Que la France était changée ! Le jour où les soldats de l'armée d'Italie firent voile pour l'Égypte, ils étaient fiers de la patrie, ils la laissaient puissante et victorieuse ; deux ans venaient de s'écouler, et déjà l'anarchie dévorait ce beau pays, l'agiotage le ruinait, la corruption le déshonorait, l'Europe l'étreignait dans le cercle d'une coalition nouvelle. Tout avait conspiré pour sa déchéance : les lois, les mœurs, les hommes. La constitution n'était qu'un résumé des théories stériles de l'école révolutionnaire, auxquelles on avait mêlé çà et là quelques traditions inapplicables de la Grèce et de Rome. Le gouvernement directorial, livré à des gens vicieux ou incapables, n'inspirait que le mépris ; deux chambres législatives, privées de direction et de chefs, consumaient leur temps à de vains discours ; l'administration languissait, dégradée par les dilapidateurs qui en avaient le monopole ; le pays était à la merci des traitants, l'armée en proie aux fournisseurs ; nulle trace de crédit public n'existait encore, l'immoralité marchait tête levée, et la corruption se faisait appeler du nom pompeux d'habileté politique. Pour comble de maux, les départements du midi étaient en proie à la guerre civile ; mais, là, les partis en étaient venus à se déshonorer comme les pouvoirs contre lesquels ils se mettaient en rébellion : l'administration spoliatrice et inique avait des ennemis formés à son image, des contrebandiers vulgaires, des chauffeurs et des bandits de grandes routes. Le pillage était organisé à tous les degrés : en haut, on rançonnait la nation ; au dernier échelon, on arrêtait les diligences. Non, certes, que le pays fût devenu un vaste cloaque où toutes les misères et toutes les hontes se fussent réfugiées ; ce tableau serait trop chargé, et les masses, il faut le dire à leur louange, n'avaient point cessé d'être probes et honnêtes ; mais le mal se produisait partout, et nulle part la main du pouvoir n'était assez pure ou assez forte pour le comprimer. En face de cette impuissante anarchie, la Vendée et la Bretagne entrevoyaient des chances de salut pour leur cause ; elles appelaient à leur aide l'Anjou et le Maine, et ces provinces, enhardies par la mort de Hoche et par la faiblesse du gouvernement, voyaient fermenter dans leur sein les germes d'une nouvelle insurrection royaliste. Au dehors, la situation ne présentait pas de moindres sujets d'inquiétude : Championnet, général sorti de l'armée de Sambre-et-Meuse, avait conquis le royaume de Naples et transformé ce pays en république Parthénopéenne ; mais cette conquête échappait déjà à la France ; la bataille de Stockach nous avait fait perdre l'Allemagne ; les désastres de Magnano et de la Trebia nous enlevèrent l'Italie ; le farouche Suwarow, à la tête des Austro-Russes, avait vaincu à Novi l'armée des Grandes-Alpes, commandée par Joubert ; les Anglais et les Russes avaient envahi la Hollande, en dépit des efforts de Brune ; toutefois ils en furent repoussés, et nos frontières du nord se trouvèrent garanties ; mais cet avantage eût été de peu de durée, et la république, livrée à ses dissensions intérieures, eût été la proie des armées confédérées, si la bataille de Zurich, gagnée par Masséna, n'avait point eu pour résultat de contenir Suwarow au pied des Alpes. La république, un moment sauvée de l'invasion par cette victoire, ne fut pas rassurée, à l'intérieur, sur son avenir. Au milieu de l'immense décomposition sociale à laquelle présidait le Directoire, chacun se prenait à appeler de tous ses vœux un pouvoir fort et respecté, qui pût préserver la France de sa ruine et la sauver des théories dissolvantes auxquelles elle était exposée. Une classe de citoyens rêvait le retour des Bourbons, mais elle n'avait de racines profondes que dans l'ouest ; à Paris et dans le reste de la France, elle était obligée de dissimuler ses espérances : la tentative de Pichegru avait été plus funeste à ce parti que le champ de bataille de Quiberon. De leur côté, les Jacobins luttaient contre les républicains modérés, qu'ils taxaient de trahison ; ils rêvaient le retour du système de la Terreur, et si forte était la haine que leur inspirait le Directoire, que, pour le renverser, ils étaient disposés à s'allier avec toutes sortes d'auxiliaires, sauf à leur disputer, le lendemain du triomphe, quelques lambeaux de pouvoir. Cependant les Modérés reprochaient au Directoire son incurie, à la constitution ses vices : ils demandaient ardemment que les intérêts et les droits de tous fussent enfin garantis et protégés. Mais en vain cherchait-on un homme qui pût réaliser tant d'espérances ; on n'en trouvait point depuis que Bonaparte avait été, pour ainsi dire, déporté en Orient : Hoche venait de mourir ; Moreau, Bernadotte, Brune, Jourdan, Augereau, n'étaient que des chefs militaires capables de commander un jour de bataille, inhabiles à dominer les passions qui se développent au milieu des discordes civiles et même au sein de la paix ; Sieyès n'était qu'un idéologue discrédité ; Cambacérès, un homme sensuel, un régicide dénué d'énergie ; Carnot épouvantait par les souvenirs du Comité de Salut Public ; Barras représentait la corruption et le luxe ; Gohier et Moulins, deux républicains austères, n'avaient ni talent ni influence ; enfin, parmi les célébrités de tout ordre que la révolution avait fait surgir, nul n'apparaissait pour le salut du pays, hors celui dont on ne recevait aucune nouvelle, et qui, comme l'armée de Cambyse, semblait avoir été enseveli dans le désert. Soudain on apprend que cet homme a débarqué sur les côtes de Provence, et que, d'ovations en ovations, il est entré à Paris : jamais événement n'eut une signification plus grande. Le jour même de son arrivée, l'audacieux général se rend au Directoire sans avoir pris la peine de se faire annoncer ; la garde du gouvernement, qui le reconnaît, le salue des cris plusieurs fois répétés de Vive Bonaparte ! Ses explications aux directeurs sont courtes. Il avait cru la France perdue, il arrivait pour la sauver ; il se réjouissait de ce que les exploits de ses frères d'armes lui avaient épargné ce devoir. Jamais, ajouta-t-il en mettant la main sur la garde de son épée, jamais il ne la tirerait que pour la défense de la république. Le président le complimenta, et l'on s'embrassa de part et d'autre. Au fond, on se détestait et l'on se craignait. Retiré dans sa modeste habitation de la rue de la Victoire, Bonaparte en avait fait le rendez-vous de tous les ambitieux et de tous les mécontents : là se pressaient autour du général, impatients d'en finir avec le Directoire et ce qu'ils appelaient avec dédain le règne des avocats, Lannes, Murat, Berthier, compagnons fidèles de Bonaparte, et avec eux Augereau, Macdonald, Beurnonville, Leclerc, Marbot, Moreau lui-même, parmi les militaires ; dans l'ordre civil, Talleyrand, Rœderer, Regnault de Saint-Jean-d'Angély, Cambacérès, Réal et quelques autres non moins connus. Fouché, si déplorablement fameux par les massacres révolutionnaires de Lyon, n'était point dans le secret du complot ; mais, comme il occupait les fonctions de ministre de la police, les projets de Bonaparte et de ses amis ne lui avaient point échappé ; quoique son devoir fût de les neutraliser, il y prêta son concours, d'abord tacite, puis avéré. D'ailleurs, dans le sein même du Directoire, on conspirait ouvertement contre la constitution ; Sieyès, en dépit de sa répugnance pour Bonaparte, sentiment que le général lui rendait amplement, voulait s'entendre avec lui, espérant bien demeurer seul au pouvoir ; Roger-Ducos se laissait entraîner par Sieyès ; Gohier et Moulins demeuraient à l'écart, s'abusant sur la force dont ils pouvaient disposer, et manifestant une scrupuleuse fidélité à la république ; Barras, avec l'insouciance de la corruption et la conscience du mépris qu'il inspirait, se laissait lâchement aller aux événements, sans songer à s'y soustraire ; on dit néanmoins qu'il aspirait à se faire nommer président de la république. Madame Bonaparte, les frères et les sœurs du général secondaient, dans les salons de Paris, les conspirateurs. On cherchait à se concilier des adhésions dans les conseils des Anciens et dans celui des Cinq-Cents : dans la première de ces chambres législatives le succès était assez facile, et la majorité se montrait fort disposée à un changement ; dans l'autre les éléments révolutionnaires dominaient, et l'on avait à appréhender une lutte sérieuse. Il est si difficile de renverser un gouvernement établi, que l'immense popularité de Bonaparte, jointe à l'empire qu'il exerçait sur l'armée et aux espérances de tous les hommes politiques de l'époque, ne suffisait pas pour substituer un nouvel ordre de choses à la constitution de l'an III. Un acte de vigueur ordonné à propos contre Bonaparte et ses amis eût suffi pour confondre leurs projets ; l'armée, quoique ébranlée par l'exemple de défections nombreuses, pouvait encore être rappelée à la discipline par Augereau ou Bernadotte ; la légion de police était assez forte pour enlever, au milieu de la nuit, Bonaparte, ses frères et leurs principaux adhérents, et le lendemain Paris et les conjurés seraient rentrés dans l'ordre. Au lieu d'agir, la majorité du Directoire attendit et temporisa : cette inertie inconcevable fut mise à profit par les partisans de Bonaparte. Un article de la Constitution permettait au conseil des Anciens de changer la résidence du corps législatif : les amis que Bonaparte comptait dans ce conseil obtinrent, le 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), un décret qui transférait les deux conseils à Saint-Cloud, et plaçait Bonaparte à la tête des troupes stationnées à Paris et dans la 17e division militaire. Ce premier pas isolait le corps législatif des défenseurs qu'il aurait pu trouver à Paris, et donnait à Bonaparte les instruments nécessaires pour étouffer toute opposition par la force des armées. Bonaparte passe en revue trois mille soldats rangés en bataille dans le jardin National (les Tuileries), il leur lit le décret, et leur adresse cette courte harangue : Soldats, l'armée s'est unie de cœur avec moi. Dans quel état j'ai laissé la France, et dans quel état je l'ai retrouvée ! je vous avais laissé la paix, et je retrouve la guerre ! je vous avais laissé des conquêtes, et l'ennemi presse vos frontières ! j'ai laissé nos arsenaux garnis, et je n'ai pas trouvé une seule arme ! j'ai laissé les millions de l'Italie, et je retrouve partout des lois spoliatrices et la misère ! Nos canons ont été vendus ! le vol a été érigé en système ! les ressources de l'État épuisées !... Où sont-ils, les braves, les cent mille camarades que j'ai laissés couverts de lauriers ? que sont-ils devenus ? Cet état de choses ne peut durer : avant trois mois il nous mènerait au despotisme. Nous voulons la république, la république assise sur les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile et de la tolérance politique. Avec une bonne administration, tous les individus oublieront les factions dont on les lit membres, et redeviendront Français. Il est temps enfin que l'on rende aux défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de droits ! A entendre quelques factieux, bientôt nous serions tous des ennemis de la république, nous qui l'avons affermie par nos travaux et notre courage ! Nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les braves qui ont été mutilés au service de la république. Pendant que Bonaparte encourageait ainsi les troupes à seconder
ses espérances, le général Lefebvre, commandant de Paris, ignorait les
événements. Surpris des mouvements militaires dont il est témoin, il se rend
chez Bonaparte, et lui demande avec aigreur l'explication de sa conduite. Général Lefebvre, lui dit Bonaparte, vous êtes une des colonnes de la république, je veux la
sauver avec vous et la délivrer des avocats qui perdent notre belle France.
Prenez ce sabre dont je vous fais présent ; je le portais à la bataille des
Pyramides. Et Lefebvre, subitement changé, s'écrie : Oui, je vais vous aider à chasser les avocats ! Cependant
Bonaparte n'était pas sans inquiétudes : comme il passait sur la place de la
Révolution, à l'endroit même où Louis X VI fut mis à mort et où s'élève
aujourd'hui l'obélisque, il dit à son secrétaire : Nous
coucherons demain au Luxembourg, ou nous périrons ici. On était au 19
brumaire ; Bonaparte se rendait alors à Saint-Cloud, où les deux conseils
étaient déjà installés. La séance du conseil des Anciens s'ouvrit à une heure ; Bonaparte s'y présenta, suivi de Berthier. Il lui tardait d'étouffer la vive agitation que ses projets avaient soulevée ; aussi donna-t-il, avec le ton de la colère et la précipitation du soldat, quelques explications qui ne convainquirent et ne rassurèrent personne. Il parlait par phrases entrecoupées et ambiguës ; peu habitué à la présence d'une grande assemblée, et plusieurs fois interrompu par des interpellations pressantes, il hésitait et se livrait à des redites. Il accusa les directeurs Barras et Moulins d'avoir voulu le mettre à la tête d'une conspiration contre la liberté ; il promit d'abdiquer le pouvoir dès que la république serait sauvée. Il lui échappa de dire qu'il était accompagné du Dieu de la guerre et du Dieu de la fortune. Le président lui répliqua avec calme qu'il ne voyait rien sur quoi l'on pût délibérer, et l'invita à se renfermer dans des phrases moins vagues ; mais Bonaparte, après avoir répété ses premières accusations, prit le parti de sortir de la salle et de se rendre au conseil des Cinq-Cents. Dès qu'il parut dans la cour, la troupe lit entendre mille cris de Vive Bonaparte ! et ces acclamations lui rendirent quelque présence d'esprit et quelque énergie[1]. Une résistance bien autrement vive attendait le général au conseil des Cinq-Cents : les députés, avertis de la révolution qui se préparait, s'étaient réunis à la hâte dans l'orangerie de Saint-Cloud, qu'on avait disposée pour les recevoir. Dès l'ouverture de la séance, les manifestations les plus hostiles à Bonaparte éclatèrent sans contrainte. A bas le dictateur ! point de dictature ! vive la constitution ! la constitution ou la mort !... tels étaient les cris qui retentissaient dans la salle au milieu d'une confusion inexprimable. Lucien Bonaparte présidait et s'opposait vainement à ce torrent de clameurs républicaines. Sur la motion d'un député nommé Grandmaison, on arrêta qu'il serait prêté serment à la constitution de l'an III. Pendant qu'on prononçait la formule de ce serment sitôt oublié, et qu'on apprenait la démission du directeur Barras, Bonaparte parut, suivi de quelques grenadiers qui restèrent à l'entrée de la salle. Sa présence fit éclater le plus violent tumulte. On entendit de tous les bancs partir ces cris : A bas le tyran ! à bas Cromwell ! à bas le dictateur ! Bonaparte voulut hasarder quelques mots pour sa justification ; mais sa voix fut à l'instant couverte par les cris unanimes de Vive la République ! vive la constitution ! hors la loi le dictateur ! et les députés s'empressèrent autour de lui, le repoussant de la voix et du geste. On dit même, et ce bruit fut accrédité par Bonaparte, que des poignards furent tirés contre lui ; mais cette circonstance a rencontré beaucoup de contradicteurs. Cependant, à la vue de cette scène qu'il avait provoquée, Bonaparte fut atterré ; il pâlit et chancela entre les bras de ses grenadiers accourus pour le sauver. Les soldats l'entraînèrent hors de la salle. Le départ du général ne calmait point le conseil des Cinq-Cents, et l'on vit se succéder l'une après l'autre les propositions les plus furieuses. Vainement Lucien Bonaparte cherchait-il à rétablir l'ordre et à excuser la démarche de son frère, il était interrompu à chaque phrase par de vives clameurs ; on voulait l'obliger de mettre aux voix le décret de hors la loi réclamé contre le général. Ces mots redoutables, hors la loi, avaient perdu Robespierre ; il suffisait de lancer un semblable arrêt contre une tête, quelque haute qu'elle fût, pour la faire tomber sans forme de procès. Aussi Lucien résistait-il avec énergie, donnant à son frère, par ces courageuses lenteurs, le temps de se remettre et de prendre les dispositions nécessaires. A la fin, Lucien, ne pouvant prolonger cette lutte, qu'il soutenait seul contre l'assemblée, déposa la toge et les insignes de la présidence, et sortit de la salle, escorté de quelques soldats. Dès qu'il fut arrivé dans la cour, il monta à cheval et harangua la troupe, l'excitant à rentrer dans l'enceinte où siégeaient les représentants, et à les en chasser par la force. La troupe hésitait ; mais Lucien, tirant son épée, s'écria : Je jure de percer le sein de mon propre frère, si jamais il porte atteinte à la liberté ! Cette scène produisit son effet et leva tous les scrupules de l'armée : Murat, à la tête des grenadiers, s'élança dans la salle et ordonna aux députés de sortir. A cette vue, les membres du conseil se dispersèrent épouvantés ; ils jetèrent loin d'eux leurs insignes, et se sauvèrent par les fenêtres. La révolution du 18 brumaire était terminée. A dix heures du soir, le plus grand calme régnait dans le palais de Saint-Cloud, où venaient de se passer tant de scènes tumultueuses. Tous les députés y étaient restés ; on les voyait errant dans le salon, dans les corridors, dans les cours ; la plupart avaient l'air consterné, d'autres affectaient une satisfaction calculée. Aucun d'eux n'osait retourner à Paris, où d'ailleurs, par suite des ordres de Fouché et de Bonaparte, nul député n'au- rait pu être reçu. Une heure après, Bonaparte adressait une proclamation au peuple français. Cependant le conseil des Anciens s'était assemblé pendant la nuit ; on parvint à réunir trente membres du conseil des Cinq-Cents, et à leur faire tenir une séance. Ce simulacre de légalité était nécessaire pour pallier, aux yeux du public, les événements de la journée. Sous l'empire de la peur, les deux conseils abolirent le Directoire, déclarèrent déchus de leurs mandats de députés ceux dont ils redoutaient les sentiments républicains, et décrétèrent que le pouvoir exécutif serait momentanément confié à trois consuls, Sieyès, Roger-Ducos et Bonaparte. Les consuls prêtèrent serment, et prirent immédiatement la route de Paris. Un mois se passa à jeter les bases d'une constitution nouvelle, qui fut présentée le 22 frimaire, et acceptée par le peuple le 18 pluviôse ; elle prit le nom de constitution de l'an VIII. Elle établissait un gouvernement consulaire composé de Bonaparte, premier consul, nommé pour dix ans, et de deux autres consuls, qui furent dès lors Cambacérès et Lebrun. Elle fondait en outre un sénat conservateur, un corps législatif composé de trois cents députés, et un tribunat de cent membres. On adjoignit à ces trois corps, chargés d'attributions spéciales, un conseil d'État dont les membres étaient nommés par le premier consul. Bonaparte, qui avait présidé à la confection de cette loi fondamentale, s'était réservé la plupart des droits attribués à la souveraineté suprême. Par ses soins on prit toutes les précautions qui pouvaient mettre sa puissance à l'abri de toute contradiction parlementaire. Le sénat fut composé de ses principaux partisans ; le corps législatif se recruta par un double système de candidature qui laissait le champ entièrement libre au pouvoir ; son rôle consistait d'ailleurs à voter ou à refuser en silence et en secret lès projets qui lui étaient soumis par le gouvernement ; le tribunat avait seul conservé quelque indépendance. La France voyait avec satisfaction ces changements : lasse des excès de l'anarchie, elle se jetait avec une confiance aveugle entre les bras du pouvoir. Cette grande nation a toujours eu pour habitude de se laisser aller à des émotions exclusives. D'abord rien ne l'avait arrêtée dans les voies de la licence ; revenue de ces excès, elle n'aspirait qu'au retour de l'ordre, et sacrifiait tout à ce nouveau besoin ; plus tard elle allait faire de plus grands sacrifices encore pour la gloire. Au moment où Bonaparte chassa le Directoire, elle s'inquiéta peu de la violence des moyens qu'il avait employés pour assurer sa puissance ; elle lui pardonna cette révolution prétorienne et la représentation nationale jetée par les fenêtres de l'Orangerie ; elle aurait pardonné davantage au prix du rétablissement du crédit, de la protection donnée à l'industrie, et du maintien de la tranquillité intérieure. Le Directoire, d'ailleurs, avait fait peser sur elle le joug qu'elle redoute davantage, celui de l'immoralité et de la honte : sa chute ne pouvait entraîner aucun regret. Bonaparte fut donc salué comme une garantie de salut. Son premier soin fut d'organiser l'administration ; il y appela les hommes les plus marquants, parmi lesquels figuraient à dessein des émigrés et des régicides, voulant prouver par cet alliage que, sous son gouvernement, les partis devaient oublier le passé et s'unir dans la paix pour le salut commun. Ensuite il rendit, contre les hommes dont l'opposition pouvait le plus gêner ses vues, un décret rigoureux qui porte la date du 26 brumaire, mais dont les dispositions furent sensiblement adoucies. Quelques jours après, il tourna ses regards vers les affaires du dehors. A cette époque, nous étions en guerre avec presque toute l'Europe ; il importait de s'assurer quelques alliés. Aussi Bonaparte songea-t-il à faire des ouvertures à l'Angleterre, afin de l'amener à mettre un terme aux hostilités ; il écrivit au roi George III pour lui proposer la paix. Mais sa lettre, où la diplomatie parlait un langage assez noble, n'eut d'autre résultat que d'amener un échange de notes entre les deux cabinets ; l'Angleterre refusa d'entrer en arrangements. Bonaparte, pour obtenir la paix, devait la conquérir par les armes. Un des premiers soins du premier consul fut de supprimer l'horrible fête du 21 janvier, instituée par la Convention pour célébrer chaque année le souvenir de la mort de Louis XVI. Tel était encore l'épouvantable ascendant des régicides, que, pour se soustraire à leurs attaques, Bonaparte fut obligé d'agir indirectement dans cette circonstance, et d'ordonner que les seules fêtes nationales seraient désormais celles du 1er vendémiaire et du 14 juillet, voulant ainsi consacrer provisoirement le souvenir de la fondation de la république et de la fondation de la liberté, qu'il se préparait à détruire de ses propres mains. Déjà Bonaparte s'était rendu dans les prisons de Paris, et, en entrant dans celle du Temple, il avait mis en liberté les otages, sortes de victimes politiques que le Directoire y avait enfermées. Ces deux actes lui conciliaient l'estime des royalistes. Le 9 nivôse, les consuls décrétèrent de pompeuses obsèques pour honorer les restes du vénérable Pie VI, mort l'année précédente, à Valence en Dauphiné, à l'âge de quatre-vingt-deux ans. L'auguste vieillard, chassé de Rome par les armées républicaines, avait été d'abord confiné dans un couvent en Toscane, puis amené en France lorsque les Français évacuèrent l'Italie. Les respects et les sympathies du peuple le consolèrent des persécutions ordonnées par le Directoire, et, dans ces jours funestes où la religion était proscrite, la foi et la piété des familles condamnèrent énergiquement l'impiété du pouvoir et les excès de la loi. Quelques jours plus tard, lé 27 nivôse, les consuls rendirent, ou plutôt le premier consul rendit un arrêté qui supprimait la liberté de la presse, sous le prétexte, d'ailleurs fort juste, que les journaux de ce temps n'étaient que des instruments entre les mains des ennemis de la France. Cette mesure révolutionnaire, qui fut adoptée en haine de la révolution, ne devait durer que jusqu'à la paix ; mais Bonaparte se réservait de la prolonger selon les circonstances. Le premier consul établit ensuite l'usage d'accorder aux soldats des sabres et des fusils d'honneur ; c'était, dans ses vues, un acheminement au rétablissement des ordres de chevalerie militaire. Pour consoler les républicains de ces innovations, il fit, en grande pompe, installer dans l'ancien palais des rois le buste de Junius Brutus. Il ordonna ensuite que, pendant dix jours, tous les drapeaux de la république resteraient voilés de crêpes noirs, en mémoire du célèbre Washington, dont on venait d'apprendre la mort. Une cérémonie funèbre fut, à cette occasion, célébrée à l'hôtel des Invalides, qu'on appelait alors le temple de Mars. M. de Fontanes prononça un discours académique en l'honneur du héros américain. Peu de jours après, Bonaparte, suivi d'un grand cortège, et aux acclamations de la multitude, se rendit aux Tuileries. Sur la façade de ce palais on lisait encore ces mots tracés en gros caractères : Le 10 août 1792, — la royauté en France est abolie. — Elle ne se relèvera jamais. Elle était déjà relevée, et Bonaparte fit effacer l'inscription. Il traita de même les emblèmes républicains et les bonnets rouges qu'on avait peints avec profusion sur les murs (30 pluviôse an VIII). Bonaparte eut un moment de déplaisir : ce fut lorsque le tribunat, le seul corps un peu populaire que la constitution consulaire eût établi, se fut installé au palais Égalité — Palais-Royal — dans le lieu de ses séances. Ce jour-là le tribun Duveyrier se plut à rappeler que le palais où l'on siégeait avait été le berceau de la révolution française. C'est le lieu, dit-il, où, si l'on parlait d'une idole de quinze jours, on se rappellerait qu'une idole de quinze siècles a été brisée en quelques heures. Cette phrase menaçante indisposa le premier consul, et donna quelque crédit au tribunat parmi les hommes du parti républicain. On ne tarda pas à y mettre ordre en limitant avec prudence les attributions de cette assemblée. Le 2 ventôse, le corps diplomatique fut présenté au premier consul ; c'était là une coutume monarchique qu'il essayait de faire revivre ; les mœurs s'y prêtaient. La constitution ne donnait pas à Bonaparte le droit de faire grâce ; mais il se l'attribua et l'exerça immédiatement à l'égard de M. de Feu, émigré français, pris les armes à la main et alors incarcéré à Grenoble. Il consentit également à accueillir les démarches qui furent faites en faveur de M. Louis de Frotté, un des chefs de Chouans, qui venait d'être fait prisonnier ; mais, quand l'ordre de grâce arriva, il était trop tard, et M. de Frotté avait été fusillé. Quelques jours après il reçut en audience le fameux Georges Cadoudal ; mais cette entrevue n'amena aucun résultat politique, ces deux hommes étant, chacun de son côté, demeurés inébranlables dans leurs projets. Cependant les caisses publiques étaient vides ; à l'avènement du premier consul on n'avait pas trouvé dans le trésor douze cents francs pour payer un courrier. Grâce à la fermeté du premier consul et aux heureuses dispositions qu'il adopta, on rétablit un certain ordre dans les financés. Bonaparte était d'ailleurs dénué de fortune à ce point, qu'ayant donné en mariage au général Murat sa sœur Caroline, il ne lui accorda pour dot qu'une somme de trente mille francs. Une autre de ses sœurs, Élisa, avait épousé un simple officier nommé Bacciochi ; la dernière, Pauline, était mariée au général Leclerc. Bonaparte, pour se délasser de ses travaux, avait acheté la terre de la Malmaison, qui ne fut payée que plus tard. C'est sous les ombrages de cette villa qu'il se rendait à certains jours : Mme Bonaparte faisait avec une grâce remarquable les honneurs de sa nouvelle demeure, et les jacobins ralliés y venaient pour s'y façonner aux allures du monde. C'était comme une répétition de la prochaine cour. Au surplus, ce temps dura peu, et Bonaparte ne tarda pas à trouver la Malmaison trop petite : ce fut alors qu'il se fit assigner pour résidence d'été le château de Saint-Cloud et ses admirables dépendances. Il fut plus heureux auprès de l'empereur de Russie qu'auprès du cabinet anglais. Après avoir réuni tous les Russes faits prisonniers en Suisse, il les fit habiller, équiper, et les renvoya sans condition à leur souverain. Paul Ier, touché d'un procédé si généreux, ordonna à ses troupes de rentrer en Russie, et se retira de la coalition formée contre la France. Il employa ensuite toute son influence pour ramener les autres puissances à ses sentiments. Bientôt la Suède, la Prusse, le Danemark et la Saxe l'imitèrent. La France, déjà en paix avec l'Espagne, le Portugal, la république Batave — la Hollande — et la Suisse, n'eut plus à combattre au dehors que l'Angleterre, la Bavière et l'Autriche. Au dedans, la Vendée et la Bretagne avaient relevé leur drapeau ; mais la mésintelligence des chefs et le découragement des paysans royalistes promettaient aux armées de la république de faciles, quoique douloureuses victoires Brune, à la fois conseiller d'État et général, marcha, à la tête de soixante mille hommes, contre les départements de l'ouest. Comme Hoche, dont il n'avait d'ailleurs ni les talents ni la grandeur d'âme, il préféra la gloire du pacificateur à celle du guerrier ; et, assez fort pour combattre, il aima mieux concilier. MM. d'Autichamp, Vernon, la Chevalerie, Châtillon et de Bourmont déposèrent les armes et licencièrent leurs troupes, et la paix fut rendue aux deux rives de la Loire. Ce fut l'ouvrage de deux mois. Délivré des inquiétudes que lui causait la renaissance des discordes civiles, Bonaparte dirigea tous ses efforts contre les ennemis du continent, sans cesse soulevés par l'Angleterre. L'armée du Rhin, placée sous les ordres de Moreau, fut portée à cent mille hommes ; Masséna, envoyé en Italie, y trouva à peine vingt-cinq mille soldats à demi nus, pâles, exténués par la fatigue et la faim. Après une lutte désespérée, mais héroïque, il se vit réduit à s'enfermer dans les murs de Gènes. Il y soutint un siège rendu affreux par les horreurs de la famine, et qui rappela la résistance des antiques Numantins. Les armées de l'Autriche avaient reconquis l'Italie, et Naples s'était soustrait à notre puissance Pour comble de désastres, les flottes anglaises couvraient la Méditerranée, et, pendant qu'elles prodiguaient l'or, les armes et les vivres à nos ennemis, elles privaient de tout espoir de salut les débris de l'armée d'Égypte. On a vu que Bonaparte, désenchanté de l'Orient et rappelé en France par son ambition, avait abandonné cette malheureuse armée aux efforts réunis de l'Angleterre et des armées ottomanes. Kléber, refoulant au fond du cœur les craintes que lui inspirait cette désertion, parla aux troupes le langage du dévouement et de la confiance ; mais déjà l'Égypte pesait à nos braves soldats, et ils appelaient de tous leurs vœux le terme de ce glorieux exil. En attendant, ils signalaient leur présence sur la terre d'Afrique par de grandes et inutiles victoires. Un jour ce fut Desaix qui, à la tête de quatre mille Français, mit en déroute, à Samalout, dans la moyenne Egypte, une armée de cinquante mille Turcs, Arabes ou mameluks, commandés par Mourad-Bey ; vers le même temps Verdier, avec une poignée d'hommes, refoulait et dispersait à Damiette un corps considérable de janissaires ; un autre jour plus mémorable encore, Kléber, avec dix mille hommes, entouré par quatre-vingt mille mahométans, remportait la grande victoire d'Héliopolis (30 ventôse - 20 mars). Desaix revint en France : les Arabes, qui symbolisent tout dans leur langue poétique, l'avaient surnommé le sultan juste, tandis qu'ils appelaient Bonaparte kébir, c'est-à-dire le sultan du feu[2]. Mais bientôt une grande calamité frappa l'armée d'Égypte : le 25 prairial (14 juin), au moment où Kléber se promenait sur la terrasse de son palais, au Caire, il fut assassiné par un jeune Osmanlis nommé Soleyman et natif d'Alep. Ce misérable fut condamné au supplice du pal, et subit sa peine, après avoir eu le poing droit brûlé. Kléber, que le fanatisme musulman avait enlevé à la France, était l'un des plus illustres capitaines que la révolution eût fait surgir. La beauté de sa taille, son esprit et ses talents militaires lui avaient assuré les respects et l'affection de l'armée. Cafarelli l'a dépeint en deux mots : Voyez cet Hercule, disait-il ; son génie le dévore. Kléber eut pour successeur le général Menou, qui fut trop heureux d'obtenir, pour lui et ses troupes, une capitulation honorable à l'aide de laquelle les débris de cette aventureuse armée parvinrent à revoir la France. Cependant Moreau y docile au plan et aux ordres de Bonaparte, avait, dès le 25 avril, passé le Rhin à Kehl, à Brisach et à Bâle. IL gagna successivement les batailles d'Eugen, de Hockach, de Mœskireh, de Biberach et de Memmingen. Le 3 messidor, il livra à l'ennemi le combat d'Oberhausen, où la France perdit un homme qui valait à lui seul plusieurs légions, La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de la république, qui mourut frappé d'un coup de lance, à la tête de la 46e demi-brigade. Pendant trois jours, en signe de deuil, les tambours furent voilés d'un crêpe : le sabre d'honneur de La Tour d'Auvergne fut déposé aux Invalides. Son cœur, renfermé dans une petite boîte de plomb, fut donné à la 46e demi-brigade et suspendu au drapeau. La place de La Tour d'Auvergne demeura vide ; à chaque appel de sa compagnie on rappelait son nom, et une voix répondait : Mort au champ d'honneur ! Un monument simple lui fut élevé sur le lieu même où il avait cessé de vivre, et l'inscription portait que cette tombe était placée sous la sauvegarde des braves de tous les pays ; les braves de tous les pays l'ont respectée. La Tour d'Auvergne, l'un des membres de la famille de Turenne, rappelait par ses mœurs les siècles antiques. Il était modeste et austère, et ne vivait que de lait. Il portait dans les camps un Tite-Live et un Horace, et se délassait de ses fatigues par l'étude de l'histoire et des sciences. On lui doit un livre sur les origines gauloises, et il avait commencé un dictionnaire archéologique où il comparait quarante-cinq langues anciennes et modernes. Bonaparte était impatient de reparaitre à la tête de ses troupes. Une armée de réserve fut formée à Dijon comme par enchantement, et le premier consul en prit le commandement à Genève le 19 floréal. Le même jour, Desaix, revenu d'Égypte, fut chargé de conduire aux combats deux divisions. Les troupes autrichiennes et les contingents des princes d'Italie fermaient tous les débouchés des Alpes. Bonaparte, aussi aventureux qu'Annibal, s'ouvre un chemin à travers les rochers couverts de glace du Saint-Bernard. Une nombreuse armée, un matériel immense, la cavalerie et l'artillerie, franchirent les ravins et les précipices. Pour traîner les canons on les détacha de leurs affûts, et on les coula dans des troncs d'arbres creusés ; les roues et les munitions de guerre furent transportées à force de bras. Au sommet de la montagne, l'armée fit une halte au couvent du Saint -Bernard, où les religieux avaient préparé des vivres et prodiguèrent à nos troupes tous les secours de la plus généreuse charité. On était à plus de deux mille quatre cents mètres au-dessus du niveau de la mer et sur la lisière des neiges éternelles. Après une halte de quelques heures, l'armée opéra sa descente du côté du Piémont : les pentes étaient fort rapides et fort escarpées ; on s'avisa de se laisser glisser sur la glace, et cet expédient abrégea de beaucoup les lenteurs de cette étrange route. Il fallait traverser la ville de Bard, dont la citadelle, assiégée depuis trois jours, fermait l'unique chemin ouvert aux Français. Pour dérober sa marche aux Autrichiens, Bonaparte fit tailler un chemin dans le rocher ; on enveloppa de foin et de fumier les roues des canons et des caissons ; on couvrit les rues de paille, et l'armée réussit à traverser la ville au milieu de la nuit, à l'insu des troupes chargées de lui disputer le passage. Ce terrible défilé franchi, le fort de Bard tomba au bout de dix jours au pouvoir des Français ; déjà Ivrée et sa citadelle s'étaient rendus, et dix mille hommes de l'armée de Mélas avaient été culbutés sur les bords de la Chiusella. Le 2 juin, Bonaparte entrait à Milan après avoir traversé les vallées du Piémont et forcé les passages de Sesia et de Tésin. Comme il entrait en libérateur dans cette capitale, sa présence apprit aux populations que l'armée française avait commencé les hostilités ; jusque-là elles avaient, pour ainsi dire, ignoré les événements de la guerre, et la marche du premier consul avait été plus rapide que la nouvelle de ses triomphes. Le premier soin de Bonaparte fut de rétablir et d'organiser de nouveau la république Cisalpine. Cependant l'armée reçoit l'ordre de franchir le Pô ; elle se répand entre ce fleuve et l'Adda : Bergame et Crémone sont emportées ; Murat enlève de vive force le pont et la ville de Plaisance ; Larmes, digne lieutenant du premier consul, rachète par la victoire de Montebello la prise de Gênes, dont l'ennemi s'est enfin rendu maître, et où il ne trouve que des spectres affamés. Ces avantages en préparent d'autres. Mélas, généralissime autrichien, avait concentré ses troupes entre le Pô et le Tanaro ; par de savantes manœuvres il attira les Français dans les plaines voisines d'Alexandrie, entre la Bormida et le village de Marengo, et le 25 prairial (14 juin 1800) il reprit l'offensive. Son armée, forte de quarante mille hommes et étendue sur une ligne de deux lieues, déboucha par trois colonnes sur l'armée française, qui comptait à peine vingt mille combattants. Il était huit heures du matin. Le village de Marengo fut plusieurs fois pris et repris ; à la fin il resta au pouvoir de l'ennemi. Les colonnes autrichiennes s'avancèrent alors dans la plaine, manœuvrant sur les flancs de notre armée pour les envelopper et pour tourner nos positions. Quatre de nos divisions furent successivement repoussées ; l'armée française, accablée par le nombre et débordée sur ses ailes, perdait à chaque instant du terrain, et les généraux demandaient qu'on battît en retraite. Bonaparte parcourait les rangs, encourageant le soldat et affectant une confiance qu'il n'avait point : Souvenez-vous, disait-il, que mon habitude est de coucher sur le champ de bataille. Ces paroles soutenaient à peine le moral de l'armée : la bataille semblait perdue. Mais l'ennemi, impatient d'envelopper nos troupes et d'obtenir une victoire décisive, avait commis la faute de trop étendre ses ailes : son centre était affaibli. Bonaparte juge l'instant favorable ; par ses ordres, le général Desaix, à la tête de la division placée en réserve, s'élance au pas de charge sur les batteries ennemies et réussit à couper la droite des Autrichiens. Cette manœuvre habile, exécutée avec audace, change l'issue delà bataille et rappelle la victoire sous nos drapeaux. La mort de Desaix redouble le courage des soldats de toute l'énergie qu'ajoute l'amour de la vengeance au désir de la gloire ; de son côté, le jeune Kellermann porte sa cavalerie sur le flanc de la colonne autrichienne, la brise, la disperse et l'enveloppe tout entière. Dès cet instant la bataille est gagnée ; l'armée ennemie, prise à revers, recule à la hâte ; et le nom de Marengo s'inscrit en lettres de feu et de sang dans nos fastes militaires. Cette grande bataille rendait à la France la Lombardie, le Piémont, la Ligurie et ses places fortes. Non moins heureux sur les bords du Danube, Moreau poursuivait la série de ses triomphes, et ses victoires, digne complément de celles de Bonaparte, préparent la paix de Lunéville, qui ne tarda pas à être conclue entre la France et l'Autriche, lorsque le canon de Hohenlinden eut fait trembler les remparts de Vienne. Cependant le premier consul revenait à Paris, où l'attendait l'enthousiasme de la population. En passant à Lyon, son premier soin fut de relever les ruines de cette grande cité, dont la Convention avait voulu raser les édifices et effacer le souvenir. Bonaparte s'attachait par tous ces actes à réparer les traces de la tempête révolutionnaire, et la France, lasse de bouleversements et de misères, saluait de ses acclamations l'œuvre du jeune général. C'est vers cette époque que Louis XVIII, du fond de son exil, écrivit au premier consul les deux lettres suivantes : Au général Bonaparte. Quelle que soit leur conduite apparente, des hommes tels que vous, Monsieur, n'inspirent jamais d'inquiétudes ; vous avez accepté une place éminente, je vous en sais gré : mieux que personne vous avez ce qu'il faut de force et de puissance pour faire le bonheur d'une grande nation ; sauvez la France de ses propres fureurs, et vous aurez rempli le vœu de mon cœur ; rendez-lui son roi, et les générations futures béniront votre mémoire. Vous serez trop nécessaire à l'Etat pour que je songe à acquitter par des places importantes la dette de mon aïeul et la mienne. LOUIS. Depuis longtemps, général, vous devez savoir que mon estime vous est acquise ; si vous doutiez que je fusse susceptible de reconnaissance, marquez votre place, fixez le sort de vos amis. Quant à vos principes, je suis Français ; clément par caractère, je le serais encore par raison. Non, le vainqueur de Lodi, de Castiglione et d'Arcole, le conquérant de l'Italie, ne peut pas préférer à la gloire une vaine célébrité. Cependant vous perdez un temps précieux. Nous pouvons assurer la gloire de la France ; je dis nous, parce que j'aurais besoin de Bonaparte pour cela, et qu'il ne le pourrait pas sans moi. Général, l'Europe vous observe, la gloire attend, et je suis impatient de rendre la paix à mon pays. LOUIS. Après de longues hésitations, le premier consul répondit, en ces termes au royal exilé : Paris, 20 fructidor an VIII. J'ai reçu, Monsieur, votre lettre ; je vous remercie des choses honnêtes que vous m'y dites. Vous ne devez plus souhaiter votre retour en France : il vous faudrait marcher sur cent mille cadavres. Sacrifiez votre intérêt au repos et au bonheur de la France, l'histoire vous en tiendra compte. Je ne suis pas insensible au malheur de votre famille ; je contribuerai avec plaisir à l'adoucir et à la tranquillité de votre retraite. Quelques jours après eut lieu un événement d'affreux souvenir. Le 3 nivôse, comme le premier consul se rendait à l'Opéra et tournait l'angle de la rue Saint-Nicaise, une explosion épouvantable se fit entendre : c'était un tonneau de poudre placé sur une charrette et que des assassins avaient fait éclater. La Providence déjoua leur crime ; par une circonstance futile, il arriva que la voiture du premier consul avait dépassé de quelques pas le lieu de l'explosion lorsque la machine infernale fit sauter quelques maisons du quartier. Bonaparte dormait lorsque la détonation se fit entendre et imprima à sa voiture une oscillation rapide ; brusquement réveillé, il se crut dans une ville prise d'assaut, et s'écria : Nous sommes minés ! Puis il ordonna à son cocher de poursuivre sa route. Comme il arrivait dans la salle du théâtre, la nouvelle de l'événement avait déjà circulé, et le public immense qui s'y trouvait rassemblé manifesta par un chaleureux enthousiasme son mépris pour les assassins et sa vive sympathie pour le premier consul. Rien n'était perdu pour Bonaparte de ce qui pouvait favoriser sa fortune ; il sentait que les complots dirigés contre sa personne fortifiaient pour lui l'assentiment du peuple, et lui donnaient de nouveaux titres à ce pouvoir qu'on lui disputait d'une manière si odieuse. L'attentat du 3 nivôse avait coûté la vie à près de cinquante personnes ; il excita dans Paris et dans la France une horreur universelle. D'abord Bonaparte s'en prit à la faction des Jacobins : sans écouter les représentations du ministre de la police, qui lui dénonçait le parti contraire comme le véritable auteur du crime, il en fit peser la responsabilité sur les républicains. Impatient d'en finir avec les hommes de ce parti, il fit rendre un sénatus-consulte par lequel cent trente individus, au nombre desquels se trouvaient quatre anciens membres de la Convention nationale, furent condamnés sans enquête à la déportation. Ces hommes n'avaient point participé au crime ; mais la justice qui les frappa ne tomba pas à faux. Bonaparte l'avait dit lui-même : Si on ne les condamne point pour l'attentat du 3 nivôse, on les condamne pour le 2 septembre et pour le 31 mai. Quelques jours plus tard, les véritables chefs du complot furent découverts ; c'étaient des agents de la contre-révolution et de l'Angleterre ; ils furent à leur tour suppliciés, et les républicains déportés ne subirent pas moins leur peine. L'instinct de Bonaparte ne l'avait point d'ailleurs entièrement trompé en lui révélant la haine des Jacobins contre sa personne et les projets que ce sentiment pouvait enfanter. Il est certain qu'un petit nombre de démagogues tramaient en secret la mort du premier consul. Comme il fallait à tout prix les épouvanter en faisant un exemple sévère, on accueillit avec empressement des révélations qui signalaient un complot républicain Fouché, qui dirigeait la police et cherchait à se rendre nécessaire, parvint à donner un corps à cette ombre de conspiration, et l'on finit par mettre la main sur un petit nombre de républicains, qu'on accusa d'avoir voulu assassiner Bonaparte au foyer de l'Opéra. Parmi les accusés se trouvaient deux Corses, l'ex-conventionnel Arena et le sculpteur Ceracchi. Ils portaient à Bonaparte cette haine dont les âmes corses ont seules le secret, et Bonaparte les redoutait et les détestait. Après trois jours de débats très-animés, Arena, Ceracchi, le peintre Topino-Lebrun et Demerville, ancien employé des Comités de Salut Public, furent déclarés coupables, condamnés à mort et exécutés. Vers le même temps, Bonaparte érigea la Toscane en royaume d'Étrurie : c'était un premier essai de restauration monarchique ; toutefois, comme s'il eût voulu affaiblir encore chez les peuples le respect des grandes races, il confia ce trône à don Louis Ier, prince bourbon de la maison d'Espagne, homme incapable et qui ne pouvait que déconsidérer la royauté dont il était revêtu. Bonaparte fit venir le nouveau roi à Paris, et le peuple put à loisir comparer ce prince décrépit et sans forces au vainqueur de Lodi et de Marengo. Le premier consul savait bien que tout l'avantage de cette comparaison serait pour lui : ainsi disposait-il d'avance les esprits à voir s'élever près de l'arbre renversé des Capétiens le tronc nouveau d'une quatrième dynastie. Après la paix de Lunéville, il ne restait plus à la France d'autre ennemi que la Turquie et l'Angleterre. L'Italie septentrionale jusqu'à l'Adige était soumise aux Français, le royaume de Naples subissait nos garnisons, et le souverain pontife donnait des gages à la république en interdisant l'accès de ses ports au commerce anglais. On a vu plus haut par quelle générosité calculée Bonaparte avait réussi à se concilier l'empereur de Russie. Déjà même les flottes russes étaient près de se réunir aux autres marines de la mer Baltique contre l'Angleterre, lorsqu'une escadre danoise fut surprise par l'amiral Nelson et incendiée dans la rade de Copenhague. Quelques jours après, l'Europe apprit avec effroi que Paul Ier avait péri à la suite d'une conspiration. Cet événement plaça sur le trône de Russie le jeune Alexandre, fils de Paul, qu'animait un sentiment profond de jalousie contre la France. L'alliance fut rompue. Le consulat est l'ère de la restauration sociale en France. Une pensée d'ordre et de régénération présidait à tous les actes de Bonaparte. Déjà il avait rouvert les portes de la France aux proscrits de toutes les causes, et parmi eux au général Lafayette, à Malouet, à Cazalès. Il avait rendu à la liberté des émigrés naufragés et renfermés dans les cachots de Ham. Sa grandeur protégeait même ses ennemis, et les vaisseaux hambourgeois furent, par ses ordres, frappés d'embargo, par cela seul que le sénat de Hambourg avait livré aux Anglais deux Irlandais proscrits. Tronchet, l'un des défenseurs de Louis XVI, reçut un poste dans la magistrature ; une statue fut érigée en l'honneur de saint Vincent de Paul ; l'école Polytechnique fut réorganisée ; les cendres de Turenne furent portées aux Invalides ; tous les débris du grand monde d'autrefois, les noms les plus illustres et les plus divers, furent conviés aux cercles des Tuileries, présidés par Mme Bonaparte, et recommencèrent tant bien que mal une société nouvelle. L'ancien régime reparut en quelque sorte avec ses plaisirs et ses frivolités populaires : les mœurs obéissaient comme les lois à la pensée du premier consul. Alors fut accomplie à son tour la plus grande réparation que les orages révolutionnaires eussent rendue nécessaire à la France. Depuis les lois votées par l'Assemblée Constituante, la religion avait été persécutée par tous les gouvernements qui s'étaient succédé en France ; nous avions vu les affreuses bacchanales connues sous le nom de Fêtes de la Raison et de la Nature. Le fameux décret de la Convention Nationale qui avait proclamé l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme, n'avait fait que substituer dans nos codes le déisme à l'athéisme ; les temples n'en étaient pas moins fermés et les prêtres proscrits. Le directeur Lareveillère-Lépeaux imagina, pour faire un pas de plus, une secte de théophilanthropes, dont les membres rendaient un culte à l'Être suprême ; mais cette tentative n'avait abouti qu'à couvrir ses auteurs de ridicule. La France était donc sans culte public. Ce n'est pas qu'elle fût complètement délaissée sous ce rapport : des apôtres courageux bravaient les cachots et la mort. A la faveur de pieux déguisements, ils trouvaient encore le moyen de porter dans quelques familles les consolations de la religion ; dans des appartements isolés, dans des greniers, dans des souterrains, quelques fidèles se rassemblaient autour d'un autel élevé à la hâte ; alors des prêtres dévoués célébraient les saints mystères, et la prière montait encore vers Dieu sur cette terre de France abreuvée du sang de tant de martyrs. Cet état de proscription eut un terme ; Bonaparte, pour consommer la restauration sociale dont il jetait les bases, comprenait que son empire devait être assis sur la religion. Le vénérable Pie VI, mort dans l'exil à Valence, avait été remplacé par l'ancien évêque d'Imola, le cardinal Chiaramonti, qui avait pris le nom de Pie VII. Le premier consul ouvrit des négociations avec le nouveau pontife, et Rome tressaillit d'espoir en voyant la France se tourner vers la croix. Dès le 26 messidor an IX, un concordat avait été signé avec le Saint-Siège. Le 18 germinal an X, ce pacte reçut la sanction des pouvoirs législatifs, et fut proclamé loi de l'État ; son premier effet fut de rétablir l'exercice du culte et de déterminer les rapports de la république avec l'Église. Cette loi renfermait de graves lacunes, et le souverain pontife fut dans la nécessité de faire des concessions qui lui furent, pour ainsi dire, arrachées par la crainte de voir la France persister dans le déplorable état d'où le concordat pouvait la retirer. Rome se trouvait aux prises avec un parti encore puissant en France, et fort disposé à perpétuer le schisme constitutionnel, pour peu que le souverain pontife se montrât trop exigeant. Il fallait donc accorder, autant que le permettaient les lois de l'Église, tout ce que réclamait le premier consul. Au surplus, Bonaparte n'était point libre lui-même de céder du terrain. Les générations qui peuplaient la France étaient encore imbues si profondément des maximes du XVIIIe siècle, et de la désolante incrédulité que la philosophie avait mise en honneur, qu'elles se refusaient à renouer des rapports que la persécution avait violemment interrompus. La jeunesse, formée depuis quinze ans dans les camps ou dans les saturnales révolutionnaires, n'avait reçu aucun enseignement qui lui rappelât le culte de ses pères, et lui fit sentir le besoin de reprendre le chemin du temple, si longtemps oublié. Tous les éléments révolutionnaires sur lesquels Bonaparte avait assis son pouvoir, et qu'il ne se trouvait point en mesure de comprimer, se réveillèrent donc avec énergie lorsqu'il fut question de rendre à Dieu les hommages qu'on lui avait si longtemps disputés. Pour donner une idée du délire de cette époque et de l'in- croyable puissance qu'exerçait l'athéisme, il suffira de rappeler qu'un membre de l'Institut, Bernardin de Saint-Pierre, ayant osé, en pleine séance, présenter Dieu comme l'auteur de je ne sais quelle harmonie naturelle dont il signalait les avantages, fut accueilli par une explosion de murmures et par de violentes menaces ; on lui demanda s'il avait vu Dieu, comment Dieu était fait. Il fallait donc à Bonaparte beaucoup de hardiesse et de courage pour entreprendre de réhabiliter, dans les lois et dans les mœurs dépravées, une religion que toutes ces tentatives criminelles en avaient pour ainsi dire chassée ; sa vie même fut plus d'une fois menacée par les énergumènes qui l'accusaient de fanatisme, et qui se révoltaient contre la seule idée du rétablissement du culte ; il dut mettre en œuvre toute la force de cette volonté qu'on ne pouvait braver impunément, pour contraindre la plupart de ses généraux et de ses compagnons d'armes à le suivre à la cérémonie qui eut lieu à l'église Notre-Dame pour inaugurer ce grand évènement. Augereau et Lannes ne cédèrent, pour ainsi dire, que devant la menace d'un conseil de guerre. Il faut reconnaître d'ailleurs que ces sentiments hostiles n'étaient point partagés par l'unanimité de la population ; dans cette vieille ville de Paris il se trouvait, en dehors des pouvoirs publics, de l'armée et de la foule délirante, un peuple d'élite qui avait conservé pieusement dans son cœur les souvenirs et le respect des vérités saintes ; ceux-là applaudirent à Bonaparte lorsqu'il eut la consolante pensée de relever les autels. Mais ce fut surtout dans le reste de la France, au sein de ces provinces que les excès de l'impiété avaient épouvantées sans les corrompre, que la reconnaissance fut sincère et profonde ; les peuples s'unissaient aux ministres du Seigneur pour appeler la bénédiction de Dieu sur la tête de l'homme que, dans son langage figuré, le clergé comparait à Cyrus. Si le parti philosophique fut consterné en apprenant que la France était enfin réconciliée avec l'Église, il sut gré au gouvernement d'avoir fait ses réserves contre Rome en promulguant, sous le titre de loi organique des cultes, une série de dispositions qui atténuaient de beaucoup l'indépendance du clergé. On fit revivre avec soin, dans ces articles organiques, toutes les traditions des anciens parlements et toutes les entraves que l'ancienne monarchie, avant et depuis Louis XIV, avait opposées au développement de l'Église de France, sous prétexte d'assurer sa liberté. Ni le pape ni les évêques ne furent consultés pour l'adoption de ces mesures, au nombre desquelles il s'en trouve une qui interdit aux évêques le droit de correspondre entre eux et de se concerter, une autre qui subordonne à l'autorisation du gouvernement la publication et l'exécution de tout acte de la cour de Rome, d'autres enfin qui créent pour les ecclésiastiques un délit spécial, l'abus, et qui, soit défiance, soit prévention, restreignent, limitent, dénaturent même d'une manière grave les concessions faites à l'Église par la convention du 26 messidor an IX, conclue entre le premier consul et le pape, et revêtue de la sanction légale par les pouvoirs législatifs. Le pape protesta contre ces dispositions prises en dehors de son consentement dans des matières ecclésiastiques ; mais le gouvernement maintint, sauf quelques modifications, la loi organique du 18 germinal an X, actuellement encore appliquée comme loi de l'État. Le concordat fut inauguré à Notre-Dame le jour de Pâques, au bruit de l'artillerie et au son mille fois répété de ces cloches que la révolution avait fait taire pendant dix ans. Le premier consul, à l'occasion de cette cérémonie, affecta de s'entourer d'un cortège presque royal. Le jour même de cette mémorable solennité, l'Angleterre, se trouvant enfin réduite à ses propres ressources, signa à Amiens le célèbre traité de paix qui fut de si courte durée, mais qui sembla ouvrir pour la France et pour l'Europe une ère brillante de prospérité et de repos. La république française avait dès lors pris place dans la grande famille des puissances ; elle le devait au génie de son chef. Le premier consul continua ses efforts, si heureusement commencés, pour relever pierre à pierre l'édifice social ; les derniers des chefs royalistes vendéens et bretons s'étaient soumis ou avaient quitté la France. Le premier consul fit abolir les lois sanguinaires qui avaient été portées contre l'émigration ; la plupart de ceux d'entre les nobles qui avaient quitté le territoire pour se soustraire aux menaces de la guillotine obtinrent la permission de rentrer, et ceux de leurs biens dont on n'avait point encore disposé leur furent rendus. Cette nouvelle réparation, dont se trouvèrent exclus les princes de l'ancienne famille royale et un petit nombre d'hommes qui s'étaient plus particulièrement compromis dans les guerres civiles, porta les plus heureux fruits pour la tranquillité et l'ordre. Le premier consul s'occupa ensuite de faire coordonner les lois que les assemblées nationales avaient rendues pour régler l'état des personnes, les droits de la propriété et les obligations civiles ; ces lois, qui furent révisées et refondues en conseil d'État sous la présidence de Bonaparte, furent rassemblées dans un même code qui porta plus tard le nom de Code Napoléon ; elles constituèrent l'ensemble le plus complet de dispositions légales qui ait jamais formé la base du droit régulier d'un peuple ; c'est ce même code qui, sauf quelques modifications, régit aujourd'hui la France, la propriété et la famille. Le premier consul avait à cœur d'organiser l'éducation publique sur un plan nouveau. Si l'on juge l'œuvre qu'il entreprit selon la donnée des idées actuelles, on peut reconnaître qu'il ne fit pas une part assez grande à la liberté de l'enseignement et aux droits de la famille ; mais, pour bien comprendre la nécessité qui lui fut imposée de ne faire qu'une œuvre transitoire, et de ne point asseoir la liberté sur les principes dont nous aimons aujourd'hui à proclamer la vérité, il importe de se faire une idée exacte des temps, des besoins de l'époque, des entraînements de l'opinion. La famille se reconstituait à peine ; elle n'avait point encore puisé dans le retour à la religion cette moralité dont par suite des crises sociales elle s'était vu peu à peu dépouiller : une concession trop absolue faite à la famille, dans la question de l'enseignement, aurait été prématurée ou funeste L'appel aux corporations religieuses n'était point encore réalisable. Deux ans de réaction contre l'impiété ou l'anarchie n'avaient pas suffi pour préparer les mœurs à un pareil retour vers le passé, et les gouvernements sages ne se brisent pas contre l'impossible. Il était donc nécessaire avant tout de sortir du chaos, de rassembler les éléments d'un travail futur, de rétablir l'ordre, la moralité, l'unité. C'est ce qui explique, indépendamment du caractère impérieux et des traditions disciplinaires de Bonaparte, les dispositions du plan qu'il fit adopter. Nous ne donnons point notre assentiment aux imperfections de cet ordre de choses ; nous croyons que, sous plus d'un rapport, les circonstances en firent une nécessité. Il en est de l'enseignement comme de la centralisation, comme du pouvoir. A l'issue d'une période de perturbation et d'anarchie, le principe de la liberté est contraint de fléchir devant le principe de l'ordre. Quand l'ordre a repris un empire suffisant, on aperçoit tout ce qu'il y a de juste et de légitime dans la liberté. Dans le système du premier, l'instruction, partagée en trois degrés, fut donnée par les écoles primaires, par les écoles secondaires, par les lycées ou écoles spéciales. Il y avait des écoles primaires dans les communes, des écoles secondaires dans les villes de quelque importance, et au moins un lycée par ressort de tribunal — cour — d'appel. Le même régime comportait l'existence de facultés de droit et de médecine, d'écoles militaires, et d'écoles spéciales pour les arts libéraux ou mécaniques. La religion était enseignée par le clergé, dans les églises, ou dans le sein des familles. C'est de ce premier essai d'organisation que sortit plus tard l'Université impériale. Bonaparte envoya, sous les ordres du général Leclerc, son beau-frère, l'armée d'Allemagne, victorieuse à Hohenlinden, faire la guerre aux nègres qui s'étaient révoltés dans notre colonie de Saint - Domingue ; mais cette nouvelle entreprise ne fut point heureuse, et la république d'Haïti, plus secondée dans cette lutte par l'influence maligne de son climat que par le courage de ses habitants, rendit inutiles les efforts de la mère patrie La fièvre jaune fit périr notre armée, et l'on ne gagna à cette expédition que la prise du vieux chef mulâtre Toussaint-Louverture. Cet homme, qui de la condition de gardeur de bestiaux s'était élevé au rang suprême et tenait Saint-Domingue sous son joug de fer, fut enfermé dans une prison d'État, et mourut, par l'effet du chagrin et du climat, quelques mois après son arrivée en France. Sur cinquante mille hommes qui avaient pris part à cette désastreuse campagne, il en survécut deux mille cinq cents valides et six mille malades, dont les deux tiers moururent en revenant en France. Au nombre des morts se trouva le général Leclerc, commandant de l'armée. Ce fut pour la France une grande perte que celle de l'élite de ses troupes, ainsi décimée loin de la mère patrie et par une mort sans gloire. Pour la première fois depuis Saint-Jean d'Acre, la fortune de Bonaparte échouait dans une grande entreprise. Lorsqu'il avait eu à combattre des rois, des généraux, des armées régulières, son génie avait prévalu. Du jour où il s'attaqua à la nationalité d'un peuple, de ce jour-là, disons-nous, et malgré l'immense supériorité de ses forces, il fut contraint de s'arrêter, il ne put vaincre. L'Espagne devait plus tard lui rappeler cette funeste leçon. A Haïti, quelques hommes à demi sauvages, des nègres obscurs ou méprisés, des affranchis encore tout meurtris par le fouet ou les lanières, apprirent au monde ce que peut une nation quand elle se lève tout entière contre l'étranger. Au surplus, au milieu des grandeurs du Consulat, le désastre de notre armée à Saint-Domingue n'eut qu'un faible retentissement. Les mécontents insinuèrent à demi-voix que Bonaparte avait fait entrer la destruction de notre armée dans ses calculs, parce que c'était un moyen pour lui de se défaire des éléments républicains qui le gênaient encore. A ce compte, il aurait donc voulu sacrifier son beau-frère Leclerc et son jeune frère Jérôme, tous deux compris dans le personnel de l'expédition. Cette calomnie a été accréditée par l'histoire, et le temps est venu d'en faire justice. Au surplus, tant d'espérances s'étaient ralliées à Bonaparte à l'époque du Consulat, que l'opinion publique, si facile à décevoir, se montra peu émue des funestes résultats de cette expédition. Le bruit de nos triomphes sur le continent empêchait de parvenir jusqu'à nous les plaintes et les soupirs des compagnons de Moreau et de La Tour d'Auvergne ; la France se consolait d'ailleurs d'avoir perdu une colonie lointaine en ajoutant à son territoire la république Cisalpine — ancien royaume du Piémont —, qui forma au delà des Alpes six nouveaux départements ; elle s'était en outre agrandie de l'île d'Elbe, et avait occupé les principautés de Parme et de Plaisance. Mais plus elle se montrait puissante sur le continent, plus elle soulevait contre elle la jalousie et les inquiétudes de l'Angleterre. Cette dernière nation ayant refusé, malgré les stipulations du traité d'Amiens, de rendre Malte à la France, la guerre fut de nouveau déclarée, et d'immenses préparatifs furent faits pour porter le théâtre des hostilités dans le cœur même de la Grande-Bretagne. Le 22 mai 1803, un statut des consuls prescrivit d'arrêter tous les Anglais commerçant ou voyageant en France, et de les constituer prisonniers de guerre. L'histoire des nations civilisées n'offre point d'exemple d'une semblable mesure. Bonaparte, pour la justifier, allégua que l'Angleterre avait capturé sur les mers les vaisseaux de commerce appartenant aux particuliers, pendant qu'ils naviguaient sur la foi du traité d'Amiens. Quelques jours après, Mortier envahit le Hanovre, et un traité d'alliance défensive fut signé, le 27 septembre, entre la France et la Suisse. L'Espagne et le Portugal consentirent à demeurer neutres, et la Russie fit offrir sa médiation, qui fut refusée par l'Angleterre. La puissance de Bonaparte se fortifiait tous les jours ; il n'y avait pas encore deux ans qu'il avait été investi du consulat, lorsqu'un sénatus-consulte prorogea de dix ans entre ses mains cette magistrature populaire. La fortune a souri à la république, répondit-il au message du sénat, mais la fortune est inconstante : eh ! combien d'hommes qu'elle avait comblés de sa faveur ont vécu trop de quelques années ! L'intérêt de ma gloire et celui de mon bonheur sembleraient avoir marqué le terme de ma vie publique au moment où la paix du monde est proclamée. Mais vous jugez que je dois au peuple un nouveau sacrifice : je le ferai si le bien du peuple me commande ce que votre suffrage autorise. Bonaparte s'était attendu à se voir offrir la couronne ; une simple prorogation de ses pouvoirs ne pouvait lui suffire. Ses amis tinrent conseil, et à l'instigation du deuxième consul, Cambacérès, ils eurent recours à un expédient hardi, celui de réputer non avenue la délibération du sénat, et de réclamer davantage des suffrages de la nation. Un arrêté des consuls ordonna que le peuple serait consulté sur cette question : Napoléon Bonaparte sera-t-il nommé consul à vie ? Les corps officiels donnèrent l'exemple de l'adhésion, et de toutes parts la population se rendit dans les municipalités pour déposer ses votes. Lorsque les scrutins eurent été dépouillés sur toute la surface de la France, un sénatus-consulte fut rendu qui homologuait le vœu du peuple et lui donnait puissance constitutive. Sur 3.557.885 votants, 3.368.259 s'étaient prononcés pour l'affirmative. La vie d'un citoyen est à la patrie, répondit le premier consul au président du sénat ; le peuple français veut que la mienne tout entière lui soit consacrée ; j'obéis à sa volonté. La liberté, l'égalité, la prospérité de la France seront assurées. Le meilleur des peuples sera le plus heureux. Content alors d'avoir été appelé par l'ordre de Celui de qui tout émane à ramener sur la terre l'ordre et l'égalité, j'entendrai sonner la dernière heure sans regret. Par ce même décret, qui porte la date du 16 thermidor an X, le sénat complaisant apportait de graves modifications aux lois organiques de la France. Bonaparte, premier consul à vie, fut investi des droits réguliers les plus étendus, tel que celui de suspendre la constitution dans certains départements, et de casser les jugements des tribunaux lorsqu'il les jugerait attentatoires à la sûreté de l'État. Il pouvait également faire grâce. Le sénat fut investi du privilège exorbitant de pouvoir dissoudre le tribunat et le corps législatif ; le tribunat fut réduit à cinquante membres, et cette assemblée fut organisée de telle sorte, qu'elle ne fut plus désormais qu'une sorte de conseil délibérant à huis clos. On enleva à cette assemblée et au corps législatif le droit de voter les traités. La liste civile du premier consul fut portée à six millions. Les grands faits historiques ont une portée dont il faut tenir compte. Il est évident que sous le Consulat la nation française acceptait et invoquait le gouvernement d'un chef absolu, et qu'elle sacrifiait tout à l'idée de la gloire et de l'ordre. Elle était satisfaite, pourvu qu'aucune porte ne restât désormais ouverte par où la démagogie pourrait revenir. Elle se disait qu'elle serait toujours assez libre si elle était heureuse. Les révolutions l'ont usée sans la mûrir. Elle veut qu'on la gouverne, et il semble qu'elle n'ait qu'un seul regret, celui de ne pouvoir à la fois obéir à ses gouvernements et les détruire. Des écharpes, des fusils, des sabres d'honneur avaient été réservés dans l'armée aux actes éclatants de bravoure. Ce mode de récompense ne suffisait plus à l'instinct monarchique de Bonaparte ; un ordre de chevalerie fut proposé : c'était l'institution fameuse de la Légion d'honneur, le germe d'une nouvelle noblesse. Cette tentative fut prématurée ; elle souleva de graves mécontentements, et Bonaparte, qui savait au besoin attendre, différa d'un petit nombre d'années le moment où il en tirerait parti. Les États soumis à ses lois dépassaient de beaucoup par leur étendue la vieille France de Louis XIV. Bornés au nord par le Rhin, ils s'appuyaient au midi sur les États du pape et la Toscane. La Lombardie formait une république italienne, vassale de la république française, et Bonaparte en avait été proclamé président par une consulta convoquée à Lyon. Le royaume d'Étrurie était un grand fief qui rendait hommage au premier consul. Sur la frontière de l'est, la Suisse avait gardé le dépôt de son indépendance nationale ; elle portait ombrage à Bonaparte ; par ses ordres, une armée de trente mille hommes, commandée par le général Ney, entra dans ce pays, et lui imposa, sans éprouver la moindre opposition, un nouvel acte fédératif qui rattachait sa fortune au gouvernement français. Le premier consul se déclara médiateur de la Confédération Suisse. L'Angleterre vit avec un amer déplaisir s'accomplir un événement qui rangeait la Suisse au nombre des républiques vassales dont la France s'entourait comme d'une double frontière, et qui mettait à la disposition du premier consul une armée de seize mille soldats recrutés dans les cantons helvétiques, et prêts à verser leur sang pour la France. L'Autriche partagea en secret les ressentiments de la Grande-Bretagne, mais elle s'abstint de réclamer, et l'indépendance de la Suisse disparut. Peu de temps après furent réglées ce qu'on appelait les indemnités d'Allemagne ; alors, sous prétexte d'indemniser les puissances germaniques des pertes que leur avait infligées la révolution française, la vieille Allemagne tout entière fut soumise à un remaniement d'institutions et de limites qui modifia profondément les conditions de son existence. En vertu du conclusum fédératif imposé par Bonaparte à la diète de Ratisbonne, l'Allemagne perdit, sur la rive gauche du Rhin, douze cents milles carrés et quatre millions d'habitants, qui furent cédés à la France. De quarante-huit villes libres, on n'en laissa subsister que six ; les comtes et les chevaliers de l'empire furent médiatisés, le privilège des électeurs fut rendu illusoire, et, par malheur, l'élément protestant, qui, depuis le traité de Westphalie, n'avait réussi qu'à équilibrer l'élément catholique, obtint de prévaloir dans les affaires intérieures d'outre-Rhin, et ces deux grands pouvoirs-principes du moyen âge, le pape et l'empereur, furent à la fois vaincus et déshérités (1802-1803). Cependant la rupture avec la Grande-Bretagne portait ses fruits. Depuis l'embouchure de l'Elbe, sur les confins du Danemark, jusqu'au détroit de Sicile et au port de Tarente, Bonaparte avait fermé le rivage aux Anglais ; par ses ordres on s'occupa avec une prodigieuse activité de préparer une descente sur les côtes de la Grande-Bretagne. Le point de départ de cette expédition fut la ville de Boulogne ; toute la face de la France que baignent la Manche et la mer du Nord se trouva hérissée d'artillerie et couverte de légions. L'Angleterre, de son côté, émue jusqu'au cœur par le sentiment du danger, couvrait la mer de ses vaisseaux et se levait tout entière pour combattre la France dans une nouvelle bataille de Hastings. Afin de prévenir les tentatives que l'Angleterre ne manquerait pas de faire du côté de la Vendée, Bonaparte eut la courageuse pensée de se confier au patriotisme des Vendéens : des hommes qui avaient survécu aux immolations de Quiberon et aux massacres de Nantes, il forma une légion, qui répondit par sa loyauté et son dévouement à la confiance du premier consul. Ces événements remplirent l'année 1803 et les premiers mois de l'année suivante. Une conspiration s'était formée contre les jours du premier consul ; elle avait été ourdie en Angleterre et avait à sa tête l'ancien chouan Georges Cadoudal, homme intrépide et dévoué en aveugle aux opinions royalistes. Cette tentative fut découverte par la police. Cadoudal fut arrêté avec ses principaux complices, au nombre desquels figura le général Pichegru, indigne de sa gloire, et qui depuis plusieurs années s'était laissé gagner par les offres et les promesses de l'émigration. Parmi les autres conjurés on remarquait MM. de Polignac, M. de Rivière, quelques officiers émigrés et d'anciens soldats de la Vendée. Le complot n'avait point les proportions d'une conspiration vulgaire. Il ne s'agissait ni de poignard, ni de poison, ni d'assassinat. On voulait attaquer de vive force le premier consul, se rendre maître de sa personne, et, en cas de lutte, le tuer pendant le combat. Le cabinet de Londres favorisait les projets de Georges Cadoudal en mettant à sa disposition des sommes considérables. Quant à Pichegru, il avait pour mission de gagner à la cause des conjurés les chefs de l'armée et surtout Moreau. Ce dernier était l'ardent ennemi de Bonaparte, dont la gloire éclipsait la sienne, et tous les mécontents se ralliaient à lui : il désirait voir succomber le premier consul, mais, en soldat loyal et courageux, il refusa d'entrer dans la conspiration ; toutefois, après en avoir connu l'existence, il s'abstint de la signaler au gouvernement, comme les lois de l'époque le lui prescrivaient. Son honneur ne lui permit pas d'obéir à ces lois, et sa haine pour Bonaparte l'empêcha d'apprécier l'étendue du crime que l'on méditait. On l'impliqua dans le complot et on le traduisit avec Georges, Pichegru et les autres conjurés devant le tribunal criminel de la Seine. Pendant l'instruction judiciaire du procès, Pichegru s'étrangla dans sa prison, et les ennemis du premier consul lui imputèrent d'avoir secrètement fait mettre à mort son rival. Cette calomnie a été longtemps accréditée, et c'est à peine si, de nos jours, on commence à reconnaître que Bonaparte n'a pu ordonner un crime inutile. La culpabilité de Pichegru était avérée, et les tribunaux suffisaient pour faire justice. Quoi qu'il en soit, on dit que des démarches furent faites près des magistrats de la cour de justice pour les déterminer à prononcer la condamnation de Moreau, auquel le premier consul aurait promis de faire grâce : Eh ! qui nous la donnera à nous, notre grâce ? répondit M. Clavier, l'un de ces hommes courageux. Les accusés se défendirent avec beaucoup d'énergie ; Georges Cadoudal fit preuve d'une fermeté inébranlable, et MM. de Polignac inspirèrent beaucoup d'intérêt à cause de leur jeunesse et de leur dévouement fraternel. Cependant ce fut surtout sur Moreau que se concentra le mouvement de popularité que le procès fit éclore, et qui, en grande partie, révéla les ferments d'opposition et de républicanisme qui subsistaient encore. La plupart des accusés furent condamnés à mort ; mais le tribunal se contenta d'infliger à Moreau deux ans d'emprisonnement, peine qui fut commuée en deux ans d'exil. Mais déjà s'était accompli l'un des plus douloureux événements dont l'histoire de la révolution française ait gardé le souvenir : nous voulons parler du procès et de la mort du duc d'Enghien, le dernier rejeton de la famille des Condé. Le premier consul, après avoir vu sa tête exposée à de nombreuses conspirations, s'était pénétré de cette conviction qu'aux yeux du parti royaliste émigré et des princes de l'ancienne dynastie, il n'était qu'un usurpateur dont ce parti et ces princes voulaient se débarrasser à tout prix, dût-on le poursuivre et le traquer comme une bête fauve. Dominé par cette sombre pensée, ému chaque jour par les rapports d'une police qui exagérait le péril, tantôt par dévouement, tantôt par calcul, il n'avait aucun repos et ne voyait dans ses ennemis royalistes que des meurtriers disposés à mettre sans relâche, entre lui et le trône, l'obstacle d'un guet-apens on d'un coup de poignard. Il était Corse, il appartenait à ce peuple qui met la vengeance au rang des vertus, et, d'après les instincts héréditaires, il admettait l'existence d'une vendetta permanente entre lui et les Bourbons. Aussi s'était-il bien promis de ne point hésiter à punir de mort le premier d'entre ces princes qu'il surprendrait occupé à le désigner aux poignards. Pendant qu'il était entraîné par cette résolution implacable, de faux rapports émanant d'une source ordinairement digne de confiance lui apprirent que le duc d'Enghien se trouvait alors, de l'autre côté du Rhin, sur les terres du grand-duc de Bade, et que ce prince était l'âme des complots dirigés contre sa personne. Bien n'était moins vrai que cette supposition. Le duc d'Enghien avait été amené à Ettenheim par le soin de ses plaisirs, et, loin de conspirer, se tenait en dehors de toute action politique. Il avait pris les armes contre la république et combattu dans les rangs de l'émigration, mais il ne trempait dans aucun complot. Les apparences seules étaient contre lui, et personne à Paris ne s'expliquait la présente du duc d'Enghien si près de nos frontières qu'en la rattachant à des tentatives politiques. Funeste erreur, que les rapports de la police consulaire accréditaient chaque jour, et que le premier consul acceptait comme une réalité sinistre et menaçante. Un jour, au moment où Bonaparte venait de prendre connaissance de ces rapports, le conseiller d'État Réal, chargé de la police, entra dans son cabinet : Hé quoi ! lui dit le premier consul, vous ne me dites point que le duc d'Enghien est à quatre lieues de ma frontière, organisant des complots militaires... Suis-je donc un chien qu'on peut assommer dans la rue... tandis que mes meurtriers seront des êtres sacrés ? On m'attaque au corps, je rendrai guerre pour guerre ! Il ajouta : Je saurai punir leurs complots ; la tête du coupable m'en fera justice. Le second consul Cambacérès, le même qui dans le procès de Louis XVI avait voté la mort du roi, prit alors la parole, et demanda que le duc d'Enghien fût traité avec moins de rigueur. Pour toute réponse, Bonaparte le mesura des yeux, et lui adressa cette apostrophe amère : Vous êtes devenu bien avare du sang des Bourbons ! Après une conférence à laquelle étaient présents les trois consuls, le grand juge, Talleyrand et Fouché, le premier consul se convainquit de plus en plus que le duc d'Enghien en voulait à sa vie et ne se rapprochait de France que pour agir avec plus de promptitude. Il ignorait, lui et ses conseillers, que l'âme tendre et loyale du jeune prince était livrée à d'autres inspirations, et que l'héritier des Condé ne participait à aucune entreprise criminelle. Agissant donc avec un regrettable emportement, et sous l'empire de ses convictions erronées, il prit la détermination inouïe de faire enlever de vive force le prince sur le territoire étranger et de le livrer en France à un conseil de guerre. Ce fut le général Ordener qui reçut la mission de se rendre sur le Rhin, et d'y donner à la gendarmerie les ordres nécessaires pour l'arrestation du prince. Le malheureux duc, mal protégé par le droit des gens, fut arrêté dans la nuit du 15 mars. On le transféra dans la citadelle de Strasbourg, puis à Vincennes, où il arriva le 20 mars, à sept heures du soir. Cependant le premier consul était sombre et pensif ; retiré à la Malmaison, il se dérobait aux sollicitations importunes des amis, d'ailleurs trop rares, qui auraient pu intercéder pour le dernier des Condé. Il écoutait plus volontiers Fouché, qui, déjà régicide, souhaitait que Bonaparte, en ordonnant la mort d'un Bourbon, creusât un abime entre lui et cette famille, et s'interdit pour jamais le rôle de Monk. Joséphine, dont le cœur s'ouvrait à toutes les émotions de la pitié, se hasardait à supplier en faveur du malheureux prince : les yeux humides de pleurs, elle suppliait son mari d'user de clémence ; elle lui représentait qu'il allait braver le jugement des contemporains et le jugement des siècles. Bonaparte, dont la résolution était prise, repoussait sa gracieuse compagne : Laisse-moi, lui disait-il ; tu n'es qu'une femme : tu n'entends rien à la politique. Que n'eût-il, pour sa gloire, écouté de semblables conseils ! Murat lui-même, le beau frère de Bonaparte ; Murat, endurci au spectacle de la mort, joignit ses instances à celles de Joséphine, et refusa avec fermeté de participer à ce qui allait avoir lieu[3]. Hortense de Beauharnais, fille de Joséphine, et femme de Louis Bonaparte, intercédait de son côté, et ne pouvait faire prévaloir la politique du pardon. Le premier consul appréciait l'intelligence et les hautes vertus de sa belle-sœur, mais il croyait que la raison d'État lui prescrivait de se montrer implacable, et d'apprendre aux Bourbons qu'on ne se jouait pas impunément avec sa tête ; il se disait que, si les lois de la justice vulgaire étaient méconnues, du moins avait-il pour lui ce droit naturel qui permet de se défendre et qui veut qu'on sauvegarde sa propre vie. Le duc d'Enghien voulut lui écrire, et sans doute, si cette lettre était parvenue au chef de la république française pleine d'un démenti généreux et empreinte d'une protestation d'innocence, sans doute, osons-nous le répéter, Bonaparte aurait compris son erreur, et se serait bâté d'envoyer une parole de miséricorde à Vincennes. Par malheur, aucun homme n'osa désobéir et se charger de remettre au premier consul la lettre du duc d'Enghien. Le conseil de guerre s'assembla pendant la nuit à Vincennes, sous la présidence du général Hullin ; cinq colonels et un major de la gendarmerie d'élite composaient ce redoutable tribunal. Après une séance de courte durée, le prince fut condamné à mort comme émigré, et comme coupable d'avoir conspiré contre la sûreté de la France et la vie du premier consul. Le jugement, prononcé à l'unanimité, fut exécuté immédiatement dans les fossés de Vincennes. Le prince ayant demandé un prêtre, l'un des gendarmes qui l'accompagnaient lui opposa un refus, en ajoutant : Vous voulez donc mourir comme un capucin ? Pour toute réponse il s'agenouilla, adressa à Dieu une courte prière, et se tint debout pour recevoir la mort. On le jeta tout habillé dans une fosse et on le couvrit de terre à la hâte. Cette lamentable tragédie avait à peine eu son dénouement,
que ceux qui y avaient pris part semblaient reculer devant l'histoire. Le
premier consul garda seul, jusqu'au bout, la conviction qu'il n'avait fait
que se défendre et appliquer la loi du talion. Seize ans plus tard, sur le
rocher de Sainte - Hélène, il parut dominé par cette conviction et écrivit
sur son testament : J'ai fait arrêter et juger le
duc d'Enghien, parce que cela était nécessaire à la sûreté, à l'intérêt et à
l'honneur du peuple français, lorsque le comte d'Artois entretenait, de son
aveu, soixante assassins à Paris. Dans une semblable circonstance, j'agirais
encore de même. Étrange et inexplicable conviction, en présence de la
mort et en face de la postérité ! Pour nous, nous eussions désiré qu'il nous
fût permis d'effacer de la vie de Napoléon une page aussi douloureuse. Ces événements avaient rempli les premiers mois de l'année 1804, et ils avaient contribué à répandre des inquiétudes dans le pays. En entendant parler si fréquemment de complots et d'attentats tramés en Angleterre, la population s'était demandé ce que deviendrait la France le jour où le premier consul viendrait à succomber sous les coups de ses ennemis. Les partisans de Bonaparte n'épargnaient à cet égard aucun avertissement à l'opinion publique ; ils disaient à toutes les classes de la société, au peuple, à l'armée, à la magistrature, à tous les corps constitués, que la France était exposée à une ruine prochaine ; qu'il suffisait du poignard d'un assassin pour la replonger dans les misères de l'anarchie ; qu'un chef électif plaçait sans cesse une nation de quarante millions d'âmes à la merci du délire d'un obscur fanatique ; que le seul gage de stabilité et d'avenir devait être l'hérédité du pouvoir ; que la république n'était qu'un accident historique, une situation transitoire dont il fallait au plus tôt sortir, si l'on voulait consolider les principes de la révolution de 1789 sans en renouveler les calamités et les horreurs. Le Moniteur était plein d'adresses émanées des régiments, des tribunaux et des assemblées municipales, et qui toutes suppliaient le premier consul de ne point hésiter davantage à accepter l'hérédité du pouvoir suprême, et à sauver la France en se déclarant le chef d'une quatrième dynastie. Ces actes, sans doute, étaient bien souvent conseillés, mais ils correspondaient aux besoins sérieux de la France, et ils indiquaient que l'opinion voulait en finir avec la forme républicaine. La question fut secrètement agitée au conseil d'État, et résolue dans le sens le plus favorable aux intentions du premier consul et aux dispositions de l'armée. Dans la séance du 10 floréal (30 avril), le citoyen Curée, membre du tribunat, prit la parole, et, après avoir exposé dans un discours les services que le premier consul avait rendus à la France, il demanda que la France confiât à ce grand capitaine le titre d'empereur et l'hérédité du pouvoir suprême. A ces mots on entendit retentir dans la salle le cri de Vive l'empereur ! ce cri inconnu à la France depuis les Carlovingiens. D'autres orateurs se succédèrent à la tribune et appuyèrent très chaleureusement la motion du tribun Curée. Chaque fois qu'à tour de rôle ils concluaient à l'établissement de l'empire, l'assemblée presque tout entière les saluait de ses acclamations. Alors se leva un homme qui avait été l'un des fondateurs de la république et dont le nom s'était trouvé associé à la lutte du pays contre l'étranger. Par malheur cet homme avait été le collègue de Robespierre au Comité de Salut Public, et ce souvenir pesait sur sa vie. Nous voulons parler de Carnot. Ce fut à lui, et à lui seul qu'appartint la mission de défendre la république contre les entraînements du vœu national ; il le fit avec dignité et courage, et sans succès. En terminant son discours, il s'écria douloureusement : La liberté fut-elle donc toujours montrée à l'homme pour qu'il ne pût en jouir ? fut-elle sans cesse offerte à ses vœux comme un fruit auquel il ne peut porter la main sans être frappé de mort ? Ainsi la nature, qui nous fait de cette liberté un besoin si pressant, aurait voulu nous traiter en marâtre ! Non, je ne puis consentir à regarder ce bien si universellement préféré à tous les autres, sans lequel les autres ne sont rien, comme une simple illusion. Mon cœur me dit que la liberté est possible !... Telle fut la seule, voix qui dans l'assemblée des tribuns protesta contre l'avènement de la quatrième dynastie. Le 14 floréal, le tribunat émit le vœu que la couronne impériale fût offerte au premier consul. Un sénatus-consulte daté du 28 floréal (18 mai) donna à ce vœu force de loi, en réservant au peuple français le droit de voter pour ou contre l'hérédité impérial. L'adhésion du pays n'était point douteuse ; sur 3.600.000 votants, moins de 3.000 appartinrent à l'opposition. Dans cette minorité, on vit figurer le tribun Carnot et le général Lafayette. L'empire français succédait à la république. Ainsi fut relevé le trône, tour à tour avili et ensanglanté par les saturnales de la révolution : le peuple achevait d'abdiquer, ou, pour mieux dire, la démocratie se transformait, elle devenait dictature, elle se faisait homme. |
[1] Le Moniteur raconte pompeusement cette scène, et met dans la bouche de Bonaparte un discours étudié : cette scène fut ainsi arrangée dans la nuit pour le public.
[2] Il faut d'ailleurs se délier des traditions qu'on recueille encore de nos jours, parmi les Arabes de cette contrée, sur Bonaparte et ses faits d'armes, considérablement exagérées par l'imagination orientale. Des voyageurs en qui nous avons foi, parce qu'ils ont vu sans prévention et avec un esprit de discernement assez rare, nous ont assuré que les Arabes, en parlant du kébir et du grand sultan des Francs, veulent surtout désigner Kléber, que sa haute taille et son courage héroïque désignaient le premier à leur admiration. C'est ainsi qu'ils s'obstinent à montrer le lieu où le sultan des Francs a été tué, et c'est la maison où Soleyman poignarda Kléber.
[3] Les premières éditions de ce livre renferment à cet égard un jugement différent ; mais une étude plus approfondie de l'histoire nous a permis aujourd'hui de rendre justice à Murat.