LES TRANSFORMATIONS DE LA ROYAUTÉ PENDANT L'ÉPOQUE CAROLINGIENNE

LIVRE IV. — [LE TRIOMPHE DE LA FÉODALITÉ]

 

CHAPITRE IX. — LA ROYAUTÉ DEVIENT ÉLECTIVE.

 

 

En principe, la royauté était héréditaire. Sous les Mérovingiens, elle s'était toujours transmise par droit de naissance ; Pépin le Bref lui-même avait prétendu descendre de la famille régnante, et après lui le pouvoir avait toujours passé du père au fils. Il n'y a dans les documents de ces quatre siècles aucun indice qui marque que les peuples aient cru avoir le droit de choisir leurs rois[1].

Mais, comme la fidélité n'était pas héréditaire, les fidèles possédaient un droit que la nation n'avait pas : ils avaient la faculté de choisir, sinon leur roi, au moins leur seigneur[2].

Quand un roi mourait, tous les contrats de fidélité étaient rompus. Il se trouvait un moment où le nouveau roi n'avait pas de fidèles et où les fidèles de l'ancien roi n'avaient plus ni leurs bénéfices ni leurs dignités. Ce moment durait peu ; tous les fidèles se rendaient auprès du nouveau roi, se recommandaient à lui, et renouvelaient leur serment ; le nouveau roi à son tour renouvelait les concessions.

Cette règle avait été pratiquée durant toute la période mérovingienne ; elle était dans l'essence même de l'institution de fidélité.

Elle devait être favorable ou contraire à l'autorité royale, suivant que celle-ci était plus forte ou plus faible que ses fidèles. Si le roi était assez puissant pour reprendre ses bénéfices et ses dignités, les fidèles se présentaient humbles et soumis, et la cérémonie du serment n'était pour eux qu'un acte de subordination et d'hommage. Si, au contraire, il était avéré que la royauté était dans l'impuissance de reprendre ses dignités et ses terres, cette réunion de ceux qui les détenaient était une occasion de faire la loi à la royauté, et cette cérémonie du serment pouvait se changer en une sorte d'élection.

La manière dont les hommes comprenaient la royauté est bien expliquée par le récit suivant des Annales de Saint-Bertin. En 869, le roi Lothaire étant mort, les grands du pays de Lorraine invitèrent Charles le Chauve à se rendre à Metz, et la plupart d'entre eux vinrent individuellement se recommander à lui[3]. Il est vrai que ces évêques et ces seigneurs tinrent à donner une certaine solennité et comme une consécration publique au pacte que chacun d'eux avait déjà conclu. Une assemblée de ce qu'on appelait le peuple, c'est-à-dire des prélats et des grands suivis ou entourés de leurs propres fidèles, se réunit dans l'église de Metz, et l'évêque de la ville parla ainsi : Vous savez de quelle douleur la mort du roi Lothaire nous a frappés. Privés de notre roi et restés sans appui par sa perte, nous avons cherché un autre roi, afin qu'il nous gouverne selon le droit, qu'il maintienne chacun de nous sous sa protection, et qu'il nous procure sauvement et défense[4]. Ce langage, suivant, les idées et les usages du temps, signifiait que, la mort du précédent roi ayant naturellement brisé tous les pactes de bénéfice ou de patronage, les bénéficiers et les fidèles cherchaient un chef qui renouvelât les contrats et qui garantît la conservation des bénéfices et des dignités[5]. L'évêque ajouta : Nous nous sommes assemblés et nous avons invoqué Dieu, afin qu'il nous donnât un roi selon son cœur, pour notre salut et notre avancement. Ce roi choisi est le roi Charles. Nous nous remettons dans ses mains, de notre propre mouvement, afin qu'il soit sur nous et pour nous, qu'il nous serve de secours et de sauvegarde et que nous soyons en paix et en tranquillité.

Ces hommes ne considéraient donc la royauté que comme un pouvoir utile. Leur obéissance envers elle était subordonnée à l'utilité qu'ils en tiraient et était en proportion de cette utilité.

Aussi exigea-t-on du roi une promesse et un engagement formel. Avant que l'assemblée le proclamât et qu'il pût se dire roi de ce pays, if parla ainsi : Puisque, ainsi que l'ont dit les évêques et que votre unanimité l'a montré, j'ai été appelé ici pour vous défendre, protéger, conduire et gouverner, sachez certainement qu'avec l'aide de Dieu je conserverai l'honneur et le culte de la sainte Eglise, que je protégerai et investirai d'honneurs chacun de vous selon son rang, que je rendrai à chacun son droit afin que chacun de vous me rende aussi les honneurs royaux et m'aide à défendre le royaume.

Tel était le contrat. Ce serait d'ailleurs se tromper beaucoup que de croire qu'il y eût là une élection nationale et un engagement entre un souverain et un peuple. Il s'agit d'un contrat de patronage et de fidélité.

Aussi ce pacte était-il personnel. Il n'engageait que ceux-là seuls qui avaient de leur propre bouche prêté le serment. Beaucoup de grands de la Lorraine n'étaient pas présents à l'assemblée de Metz ; ils ne se considérèrent pas comme sujets du nouveau roi. Aussi voyons-nous, dans la suite du récit de l'annaliste, que Charles le Chauve, ayant dû quitter le pays pour quelque temps, y revint ensuite tout exprès pour recevoir en sa protection et sujétion les hommes qui ne s'étaient pas encore donnés à lui. Il leur indiqua un rendez-vous près de Toul ; mais personne ne vint, et il se trouva ainsi n'avoir d'autres sujets dans toute la Lorraine que ceux qui s'étaient faits ses fidèles dans l'assemblée de Metz[6].

Des faits de même nature se produisirent à l'avènement de chacun des rois carolingiens. Charles le Chauve meurt en 877. Son fils Louis le Bègue, avant de se proclamer roi, se hâte de s'attacher des fidèles, quos potuit conciliavit sibi[7], en leur donnant des abbayes, des comtés, des villas, à chacun suivant sa demande. Mais en même temps qu'il se fait autant de fidèles qu'il distribue de biens, il se fait autant d'ennemis qu'il y a d'hommes qui ont convoité ces mêmes biens sans les obtenir[8]. Ces mécontents, qui étaient les plus nombreux, se réunirent en assemblée. Des pourparlers eurent lieu pendant plusieurs semaines entre cette assemblée qui se tenait au mont Vimar et Louis qui se tenait à Compiègne. On finit par s'entendre ; chacun fit ses conditions ; chacun obtint le bénéfice ou l'honneur qu'il demandait. Quand on fut tombé d'accord et que tous les pactes individuels, eurent été conclus, alors, dit l'annaliste, par le consentement général, tant des évêques et abbés que des grands du royaume et de tous ceux qui étaient présents, Louis fut consacré et couronné roi. -

La prestation des serments eut lieu à Compiègne. Chaque évêque prononça une formule qui signifiait qu'il remettait dans les mains du roi sa personne et son église pour être dûment protégé et pour que les règles et privilèges caneniques, ainsi que les biens de son église, lui fussent conservés[9]. Je me mets en commande dans vos mains, dit-il, pour que mes droits et tout mon dû me soient gardés et que vous m'assuriez protection ; en retour, je vous serai fidèle et vous aiderai de conseil et de bras, suivant mon pouvoir et mon ministère, et ferai tout ce qu'un évêque doit à son seigneur. Puis les abbés, les comtes, les vassaux royaux se recommandèrent et assurèrent leur fidélité par le serment. Le nouveau roi répondit à tous par cette formule, solennellement prononcée : Moi, Louis, établi roi par la' miséricorde de Dieu et l'élection du peuple, je promets à tous les ordres de l'Église, à savoir aux évêques, aux prêtres, aux moines et aux chanoines, de leur garder en leur entier leurs règlements canoniques ; je promets aussi de garder au peuple, que Dieu m'a confié à régir, ses droits et ses statuts, par le commun conseil de mes fidèles.

Deux ans plus tard, ce roi mourait. A cette nouvelle, beaucoup de grands du pays s'assemblèrent à Meaux pour traiter de ce qui était à faire[10]. En même temps, d'autres grands, l'abbé de Saint-Denis, le comte de Paris, beaucoup d'évêques, d'abbés et d'hommes puissants se réunirent à Creil, afin de régler, puisque le roi était mort, tout ce qui était relatif à la paix et à l'intérêt du royaume[11].

Ceux de Creil choisirent pour roi Louis de Germanie, comptant qu'il leur donnerait plus de bénéfices et d'honneurs qu'ils n'en avaient obtenu du roi précédent[12]. Mais le roi germain les trompa et aima mieux prendre possession de la Lorraine que de venir régner en France. Quant à ceux des grands qui étaient réunis à Meaux, ils se déclarèrent pour les deux fils du roi défunt, Louis III et Carloman. Ils les firent sacrer et couronner[13] ; puis ils déterminèrent eux-mêmes comment le royaume serait partagé entre les deux frères, et chacun ensuite se recommanda à celui des deux dans le lot duquel ses bénéfices et ses honneurs étaient situés[14].

Ainsi la royauté devenait élective. Elle ne l'était pas en droit, mais elle l'était en fait. Elle ne l'était pas pour la nation, mais elle l'était pour les fidèles. De tout temps le contrat de fidélité avait été fondé sur un choix libre et volontaire, mais la situation s'était modifiée en ce sens qu'au lieu que le roi choisît ses fidèles et ses bénéficiaires, c'étaient les fidèles et les bénéficiaires qui choisissaient leur roi.

En 884, Louis III et Carloman, des jeunes gens de grand courage, étant morts, les Francs réunis en conseil décidèrent d'envoyer vers l'empereur Charles pour qu'il vînt régner en France[15]. Si l'obéissance avait été déterminée par l'hérédité, ils auraient pris pour roi un fils de Louis II, Charles le Simple ; ils préférèrent le roi de Germanie et se rendant vers lui, ils se mirent en sa sujétion[16].

On peut remarquer ici que la politique des grands, si l'on peut dire qu'ils eussent une politique suivie, n'était pas de choisir un roi faible ; car ils auraient en ce cas préféré Charles le Simple, qui était un enfant de cinq ans[17]. Elle était, au contraire, d'avoir un roi qui fût assez fort pour les défendre, les protéger et assurer leurs biens. Ils se décidèrent donc pour Charles le Gros, qui paraissait avoir beaucoup de puissance.

Au bout de deux ans, on s'aperçut qu'il ne défendait ni ne protégeait personne ; tout le monde alors l'abandonna, en sorte que, dit un annaliste, il ne resta plus autour de l'empereur un seul fidèle[18]. On ne s'entendit pas d'abord sur le choix de son successeur ; les uns choisirent Eudes, les autres Guy d'Italie[19], et plusieurs même se déclarèrent pour Arnoul de Germanie[20]. Eudes finit par l'emporter, grâce au prestige que lui donna une victoire sur les Normands. Mais cinq années étaient à peine écoulées, qu'une grande partie de ses fidèles l'abandonnèrent et portèrent leurs préférences intéressées sur Charles le Simple, qu'ils firent roi[21].

Les faits que nous venons d'énumérer manifestent clairement le droit public de cette époque. Tout principe général tendait à disparaître ; les hommes ne concevaient plus la royauté comme un pouvoir héréditaire qui s'imposât à eux ; ils ne concevaient pas davantage l'idée d'un droit national qui fût au-dessus delà royauté. La seule chose qu'ils comprissent, c'était un pacte individuel et volontaire entre un fidèle et un seigneur. Les fidèles choisissaient le chef ; ils le choisissaient comme ils voulaient ; ils le choisissaient, non d'après des principes supérieurs et généraux, mais en vue des profits matériels qu'ils attendaient de lui. L'élection n'était pas un acte collectif ; elle ne résultait pas d'un vote ; on ne comptait pas les suffrages, et la décision du plus grand nombre n'engageait pas la minorité. Cette élection était une série d'actes individuels et ne liait que ceux qui y avaient pris part. L'obéissance s'accordait personnellement et par contrat.

Une telle royauté était nécessairement faible. Elle n'avait rien qui commandât la soumission. La force matérielle lui faisait défaut autant que l'autorité morale Il lui était impossible d'avoir une armée permanente, d'avoir même une garde oui tût autre que la réunion des seigneurs eux-mêmes, d'avoir des forteresses qui n'appartinssent pas à ces mêmes seigneurs. Elle n'avait pas d'impôts. L'impôt foncier ne lui était plus payé par les hommes libres ; les impôts indirects étaient perçus par les comtes et les évêques ; les dons annuels des bénéficiaires cessèrent d'être apportés dès que les bénéficiaires n'eurent plus à craindre d'être dépossédés ; quant aux revenus des fermes royales, ils disparurent parce qu'il n'y eut presque plus de fermes royales.

A partir de la fin du règne de Charles le Chauve, les rois n'administrent plus ; ils ne font plus de capitulaires ni d'actes législatifs ; la justice ne leur appartient plus. Leur règne se passe à recevoir des serments de fidélité, à renouveler des concessions de comtés ou de bénéfices, à traiter avec les seigneurs. Ils n'ont plus aucune action générale sur la population. Le principe delà fidélité a décidément vaincu le principe de l'autorité publique.

La liberté ne gagna pas ce que perdait la royauté. Il est digne de remarquer qu'aucune institution libre ne fut fondée à cette époque. On ne voit ni assemblées nationales ni assemblées provinciales. L'idée même de la liberté politique paraît avoir été absente des esprits ; on n'en rencontre aucun symptôme.

Le régime qui prévalut alors était aussi éloigné de ce que les hommes entendent ordinairement par monarchie que de ce qu'ils entendent par république : c'était le régime féodal.

 

 

 



[1] [Plus haut, liv. III, c. 4.] — Charles le Chauve près de mourir envoie les insignes royaux à son fils. Annales de Saint-Bertin, p. 260. — Charles et Louis inscrivent dans un acte officiel que leurs enfants regnum paternum jure hereditario tenere possint. Ibidem, p. 275. — Ainsi Louis II, sentant sa fin prochaine, envoya à son fils aîné les insignes royaux, en mandant à ceux qui étaient près de lui de le faire sacrer et couronner roi. Ibidem, p. 278.

[2] Tel est, si nous ne nous trompons, le sens de quelques formules qui indiquent une sorte de droit d'élection et que' l'on rencontre dans lei capitulaires de 806, [c. 10] et de 817, c. 14 et 18 [Borétius, p. 128 et 272-275].

[3] Annales de Saint-Bertin, année 869.

[4] Annales de Saint-Bertin, p. 191.

[5] Adnuntiatio Ludovici regis, année 860 [Krause, p. 157, an. 4].

[6] Annales de Saint-Bertin, p. 200.

[7] Annales de Saint-Bertin, p. 254.

[8] Annales de Saint-Bertin, p. 259.

[9] Annales de Saint-Bertin, p. 261.

[10] Annales de Saint-Bertin, p. 279, année 879.

[11] Annales de Saint-Bertin, p. 280.

[12] Annales de Saint-Bertin, p. 280.

[13] Annales de Saint-Bertin, p. 282.

[14] Annales de Saint-Bertin, p. 284.

[15] Annales de Saint-Waast, année 884, p. 320.

[16] Annales de Saint-Waast, p. 320.

[17] Chartularium Sithiense, p. 130.

[18] Annales de Saint-Waast, année 887, p. 329. — Annales de Metz, année 887.

[19] Annales de Saint-Waast, p. 329.

[20] Annales de Saint-Waast, p. 331.

[21] Annales de Saint-Waast, p. 545.