27, un décret de Napoléon annonça à l'Europe que la maison royale de Naples avait cessé de régner, et, à la suite d'une courte campagne, ce royaume fut conquis par l'armée française et donné par l'empereur à Joseph, l'aîné de ses frères. Sur ces entrefaites, Eugène de Beauharnais, vice-roi d'Italie et héritier présomptif de ce royaume, épousa la princesse royale de Bavière. Cette mémorable campagne, qui venait de s'accomplir en deux mois, avait ressuscité le vieil empire d'Occident et asservi à la puissance de Napoléon la plus grande monarchie qui se fût élevée depuis la mort de Charlemagne. Mais la fortune nous fut contraire sur les mers : dix-huit vaisseaux français et quinze vaisseaux espagnols, commandés par les amiraux Villeneuve et Gravina, rencontrèrent la flotte anglaise près du cap de Trafalgar. L'amiral Nelson, sous les ordres duquel elle était placée, ne se laissa point intimider par le nombre de ses adversaires ; il engagea un combat formidable-, à la suite duquel les deux flottes combinées de France et d'Espagne furent détruites. Cette bataille coûta la vie aux trois amiraux, et la France dut renoncer, pour de bien longues années, à disputer à l'Angleterre la domination de l'Océan.

L'année 1806 vit rétablir le calendrier grégorien et abolir les dénominations que la république avait substituées aux jours et aux mois de l'année. L'empereur revint triomphant à Paris ; l'admiration du sénat et du peuple lui décerna le nom de grand. Les canons conquis dans la campagne d'Austerlitz furent fondus pour élever à la gloire de la grande armée la colonne impériale de la place Vendôme. La basilique de Sainte-Geneviève fut rendue au culte catholique ; celle de Saint-Denis fut consacrée à la sépulture des empereurs ; et à la place des ossements de nos rois, que la fureur du peuple avait jetés au vent, Napoléon fit ériger trois autels expiatoires, honneur funèbre rendu à nos trois dynasties. D'autres décrets instituèrent les prix décennaux, magnifique récompense promise tous les dix ans à la littérature et aux arts. De nouveaux codes furent promulgués, de nouvelles principautés furent distribuées en fiefs aux sœurs et aux lieutenants de Napoléon, et enfin, pour assurer sa domination en Allemagne, l'empereur organisa les principautés et les royaumes secondaires de cette contrée en une vaste association offensive et défensive, qu'il plaça sous la tutelle de la France, et dont il se déclara le chef, en ajoutant à ce titre celui de Protecteur de la Confédération du Rhin. Ainsi reparut cette fameuse ligue du Rhin, si habilement opposée par Mazarin à l'Autriche ; cette œuvre de Napoléon avait été silencieusement élaborée à l'insu des ministres de Prusse, d'Autriche et de Russie. Le 1er août 1806, quinze princes du midi et de l'ouest de l'Allemagne signifièrent à la diète de Ratisbonne que le saint-empire avait cessé d'exister : ce furent les rois de Bavière et de Wurtemberg, l'électeur archichancelier, l'électeur de Bade, le duc de Berg et de Clèves, le land- grave de Hesse-Darmstadt, les princes de Nassau-Vsingen et Nassau-Weilbourg, les princes de Hohenzollern-Hechingen et Hohenzollern-Sigmaringen ; les princes de Salm-Salm et de Salm-Kirbourg, le prince d'Isinbourg-Birstein, le duc d'Arenberg, le prince de Lichtenstein et le comte de La Leyen.

Trente-neuf articles composent l'acte de confédération. Séparés à perpétuité de l'empire germanique, chacun des rois et des princes confédérés renoncera à ceux de ses titres qui expriment des rapports quelconques avec ledit Empire. Indépendants de toute puissance étrangère à la confédération, les princes ne pourront prendre du service que dans les États confédérés ou alliés à la confédération. Les intérêts communs des États confédérés seront traités dans une diète qui siégera à Francfort-sur-le-Mein, diète divisée en deux collèges, celui des rois et celui des princes. Mais de toutes ces dispositions la plus remarquable est l'article 35, portant qu'il y aura entre l'empire français et les États confédérés du Rhin, collectivement et séparément, une alliance en vertu de laquelle toute guerre continentale que l'une des parties contractantes aurait à soutenir deviendra immédiatement commune à toutes les autres. Désormais le midi de l'Allemagne n'est plus en grande partie qu'un vaste contingent militaire de Napoléon et une portion du système fédératif français. Maître de la rive droite du Rhin, le Protecteur a pour garant du dévouement des protégés leur intérêt même ; car la France seule pourra conserver à ces États ce qu'elle leur a donné ; 53.000 hommes, fournis par eux, seront l'avant-garde permanente de l'armée française.

Il ne manquait plus qu'une seule formalité : François II l'accomplit en renonçant à la dignité et aux prérogatives d'Empereur électif d'Allemagne ; il dépose ce titre que trois siècles ont respecté dans sa maison, mille six ans après le couronnement de Charlemagne par Léon III. Ce fut un grand jour pour la France que celui où l'empereur, venant ouvrir, le 2 mars 1806, la session législative, résuma ainsi les événements qui s'étaient passés :

Depuis votre dernière session, la plus grande partie de l'Europe s'est coalisée avec l'Angleterre ; mes armées n'ont cessé de vaincre que lorsque je leur ai ordonné de ne plus combattre. La maison de Naples a perdu la couronne sans retour ; la presqu'île de l'Italie tout entière fait partie du grand empire ; j'ai garanti comme chef suprême les souverains et les constitutions qui en gouvernent les différentes parties ; la Russie ne doit le retour des débris de son armée qu'au bienfait de la capitulation que je lui ai accordée ; maître de renverser le trône impérial d'Autriche, je l'ai raffermi. Les hautes destinées de ma couronne ne dépendent pas des sentiments et des dispositions des cours étrangères Je désire la paix avec l'Angleterre...

 

Le 8 mars, la Prusse avait signé un traité qui reconnaissait la paix de Presbourg aux conditions que Napoléon avait faites à l'Europe ; mais ce n'était là qu'une concession arrachée par la crainte : le même jour, l'empereur adopta la princesse Stéphanie, nièce de Joséphine, et la donna pour épouse à l'héritier du grand-duc de Bade, mêlant ainsi le sang de sa nouvelle dynastie à celui des vieilles maisons souveraines ; le 30 mars, il rétablit en quelque sorte la féodalité en érigeant en fiefs impériaux, sous le titre de duchés, les provinces de Dalmatie, d'Istrie, de Frioul, de Cadore, de Bellune, de Conegliano, de Trévise, de Feltre, de Bassano, de Vicence, de Padoue et de Rovigo. Un mois plus tard il fonda l'Université impériale, et le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, fut nommé, avec l'agrément du Saint-Siège, coadjuteur et successeur de l'électeur archichancelier d'Allemagne. Le 9 juin suivant, à la suggestion de l'empereur, les États de Hollande envoyèrent à Paris une ambassade extraordinaire ; elle vint demander à l'empereur, pour roi de Hollande, le prince Louis Bonaparte, frère de Napoléon et mari d'Hortense de Beauharnais Déjà le maréchal Bernadotte et Talleyrand de Périgord, ministre des relations extérieures, avaient reçu la souveraineté, l'un de la principauté de Ponte-Corvo, l'autre de celle de Bénévent ; et Napoléon avait signifié sa volonté à l'Europe en ces termes : Les duchés de Bénévent et de Ponte-Corvo étaient un sujet de litige entre le roi de Naples et la cour de Rome ; nous avons cru convenable de mettre un terme à ces difficultés en érigeant ces duchés en fiefs immédiats de notre empire. Telle est la logique des conquérants.

Au milieu de ces vastes déplacements de couronnes, et dans les rares intervalles que lui laissaient les soucis de la guerre, Napoléon poursuivait à l'intérieur des réformes pacifiques ; il couvrait son vaste empire de grandes routes et de canaux ; il organisait les haras, ajoutait une chaire de belles -lettres à l'école Polytechnique, une chaire d'économie rurale à l'école d'Alfort ; il supprimait les maisons de jeu, et réglait par un décret l'état civil des juifs habitants de l'empire : il semble qu'au fond de l'âme il rêvât le rôle de Cyrus, et ce ne fut pas sans orgueil qu'il vit le sanhédrin des israélites se réunir à Paris, et proclamer comme devant s'accomplir le terme des épreuves imposées à ce peuple. Ce n'était là qu'une vaine fiction, une espérance dont personne n'était dupe ; et Napoléon, le premier, se préparait d'autant moins à relever le temple de Jérusalem, que son décret sur les juifs renfermait contre ce peuple des dispositions sévères, comme celle qui lui interdisait le commerce, et lui enjoignait de ne prendre pour noms patronymiques aucun des noms mentionnés dans l'Ancien Testament.

Guillaume Pitt, le plus implacable ennemi de Napoléon, était mort le 23 janvier 1806, après avoir dirigé pendant vingt-trois ans les conseils de la Grande-Bretagne. Orateur éminent, ministre habile et astucieux, il consacra ses immenses talents, sa fourberie, son influence, à soutenir une lutte acharnée et formidable contre la révolution française et Napoléon. Aucun de ces grands principes que les hommes vénèrent ne le dirigea dans cette politique. Il ne voulait que plonger l'Europe dans le chaos de la guerre continentale, espérant ainsi user les ressources et l'industrie de toutes les nations au profit de la Grande-Bretagne. Sa mort inopinée laissa l'Europe dans l'incertitude et l'Angleterre dans les angoisses. Son dernier soupir fut le cri de l'homme qui avait tout sacrifié à l'Angleterre, même l'humanité et l'honneur, et qui ignorait encore si ces sacrifices seraient fructueux : Ô mon pays ! s'écria-t-il en prévoyant le triomphe de son rival, le célèbre Fox, ami de la France. Mais Fox mourut lui-même au bout de six mois, et la politique de la guerre, léguée par Pitt an peuple anglais, ne fut point interrompue.

Cependant la Prusse en était à regretter la déchéance à laquelle l'avaient réduite les succès de Napoléon. Son roi, prince pacifique et timide, se résignait à cette paix désastreuse en attendant des temps meilleurs ; mais cette sage lenteur soulevait autour de lui des mécontentements et des murmures. Il s'était formé à Berlin un parti dont la reine Louise était l'âme, et qui réclamait la guerre à grands cris. La jeune reine, dans tout l'éclat de sa beauté, parcourait à cheval, en costume militaire, les rues de Berlin, et appelait aux armes les sujets de son époux. A cet exemple, à ces excitations, une fièvre chevaleresque anima la Prusse tout entière. Les vieux soldats de Frédéric et la jeune noblesse prussienne furent épris d'un fol enthousiasme et s'armèrent pour secouer le joug de la France. Leurs bataillons ne formaient d'ailleurs que la grande avant-garde de la Russie.

Napoléon, selon sa coutume, ne laissa pas à ses ennemis le temps d'attaquer. Dès les premiers jours d'octobre il passa le Rhin à la tête de sa grande armée. Le 10, le combat de Saalfeld ouvrit dignement la campagne : c'est dans cette affaire que le prince Louis de Prusse, l'un des auteurs de la guerre, fut tué par un soldat français.

Le lendemain, l'armée française couronnait les hauteurs qui dominent le plateau d'Iéna ; l'armée prussienne avait pris à la hâte ses positions ; la reine Louise, suivie de l'élite de la jeunesse de Berlin, parcourait les rangs à cheval et vêtue en amazone ; elle portait un casque en acier poli, une cuirasse luisante d'or et une tunique d'étoffe d'argent ; partout sur ses pas les vétérans de Frédéric inclinaient les drapeaux, qu'elle avait brodés de ses mains royales. L'empereur, de son côté, prenait, dans le silence de la réflexion, toutes les dispositions qui pouvaient décider de la victoire. Quand il eut donné ses ordres, il dit à ses soldats : Le corps qui se laisserait percer se déshonorerait ; ne redoutez pas cette célèbre cavalerie, opposez-lui des carrés fermes et la baïonnette. Soldats, quand on ne craint pas la mort, on la fait entrer dans les rangs ennemis. Cette courte harangue excite au plus haut degré l'enthousiasme de l'armée, et de toutes parts on s'écrie : En avant ! en avant !Qu'y a-t-il ? reprend Napoléon avec un visage impassible et sévère ; c'est sans doute un conscrit de la dernière levée qui ose donner ces ordres ; qu'il attende d'avoir commandé dans trente batailles rangées. Puis il donne le signal de l'attaque, et nos régiments se jettent sur l'ennemi, le dispersent, tournent ses positions et le chassent devant eux, la baïonnette dans les reins. Vers une heure la bataille était gagnée, l'armée prussienne fuyait de toutes parts, la jeune reine et son état-major se dérobaient à grand'peine à la poursuite de notre cavalerie. Dès le soir les autorités de Berlin annonçaient au peuple de cette ville les événements de la journée, et les résumaient en ce peu de lignes : Notre armée a été entièrement détruite ; le roi est sauvé. L'armée française avait tué ou pris cinquante mille hommes ; trois cents bouches à feu, six cents drapeaux et tous les magasins de l'ennemi étaient tombés en son pouvoir. Ainsi fut lavé dans le sang des armées prussiennes le honteux outrage que les généraux de Louis XV avaient subi à Rosbach. La colonne que Frédéric II avait élevée pour éterniser cette déplorable défaite fut enlevée par les ordres de Napoléon et transportée à Paris.

Pendant que Napoléon gagnait la bataille d'Iéna, à quelques lieues du théâtre de cette lutte, le maréchal Davout s'immortalisait par la victoire d'Auerstaedt. La résistance de l'ennemi sur ce point fut plus considérable qu'à Iéna. L'armée prussienne rassemblée à Auerstaedt était forte de soixante-dix mille combattants ; celle de Davout en comptait à peine vingt-six mille, mais elle compensa le désavantage du nombre en multipliant les prodiges. Cent quinze pièces de canon, de nombreux drapeaux, trente mille hommes tués, blessés ou pris, tels furent les sanglants trophées de la bataille d'Auerstaedt. Cette victoire, par son importance et par ses résultats, mérita d'occuper la plus grande place dans nos annales ; mais l'empereur n'admit pas sans difficulté une gloire dont là principale part revenait à l'un de ses lieutenants. Longtemps il refusa d'y ajouter foi, et dans ses célèbres bulletins il s'abstint d'en rendre compte. Deux ans plus tard, en créant Davout duc d'Auerstaedt, il s'efforça de réparer cette injustice.

Napoléon entra sans résistance à Weimar. Quelques jours après il campait à Berlin avec sa garde. Un de ses premiers soins fut de visiter le tombeau de Frédéric. Lorsqu'il fut arrivé près du monument funèbre, il enleva l'épée et les insignes de ce célèbre monarque, et s'écria : Je les enverrai aux Invalides ; mes vieux soldats de la guerre de Hanovre accueilleront avec un respect religieux tout ce qui appartient à l'un des premiers capitaines dont l'histoire conservera le souvenir. Dépouiller un peuple des trophées de sa gloire ou de ses monuments historiques, c'est donner un funeste exemple. Le peuple qui agit ainsi envers les autres doit se promettre de n'être jamais vaincu lui-même : et qui pourrait compter ainsi avec la fortune ?

Napoléon avait établi son quartier impérial à Potsdam ; Spandau s'était rendu aux Français ; le maréchal Ney bloquait Magdebourg ; le maréchal Soult poursuivait l'ennemi au delà de l'Elbe ; Bernadotte occupait Brandebourg, et Murat complétait par de brillants faits d'armes les avantages obtenus à Iéna. Napoléon se signala alors par un acte de clémence qui dut paraître bien étrange à l'ombre de l'implacable Frédéric. Le prince de Laatzfeld, gouverneur civil de Berlin, était connu pour avoir été l'un des plus ardents provocateurs de la guerre. Pendant qu'il venait offrir ses hommages à Napoléon victorieux, l'empereur lisait une lettre de lui qu'on avait interceptée, et qui informait en secret l'ennemi de toutes les dispositions de l'armée française. C'était violer la capitulation, et ce crime, d'après les lois militaires, mérite la mort. La princesse de Laatzfeld accourut tout en larmes se jeter aux pieds de l'empereur, et protester de l'innocence de son mari. Pour toute réponse, Napoléon lui montra la lettre du prince. La princesse la lut et tomba évanouie ; quand elle rouvrit les yeux, Napoléon lui dit : Madame, cette lettre est la seule preuve qui existe contre votre mari, jetez-la au feu. La princesse ne se fit pas répéter l'ordre, et sauva les jours du coupable.

Soldats, dit l'empereur à son armée, vous avez justifié mon attente et répondu dignement à la confiance du peuple français. Vous avez supporté les privations et les fatigues avec autant de courage que vous avez montré d'intrépidité et de sang-froid au milieu des combats. Vous êtes les dignes défenseurs de ma couronne et de la gloire d'un grand peuple ; tant que vous serez animés de cet esprit, rien ne pourra vous résister. La cavalerie a rivalisé avec l'infanterie et l'artillerie...

Une des premières puissances de l'Europe, qui osa naguère nous proposer une honteuse capitulation, est anéantie. Les forêts, les défilés de la Franconie, la Saale, l'Elbe, que nos pères n'eussent pas traversés en sept ans, nous les avons traversés en sept jours, et livré dans l'intervalle quatre combats et une grande bataille. Nous avons précédé à Potsdam et à Berlin la renommée de nos victoires Toutes les provinces de la monarchie prussienne jusqu'à l'Oder sont en notre pouvoir.

Soldats, les Russes se vantent de venir à nous ; nous marcherons à leur rencontre, nous leur épargnerons la moitié du chemin ; ils retrouveront Austerlitz au milieu de la Prusse. Une nation qui a aussitôt oublié la générosité dont nous avons usé envers elle après cette bataille où son empereur, sa cour, les débris de son armée n'ont dû leur salut qu'à la capitulation que nous leur avons accordée, est une nation qui ne saurait lutter avec succès contre nous.

Soldats, je ne puis mieux exprimer les sentiments que j'ai pour vous qu'en vous disant que je vous porte dans mon cœur l'amour que vous me montrez tous les jours.

 

Ces paroles annonçaient de nouveaux efforts et de nouveaux triomphes, et l'armée française se montra digne du langage de son chef ; Murat, Mortier, Davout, Lasalle et Bernadotte poursuivirent leur route victorieuse. Le maréchal Soult contribua puissamment à la prise de Lubeck, qui fut enlevé à la suite d'un combat sanglant. Le 7 novembre, ce lieutenant de Napoléon et avec lui Bernadotte complétèrent à Ratkan la destruction de l'armée prussienne. Seize mille hommes s'étaient rendus à Murat le 28 octobre ; un pareil nombre de combattants, commandés par vingt généraux et formant les débris de cent soixante-dix bataillons, capitulèrent à Magdebourg, et subirent les conditions que leur dicta le maréchal Ney. La nouvelle de ce grave événement fut apportée en toute hâte à Berlin par le baron de Saint-Aignan, aide de camp du prince de Neufchâtel. Quelques heures après, Napoléon érigeait la Saxe en royaume, et frappait d'une contribution de cent soixante millions la malheureuse Prusse et ses alliés.

Il lui restait à envahir la Silésie et la Pologne prussienne ; le roi fugitif s'était retranché derrière la Vistule, et y attendait l'armée impériale de Russie ; celle-ci s'avançait lentement et comme sans se douter des malheurs du peuple qu'elle venait secourir ; Jérôme Bonaparte profita de ces retards pour se rendre maître de Glogau, capitale de la haute Silésie, et le corps d'armée de Davout entra vainqueur à Posen.

Mais déjà Napoléon avait lancé sur l'Angleterre le célèbre décret de Berlin, qui déclarait les Iles-Britanniques en état de blocus et interdisait à l'Europe tout commerce avec l'Angleterre. Ce décret remua le monde ; il renfermait en lui le germe de la déchéance de Napoléon. Pour en assurer l'exécution fidèle, il fallait sacrifier à la politique d'un seul homme les intérêts commerciaux de l'empire français et de l'Europe, et l'accomplissement d'une telle pensée était une chimère impossible à réaliser. Forcée de se soustraire à cette mesure de mort, l'Angleterre n'avait d'autre ressource que de perpétuer la guerre sur le continent, et de susciter à Napoléon un peuple ennemi partout où il se trouvait un peuple en état de combattre.

Les forces russes montaient à cent soixante mille hommes ; mais de nouveaux renforts votés par le sénat permettaient à l'armée de Napoléon de garder l'offensive. Un seul combat d'avant-garde chassa le généralissime russe Beningsen de Varsovie, et l'armée française occupa cette ville capitale de la Pologne. Là, au moins, elle trouva de puissants auxiliaires : l'amour de la patrie et le sentiment national, retrempés par de longs malheurs. Le général polonais Dombrowski, qui depuis longtemps servait dans l'armée française, avait adressé à ses compatriotes des proclamations qui les firent accourir de tous côtés. Dans un grand nombre de villes, les Polonais s'insurgèrent et désarmèrent les garnisons prussiennes. On se disait qu'à Berlin l'empereur avait laissé entrevoir, quoique d'une manière évasive, le rétablissement de la nationalité polonaise : La France, avait-il dit aux députés du duché de Posen, n'a jamais reconnu le partage de la Pologne ; il faut que tous les Polonais s'unissent et prouvent au monde qu'un même esprit anime toute leur nation. Ces paroles, transmises aux Polonais, avaient suffi pour faire lever dans ce pays une armée de quarante mille hommes, qui se rangea sous les drapeaux de l'empereur.

Nos soldats signalèrent leur courage aux combats de Gzarnawoo, de Golymin et de Pulstuck ; mais ces engagements furent meurtriers, et la victoire fut chèrement disputée aux Français. D'un autre côté, les boues, les neiges, les marais glacés de la Pologne ajoutaient aux difficultés de la guerre, et imposaient à notre armée de rudes fatigues et des privations inattendues. Le moral du soldat s'en ressentait péniblement. Sur ces entrefaites, l'empereur avait pris ses quartiers d'hiver ; les Russes tentèrent de le surprendre. Un moment déconcertée, l'armée française sut néanmoins faire face à l'ennemi.

Le 8 février 1807, elle soutint le choc de l'armée russe sous les murs de Preussich-Eylau ; ce fut une journée sanglante et qui donna à l'Angleterre l'espérance de voir un jour la victoire infidèle à Napoléon. On combattait sur un vaste champ de bataille formé de marais boueux et de ravins couverts de neige. Les Russes occupaient des positions inabordables et défendues par l'artillerie autant que par les difficultés du terrain ; mais l'armée française, jetée à quatre cents lieues de Paris et séparée du Rhin par des contrées ennemies, était placée dans la nécessité de vaincre ou de perdre en une seule journée le fruit de cinq mois de victoires. On se battit de part et d'autre avec une fureur désespérée ; trois cents bouches à feu, de chaque côté, vomirent la mort pendant douze heures : les maréchaux Davout, Soult, Ney et Augereau soutinrent les efforts de l'ennemi, mais ne réussirent point à gagner du terrain ; le 24e régiment de ligne, commandé par Sémélé, fut anéanti ; Augereau tomba blessé d'une balle ; d'Hautpoul périt en chargeant à la tête des cuirassiers ; et pour comble de misère, une neige épaisse, tombant sur les deux armées, les força de combattre et de s'égorger au hasard. Il se fit, tant que dura le jour, un affreux carnage ; mais la nuit suspendit la mêlée. Napoléon assembla ses généraux et tint conseil ; on résolut d'abandonner le lendemain le champ de bataille ; mais, lorsque le jour fut venu, il se trouva que les Russes eux-mêmes avaient battu en retraite, laissant sur le terrain leurs blessés et leurs morts : c'est ainsi que l'affaire d'Eylau fut inscrite au nombre de nos victoires ; mais personne ne s'y trompa, et lorsque la nouvelle de cet affreux massacre parvint à Paris, tous les cœurs furent glacés de tristesse, et l'on commença à maudire la guerre. Napoléon parcourut le champ de bataille, et fit porter des secours aux blessés des deux nations ; mais le nombre de ces malheureux était si grand, que deux jours après le combat beaucoup attendaient encore leur tour et poussaient, abandonnés sur la neige, de lamentables gémissements. L'armée française, hors d'état de poursuivre l'ennemi, et paralysée par la saison, reprit ses cantonnements d'hiver : le quartier impérial fut porté d'Eylau à Osterode. L'armée s'appuyait sur la Vistule et sur Varsovie : son repos fut d'ailleurs de courte durée, et signalé par des combats glorieux chaque fois que l'ennemi osa la menacer. Une diversion utile à la France, et qui fut ménagée par les envoyés de Napoléon, fut la double guerre que déclarèrent alors à la Russie les deux empires de Turquie et de Perse. L'honneur de cette diversion appartint surtout au général Sébastiani, compatriote de l'empereur.

Cependant le retour d'une température moins contraire avait permis à l'empereur de reprendre ses opérations. Pendant que la capitulation de Dantzick complétait l'abaissement de la monarchie prussienne, l'armée russe commençait un mouvement offensif et préludait à ses attaques par les combats de Spanden, de Vormditlen, de Wolfsdorff et de Glottau. Sur tous ces points elle fut repoussée avec perte. Sur ces entrefaites, Mortier envahissait la Poméranie. Cependant, le 10 juin, l'armée française se dirigea sur Heilsberg, et enleva les divers camps de l'ennemi sur tous les points. L'armée russe opposa une résistance meurtrière et nous tua beaucoup de monde : le lendemain on s'attendait à un engagement plus sérieux encore ; mais l'ennemi abandonna les positions qu'il avait fortifiées depuis quatre mois. Le 12 au matin, les Français entrèrent à Heilsberg, et les divers corps de l'armée se mirent en marche dans différentes directions pour déborder l'ennemi et lui couper la retraite sur Kœnigsberg. Le 13, Murat se porta sur cette ville avec sa cavalerie ; les maréchaux Soult, Lannes, Mortier et Ney, manœuvrèrent dans le même sens, et tous ensemble, dociles aux ordres de l'empereur, se concentrèrent vers Friedland. Le 14, l'armée russe, reprenant l'offensive, déboucha hardiment sur le pont de cette ville, et le canon retentit dès trois heures du matin : C'est un jour de bonheur, dit Napoléon, c'est l'anniversaire de Marengo !

Différentes actions eurent lieu. L'ennemi fut contenu et ne put dépasser le village de Posthenem. Il réussit cependant à déployer toute son armée. Sa gauche s'appuyait sur Friedland, et sa droite se déployait jusqu'à une lieue et demie de cette ville. L'empereur, après avoir reconnu la position, ordonna au maréchal Ney de se rendre maître de Friedland par une brusque attaque. L'intrépide lieutenant de Napoléon exécuta ce mouvement avec ardeur : la division Dupont, l'un des corps placés sous ses ordres, marcha sur la garde impériale russe, la culbuta et en fit un affreux carnage. L'ennemi épuisa ses réserves pour défendre la ville, mais elle fut emportée et jonchée de cadavres. Lannes, qui commandait le centre, et Mortier, qui couvrait la droite, se montrèrent dignes de leur passé et de leur chef. A onze heures du soir on se battait encore ; enfin l'armée russe, vaincue sur tous les points, abandonna un champ de bataille couvert de morts. En dix jours elle avait eu soixante mille hommes tués, blessés ou faits prisonniers : elle avait perdu son artillerie et ses magasins sur une ligne de quarante lieues ; la campagne était terminée et la paix conquise. Soldats, dit l'empereur à ses compagnons d'armes, l'ennemi s'est aperçu trop tard que notre repos était celui du lion. Des bords de la Vistule nous sommes arrivés sur ceux du Niemen avec la rapidité de l'aigle. Vous célébrâtes à Austerlitz l'anniversaire du couronnement ; vous avez cette année dignement célébré celui de la bataille de Marengo. Vous avez été dignes de vous et de moi ; vous rentrerez en France couverts de vos lauriers, et après avoir obtenu une paix glorieuse. L'armée française avait atteint les frontières de la Russie ; Kœnigsberg était tombé en son pouvoir ; partout l'ennemi découragé fuyait et jetait les armes. Il était temps de suspendre sa marche. La paix fut conclue à Tilsitt, entre l'empereur du Nord et l'empereur du Midi. Le 25 juin, ces deux puissants souverains eurent une entrevue sur un large radeau établi sur le Niemen, et, après s'être solennellement embrassés, posèrent les bases de la pacification de l'Europe. Napoléon dicta les articles du traité : la victoire lui en donnait le droit. Il consentit à rendre au roi de Prusse une grande partie de ses États ; mais ce monarque dut reconnaître la Confédération du Rhin et céder au vainqueur tous les domaines de la Prusse situés entre le Rhin et l'Elbe ; il lui fallut en outre donner Dantzick à la France, et renoncer à toute souveraineté sur les provinces polonaises attachées à la Prusse depuis le trop célèbre démembrement de 1793 ; les portions allemandes enlevées à son royaume composèrent un royaume de Westphalie, qui fut donné à Jérôme Bonaparte, le plus jeune des frères de Napoléon ; les autres, jointes à ce qui restait de la vieille Pologne, formèrent un État souverain qui prit le nom de grand duché de Varsovie, et fut placé sous la puissance du nouveau roi de Saxe : la Hollande reçut des agrandissements, et tous les princes que Napoléon avait élevés au trône furent reconnus pour légitimes. Ce traité, connu sous le nom de paix de Tilsitt, porte la date du 12 juillet. Quelque avantageux qu'il parût pour la fortune de Napoléon, des esprits sérieux y ont vu l'occasion d'adresser à sa politique des reproches mérités. Il ne s'agit point d'accuser l'empereur de ses manques de procédés envers la reine de Prusse ; les intérêts des États doivent être pesés dans une balance moins sentimentale, et nous croyons cependant que Napoléon se serait montré par trop chevaleresque en négligeant pour la belle Louise Wilhelmine de Prusse les grav es intérêts du peuple français. Sa faute fut d'humilier la Prusse, de l'outrager, et cependant de la laisser encore assez forte pour lui susciter plus tard de redoutables embarras. Il fallait ou lui pardonner, ce qui eût été peut-être bien généreux, ou la rayer de la carte en saisissant cette occasion de mettre pour longtemps l'Autriche et l'Allemagne dans ses intérêts ; par-dessus tout, puisqu'il le pouvait, puisqu'il était le maître, il fallait faire revivre la Pologne, la reconstituer sur ses grandes bases, au lieu de se contenter de la création d'un grand-duché de Varsovie, sorte de résurrection avortée qui ne satisfit point la Pologne et ne rassura guère les puissances copartageantes.

Quoi qu'il en soit, le 27 juillet 1807, soixante coups de canon annonçaient à la capitale de la France que l'empereur était de retour. Quelques jours plus tard, au bruit des acclamations des peuples et du désespoir de l'Angleterre, il ouvrait la session législative et parlait en ces termes aux députés de l'empire :

De nouvelles guerres, de nouveaux triomphes, de nouveaux traités de paix ont changé la face de l'Europe politique. Dans tout ce que j'ai fait, j'ai eu uniquement en vue le bonheur de mes peuples, plus cher à mes yeux que ma propre gloire. Français ! je me suis senti fier d'être le premier parmi vous. Vous êtes un bon et grand peuple !...

 

De nouveaux changements furent introduits dans les institutions. Le tribunat, quoique sans puissance, subsistait encore ; ce n'était qu'une ombre de représentation populaire, ce n'était qu'un mot ; mais au-dessous de cette ombre et de ce mot il y avait un précipice que l'empereur jugea dangereux et dont il voulut avoir raison en supprimant le tribunat lui-même. On effaça des actes officiels, et l'on cessa d'inscrire sur la monnaie ce nom de république qui durait encore : c'était mettre fin à une formule ironique qui ne trompait personne. On promulgua le code de commerce, et la cour des comptes fut créée pour juger en matière de finances et apurer les opérations des receveurs, payeurs, comptables de toute espèce en matière de dépense ou de perception. Une loi fut rendue qui prononçait l'extinction de la mendicité ; mais ce n'était là qu'un rêve non moins irréalisable que celui de Henri IV. Un sénatus-consulte du 1er mars 1808 rétablit la noblesse en France, et l'on vit reparaître les titres de barons et de chevaliers : déjà, comme nous l'avons vu plus haut, l'empereur avait préludé à cette mesure par l'institution des grands fiefs héréditaires. Les Jacobins s'empressèrent de solliciter des titres et des armoiries, et l'empereur, en les anoblissant, leur infligea un châtiment de plus. Ces hommes de sang avaient été cruels et impitoyables sous la terreur ; on les vit lâches et souples devant la vanité. Triste expérience qui ne servit guère au plus oublieux des peuples.