LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

 

[CONCLUSION]. — COMMENT S’EST FORMÉ LE RÉGIME FÉODAL.

 

 

Depuis le milieu de l'Empire romain jusqu'au Xe siècle, deux faits se continuèrent sans interruption : l'un fut l'affaiblissement graduel de l'autorité politique, l'autre fût le progrès de la grande, propriété et du patronage. Il arriva insensiblement que la propriété et le patronage furent les seules institutions puissantes ; ils prirent la place que les pouvoirs publics avaient remplie dans les siècles précédents.

Quand cette évolution fut achevée, il se trouva que la société/ au lieu d'être gouvernée par des lois politiques, le fut par les lois qui régissaient la propriété et par les habitudes qui réglaient les relations personnelles des hommes.

C'est ce qu'on est convenu d'appeler le régime féodal. Cette dénomination n'est pas absolument exacte, car il s'en faut beaucoup que tout fût féodal au moyen âge ; mais la féodalité est un des traits les plus saillants, parmi ceux qui composent ce régime, et il n'est pas Surprenant qu'elle lui ait attaché son nom.

Si le lecteur a suivi la série des faits que nous venons d'exposer, il a assisté au long et insensible enfantement du régime féodal.

Ce régime n'a pas été fondé d'un seul coup : il a fallu plusieurs siècles pour qu'il se constituât. Il n'a pas été le résultat d'une conquête ou d'un acte de violence ; il a été l'effet naturel de la constitution de la propriété foncière, des intérêts qui s'y attachaient, des habitudes qui s'y contractaient.

Nous pouvons résumer en quelques pages les phases diverses par lesquelles ce régime a passé avant d'arriver à sa pleine éclosion.

Son origine première et en quelque sorte la matrice où il a pris naissance, c'est le droit de propriété tel qu'il était conçu par la société romaine et la société germanique à la fois, sous les noms divers de dominium, de proprietas, d'alleu : droit absolu, complet, qui attachait la terre à l'homme et se transmettait soit avec le sang, soit par l'effet de la volonté libre du propriétaire ; droit qui ne s'exerçait pas seulement sur le sol inanimé, mais qui s'exerçait aussi bien sur les êtres humains qui garnissaient le sol, qui en formaient l’instrumentum, qui le cultivaient et l'habitaient.

Dans le sein de cette propriété un germe se développe qui en semble très différent, et qui pourtant tient à elle comme la bouture à la plante, comme le fœtus à la mère : c'est la possession ou jouissance bénéficiaire. Le propriétaire du sol le concède à un autre homme de telle façon qu'il ne perde rien de son droit ; il le concède par bienfait et pour répondre à une prière ; il le reprend quand il veut ; il ne le laisse passer au fils du concessionnaire que par un renouvellement formel du bienfait ; le laissât-il plusieurs générations de suite hors de sa main, il n'en reste pas moins le vrai et unique propriétaire.

Cette concession révocable qui ne résulte pas d'un contrat et qui ne confère aucun droit au concessionnaire, le place dans un état de dépendance quotidienne à l'égard du propriétaire du sol ; la relation qui s'établit entre eux est celle du client vis-à-vis du patron, du reconnaissant vis-à-vis du bienfaiteur ; il lui doit tout ce que celui-ci veut exiger ; il lui doit des rentes ou des services, il lui doit surtout son attachement personnel, son obéissance, sa fidélité.

Cette condition du client ou fidèle existait déjà dans la société de l'Empire romain ; mais elle n'était pas reconnue par les lois ; elle était même en opposition avec elles.

En dépit des efforts de l'autorité publique, elle gagnait peu à peu du terrain, soit par les concessions bénéficiales que les grands propriétaires faisaient de la jouissance du sol, soit par l'abandon que les petits propriétaires faisaient du droit de propriété. L'état bénéficiaire et la clientèle grandissaient à la fois, et il se formait déjà une aristocratie de grands propriétaires fonciers qui vivaient entourés de leurs bénéficiers ou précaristes, de leurs clients ou fidèles.

Les troubles qui suivirent les invasions des Germains affaiblirent l'autorité publique. Le germe dont nous venons de parler se développa d'autant.

D'une part, le droit de propriété ne fut pas mis ert question ; il garda toute sa puissance, il l'accrut même. L'impôt foncier, seul lien de dépendance que la propriété eût avec l'État, fut insensiblement supprimé par le don de l'immunité, et la propriété se trouva ainsi affranchie de l'autorité publique.

La jouissance bénéficiaire s'accrut dans la même proportion. Plus la grande propriété était indépendante et prospère, plus elle pouvait faire la loi à ceux qui occupaient son sol. Le contrat de fermage disparut et ta concession en bienfait prit sa place.

La misère du temps qui, ainsi qu'il arrive toujours,, frappait surtout les classes inférieures, empêchait les pauvres de s'élever graduellement à l'acquisition du droit de propriété ; elle rendit même impossible aux petits propriétaires la conservation du sol ; les grands domaines allèrent grandissant à chaque génération.

Le désordre était partout. Moins il y eut de sécurité, plus on rechercha le patronage ; moins on fut protégé par les lois, plus on se groupa autour des forts. Le petit possesseur recommanda sa terre, l'homme libre recommanda sa personne ; cela signifiait qu'il abandonnait sa terre et sa liberté à la discrétion d'un autre homme. La subordination personnelle se propagea ainsi. Elle s'exprimait par les termes de mainbour ou de clientèle, de truste ou de fidélité.

Cette subordination avait été interdite par les empereurs ; les rois mérovingiens cessèrent de l'interdire. Elle ne prit pas encore place dans les lois ; du moins les lois ne furent plus contre elle.

Au temps de l'Empire, dans une société ordinairement paisible, la subordination s'était surtout traduite en redevances, en travaux pour le maître, ou en services domestiques. Sous les rois francs, quand la guerre était incessante et universelle, elle se traduisit [à la fin] surtout par l'obligation du service de guerre. L'épée avait plus de valeur que l'argent ou le travail de l'homme. La fidélité prit insensiblement un caractère militaire.

Les rois mérovingiens ne crurent pas devoir combattre l'institution de fidélité. N'étaient-ils pas, grâce aux terres du fisc impérial, les plus riches propriétaires du pays ? ne devaient-ils pas être les chefs de tous les fidèles ? Ils le furent, en effet, durant quatre ou cinq générations. Mais insensiblement [par incapacité ou par ignorance, ils laissèrent leurs grands se grouper en dehors de l'autorité royale. Il s'éleva, en face de la royauté toujours respectée, mais impuissante, une aristocratie des grands propriétaires ; cette aristocratie ne sut plus obéir qu'aux chefs qu'elle se choisit, et les hommes ne purent plus obéir qu'à elle].

Les rois n'eurent [bientôt presque] plus de fidèles. [Ils n'eurent même plus de sujets.] Quand la chaîne des fidèles eut échappé des mains des rois, il ne leur resta plus que l'autorité publique, c'est-à-dire un vain nom ; ils ne gouvernèrent plus les hommes.

La chaîne des fidèles, n'ayant plus un chef unique, se partagea, se morcela, après les guerres civiles du vif siècle, et il se forma dans l'étendue de la Gaule deux ou trois cents petits États indépendants, dans chacun desquels un évêque, un abbé, un comte, un duc, un riche propriétaire groupait les hommes sous sa loi par le lien de la fidélité.

[Cela dura pendant les trois premières générations du VIIe siècle. Mais pendant ce temps, au-dessous de la royauté, grandissait à la faveur du patronage une institution qui allait reconstituer l'unité de la truste : c'était la mairie du Palais. Le maire du Palais, qui était le chef des fonctionnaires du roi, devint aussi le seigneur de ses fidèles. Le roi n'exerçait son patronage que par l'intermédiaire du maire ; c'était le maire qui disposait des terres fiscales. Un jour vint où lé roi n'eut en réalité qu'un seul fidèle, le maire du Palais, qui était le seigneur de tous les autres.

Mais en même temps le maire, par sa richesse ou son influence personnelle, pouvait avoir ses propres fidèles et concéder aussi des bénéfices. Si la mairie appartenait à la famille dû royaume la plus riche en terres et en fidèles, le maire devenait plus fort que la royauté et plus fort que l'aristocratie elle-même ; il ajoutait à la puissance qui lui venait de la truste royale celle qu'il tenait de ses recommandés et de ses terres.

Cela arriva quand la mairie passa aux mains de la famille des Pépins.]

Cette famille austrasienne, plus riche en terres que toutes les autres familles, les subordonna insensiblement à elle. Comme les petits s'étaient groupés autour des grands, ceux-ci à leur tour se groupèrent autour du puissant chef qui, [par son titre de maire du Palais et sa grandeur personnelle], était incontestablement hors de pair. La recommandation et la vassalité se portèrent peu à peu vers la maison de Pépin ; les terres, les personnes, les églises même vinrent l'une après l'autre se ranger sous sa loi ; la plupart des terres devinrent sa propriété „ et ne furent plus possédées que par son bienfait ; les hommes furent ses fidèles ou les vassaux de ses fidèles ; les églises furent sous sa mainbour et par conséquent sous son autorité. [Bientôt cette maison put s'emparer de la royauté, qui n'existait à vrai dire que par elle.]

Ainsi l'unité de la truste ou de la fidélité se reconstitua. Rétablie d'abord en Austrasie, elle gagna bientôt la Neustrie, l'Aquitaine, la Germanie elle-même. Des Pyrénées à l'Elbe, la fidélité se centralisa sous un chef unique, qui fut Charlemagne.

Ce chef essaya de relever l'autorité publique, se fit sacrer, se déclara l'héritier des empereurs romains, se nomma césar et auguste, voulut régner et administrer comme les empereurs. Ses contemporains ne songèrent pas à combattre cette prétention ; mais ils gardèrent leur état social, leurs habitudes, la constitution de leurs intérêts et de leur existence ; sous les dehors de l'autorité impériale, la société resta régie, à tous les degrés, par la fidélité.

Ce fut même alors que l'institution de fidélité accomplit son plus grand progrès ; car ce fut alors qu'elle fut reconnue par les lois et qu'elle devint une institution régulière et légale.

L'espèce de centralisation nui s'était formée autour de la famille d'Héristal se brisa sous le règne de Louis le Pieux. Les fidèles se partagèrent ; avec les fidèles, les terres bénéficiales, c'est-à-dire presque toutes les terres ; avec celles-ci, les États et la société.

Les guerres civiles qui remplirent tout le milieu du IXe siècle firent disparaître ce qu'il restait encore d'autorité publique. La fidélité prévalant partout, l'État fut sans action. Il n'y eut plus ni lois générales, ni administration, ni impôts publics, ni armée publique. Les titres de roi et d'empereur restèrent respectés, mais aucune puissance ne s'y attacha. La fidélité se trouva alors là seule institution qui eût du pouvoir sur les hommes.

 

FIN DU SIXIÈME ET DERNIER VOLUME